GIRAUDOUX, Jean (1882-1944) : Le Futur armistice : Allocution radiodiffusée prononcée le 11 novembre 1939.- Paris : Grasset, 1939.- 15 p. ;  18,5 cm.
Numérisation : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (13.II.2016)
[Ces textes n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contiennent immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : R 267 br) 

Le futur armistice (1939)

LE FUTUR ARMISTICE

Allocution radiodiffusée prononcée
par M. JEAN GIRAUDOUX
Commissaire Général à l'Information
le 11 novembre 1939.



Français,
soldats et civils,
Françaises,

Vous pensez bien que si je reprends ce soir la parole, ce n'est pas pour alourdir d'un discours ce jour que nous avons justement voulu cette année particulièrement intime et sobre. Mais cette fin de l'automne, ces feuilles qui tombent, tout ce qui, dans la dernière guerre, nous promettait quelques mois de repos, nous amenait l'hiver lui-même comme une sorte d'armistice, la pluie, la boue, tout cela n'a plus de sens, la mauvaise saison elle-même n'a plus de promesse. Que le combat des armes s'engage ou non, le combat des esprits, des cœurs, de la parole, de l'imprimerie, de la pensée, des ondes va s'accentuer, emplir le monde ; le combat des discussions d'adversaire à adversaire, d'ami à ami, le combat solitaire, et il importe que nous soyons bien d'accord sur l'humeur dans laquelle nous allons tous l'entreprendre à la faveur de ce jour que nous fêtons...

Pourquoi le fêtons-nous ? Parce que c'est l'anniversaire de notre victoire sur un ennemi formidable? L'ennemi est à nouveau là, aussi acharné, aussi poursuivi par la fatalité, aussi puissant. L'anniversaire du triomphe du droit sur la force? La force triomphe dans le monde entier, et, nous-mêmes, nous n'allons triompher que parce que nous sommes les plus forts... De l'apparition d'une nouvelle Europe? Tout ce qui avait surgi en Europe de nouvelles nations bâties sur d'anciennes races, est détruit ou remis en jeu. De l'institution d'un ordre de justice dans l'univers ? Ceux-là même qui ont fondé cet ordre ont déclaré forfait les premiers, et les magnifiques palais, à peine inaugurés sur le bord des lacs peuplés de cygnes, en vue de cette époque d'or, ne sont en fait que des ruines. Du retour au foyer ? Les foyers sont à nouveau vides. De la venue ici-bas de la liberté, de la vérité ? Le mensonge et l'esclavage règnent sur un domaine qui jusqu'à hier croissait chaque minute. Bref, nous fêtons l'anniversaire du plus grand espoir qui ait secoué l'humanité, mais d'un espoir anéanti et qui a été — dissous peu à peu, gazé par la paix même — le dernier tué de la guerre. Pourtant nous le fêtons. Pourquoi ?

Nous le fêtons parce que, avec cette confiance acharnée qui habite le cœur de l'homme, nous pensons déjà moins à lui qu'à ce futur armistice qui, un jour, peut-être tôt, peut-être tard, ne peut pourtant manquer de nous venir. C'est de celui-là qu'il faut parler aujourd'hui. C'est celui-là qu'il faut réussir. Celui de 1918 a été le déversement de millions d'hommes soudain libérés vers un pays qui n'était pas préparé pour ce retour, d'un pays qui, pendant cinq ans, avait appris à vivre sans ses fils adultes, à vivre petitement, étroitement, mais sans eux, pour qui ils étaient devenus des héros, mais souvent des inutiles, et qui, même s'ils revenaient vivants et avec leur nom, avaient pris à la guerre des habitudes inconnues, un visage inconnu. Le futur armistice ne peut être que le contraire, que le retour de millions d'hommes dans un pays qui, à tous ses devoirs de guerre, ajoute le devoir de se préparer, de s'orner, de s'épurer pour eux. C'est sur ce point qu'il faut déjà nous entendre et nous faire entendre. Vous ne pensez pas que nous, qui sommes chargés de préparer ce jour, cette paix, nous allons nous contenter d'entretenir la guerre, que nous estimerons notre tâche remplie en veillant à vos armes, à votre vin et à votre café, à votre moral, à la santé et à l'entretien de vos femmes et de vos enfants, et que nous remettrons à l'avenir la mission de s'occuper de l'avenir. Vous ne pensez pas que nous voudrons voir les ouvriers de la victoire se retrouver dans leur pays en surnombre, comme des mercenaires libérés, et retomber dans l'ordre de pensées et d'actes qui nous a valu justement cette époque confuse d'entre deux guerres. Vous ne pensez pas... nous ne parlons pas de l'ordre européen, celui-là, son compte se prépare. Vous ne pensez pas, en ce qui concerne l'ordre français, que nous nous contenterons de cet à peu près, de cet accommodement au médiocre, de cette vie quotidienne, d'où seule la volonté de quelques chefs et les réflexes de la nation nous ont permis aujourd'hui de sortir. Vous pensez bien que si notre président du Conseil nous a appelés autour de lui, ce n'est pas à cause de nos petites spécialités, ce n'est pas parce que nous sommes ingénieurs, officiers, magistrats, professeurs, écrivains, c'est parce qu'il sait qu'aucune ornière ne nous a cahotés, aucune routine éculés, aucun compromis gangrenés. C'est qu'il sait que, comme l'immense majorité d'entre vous, notre profit, nous nous en moquons, notre bien-être, nous le méprisons, pourvu qu'il nous soit permis de refaire à ses côtés, non seulement l'Europe dans sa vérité, mais la France dans sa grandeur et dans son ordre. C'est qu'il veut, et que nous voulons, que vous tous, soldats, ouvriers, paysans, ayez le sentiment non pas de défendre une France anémiée, surchargée de soucis, de devoirs, menacée d'un avenir douteux et lourd de toutes hypothèques, mais une France dont on guérit les nerfs, dont on assouplit les muscles, dont on lisse l'humeur et qui sera toute fraîche et jeune pour votre retour et votre travail. Elle ne sera peut-être pas plus riche, mais tout sera prêt pour sa prospérité, non pas au profit d'une caste privilégiée, mais de vous tous. Elle ne sera peut-être pas encore très confortable, mais équipée pour que votre vie familiale y soit aisée, votre vie sociale moderne et ample. Elle ne sera peut-être pas encore foisonnante, mais tout s'y préparera pour qu'elle soit peuplée, pour qu'elle ait en abondance ce qui assure à la fois le passé et l'avenir des fils. Voilà ce qu'il faut nous dire d'elle, ce 11 novembre 1939, en attendant cette fois un armistice de printemps ou d'été. Nous la voyons déjà, avec ses terres incultes à nouveau cadastrées, réparties, florissantes, avec ses cités modèles, avec son canal des deux mers, nette au milieu de son empire, dégagée de ses médiocrités, de ses parasites, de ses malchances. La France passée, c'est très bien, mais nous, nous vous voyons vous battre pour la France future, et ces feux autour de Forbach, ces fumées autour de Sarreguemines, ces explosions le long du Rhin, c'est que vous en dégagez les abords, comme on brûle les herbes ou comme on fait sauter les roches, autour de la maison qu'on élève...

Telle est la tâche que vous entreprenez, que nous entreprenons. Elle ne nous éloigne d'aucune de nos traditions, d'aucun de nos talents. Nous avons à être des immigrants sur notre propre terre. Nous avons à aborder dans notre propre génie. Nous avons à défricher le sol et l'esprit les plus labourés de l'univers. Mais il est un allié sans lequel nous ne réussirons pas, sans lequel échouent les meilleurs plans, les meilleurs chefs, et c'est la chance. Il nous faut cette complaisance des événements, cet ajustement des contraires, ce vent en poupe, cette souplesse du destin qui est la chance, et nul peuple ne peut l'avoir que s'il se fie à cette chance générale, cette chance des grandes causes, des grands moments, qui s'appelle la Providence. Vous avez entendu Hitler, l'autre soir (1), à Munich. Cet homme aussi croit à la chance. Depuis ses débuts, il la flatte, autant qu'il la redoute. Il n'est pas de moyens qu'il n'ait pris pour l'amadouer, la faire sienne. Il doit avoir des autels pour elle, des liturgies pour elle. Et certes, il a été favorisé. Mais cette chance de Hitler est sans lumière, sans promesse. Elle dérive d'une magie obscure, d'une connivence avec les éléments troubles, les forces hypocrites. Il a échappé au complot de Roehm... mais aucun oiseau au cours de ses promenades ne s'est jamais posé sur son épaule. Il a enjambé les traités, franchi les peuples, mais la seule fois où il fut en face de ses ennemis, il a glissé sur un caniveau et s'est démis l'épaule. Aucun de ces signes lumineux faits aux sauveurs ou aux apôtres des peuples ne lui a été fait ; la chance qui l'entoure est maléfique, obscure, et mercredi dernier, à la veille des grandes décisions, c'est par peur qu'il a essayé de l'éclairer, de l'illuminer, en la nommant la Providence. La Providence lui a répondu quelques moments après, par une bombe, par la mort de ses auditeurs les plus proches, pour décliner l'invocation. Mais ce n'était pas nécessaire. Son peuple le sait déjà. L'angoisse de l'Allemagne ne lui vient pas du mutisme qui lui est imposé, de la crainte de la famine, de la guerre ; l'Allemagne sait se taire, se priver jusqu'au sacrifice, mourir. Elle vient de ce que l'Allemagne croit à la chance de Hitler, mais ne croit plus à sa chance propre, cette chance des peuples qui est la Providence. Comment faire croire à l'Allemagne que la Providence veille sur elle, cette Providence qui donne aux peuples choisis leurs coudées et leurs aises dans l'univers, alors que cet univers se ferme devant elle et la délimite d'autant plus étroitement qu'elle s'enfle davantage, que chaque conquête diminue d'autant son espace vital. L'Allemand, l'être au monde qui aime le mieux l'applaudissement, partout où il va, le silence l'accueille. Lui, dont l'âme sentimentale sollicite le plus l'accord de ses semblables, partout où il va, la haine l'accueille. Lui qui prétend aimer la nature, les paysages, les villes, la dévastation l'accueille. Il commence à comprendre que Hitler est ce personnage de conte maudit, cet apprenti sorcier qui déchaîna les mouvements et les rouages maléfiques du monde, et ne doit plus les arrêter. Rien ne s'arrêtera, tant qu'il sera. Tous les automates ont été libérés par lui et sont en marche. L'assassinat marche, la guerre marche, la Russie marche. C'est là la chance de Hitler, mais que soudain il veuille habiller de clair cette magie noire, qu'il en remercie la Providence, c'était là le pire blasphème, et sur-le-champ dans l'atmosphère enfumée du Burgenbraükeller, elle lui a infligé son avertissement. Dans les cartes, dans le marc de café, il y a encore des succès pour Hitler, il n'y en a plus dans les yeux des Allemands et des Allemandes, il n'y en a plus dans les astres... A condition... A condition que nous-mêmes ne gardions pas pour nous nos peines, nos joies, nos travaux, que nous n'en revendiquions pas égoïstement la charge et les mérites, que nous repassions la responsabilité de l'époque et du combat à notre magie blanche, à cette chance de la France qui illumine des périodes autrement sombres, à cette Providence que nous avons trop longtemps dédaignée, mais qui, reconnaissant ses fils, comprenant leur appel, les redonnera sans tarder à leur honneur et à leur Paix. Quel autre moyen d'ailleurs nous reste de justifier, de féconder le sacrifice de ceux qui sont tombés voilà vingt ans dans l'ancienne guerre, de ceux qui viennent de tomber dans la nouvelle, pères et fils, en fait jumeaux, auxquels ce jour est consacré et à la mémoire de qui je vous propose de vous lever et de vous taire quelques secondes.

(1) 8 novembre 1939.

retour
table des auteurs et des anonymes