FERTIAULT, François (1814-1915) : Le Mineur (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.III.2014)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 

Le Mineur
par
François Fertiault

~ * ~

Intus…

IL est certaines existences que d’immenses travaux, de vastes exploitations accaparent, absorbent tout entières ; qui semblent pour ainsi dire les victimes résignées et sans réplique de quelques impérieux besoins. Toutes sont exposées, à différents degrés, à des dangers plus ou moins grands, plus ou moins continuels : ainsi le soldat a le canon, le marin les tempêtes, dangers, certes ! dont on peut difficilement nier l’imminence et la gravité ; mais dangers intermittents, dangers semés à intervalles de vives jouissances ou de gais repos ; tandis que l’existence que je veux vous faire connaître, et qui réunit à elle seule les périls de toutes les autres, a, de plus que ces autres, que ses périls sont incessants, et qu’il n’y a pas de minute où la crainte, si l’habitude ne diminuait la crainte, ne lui fasse voir, près de crouler sur elle et de l’envelopper, les accidents et les catastrophes de tous les genres… Cette existence est celle du mineur.

Quelque partie de la France que vous vouliez explorer, quelque département que vous ayez à parcourir, il sera bien rare que le sol que vous foulerez ne serve de voûte, en quelques-uns de ses coins, à un ou plusieurs de ces labyrinthes intérieurs connus sous le nom de mines. Vous en trouverez un plus grand nombre si vous visitez principalement la Loire, cette portion de la France la plus riche de toutes en minéraux combustibles, ce département qui fournit seul plus du tiers du produit total des houillères du royaume. Le Nord se trouvera en seconde ligne, sa part de houille fournie dépassant le cinquième du même produit total dont on vient de parler. Ensuite viendront, et toujours dans des proportions graduées, Saône-et-Loire, la Creuse, le Gard, la Vendée, l’Aveyron, le Var, Vaucluse, les Bouches-du-Rhône, etc., etc. Plusieurs de ces départements en sont lacérés ; leur partie souterraine ressemblerait volontiers à ces fruits qu’un ver, tout en respectant la peau, a dans tous les sens parcourus, sillonnés, rongés, minés. Vous vous ferez facilement une idée de l’importance de ces travaux, si vous songez qu’il y a aujourd’hui en France, employant une étendue de quatre cent mille hectares, plus de deux cent trente mines (de houille seulement) en activité d’exploitation ; que vingt mille ouvriers et plus y travaillent, en même temps qu’y fonctionnent deux cent soixante-quinze machines à vapeur de la force de six mille et quelques chevaux ; et que de cette étonnante activité il résulte annuellement une extraction de deux millions cinq cent mille tonnes de charbon. Si vous vouliez y ajouter les mines de lignite, d’anthracite et de tourbe, vous atteindriez le chiffre de deux mille quatre-vingt-dix mines exploitées, et produisant, au moyen de vingt-neuf millions neuf cent soixante-dix mille huit cent cinquante et un quintaux métriques de matière extraite, une somme de 29,153,257 francs. C’est un assez beau chiffre !

Transportez-vous sur un terrain montagneux de ces contrées, terrain à la croûte pelée et sans végétation ; suivez à travers un village bâti de briques rouges, aux maisons distantes les unes des autres, aux murs crevassés, à l’aspect misérable, aux rues boueuses et noires ; suivez les traces charbonneuses que la houille y a déposées en larges taches, vous arriverez auprès de machines à vapeur, de treuils à bras, de roues à dents, de volants gigantesques ; vous verrez le mouvement imprimé à tout, les câbles roulant et se croisant sur les poulies, disparaissant dans des ouvertures du terrain et en ressortant peu après, tenant dans des bennes le charbon que des hommes reçoivent, chargent, voiturent, entassent. C’est là l’ensemble extérieur d’une importante exploitation : il y en a de beaucoup plus modestes, mais qui ne diffèrent de cette première que par le moins grand nombre de moyens et d’ustensiles… Mais, un instant ! il est toujours bon de savoir avant de voir, et, comme une fois embarqués je ne veux plus interrompre le pittoresque de nos observations, asseyez-vous là, où vous voudrez, dans la cabane du machiniste, sur cette brouette cassée, et écoutez. En attendant que la benne soit remontée, vidée et prête à nous prendre, donnez cinq minutes d’attention à quelques détails indispensables, et dont nous n’aurons plus ensuite à nous occuper. Il est naturel qu’on dise un mot sur les mines avant de parler des mineurs.

La présence du charbon dans la terre se reconnaît à des signes plus ou moins certains. Quand on a acquis à peu près la certitude de son existence, la sonde creuse le roc, où plus tard se pratiquent les puits ; et quand les puits ont la profondeur voulue, on avance horizontalement jusqu’à ce qu’on rencontre les filons et les couches de houille. Alors s’ouvrent les galeries, droites, tortueuses, montant, descendant, peu ou plus profondes, et étayées comme vous verrez. Dans les couches de charbon seulement s’ouvrent aussi d’autres puits de quatre pieds carrés environ, garnis d’échelles, et servant aux ouvriers pour monter dans les filons et percer des étages supérieurs de galeries, où se doublent, se multiplient les mêmes travaux d’exploitation. Dans ces galeries profondes, l’air ne circule pas toujours facilement, et sans air on ne peut guère travailler. Il faut donc des moyens de suppléer à ce manque d’alimentation dans les courants vitaux. L’hiver, la température des galeries étant plus chaude que celle du sol extérieur, et l’air chaud s’élevant plus léger que l’air froid, l’équilibre entre les deux températures est facilement rompu, et les courants s’établissent. En été, le contraire ayant lieu, c’est-à-dire l’air chaud et par conséquent léger étant à la surface, il faut avoir recours à un airage artificiel. Il y a plusieurs modes de l’établir. On dispose dans les galeries des portes d’airage, de façon à forcer l’air à passer partout, et, avec les précautions nécessaires, on suspend dans l’un des puits, et à une profondeur calculée, un énorme brasier de houille ; l’air froid s’échauffe, et vous comprenez que l’équilibre des températures est détruit comme dans le premier cas, et qu’il y a courant vital. On se sert aussi parfois de ventilateurs, mais plus rarement et souvent avec moins de succès. C’est pour faciliter l’emploi de tous ces moyens qu’on a pratiqué dans les mines des puits où les ouvriers descendent à l’aide d’échelles ; et aussi parce qu’une benne ne pouvant contenir que trois ou quatre hommes, il y a souvent, surtout quand les puits sont profonds, une trop grande perte de temps. Ces descendries sont disposées de cette façon : les échelles sont clouées perpendiculairement à un demi-pied du mur ; à tous les vingt-cinq pieds environ se rencontre un plancher, et à chaque plancher les échelles changent de côté, pour que plusieurs ouvriers puissent monter et descendre en même temps sans se faire obstacle, les planchers leur servant de lieux de repos. Quand ils escaladent ces puits, ils passent leur pic dans le dos de leur veste, leur lampe dans le pouce de la main droite, et ils vont et viennent ainsi, sans autre soin que celui de se tenir solidement à leurs échelles de bois. Ils n’ont presque jamais, pour monter et descendre de la sorte, ni souliers ferrés, ni sabots, mais de vieilles savates ou chaussures molles ; autrement ils ne tiendraient pas sur les échelles. Vous connaissez probablement la lampe de Humphrey Davy ? Une toile métallique aux interstices extrêmement ténus recouvre la flamme et interdit la communication entre cette flamme et les gaz. Une vis de bois, fermée par une clef qu’a seul le maître mineur, empêche les ouvriers de rien déranger dans cet appareil, et il n’y a pas longtemps encore, quand la lampe s’éteignait, il fallait que le mineur la portât à son chef pour la rallumer. On a depuis remédié à cet inconvénient par une invention précieuse : un fil de platine double et tordu en spirale est placé dans la lampe au-dessus de la flamme, qui le chauffe jusqu’au blanc. Quand, par une combinaison quelconque des gaz, la flamme meurt, le fil rougi jette assez de lumière pour guider l’ouvrier dans son dédale ; et dès que celui-ci arrive dans un endroit où les gaz sont moins rares et combinés d’une façon nouvelle, le platine incandescent rappelle la flamme, et la lampe recommence à éclairer le mineur. On trouve plusieurs mines dépourvues de gaz, où la lampe de Davy est inutile ; on se sert alors de la lampe lenticulaire à flamme libre… Ah ! voici l’ascension de la benne terminée ! Nous avons, grosso modo, assez de détails préliminaires ; vous pouvez maintenant me suivre sans avoir peur de vous trouver dans un pays trop nouveau pour vous. Approchons.

Voyez-vous de distance en distance ces orifices s’ouvrir de six à sept pieds de diamètre au niveau du sol ? C’est par là que la sonde a passé, c’est là qu’elle a flairé ses richesses : ce sont les ouvertures que nous avons entrevues, ce sont les puits. Voyez ces puits, boisés, muraillés, divisés en deux par une cloison de bois qui règne dans toute leur étendue, s’enfoncer de deux cents à deux mille pieds dans les profondeurs de la terre, et, au bout de ces puits, des conduits, des galeries, des rues, des mondes où descendent, séjournent et travaillent des centaines d’individus au milieu de gaz méphitiques qu’ils respirent, trempés souvent par la pluie qui suinte à travers les fissures des voûtes, et entourés d’une meurtrière obscurité que les lampes parviennent à dissiper au plus à quelques pas autour d’eux. Là règne le silence morne et sépulcral ; là peu de paroles, pas de chants, le bruit, le bruit seulement du pic, de la poudre et du marteau. A quels travaux ne se soumet pas l’homme avide et audacieux qui rêve et veut des trésors ! la terre a enfoui dans son sein, l’homme déchire le sein de la terre : il en pénètre, il en habite les entrailles ! Avec les ouvriers descendent dans ces cryptes les bêtes de somme qui servent au charroi de la houille, chevaux étiques dont le poil s’allonge par un effet bizarre, et qu’on ne sort de la mine que pour les enterrer. Outre ces travailleurs souterrains, je parle des hommes, il y a d’autres individus employés aussi au service de la mine, et qui restent à la surface ; mais le nom de mineur s’applique plus particulièrement à ceux qui sont attachés au service intérieur. Ce service de la mine ayant plusieurs branches tout à fait distinctes, la société des mineurs se divise en autant de catégories spéciales : on distingue, entre autres, le piqueur, le rouleur et le boiseur. Le piqueur, dont la tâche exige beaucoup d’adresse et de prudence, est celui qui abat la houille et passe à travers les éboulements sans en provoquer de nouveaux ; le rouleur est celui qui pousse la brouette et roule les chariots sur les chemins de fer ; le boiseur est le charpentier de la mine, celui qui étaye les travaux à mesure que le piqueur avance en galerie.

Le mineur est presque toujours d’un pays d’exploitation : c’est une plante indigène qui naît, travaille, s’étiole et meurt dans son terrain noir et humide. Cette condition est héréditaire ; le père transmet au fils l’amour du piquage, du roulage et du boisage. Dès l’âge de huit ans on le descend dans les galeries, où, comme gamin, il commence sa carrière par : 1° nettoyer les rigoles qui conduisent les eaux au puisard, réservoir pratiqué sous le puits de la mine ; 2° garder les portes d’airage, ouvertures nécessaires à l’alimentation des courants d’air vital ; 3° faire des commissions indispensables, et pour lesquelles néanmoins il ne conviendrait pas de déplacer un ouvrier. Là, il s’habitue à l’atmosphère de la mine, au maniement du pic et de la pointrolle ; et à mesure que l’âge et l’expérience lui arrivent, il monte en grade. Le grade envié, convoité, le plus haut parmi ceux qui travaillent, est celui de piqueur. Quand le mineur se fait recevoir piqueur, le contentement qu’il éprouve se manifeste par quelques bouteilles de vin dont il régale ses camarades ; il appelle cela payer se bienvenue. Il se marie généralement fort jeune, et, pour ne pas déroger à cette coutume de toutes les classes pauvres, ne tarde pas à voir pulluler autour de lui de nombreux enfants. Ce n’est pas, comme le paysan, qu’il ait besoin de bras pour lui venir en aide, chacun ne gagnant que pour soi ; mais c’est que, séquestré comme il l’est du monde, il s’y rattache par le lien le plus naturel : c’est peut-être d’instinct, et sans qu’il s’en rende compte, parce qu’étant sans cesse sous la dent de la mort, ce dédoublement de soi-même, cette propagation de la vie agit sur lui comme un contraste d’un attrait puissant et irrésistible… Toutefois est-il qu’il donne de nombreux petits témoins et participants à sa misère. Malgré son travail de forçat, le mineur gagne généralement peu ; le prix de sa journée n’atteint pas souvent et ne dépasse jamais 3 francs. Mais il trouve une compensation à la modicité de ce prix dans le très-grand avantage qu’il a de ne jamais chômer. Quelles que soient les petites révolutions que le temps opère à la surface du globe, et qui viennent en obstacle au travail de la plupart des autres ouvriers, leur travail intérieur ne discontinue pas. Une fois que le pic a mordu la houille, que les coins en ont fait tomber les blocs, que les galeries se sont creusées, prolongées, croisées, qu’elles se communiquent ; une fois que les coups se répètent, que la poudre éclate, que les chariots roulent, que les bennes circulent ; une fois, en un mot, que la mine s’est animée et vit, il serait impossible de suspendre les travaux, ou la partie administrative de la mine péricliterait, et, par conséquence immédiate, la mine elle-même. D’abord les foyers des forges voisines sont là, demandant, engouffrant toujours ; ensuite d’énormes spéculations reposent sur la quantité calculée de charbon qui chaque jour doit dégorger des puits, et les spéculations ne trouveraient pas leur compte à voir les mineurs se croiser les bras. Nuit et jour le dédale souterrain est donc rempli de travailleurs qui, pour faire autant que possible la part du labeur et celle du repos, se relayent par postes de huit heures à peu près, les uns arrivant et descendant dans leurs puits, les autres en sortant et gagnant leurs demeures. Dans la plupart des exploitations houillères, ces demeures sont de vastes maisons à deux étages dans lesquelles on a, comme dans des casernes, amoncelé les chambres les unes sur les autres, et où le mineur, empilé à peu de frais et grâce à un petit coin de terre qu’on lui donne, trouve assez de charme pour se fixer définitivement ; il en fait son endroit d’adoption. (Ces casernes sont toujours à une légère distance du lieu d’exploitation, pour que le mineur qui aurait envie de transporter chez lui quelques blocs de charbon y regarde à deux fois à cause de cette même distance.) Le mineur français est stationnaire ; il tient à son trou et voyage peu. Cette passion casanière lui fait perdre de l’avantage sur les mineurs allemands et piémontais : ces derniers voyagent beaucoup, et par là acquièrent une foule de connaissances pratiques qui leur font donner la préférence sur les nôtres. Lorsque le mineur devient vieux, qu’il tremble, s’affaiblit, et que ses mains et ses pieds ne peuvent plus s’assurer aux échelles, on ne fait pas comme dans la plupart de nos ateliers, on ne le renvoie pas ; mais on cherche à la surface quelque tâche peu rude, telle que le roulage de la brouette, la garde d’un puits, la surveillance de certains ouvriers, et, à son grand regret, on l’y utilise. Je dis à son grand regret, parce qu’avant tout le mineur a la manie de sa profession : c’est avec religion qu’il l’aime. Vous ne le verrez jamais ni la changer ni la quitter. Quelques traitements qu’on lui fasse supporter, quelques rudes relations qui lui soient imposées, il est fils de la mine, il reste dans la mine. Pour quelques rares et courts travaux, on emploie quelquefois le mineur à la surface, eh bien ! il tient tellement à son habitation souterraine, c’est tellement le sortir de ses habitudes que de le faire travailler à la clarté du soleil, qu’il aime mieux 40 sous par jour, gagnés péniblement dans l’intérieur, que 50 qu’il serait astreint à gagner continuellement, et avec moins de peine, au dehors. Il est vrai qu’au dehors il n’a ni explosions, ni éboulements, ni chutes, ni asphyxies à craindre… Que voulez-vous qu’il fasse au dehors ?

Quant à l’instruction du mineur, néant ; il ne sait généralement ni écrire, ni même lire. Aussi ceux qu’une heureuse exception a gratifiés d’un passable griffonnage, et qui, à leurs hiéroglyphes joignent une conduite régulière et de l’intelligence, sont-ils bientôt préposés à l’inspection, à la surveillance des travaux et à la transmission des ordres. Assez polis pour approcher convenablement du chef, et assez grossiers pour se populariser dans la mine, ils sont les intermédiaires entre l’ingénieur et les ouvriers. Ils prennent alors le titre de maîtres mineurs.

Les mineurs, quoique toujours réunis en grand nombre, donnent rarement des exemples d’insubordination générale ; l’émeute ne fermente pas bien sous terre. Un chef en viendra toujours facilement à bout, pour peu qu’il soit ferme, qu’il ait le don de s’entourer d’un certain culte, ce qui n’est jamais difficile à la supériorité et surtout qu’il possède l’art de les relever à leurs propres yeux de l’abjection dans laquelle on prend comme à tâche de les traîner. Une révolte, du reste, amène l’expulsion des révoltés. Pour les désobéissances individuelles, une législation ad hoc, qui embrasse depuis les amendes légères jusqu’aux punitions graves, en fait justice. Ils sont, après tout, plus criards que méchants, et se laissent aisément museler par l’influence d’un mutin un peu entreprenant. Quelques exemples cependant ont laissé parmi nous le souvenir d’émeutes assez graves. On n’a pas oublié celle qui eut lieu à Anzin (Nord) en 1835. Pour une cause quelconque, l’administration voulait réduire le prix des ouvriers ; on leur fait part de cette intention, ils murmurent. Le jour de la paye arrivé, on veut leur retenir 4 sous sur le prix de chaque journée… ils se révoltent ; et cette fois non plus par groupes isolés et d’une manière indécise, mais en masse et avec une énergique opiniâtreté. On fut obligé d’avoir recours à la troupe pour les contenir, et ce n’est qu’après de longs pourparlers et des concessions de la part des chefs, qu’on vit les mécontents se calmer et reprendre leurs travaux. Cette révolte a conservé le nom d’émeute des quatre sous.

Si aujourd’hui j’osais encore ressusciter la mythologie, je me hâterais de faire une déesse de l’ivrognerie, tant son culte est en vénération chez le mineur ; mais, malgré cette adoration de la bouteille, il se nourrit très-sobrement : dans le midi, où il vit sans nul doute mieux que dans toute autre partie de la France, il fera aisément son déjeuner d’un oignon saupoudré de sel, et d’un morceau de pain blanc. L’ivrognerie a une nuance distincte de la gourmandise.

Un trait caractéristique du mineur, c’est le haut degré de superstition qu’il laisse atteindre à son esprit. On comprend que le manque d’instruction le prépare déjà un peu à cette faiblesse ; mais ce qui y contribue beaucoup, c’est, on ne peut guère le nier, l’abîme immense, le monde sous terre dans lequel ses yeux combattent l’obscurité, où des bruits sourds se font continuellement entendre, et surtout où tant d’accidents et de malheurs arrivent. Les anciens ont une foule de traditions qu’ils racontent aux plus jeunes, répertoire mensonger mais pittoresque, à l’aide duquel ils leur font croire à certaines apparitions, celle du Lapin blanc, du Petit Mineur, par exemple, et au retour sous forme insaisissable de ceux des leurs qui antérieurement ont été enveloppés dans quelque catastrophe.

La légende du Lapin blanc est un enfantillage qui mériterait peu d’être rapporté, s’il ne donnait l’idée de la crédulité de ces braves gens. Un jour, un mineur effrayé s’imagine voir un corps blanc courir et se blottir dans un conduit de fonte. « Tiens, un lapin qui vient d’entrer là dedans ! » et il court près du tube, en bouche une extrémité, et appelle un de ses camarades pour regarder par l’autre bout. Le camarade se penche immédiatement, approche sa lampe de l’ouverture, et cherche, cherche en vain quelque chose à voir… Les deux amis s’examinent stupéfaits ; un lapin blanc entré dans le tube, les deux bouts du tube fermés sur-le-champ, et dans le tube rien ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a qu’une croyance pour justifier l’apparition ; un éblouissement passager d’un mineur dote la mine d’une tradition de plus : le lapin blanc est un esprit. – Le Petit Mineur a une physionomie quelque peu plus piquante ; c’est un gnome aux airs lutins, qui fait des niches aux ouvriers, les taquine et les tourmente ; c’est le shellicoat de la mine. Qu’un outil se casse ou se perde, qu’une lampe s’éteigne, qu’un vêtement se déchire, qu’une pierre se détache et vienne leur prouver combien le chapeau de cuir leur est utile, tout cela sera fait par l’espiègle esprit, tout proviendra de l’influence narquoise du Petit Mineur. S’ils travaillent le dimanche, ils craignent pour la semaine l’intervention maligne ; et, écoutez, voici comme elle est à craindre : Un jour de repos, l’ingénieur se trouvait seul dans la mine avec un ouvrier ; leur attention était captivée par des instructions réciproques qu’ils se donnaient. Tout à coup un bruit successif et régulier se fait entendre : Toc, toc, toc ; l’ouvrier s’arrête au milieu de sa phrase et interroge l’ingénieur d’un regard inquiet. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’écrie-t-il. Le matin il a travaillé un instant, c’est un dimanche, il va en être puni. Il jette un coup d’œil sur sa lanterne et se dirige du côté du puits. « Allons voir ce que c’est, lui dit le chef. – Non, non, c’est le Petit Mineur. » Et l’ouvrier gagne la benne, tire la cloche d’appel et remonte. Le chef voulut se rendre compte de l’objet de cette frayeur. Il entendait toujours le petit coup mesuré, toc, toc, toc. Il s’oriente un moment, écoute, cherche et arrive au détour d’une galerie : une pelle était plantée horizontalement dans la houille, et recevait d’en haut de l’eau qui filtrait goutte à goutte, et produisait le toc, toc, épouvantable que venait de fuir le courageux travailleur. Remontez aux sources, et toutes les paniques du monde se réduiront à l’histoire du Petit Mineur. Eh bien ! cependant de cette histoire il résulte qu’un ouvrier ne se hasardera jamais à [r]ester et à travailler seul dans la mine.

Il est principalement pour les mineurs un jour où, les payât-ton trois fois, quatre fois comme les jours ordinaires, ils ne travailleraient pas : c’est le 4 décembre, le jour de la Sainte-Barbe… leur fête. Comprenez-vous ? la fête des mineurs ! de ces gens qui se sèvrent du soleil et du jour, qui n’ont toute l’année que l’alternative du sommeil et du travail, qui jouent leur vie contre le prix d’une journée. Leur fête ! leur fête ! comprenez-vous ? Ils sont là, sur le sol, voyant le ciel, se sentant libres, ayant devant eux un, deux, trois jours, car le jour se prolonge, pendant lesquels ils pourront boire et chanter, sans allumer la lampe, sans lever le marteau, sans rouler le char ; trois jours pendant lesquels ils seront heureux à revendre du bonheur aux plus heureux de la terre ! Non, certes, ils ne travailleraient pas ce jour-là, ils seraient persuadés qu’un malheur prochain va leur arriver. Ils veulent bien tous les jours être exposés à mourir par leur travail dans la mine, mais ils ne veulent pas qu’un léger accident les menace pour une déviation faite dans l’emploi du jour consacré ! Aussi est-ce une réjouissance générale. Il faut voir comme on s’y dispose ! Dès la veille, des salves de coups de mine à forte charge annoncent avec fracas la fête du lendemain. Deux énormes gâteaux ronds et plats, deux véritables gâteaux-cibles, sont commandés : l’un pour le curé, qui les bénit à une messe où tous viennent assister avec recueillement ; l’autre pour l’ingénieur, dont le pourboire assuré vient les remercier de cette galanterie, et diminuer d’autant la cotisation qu’ils s’imposent pour subvenir aux frais projetés de vin, de mangeaille et de poudre. Si les mineurs ne brûlaient beaucoup de poudre le jour de la Sainte-Barbe, la Sainte-Barbe serait mal fêtée. Les gâteaux s’avancent à l’église après avoir parcouru le village, ingénieur en tête de sa compagnie, et portés sur une espèce de civière en noyer verni, où flottent des nuages de rubans et de fleurs artificielles. L’édifice ambulant est surmonté d’un beau plumet tricolore, et précédé de l’inévitable crin-crin, que dans certains pays accompagne un trio de fifres, rehaussé des marches républicaines du tambour de l’endroit. Les gâteaux bénits, l’ingénieur est reconduit à grand renfort de musique par ses ouvriers, qui le laissent jusqu’au soir chez lui, où, après avoir bien pataugé dans les boues des environs, bouteille d’une main et pistolet encore fumant de l’autre, ils viennent le reprendre pour lui faire les honneurs d’un modeste dîner à la gargote la plus confortable. Au banquet, le maître-mineur et les surveillants se placent auprès du chef, puis pêle-mêle la foule avinée, qui conserve toutefois assez de bons sens pour se rapprocher, autant que possible, de l’astre autour duquel devront nécessairement graviter les meilleurs morceaux et les vins du meilleur cru. L’ingénieur débute par un toast à la prospérité de la mine, et profite des bonnes dispositions de la masse pour faire une collecte en faveur de quelque mineur malade ou trop chargé de famille. Ils ont assez bon cœur pour répondre toujours à ce généreux appel. Ces collectes, et la masse alimentée par les amendes et les retenues, subviennent aux nécessiteux de l’exploitation. Le chef profite aussi de ce moment pour faire connaître les promotions nouvelles des ouvriers à des grades supérieurs. Au dessert, les malins de la troupe proposent une chanson à boire qui fait les délices des amateurs, et l’on prête complaisamment l’oreille à une cacophonie étourdissante. Enfin le chef se lève et se retire. La société, loin de pouvoir en faire autant, aime mieux discuter, se battre, et en définitive s’effacer sous les tables, où le lendemain on retrouve ces messieurs s’éveillant et prêts à s’écrier : Cré nom d’un nom, j’ nous sommes-t-i amusés ! Quelques-uns cependant ont pu se rendre au bal, qu’ils avaient fait préalablement annoncer. Dans beaucoup d’endroits, le second jour suffit ; les mineurs jouissent donc encore du lendemain de la fête, puis les travaux reprennent comme auparavant, et tout rentre dans l’ordre : labeur assidu, obéissance, abnégation, dévouement, tout revient pour une année entière ; l’égalité de la veille est disparue (l’égalité est un rêve qui ne peut guère durer plus longtemps…), et l’ingénieur reprend son attitude sévère, mais paternelle. La Sainte-Barbe étant un jour d’amnistie générale pour les amendes, on n’est pas surpris de voir, dès huit jours auparavant, une foule de mineurs faire des infractions notables à la discipline.

Mais qui ne se sentirait disposé à pardonner quelques escapades à ces hommes, à ces hommes misérables, et que d’un instant à l’autre la mort peut frapper de vingt manières différentes ? On se trouve plus indulgent devant des catastrophes aussi nombreuses ; quand on voit la nature si menaçante, on n’a pas le courage d’être inexorable. Passons un peu en revue les chances de mort auxquelles ils sont journellement exposés, et tâchez que la peur ne vous prenne pas. Nous aurons :

1° L’explosion du grisou ou gaz hydrogène, dont ne garantit qu’imparfaitement la lampe de Davy, surtout lorsqu’elle se trouve entre les mains d’un ouvrier imprudent et assez fou pour essayer d’y allumer sa pipe, ce qui, d’après la législation spéciale, n’est autre chose qu’un cas de galère (là il y a faute de l’ouvrier, l’indulgence doit nécessairement disparaître) ;

2° L’asphyxie par le gaz acide carbonique ou asphyxiant, qu’à raison de sa pesanteur on parvient difficilement à chasser des excavations ; ou encore par la fumée étouffante que produit l’incendie (1) spontané de la houille, alors que les pyrites se décomposent et l’enflamment ;

3° Les éboulements, qui résultent soit de la vétusté des étais, soit de la friabilité du terrain ;

4° Les inondations, que l’on doit craindre toutes les fois que l’on travaille dans le voisinage des rivières ou d’anciens travaux abandonnés ;

5° La respiration des vapeurs arsenicales ou mercurielles dans les exploitations où se rencontrent le mercure et l’arsenic ;

6° Le saut de la mine, lorsque l’instrument qui sert de bourroir fait jaillir du silex une simple étincelle qui enflamme la poudre avant qu’on ait le temps de fuir ;

7° Les chutes : soit la chute du haut des échelles, assez commune à ceux qui ont une grande confiance dans leur habitude de les escalader ; soit par le déchirement des câbles destinés à la circulation des bennes, lorsqu’ils sont vieux ou gelés sur leurs bobines ; soit encore par l’imprudence du machiniste qui, loin d’arrêter à temps la machine, laisse passer la benne par-dessus la poulie, et précipite dans le puits les malheureux qui viennent d’en remonter ;

8° Enfin les rhumatismes et les tremblements nerveux causés par les eaux ferrugineuses et croupies dans lesquelles ils marchent pieds nus, et souvent même stationnent jusqu’à la ceinture pendant plusieurs heures de suite pour la manœuvre et la réparation des pompes. Dans bien des professions, l’ouvrier a la mort en perspective, mais le mineur, comme vous le voyez, en a à la fois tous les genres et toutes les variantes.

Eh bien ! entouré de ces mille morts dont l’idée seule est capable de faire trembler, le mineur reste impassible et attend insoucieusement son sort, sort qui d’ailleurs ne le surprend jamais. Oui, il est indifférent là où frémirait un vieux grognard, tant il a l’habitude de périls contre lesquels la lutte, heureuse parfois, est néanmoins toujours douteuse. Il faut croire que le courage lui est inoculé par cette habitude, ou plutôt que cette habitude et cette indifférence dans le danger ne sont autre chose chez lui que la continuité du courage. Il fait même mieux que de rester impassible : qu’un camarade reçoive, comme il dit, une anicroche ; s’il fait mine de vouloir renoncer à sa carrière, il va faire pleuvoir sur lui les plaisanteries et les quolibets : « En v’là-t-il un de feignant ! parce qu’i se tue,  ne veut pus travailler ! – Pardi ! on te fera des mines de coton, va ! – Voudrais-tu pas qu’on dise au grisou de se déranger pour toi ! Connaît pas, le grisou ! – Un bêta qui trouve que les échelles vont p’assez vite, ou qui s’asseye à côté de la benne !... Allons, voyons, bois un coup et pique ferme ! » Mais, tout en disant cela, le mineur court en camarade intrépide et généreux, dès qu’il s’agit de porter secours à un des siens en péril ; et si malheureusement l’accident est complet, et que le camarade soit retiré asphyxié ou écrasé de l’eau, des éboulements ou des gaz homicides, le mineur s’attriste, devient pensif, laisse tomber ses bras, jette là ses outils, et sort de la mine pour n’y rentrer que le lendemain, après avoir suivi religieusement le convoi du défunt….. et, disons-le tout bas, s’être légèrement consolé au retour du cimetière. Du reste, les cols de bouteille leur servent dans la mine à préserver leurs provisions de la voracité des rats (2). Un des appareils les plus curieux que l’on puisse voir chez les mineurs est celui dont l’un d’eux se sert quand l’asphyxie d’un camarade vient d’avoir lieu, et qu’on doit aller le retirer des gaz délétères. Il faut qu’un homme pénètre là où un air mortel vient de frapper un homme ! Pour cela, l’ouvrier dévoué s’adapte devant la bouche un tube, qui est la réunion de deux autres, et dans lesquels, au moyen de pistons et de soupapes, l’air vital d’un côté, contenu dans un réservoir porté à dos ou sur un petit char, répond et obéit à l’aspiration du mineur ; tandis que, d’un autre côté, l’air vicié par les poumons se rejette, et va trouver la flamme de la lampe, qu’il est encore assez pur pour alimenter. Des courroies assujettissent l’appareil respiratoire tout autour de la tête du mineur, et une petite pince lui prend le nez pour fermer tout passage au gaz meurtrier qui l’environne. Ces réservoirs d’air vital en contiennent pour laisser respirer le mineur ainsi affublé, pendant dix minutes ou un quart d’heure au plus. Malgré cela, la respiration est difficile et pénible, et c’est pourtant le plus parfait de tous ces appareils.

Outre les accidents prévus et ordinaires que nous venons d’énumérer, il y en a d’autres imprévus et étranges qui bien souvent viennent jeter un surcroît de désolation parmi les travailleurs. Pour vous en donner une idée, je vais vous en conter un arrivé au Creusot il y a quelques années. Quand les bennes montent et descendent, le mineur chargé de remplacer la vide par une pleine se tient toujours au bas du puits, attendant que l’ascension de l’une lui ait fait descendre l’autre. Au-dessous de chaque benne, il y a une espèce de poignée, que saisit toujours le mineur dès qu’il est à portée, pour donner à la benne la place qu’il lui convient le mieux qu’elle ait. Un jour cette manœuvre avait lieu ; le mineur du bas attendait. La benne descend, il va bientôt la saisir ; elle hésite un instant, mais une légère secousse agite le câble, et la voilà près de la main de l’impatient ouvrier, qui se hausse sur ses pieds et l’atteint. Il s’y cramponne et pèse de tout son poids pour l’attirer à lui ; le câble ne glissait plus, la benne résiste. Étonné, l’ouvrier fait de plus vigoureux efforts ; mais la benne oscille, un mouvement de rotation se fait sentir : elle remonte d’un demi-tour de poulie. Le mineur allonge le bras pour ne pas la lâcher, mais un nouveau demi-tour la remonte encore ; les pieds de l’ouvrier ne touchent plus le plancher. Cette longue suspension l’inquiète : il regarde en bas de lui pour quitter la benne et sauter… le malheureux ! Le câble, je ne sais pourquoi, retournait et le remontait, et il était déjà trop élevé pour ne pas hésiter avant de sauter. Hésiter, c’était monter encore, et il montait toujours, pendu par un bras à la poignée de la benne. Il commence à crier, mais sa voix est étouffée par l’objet qui l’enlève ; on ne l’entend ni ne le voit. Une ascension de ce puits dure à peu près trois ou quatre minutes. L’instinct de la conservation lui donne des forces ; il serre frénétiquement la poignée, et frissonne en voyant combien les pierres du mur disparaissent lentement sous lui : le vertige le saisit ; ce n’est plus qu’une contraction machinale qui le soutient ; des étincelles passent devant ses yeux… Mais l’obscurité du puits se dissipe ; quelques tours encore, et son courage l’aura sauvé. Le voilà qui touche à l’orifice, ses camarades l’aperçoivent. « Un homme ! un homme ! se mettent-ils à crier ; un homme sous la benne !... – Où donc ? reprennent ceux qui sont accourus, qui regardent la benne au-dessus du puits, et qui ne voient pas d’homme ; où donc ? – Il vient de tomber !!! » s’écrient-ils avec effroi. Le malheureux n’avait pas eu la force d’attendre deux secondes de plus…. On le trouva à cheval sur la benne du bas, tué net, le cou, la cuisse et le bras cassés. Le puits a deux cent cinquante pieds. – Pour faire la contre-partie de ces malheurs, il arrivera d’autre fois qu’un mineur tombera presque d’aussi haut sans se faire de mal, ou que la poudre, comme cela est arrivé à Alais, je crois, renversera tout autour de lui et le laissera intact au milieu de l’explosion. Le hasard s’amuse parfois à faire de la clémence.

Un tableau digne du pinceau d’un Rembrandt, et que peut voir tous les jours celui qui vit dans les exploitations de charbon, est celui d’un groupe de mineurs réunis sur le puits de la mine, autour d’un bon feu de houille ; les uns sortant de l’atelier souterrain, et contrastant par la noirceur de leur peau avec le teint blanc de ceux qui se disposent à descendre, et parmi ces derniers les mineurs à poudre, faciles à reconnaître aux points bleus qui tachètent leur visage ; les autres étendus nonchalamment sur une planche où ils ronflent comme à la tâche ; par ici, un ancien, l’oracle de l’endroit, devisant sur les difficultés du travail ; par là, des gamins jouant aux cartes, et tous gais et peu soucieux d’une catastrophe qui, dans une heure peut-être, viendra les supprimer de la liste des travailleurs, et préparer la place à d’autres, qui ne descendront pas moins le lendemain, non sans s’être mis toutefois sous la protection machinale d’un signe de croix, presque partout en usage.

Le soir aussi l’on aime à voir, sur le flanc des montagnes, monter et descendre, aller et venir, se croiser dans tous les sens, comme autant d’étoiles mobiles, les lumières scintillantes des lampes lenticulaires, oscillant aux mains des ouvriers qui regagnent leurs demeures ou se rendent au travail. Cet aspect, joint aux refrains chevrotants de la Chanson du Mineur, que répercutent les échos de ces montagnes, a quelque chose d’un charme indéfinissable.

Cette chanson, composée par les mineurs eux-mêmes, est un curieux monument de littérature souterraine. La mesure, la rime, bien entendu, n’ont pu y trouver place ; mais les idées, quand idées il y a, peignent parfaitement l’insouciance de ces braves ouvriers au milieu de leurs périls. Nous la transcrivons ici d’après la copie (3) que nous en a donnée l’un d’eux ; nous n’y changeons pas même l’orthographe, la trouvant plus piquante ainsi, et sans doute assez intelligible. La musique en étant faite aussi par eux, il nous eût été difficile de la faire noter. C’est une suite incohérente de sons lents et qui traînent ; on peut ranger cet air parmi les airs champêtres qu’on entend quelquefois s’élever dans les montagnes ou dans les basses-cours de nos villages.


CHANSON NOUVELLE.

Creusot, 8 septembre 1840


Partition


        Mais quante nous somme de sincenpieés en terre,
        Mais nous crégnions ni grêle ni tonner ;
            Mais souvent la pluit
            Nous cose de l’ennuie.
            Tout-cela ne fait pas peur
            A ces brave mineur.

        Mais quante je suis dans un ci beaut fonsçage,
        A que le temps il me devien charmant !
            Auprès d’une métresse
            Qu’ellet jolie et belle…
            ………………………
            ………………………

        Quante j’ai chargér mon charment coup de mine,
        Mais que la poudre et prete à éclater ;
            Mais par une canette
            Qui êtoujours préte,
            Dans un peut de temps
            Il y a du changement.

        J’ai parcquourûe les puissance étranger,
        ……….…Mais s’est la France la plus belle ;
            Mineur de ouille,
            Mineur de plâtre auçie,
            Dans ce département
            On le sais bien soizir.

        Si vous cquonnesçier le dirêcteur des mine,
        …………. Oui, sais t’un brave et beaune enfans,
            Qu’ante il vois venire
            Tous ces mineur charment :
            Mais cela lui fait plaizir
            De leur contter de largeans.

        Quisqu’a conposser cette émable chanssonnette,
        Sais trois mineur du renom, et pas bête,
            En venant de Blanzie
            Pour venir aux Creusot,
            Tenant sur ces jenoue
            La plus belle de ces amie.


Tous les ans, pour la Sainte-Barbe, l’avant-dernier couplet change, suivant que le directeur s’est montré généreux ou modeste dans son pourboire aux ouvriers. Le reste de la pièce subit les modifications inévitables pour toute tradition non écrite, et qui passe de bouche en bouche et de mémoire en mémoire. – On en entend parfois quelques sons décousus s’étouffer sous les galeries, mais rarement ; ce n’est qu’à la surface, et dans les instants de repos ou de gaieté qu’on peut en recueillir les couplets entiers et vibrants.

Dans certaines mines les filles descendent et travaillent comme rouleurs, mais on a soin de les descendre dans un puits séparé des mineurs, et de les flanquer d’un gardien, vieil argus armé d’une lanière de cuir, et prêt à houspiller ceux qui se permettraient de venir cajoler ces négresses d’un jour. Cela n’empêche pas les friands de rôder autour, et de chercher à tromper la surveillance du cerbère… Mais les trois quarts du temps c’est une peine qu’ils se donnent sans résultat. Si une de ces filles faisait un enfant, elle serait huée et n’oserait plus descendre dans la mine. Le juron devient aussi familier à ces ouvriers femelles qu’aux hommes… Je vous laisse à penser de quel gracieux doivent être les propos galants qu’échangent ces couples quand, le dimanche venu, ils réussissent à trouver deux ou trois heures pour aller danser ! Mais que voulez-vous de plus ? L’esprit est à l’avenant du corps, la galanterie au niveau de la toilette : la crasse charbonneuse, dont les couches successives ont soigneusement enveloppé leur corps pendant les travaux de la semaine, n’est pas tellement disparue qu’une teinte plus ou moins légère ne survive et ne témoigne au besoin que les mineurs sont toujours là. – Néanmoins ces traces du labeur sont peu sensibles, et l’aspect d’un mineur endimanché n’a rien de trop repoussant ; mais il y a plus de propreté sur lui que chez lui. La grande habitude qu’il a de se laver souvent, pour n’être pas trop sale, rend l’individu presque présentable ; tandis que chez lui, dans sa petite chambre de caserne, vêtements de travail et ustensiles de ménage, lanterne et pot-au-feu, tout est pêle-mêle, tout se frotte et se coudoie. Le désordre va au-delà du pittoresque dans le réduit du mineur.

Le mineur n’a pas de costume particulier. Il endosse, pour aller au travail, ce qu’il a de plus mauvais dans ses vêtements, et jusqu’à ce qu’il n’y ait plus deux fils qui tiennent ensemble, il leur fait braver les couches et les taches noires de la houille, parsemées sur le fond jaune sale dont les teignent les eaux ferrugineuses de la mine. Un ingénieur distingué du département du Gard, M. Brard, avait essayé de faire adopter un uniforme à ses ouvriers d’abord, pour plus tard le rendre général ; mais sa tentative n’a pas réussi.

Les mineurs étrangers qui voyagent, et qui deviennent pour un certain temps les camarades des nôtres, apportent dans les mines une variété de caractères et de mœurs dont on ne peut, comme observateur, se dispenser de rendre compte. Les principaux de ces voyageurs sont des Saxons, des Tyroliens et des Piémontais. Les premiers sont les plus instruits de ces groupes nomades ; ils savent dessiner, ont d’excellentes méthodes et une pratique éclairée. Les seconds ont moins d’instruction ; mais, comme ils sont presque tous parents, et qu’ils se montrent les uns aux autres, ils se forment très-promptement dans leur métier. Ce sont d’excellents sujets. Quant aux derniers, quoiqu’ils soient parfois de forts travailleurs, on évite autant que l’on peut de les introduire dans un atelier, qu’ils gâtent par leur moral et leurs mœurs ; ils sont turbulents, mauvais sujets, et sympathisent peu avec la probité.

Avant de terminer, il est une chose sur laque nous désirerions appeler sérieusement l’attention de quelques ingénieurs : c’est le transport à dos d’homme. Dans la plupart des mines de lignite des Bouches-du-Rhône, de l’Aveyron, de la Loire et de la Provence, la houille ne s’extrait pas autrement, et c’est une chose dégradante et qui fait pitié à voir que des hommes entièrement nus, rampant à quatre pattes sur des escaliers boueux, et pliant l’échine sous d’énormes paniers ou sacs de charbon, comme de vraies bêtes de somme ; oui, cela fait pitié, que de voir de jeunes mandits, ou enfants, monter sur leur tête d’énormes couffes de ce combustible, et il serait méritoire, il serait humain, il serait moral, d’aviser au moyen, très-possible du reste, d’améliorer le sort de ces malheureux, en substituant quelques machines aux hommes, qui alors cesseraient une tâche de brute, une tâche avilissante pour eux, et peut-être blâmable pour ceux de qui ils dépendent. Il est de nombreuses classes de coupables dont on s’empresse d’adoucir la réclusion ; et de pauvres ouvriers auxquels on n’a rien à reprocher, qui n’ont jamais fait que travailler, restent enfouis dans des cloaques souterrains, sans qu’on daigne s’occuper de chercher le moindre allégement à la rude et homicide besogne qu’ils s’imposent !... Puissent quelques esprits graves s’en occuper ! Les mineurs valent bien les prisonniers.

Eux, ces prisonniers de la terre, qui, au lieu de murs et de barreaux, ont des huit cents pieds de houille pour les séparer du monde ! Abeilles souterraines, peuplant des centaines de ruches immenses et laborieuses, d’où s’échappe la source du bien-être et de la richesse pour une nation tout entière ! – Ils plongent volontairement dans leurs abîmes pour aller vous y chercher le noyau de votre opulence… Manufacturiers, spéculateurs, commerçants, propriétaires d’usines, hommes et femmes du monde, rendez grâce au mineur ! Vos foyers, vos fourneaux, vos machines à vapeur, vos chemins de fer, tout ne se meut et ne fonctionne que par le travail de cet homme, par le fruit de ses noires et silencieuses journées ! Ces châles splendides, ces délicieux rubans, ces étoffes chatoyantes, ces tulles légers, ces gazes éblouissantes de blancheur, toutes ces frivolités superbes qu’on fait exprès pour vous, savez-vous bien, mesdames, à qui vous les devez ? aux métiers qu’alimente et fait mouvoir le charbon du mineur. Et, si vous voulez envisager en détail ce que je viens de résumer en quelques mots ; si au lieu d’une machine, d’un chemin de fer, d’un fourneau, vous voulez passer en revue tous les fourneaux, tous les chemins de fer, toutes les machines du royaume ; si vous voulez énumérer, voir, palper tout ce qu’enfantent journellement ces myriades de fabriques : ce ne sera plus un groupe isolé que vous aurez devant les yeux, ce sera l’industrie, le commerce de toute la France ;… et, je vous le demande, de quel titre honorer un métier, qui, pénible par-dessus tous, a pour résultat l’alimentation et la prospérité de notre commerce et de notre industrie ? – Notre patrie a certainement des gloires moins méritées que celles-là !


F. FERTIAULT.


NOTES :
(1) Nous avons parcouru une galerie pratiquée entre deux masses de houille en combustion ; c’était, à la lettre, marcher entre deux feux. Les bois qui servaient d’appuis, étaient tellement chauds, qu’on ne pouvait en approcher les mains ; les gerçures des parois nous soufflaient des lames de chaleur asphyxiantes ; la température était à plus de 45 degrés. Comme je me plaignais du peu de fraîcheur de l’air que nous respirions : « Bah ! c’est de l’air très-respirable, répond l’ingénieur qui nous conduisait ; je me trouvais ici un jour que mon thermomètre marquait 70 degrés, et je n’en suis pas mort. » 70 degrés de chaleur, et y casser du charbon toute la journée ! entendez-vous bien cela ? – Il y a des mines qui sont depuis des trentaines d’années dans un pareil état de combustion. L’incendie marche lentement, mais on ne l’éteint qu’en attirant et précipitant sur lui les eaux d’une rivière voisine.
(2) Voici comment. Il n’y a pas dans les galeries le moindre recoin ménagé pour la commodité des mineurs. Les provisions qu’ils descendent avec eux doivent donc être déposées à leurs côtés, à terre, sur le charbon, n’importe où. Comme la plupart des mines sont peuplées de rats, et qu’il y a peu d’endroits que ces trotte-menus ne puissent atteindre, les provisions des travailleurs se trouvaient souvent lésées. Ceux-ci, voyant des ravageurs si obstinés, ont imaginé, en lutteurs adroits, de mettre leurs morceaux de pain et de fromage dans une espèce de cabas, qu’ils suspendent avec une ficelle à un bois de la voûte ; puis, prenant le cou d’une bouteille, dans lequel ils ont laissé le bouchon, ils font au bouchon un trou où passe seulement la ficelle. Un nœud retient le verre à distance moyenne de la voûte et du cabas, et quand un rat assez hardi pour se laisser glisser sur la corde arrive au cou de bouteille… bonsoir ! le verre est trop poli, raton glisse à terre, et si le mineur le voit, un coup de pic fait son oraison funèbre.
(3) Dans cette copie, les sept couplets ne formaient qu’un menaçant et lourd alinéa, où ne s’étaient égarés ni le plus petit point, ni la plus légère virgule. Ce n’est qu’après un moment d’attention et de recherches que nous sommes parvenu à découvrir les prétendus couplets, et dans ceux-ci l’intention de deux vers de dix pieds d’abord, puis de quatre petits vers que l’on voit indifféremment de quatre, cinq et six pieds. L’air des deux premiers vers nous a rappelé vaguement : T’en souviens-tu ? etc. L’air (prétendu aussi) des quatre autres n’a pas de nom. La gonfle seule, ou musette, peut criailler avec un pareil clapotement de notes. Les points remplacent des mots que nous n’avons pu lire.


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