DERÈME,Tristan, Philippe Huc  pseud. (1889-1941) : Toulouse.- Paris : Emile-Paul, 1927.- 101 p.-1 f. de pl. en front. : couv. ill. ; 20 cm.- (Portrait de la France ; 13).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.X.2013) 
Texte relu par : A. Guézou.
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TOULOUSE
par
Tristan Derème

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Page de titre : Toulouse de Tristan Derème (1927)


A LÉON TREICH

VOUS, qui n’ignorez rien de ce qui germe, fleurit, mûrit et meurt aux prairies, aux forêts comme aux antres du Parnasse, saviez-vous, tandis que j’écrivais ce petit ouvrage, que je me réjouissais à la pensée qu’il vous serait dédié ?

Déjà, je vous imagine tournant ces feuillets et j’entends votre affectueuse critique. Qu’est-ce, murmurez-vous, qu’un TOULOUSE où se trouvent rapportées les aventures d’un canard et de plusieurs escargots dans un jardin ensoleillé de Marmande, un TOULOUSE où l’on rencontre, à Chantilly, M. Paul Bourget, tandis que le cinéma, sous les feuillages, moud les couleurs et les lignes pour en former des images futures ?...

Mais, si vous m’en donnez licence, je vous demanderai d’entendre ma réponse : – « L’art de traiter un sujet n’est que l’art d’en sortir sans s’en éloigner ; on en trouve l’image dans la navigation ancienne, qui se tenait toujours à portée de la terre et à la vue des côtes. »

Vous souriez… Eh ! je sais bien, comme vous faites, que cette phrase n’est point de ma main et qu’on la peut trouver au Discours Préliminaire des Trois Règnes de la Nature. Mais qui lit encore le bon Delille ?

Et je ne veux plus songer qu’à notre amitié et à ce festin que vous m’aviez offert au square Arago. Le lièvre succédait à la dinde. Mais saurai-je louer le civet et la broche ? Je pensais, hier, entendre des voix et comme d’outre-tombe. N’est-ce nos animaux qui parlent chez Pluton ? rêvais-je.

            Le lièvre disait à la dinde,
        Et cela se passait dans l’empire des morts :
            Tristan n’aura-t-il de remords,
            Ne montera-t-il sur le Pinde ?
            Les dieux ne le verront-ils pas
            Manier les syllabes lentes
            Et les rimes étincelantes
            Pour pleurer ce double trépas
            Et louer nos chairs succulentes ?
            Mais il y faudrait un Hugo,
            Tonnant au milieu des ratures !
            Las ! où sont les littératures
            Qui diraient aux races futures
            Le festin du Square Arago ?...

                            T. D.

EH ! quoi, n’est-ce point M. Decalandre ? s’écria M. Sylvain Labrettte, en levant les deux bras au ciel.

Nous étions sur le quai de la gare Matabiau, qui est, comme savez, la grande gare de Toulouse ; et, devant nous, M. Théodore Decalandre venait de descendre de son wagon. Nous ne l’avions pas vu depuis seize ans, et il n’écrit jamais à ses amis, pour ce que, dit-il, les épîtres ne lui donnent qu’un plus grand et plus profond regret de se trouver éloigné des personnes qui sont chères à son cœur. Mais, la veille, après une année suivie de trois lustres de silence, M. Labrette avait reçu ce télégramme de Paris : « Je pars ce soir pour Toulouse, mon bon ami. A demain. Théodore Decalandre. »

M. Decalandre nous serra dans ses bras ; puis, soufflant, il dénoua son cache-nez ; et sa barbe blanche, longue et légère, commença de jouer au souffle de l’air. Il faisait beau soleil. Notre vieil ami ouvrit sa pèlerine, déboutonna son pardessus et nous aperçûmes l’antique pelisse qui enferme son veston. C’est un homme frileux. A la main droite, il tenait deux valises ; un petit sac et une valise encore étaient pendus à sa main gauche ; une sorte de musette, qu’il portait en bandoulière, lui battait les reins ; et, sous ses bras, il retenait, par je ne sais quel prodige, un amas de journaux, quatre revues, un gros livre et son parapluie.

- Ouf ! fit-il, tandis qu’il répandait dans le fiacre la foule de ses menus bagages. Le cheval trottait aux pavés de la rue Bayard, prenait, à gauche, le boulevard de Strasbourg et s’arrêtait dans la rue d’Austerlitz, devant l’Hôtel de la Planète unique.

- Vous trouverez sous ce toit, disait M. Sylvain Labrette, un bon appartement.

Une heure après, M. Decalandre était installé. Le bon appartement comprenait une chambre et n’en comprenait pas d’autre. Et, la semaine suivante : – Je puis, d’un seul coup d’œil, surveiller tout mon logis, nous disait en souriant M. Decalandre. Le pot à eau, qui sous mon regard demeure sans cesse, me rappelle, à tout instant, l’infirmité de la nature humaine et que le corps des mortels se doit souvent abandonner à la bienfaisance de l’onde. Quand je suis en mon lit, c’est à l’abri des voleurs, pour ce que, si je veux que la petite table où je pose mes deux bagues et mon cendrier, se trouve à mon chevet, je la dois pousser contre la porte que l’on ne saurait plus ouvrir sans faire le plus grand des tintamarres. Cette chambre n’est point vaste, certes, et nous donne à songer, par son exiguïté même, que l’homme est sage qui impose des limites à ses ambitions ; et je ne saurais me rendre de la cheminée à la fenêtre que je ne prenne le soin préalable d’ouvrir cette infranchissable barrière de cristal et de pitchpin que forme la porte de l’armoire à glace, quand elle n’est point close. Mais il est vrai qu’en ce séjour, je me puis partout asseoir…

- Je ne vois point tant de sièges, dit M. Sylvain Labrette.

- Vous ne voyez, en effet, qu’une chaise et je n’en vois aucune autre, je l’avoue. Mais puisqu’il n’est ici pas le moindre fauteuil, ni canapé, l’espace m’appartient ; et je puis transporter cette chaise où il me plaît et m’asseoir où je l’entends.

Il n’était que de descendre un étroit escalier tournant et de faire quelques pas dans la rue d’Austerlitz, pour trouver les doux feuillages du square de La Fayette, où rêve le buste d’Ephraïm Mikhaël.

M. Sylvain Labrette habitait une lointaine maison, dans l’allée des Demoiselles, en un quartier qui, dans ce temps, avait un air triste et fané où flottait une odeur de banlieue. Il pouvait contempler, dans son étroit jardin, un magnolia et un petit peuplier, tandis qu’un coq et une poule, blancs tous deux, s’attardaient autour d’une corbeille rouge et verte de géraniums.

M. Labrette allait avoir quarante ans. Il était mélancolique et célibataire. Une vieille servante tenait sa maison, reprisait son linge et lui préparait des repas qu’il mangeait dans une solitude sans appétit. Il appuyait son journal à la bouteille de vin blanc et demandait parfois son café, quand on venait d’enlever la soupe aux choux.

- Monsieur Sylvain sera toujours distrait, disait la bonne Catherine. Monsieur Sylvain voit bien que le déjeuner n’est pas fini…

Sylvain bâillait, et mangeait tristement la daube ou le navarin aux pommes ; puis, il se jetait dans le vaste fauteuil jaune qui était au coin de la cheminée et, son journal ouvert sur les genoux, il regardait le plafond : « Je n’arriverai jamais à rien, murmurait-il. Quelle vie ! et comme je m’ennuie… » On entendait passer un tramway ; le coq criait en courant vers la cuisine où Catherine lui donnait des miettes de pain. Le soleil chauffait les fleurs de porcelaine odorante du magnolia.

Sylvain montait au premier étage, où était son bureau. J’y ai souvent passé de longues heures, mais je ne saurais vous dire si les murs en sont tapissés : sur des rayons de bois blanc, du plancher au plafond, et de tous les côtés, on ne voit que des livres. Partout des livres. La grande table en est couverte ; on en rencontre des montagnes sur toutes les chaises. Il en est sur le plancher, et il ne faut point rêver en traversant la pièce, si l’on ne veut risquer de fouler un tome de Montaigne ou quelque recueil de tragédies.

- Je n’ai plus de place, gémit M. Sylvain Labrette.

- Eh ! que ne faites-vous comme moi, lui répond M. Decalandre, ou, du moins, comme je voudrais faire ! Je rêve d’acheter une de ces belles grappes de ballons rouges, verts ou bleus, que des personnages paisibles laissent flotter à l’air heureux des jardins publics pour la tentation des enfants dont le jeune visage rit d’allégresse et d’aimable désir.

- Et puis ?...

- Et puis, les livres que je ne sais plus où loger, je les suspendrais à ces ballons. J’aurais ainsi, volant à mon plafond, la bibliothèque la plus charmante du monde et pour atteindre Les Contrerimes de P.-J. Toulet ou Le Bouquet Inutile de Jean Pellerin, il ne serait que de tirer un léger coup de pistolet, afin que, le ballon crevé, l’ouvrage désiré descendît de son ciel.

- Vous ne serez jamais sérieux, dit Mme Baramel ; et je ne sais quel démon m’incite à vous écouter quand vous prenez votre air le plus grave pour ne répandre que des folies.

Mais, seul dans son bureau, M. Sylvain Labrette s’ennuyait. Certes, il avait une passion qui, parfois, fleurissait et dorait ses journées. Il était même pourvu de deux passions. J’ai l’air, pensait-il un soir, d’un fiacre attelé de deux chevaux. Mais où sont mes chevaux ? L’un n’est quasi jamais là et l’autre n’existe pas tout à fait encore. Singulière voiture ! Étonnant attelage !...

Depuis sept années, il travaillait à un Précis historique, archéologique et anecdotique de Saint-Sernin. Vous connaissez l’admirable basilique Saint-Sernin. C’est, parmi les églises romanes, celle qui m’émeut le plus, et M. Sylvain Labrette partage mon sentiment. Que dis-je ? M. Labrette ne vit que par Saint-Sernin. Naguère, il y passait encore une heure chaque jour. Mais il ne se rend plus que rarement sous l’antique voûte. Non pas qu’il la dédaigne, certes ! Ce n’est point du tout cela, vous m’entendez bien. Mais il ne peut plus voir les vieilles briques ni les pierres vénérables sans que son enthousiasme soit si vif qu’il en devienne douloureux. « Cette cathédrale lui fera éclater le cœur, » dit la dolente Catherine. Mais s’il va vers la ville, il marche allégrement. A chaque pas, il est plus près de son trésor. Il s’arrête, à l’ordinaire, au Café de la Licorne, qui est au square La Fayette. Il ne va pas plus loin. Il n’a point vu la basilique et, quand il regagne son logis, c’est d’une marche plus lente. Il lui semble, à chaque instant, qu’il est immobile et que le monument légendaire s’éloigne dans un brouillard doré.

Il a publié une trentaine de mémoires relatifs à Saint-Sernin, et ces petits ouvrages ont été fort goûtés. Il a entretenu de copieuses et doctes correspondances avec des archéologues célèbres de Florence, de Buenos-Aires et de quinze autres villes lointaines dont il lit en rêvant le nom aux cartes d’un atlas décoloré. Maintenant, il prépare un livre, un gros livre sur la basilique, sur sa basilique. Cet ouvrage ne contiendra que l’essentiel, dit-il. Il pense qu’il ne comptera guère plus de neuf cents pages. Il a des amis à Paris, des amis qu’il n’a jamais vus, mais qui font cas de ses travaux et dont certains sont puissants. Eh ! Eh ! si le Précis paraissait un jour aux étalages des libraires… M. Sylvain Labrette pourrait bien cueillir quelques voix à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. C’est M. Decalandre qui lui a dit cela ; lui n’y aurait jamais songé. Mais depuis qu’il a ce propos dans l’oreille, il rêve doucement ; et parfois, au moment de s’endormir, lorsque, sous les feuillages nocturnes, le dernier tramway remonte l’allée des Demoiselles, M. Sylvain Labrette voit un bicorne à plumes noires qui flotte dans le ciel et doucement se balance sur la flèche rose et pointue de Saint-Sernin.

M. Labrette ne vit que par Saint-Sernin vous ai-je dit. Ne pensez point que je vais vous confesser maintenant que je me sois égaré. Mais le cœur d’un mortel est assez vaste pour contenir deux amours ; et, comme disait Mme Baramel, on peut aimer l’architecture et le violon.

Le violon, pourquoi parler ici de violon ? Et pourtant ! Imaginez un violon qui joue les airs les plus langoureux du monde et qui parfois se divertit aux musiques les plus allègres ; un violon singulier qui sait nouer sa mélodie à tous nos rêves et qui, s’il lui plaît, remplit notre chambre d’azur ou de nuages et qui fait fleurir des roses aux quatre coins de la glace mélancolique. Toute votre pensée, ce n’est plus qu’une toupie heureuse qui tourne aux coups de son archet. Vous le pouvez fuir, mais vous avez encore sa musique dans le cœur. C’est en vous qu’elle chante et vous revenez vers lui pour l’entendre mieux encore.

Ce violon s’appelait Hélène. Ici, mon cher ami, qui lisez ce petit ouvrage, je crois devoir vous avouer que je ne suis point du tout un romancier. Cela ne signifie pas que je dédaigne les romans ; il en est, et il en est même un certain nombre – je veux dire trois ou quatre – que j’aime beaucoup et que je relis avec une admiration toujours neuve et où entre je ne sais quelle volupté. Mais je ne suis point romancier et je me rappelle qu’en envoyant naguère l’un de mes petits ouvrages à Eugène Montfort, je crus bon d’écrire sur la feuille de garde :

Ce n’est pas un roman, – je vous l’offre tel quel ;
Si j’aime les romans, je ne sais pas en faire ;
Il ne faut pas aller contre son naturel
Ni tenter de loger le cube dans la sphère.
C’est mal dit, mais de vous je me sais entendu ;
    Et ce n’est pas petite affaire
Que d’évoquer aux vers légers d’un impromptu
    La cubature de la sphère.

Je crois qu’il est sage de connaître ses limites et de les avouer. Si donc, mon cher ami, vous pensiez lire un roman, vous voilà prévenu. Ce n’en est point un. J’en ai quelque regret, je vous le confie, car il ne m’eût pas déplu de vous peindre cette Hélène, de la prendre dès sa naissance pour la jeter toute vive au papier et même de vous donner quelques pages précises sur ses parents et grands-parents et sur les querelles qui s’étaient émues, après la Bérésina, entre son grand-oncle, le chef d’escadron, et son aïeul, le maître des requêtes. Mais ces histoires, comment vous les conterais-je, puisque je ne les connais pas ? Et il ne vous échappera guère que je viens d’inventer aussi bien le chef d’escadron que le maître des requêtes. Je ne le nie guère, et je pense qu’en voyant mon repentir et la sincérité de mes regrets vous daignerez consentir à m’accorder votre pardon.

D’où sortait Hélène ? A vrai dire, je ne le sais trop et il est bien déplorable que mon éditeur n’ait point eu l’idée de prier M. Sylvain Labrette d’écrire lui-même ce chapitre. Car M. Labrette ne doit rien ignorer, je pense, de tous ces secrets. Mais c’est l’un de mes héros et, chaque fois que vous l’entendrez gémir, c’est encore moi qui me trouverai contraint de lui souffler ses plaintes et ses mélancolies. Mon Dieu ! que les héros de roman, – mais ce n’est point un roman, – sont donc paresseux ! Ils ne feraient jamais rien, ils ne diraient jamais rien, s’il n’y avait pas, pour les pousser aux pages des livres, quelqu’un de ces auteurs, dont c’est le métier, et qui noircissant leurs feuillets, rêvent au pardessus qu’ils pourront commander à leur tailleur. Ainsi va le monde ; et si j’étais de loisir, je ne manquerais pas de composer, pour divertir les honnêtes gens, une manière de Traité de l’influence des vêtements futurs sur la littérature romanesque. Mais vous penserez, et non sans sagesse, que ce n’est point le moment d’entreprendre de semblables travaux et qu’il conviendrait, sans doute, de revenir à cette Hélène dont nous ne savons, ni vous ni moi, que si peu de chose.

Entendez qu’elle est belle et fort bien élevée, qu’elle joue de la harpe, qu’elle n’a, sans doute, pas trente ans, mais qu’on ne saurait croire qu’elle en ait moins de vingt-huit ; et que son mari, qui est propriétaire de grands comptoirs au Sénégal, vit à l’ordinaire à vingt lieues de Dakar et qu’il fume la pipe parmi les négresses. Une fois l’an, il vient en France. Il y demeure un mois ; c’est huit jours à Toulouse et le reste à Paris, où est son banquier. Notez qu’il aime bien sa femme et que, sous les palmiers du soir, il n’a jamais serré une noire esclave sur son cœur sans penser un instant à Hélène et qu’elle ne serait point heureuse si quelque foliotocol – c’est un oiseau, et vous goûterez mon souci de la couleur locale – si quelque foliotocol, dis-je, s’envolait, pour lui chanter aux oreilles et dans tous leurs détails, les mystères des nuits africaines. Mais quoi ! ces palmiers sont si loin des platanes de Toulouse. Et puis, Hélène, pourquoi n’a-t-elle pas voulu porter sa harpe aux rives du Niger ? Elle s’y était installée, il est vrai, il y a huit ans, aux premiers jours de leur mariage ; mais elle s’y est tellement ennuyée ! C’est une enfant. Les serpents lui faisaient peur ; elle se morfondait dans son hamac et la chaleur lui abîmait le teint. Ce sont de sérieuses raisons. Elle était donc revenue à Toulouse, où elle vivait chez le frère de son père, M. Antonin Lalouette, ancien notaire, qui, chaque après-midi, et comme il fait encore, allait s’asseoir dans l’herbe aux Ponts-Jumeaux et lisait les Débats, en s’efforçant, d’une ligne distraite, d’enlever quelques goujons aux ondes mélancoliques du Canal de Brienne.

Parfois, il s’aventure jusqu’aux berges de la Garonne – c’est à deux pas – et, sa gazette lue, laissant glisser ses rondes lunettes d’argent au bout de son nez, il abandonne sa ligne et contemple l’eau qui coule. C’est un beau fleuve, la Garonne ! M. Lalouette le regarde en rêvant, cependant qu’une abeille bourdonne autour des trois violettes qu’il a piquées au ruban noir de son vaste et rond chapeau de paille. Ce fleuve, c’est l’ami de notre pêcheur et ce fut le compagnon de toute sa vie. M. Lalouette est né sur ses bords, dans une petite ville de Gascogne. Il y songe parfois. Comme elle doit être jolie, calme et douce, cette petite ville qu’il a quittée quand il avait cinq ans. Il ne l’a jamais revue. Il ne sait plus le nom de la rue où il a poussé son premier petit cri en venant au monde. Il ne sait point comme était faite sa maison natale, ni si elle était couverte de tuiles ou d’ardoises, ni si elle avait un perron où se balançait une glycine ou du chèvrefeuille ? Il en est parfois mélancolique. Il lui semble qu’il n’est peut-être jamais né. Mais il voit, autour de ses premières saisons, quand on alla demeurer chez l’oncle Casimir, des jardins avec des pommiers aux grappes de fleurs blanches et de sombres orangers que le vent émeut doucement, par les chaudes journées, sur leurs caisses de bois vert. Il se rappelle que les escargots dévoraient les fraises. On en parlait à table, sous la lampe de nickel pendue au plafond. C’était une vieille lampe, une très vieille lampe qui oscillait avec lenteur et qui enfumait la poutre au moindre courant d’air. Elle finit par rendre l’âme. On la mit en un coin du grenier avec de vieux manuels de jurisprudence et des tableaux crevés que les rats, la nuit, traversaient en galopant, comme les ballerines qui s’élancent aux cerceaux.

Vous ai-je dit pourquoi l’on avait, enfin, mis cette lampe à la retraite ? C’est parce qu’un soir, nous avions, grâce à elle, mangé d’un certain lièvre au pétrole. Oh ! nous en avions goûté deux bouchées, pas davantage. – Quel drôle de fumet ! disait ma mère, en examinant le mystérieux civet. Mais soudain, sous nos yeux, la sauce noire frémit comme l’eau d’un étang où tomberait une aile invisible de libellule. C’était une goutte de pétrole, puis une autre ; et la lumière, peu à peu, s’atténuait dans la salle à manger. La vieille lampe était percée. M. Antonin Lalouette, qui avait en ce temps quatre ans et quelques mois, voulait que son père allumât les restes du malheureux lièvre. On lui expliqua qu’un lièvre n’est point une mèche ; et c’est Virgile, le vieux chien, noir et blanc, comme une pie, qui dévora le civet. On le lui servit devant la porte de la cuisine, au clair de lune, à l’ombre nocturne des orangers. Il remuait la queue, comme pour nous remercier, à chaque coup de dent et à chaque coup de langue.

C’est dans ce décor que l’on agitait la mémorable question des escargots et des fraises. Le petit Antonin ouvrait de grands yeux, comme pour mieux entendre. Certes, il aimait les fraises ; et les jours qu’on en faisait rouler dans son assiette, tandis que sa maman arrachait du bout des doigts les petites queues vertes et que son papa, souriant à l’enfant, secouait le sucre en poudre, Antonin riait au bonheur. Mais il aimait aussi les escargots. Je vous supplie d’entendre qu’il n’eût point désiré d’en manger aucun. Non, certes ! Il les aimait ; et il avait griffé sa petite voisine Mélanie qui, un certain matin d’été, s’était divertie devant lui à guetter les escargots et à leur couper les cornes avec ses ciseaux à broder. Il s’était jeté sur la petite fille ; il aurait voulu lui enfoncer les ciseaux dans le cœur.

Il aimait les escargots parce qu’ils ont l’air de petits cailloux jaunes, noirs et blancs, – et que, de ces petits cailloux, il sortait tout doucement une bête vivante. Au premier qu’il avait vu, dans le jardin, il avait couru pour appeler sa maman ; il battait des mains. Ensuite, il avait passé des heures à surveiller les cailloux de l’allée. Accroupi sur le gravier, pendant qu’un merle sifflait aux branches du sureau, il guettait les cailloux ronds. Dès qu’un caillou était rond : – C’est peut-être un escargot, rêvait-il. Il finissait par le retourner, et puis il faisait la moue.

Sur les grandes pierres plates, qui étaient sous la fenêtre de la cuisine et que lentement chauffait le soleil, il organisait de grandes courses. Il capturait trois ou quatre escargots et les plaçait sur une même ligne ; ensuite il s’en allait jusque sous les lilas, au fond du jardin, et parlait aux oiseaux d’une toute petite voix, afin que les escargots fussent bien assurés qu’il était loin d’eux et qu’ils n’avaient plus rien à craindre. Alors, il revenait sur la pointe des pieds, en retenant son souffle. Un escargot déjà glissait doucement ; un autre sortait ses cornes. Mais certains ne bougeaient pas. Peut-être dormaient-ils. « Ils restent cailloux », disait Antonin.

Il avait un petit flacon qu’on lui avait donné et qui sentait l’arnica. Il le remplissait à la fontaine qui était contre le mur, sous le cerisier, et, silencieusement, il le vidait sur les coquilles. Les escargots sortent après la pluie, lui avait dit son papa.

Vous n’imaginez pas comme les enfants sont sérieux. Ce sont les grandes personnes qui manquent de gravité ; et les enfants l’ignorent. Tout ce qu’on leur dit, ils le croient. Il est bien vrai que, sur ce point, on ne l’avait pas trompé. Les escargots sortent après la pluie. Ils sortent aussi quand il fait soleil ; enfin, ils sortent quand il leur plaît… Mais, un jour qu’Antonin avait cassé une assiette, son père fit la grosse voix pour lui dire : « Je te mènerai par un petit chemin !... » L’enfant avait aussitôt vu le petit chemin. Mon Dieu, qu’il était dur et vilain, ce petit chemin. Antonin le suivait tristement et les cailloux pointus lui faisaient mal aux pieds. Le ciel n’était qu’un grand soleil qui brûlait tout. Antonin s’arrêta pour souffler. Il se tourna vers la gauche : il ne voyait qu’un talus haut comme une montagne, aride et jaune, que dominaient quelques yuccas desséchés et piquants. Impossible de s’échapper… Je te mènerai par un petit chemin… Cependant, de toutes ses fleurs bleues, une nouvelle assiette riait sur la nappe. Plus tard, beaucoup plus tard, il en vint à penser que les petits enfants n’entendent pas les métaphores ni les contes, et il est vrai que lorsqu’on lui disait le Petit Chaperon Rouge, qu’il avait écouté cent fois – et l’on n’en pouvait sauter une ligne sans qu’il protestât – il fondait en larmes quand le loup ouvrait sa grande bouche et montrait ses grandes dents pour dévorer la petite fille. – Non ! Non ! criait Antonin, entre deux sanglots… Et puis : « Dis-le-moi quand même !... » et, tout plein de larmes, il se serrait dans les bras de sa maman.

Mais, si quelque escargot ne voulait pas enfin sortir de sa coquille, il le prenait dans la main et lui chantait sur un vieil air les paroles fatidiques : – « Escargot, montre tes cornes ou je te tue. »

- C’est un alexandrin, mais aussi hasardeux dans sa forme que dénué de charité dans le sentiment qu’il exprime, lui avait dit son grand-oncle, M. Barthélemy Laverdurette, ancien curé de Saint-Pée, au pied des Pyrénées, et qui avait écrit, en 1896, un petit traité de métrique dans la langue béarnaise du XVIe siècle.

Je dois vous confier que les escargots ne s’avouaient que fort rarement pris au charme de ce vers. Mais qui saura jamais le secret des escargots et s’ils se soucient des mystères de la poésie française ? Ils se souciaient du moins des fraises qui rougissaient aux plates-bandes. Ils les dévoraient. On sauva, comme l’on put, les dernières.

Quand l’hiver fut au point de finir, le père d’Antonin résolut de frapper un grand coup et de préserver les fraises futures, en épouvantant, par le meurtre, le peuple escargot. Il fit emplette d’un canard ; et ce fut un beau spectacle, dès que les premiers beaux jours furent revenus. Le canard se promenait  gravement dans les allées, quand, ayant perdu ses pattes, il ne dormait pas à l’ombre du troène ; puis, sans se presser, il allait boire à la fontaine. M. L’abbé Laverdurette, qui venait souvent prendre le café, contempla longtemps ce nouveau garde-champêtre ; il en fit l’éloge. – « Mais il ne paraît point trop hardi, ajouta-t-il, et, peut-être, a-t-il été couvé par une poule, quand il n’était qu’œuf. » Et, tirant un petit Delille de sa poche profonde :

La poule, qui, pour nous, modèle de tendresse,
A l’aspect du milan, se hérisse et se dresse,
Des canards quelquefois échauffe le berceau…

Cependant d’un agile index, M. Laverdurette faisait sauter quelques grains de tabac qui étaient demeurés aux plis de sa ceinture usée, où se cachait une vieille montre d’argent, au bout d’une tresse noire de crins de cheval.

Je ne sais si le canard mangeait les escargots. Mon père assurait qu’il en faisait des massacres. C’était, à tout le moins, des massacres discrets. Mais ce que je sais, c’est qu’il tournait autour de notre table, lorsque nous dînions au jardin. Il s’arrêtait entre nos chaises, nous regardait doucement, tendait le col, ouvrait le bec. Nous lui donnions du pain qu’il mangeait avec délices. Il sut bientôt saisir au vol les miettes que nous lui lancions. Quand nous nous levions, il nous raccompagnait d’un pas grave jusqu’au seuil de la maison. Il était devenu familier ; le matin, quand le petit Antonin allait courir vers les lilas, le canard le suivait en jouant, le rejoignait et, du bout du bec, lui prenait le haut de la chaussette. Antonin le menaçait de la main et le canard ouvrait le bec. C’était un compagnon charmant. Mais la saison revint des fraises. On les voyait de nouveau s’arrondir et rougir parmi les petites feuilles vertes. – « A toi, canard ! dit le père d’Antonin, et sois le gardien vigilant de ces trésors. Que pas un escargot ne dévore une fraise ! »

O spectacle inoubliable ! Le lendemain, par un joli soleil qui dorait l’air tiède et doux, le canard était fort occupé. Dans la plate-bande, le bec au sol, il paraissait en proie à quelque méditation ; de temps en temps, il levait la tête comme pour saluer les dieux. Son cou frémissait ; il avalait…

- « Il avale les escargots », pensa le petit Antonin, qui s’approcha sans faire de bruit.

Le canard avalait les fraises. Antonin fut indigné. Il voulut gifler le canard ; l’oiseau baissa la tête, Antonin roula dans les fraisiers ; il poussa de grand cris et son père apparut à la fenêtre.

Le père d’Antonin ne plaisantait pas. Ce canard l’avait trahi : il mourrait. Nous le mangerons, dit-il. Antonin se mit à pleurer. On ne peut manger ce canard, dit la maman, qui avait le cœur tendre… –  Un canard qui venait me dire bonjour à la porte de la cuisine, dit la vieille Mariette, et qui mangeait le pain que je lui donnais… – Un canard qu’on connaît, répétait le petit Antonin.

On tua le canard ; on le fit rôtir. Mariette pleurait en l’apportant sur la table. Comme elle se retirait, on la vit qui, du coin de son tablier, essuyait ses yeux. Antonin sanglotait. – « Mange, mange, mon enfant, lui disait sa mère, qui était toute pâle ; il faut obéir à ton papa. » Quant au papa, il ne voulut prendre que le cou. « Mangez, disait-il… Vous êtes ridicules… Ce n’est que de la sensiblerie… » Le nez dans son assiette, il remuait sa fourchette et son couteau ; il ne mangeait pas. Puis, tandis que nous regardions un moineau qui chantait dans le cerisier, prestement il jeta le cou du malheureux canard au chien Virgile, qui veillait sous la nappe. On entendit de terribles craquements. Mon père se prit à tousser. Il se fit un grand silence et l’on servit des petits pois.

Ainsi, tandis que sa canne à pêche dormait aux cailloux de la rive, M. Antonin Lalouette rêvait à Marmande et aux vagues et charmants décors de sa première enfance. Cette onde, pensait-il, qui coule sous mes yeux sera bientôt dans ma ville natale ; ensuite elle glissera sous la passerelle légère d’Agen et sous ce pont-canal que j’admirais quand j’avais quinze ans, où le canal du Midi s’élance au-dessus de la Garonne ; puis elle verra Bordeaux où j’ai fait mon droit. Marmande, Agen, Bordeaux, Toulouse, je n’ai point quitté les bords de mon fleuve, si ce n’est durant deux mois que je vécus à Passy chez ma vieille tante Adélaïde. Je venais de terminer mes études et je voulais respirer l’air de Paris, tandis que dans la rue du Poids-de-l’Huile, à Toulouse, on fixait à la muraille l’or magnifique des panonceaux où les passants pouvaient lire :

Etude de Maître Antonin Lalouette
Notaire Licencié

Mais je m’ennuyais dès la deuxième semaine, loin de mes villes ensoleillées ; amèrement, je redisais :

Dieu ! que Paris est beau, – quand on est en province !...

C’est le début d’une poésie ; mais je n’en saurais dire la suite ni la fin, pour ce qu’après ce premier vers, je sentis que les Muses m’abandonnaient. Peut-être voulaient-elles me punir de n’aimer point la ville où on leur rend les plus grands honneurs. Sous les arbres mélancoliques du Ranelagh, je regrettais mes collines et les vieilles ruelles provinciales ; et certain soir, malgré Minerve, je me pris à chanter. Superbe, je m’adressais à la ville de Bordeaux, tout de même que j’eusse parlé à une personne naturelle :

    Cependant qu’on gèle ici,
    De quel pinceau, dans Passy,
    Convient-il que je te peigne,
    Bordeaux, ville de Montaigne ?
    Mais heureux qui chante, et qui,
    Sous un hêtre qui résonne,
    Sait nouer les noms d’Ausone
    Et de Fortunat Strowski !

Fortunat Strowski… Il se rappelait ses leçons dans cette Faculté dont le vestibule enferme le tombeau de Montaigne, et comme il commentait finement les Essais… C’était le bon temps… Il reprenait :

    Que n’ai-je une flûte neuve,
    Que n’ai-je d’autres pinceaux,
    Quand je vois le même fleuve,
    Qui balance tes vaisseaux,
    Descendu des Pyrénées
    Refléter les cheminées,
    D’une ville où les hivers
    Ouvrirent les destinées
    De celui qui fait ces vers !
    (Et, si l’on te le demande,
    Tu diras que c’est Marmande).

Mais, et c’est moi qui vous le demande, qui diable pourrait bien aller poser cette question à la ville de Bordeaux ?

La petite chanson était finie. Pourtant après des années et des années, M. Antonin Lalouette, au soir des tempes grises, y avait ajouté quelques vers ; et parfois, tandis qu’il faisait apporter une vieille bouteille et que ses amis souriaient autour de la nappe, on l’entendait qui fredonnait :

    Jours heureux, matins légers,
    Musique dans les vergers,
    Pigeons sous les orangers…
    Faites que ce temps renaisse !
    Mais il meurt, et la jeunesse
    Déjà tire ses rideaux.
    Nous buvions au même fleuve…
    Que Parnasse nous abreuve
    Et nous verse du bordeaux.

Parnasse, ce n’était point cette montagne bicéphale où les poètes ont accoutumé de se battre à coups de lyre ; c’était tout simplement Elodie qui, sur ses cheveux blancs, nouait un bonnet noir, et qui était la servante de M Lalouette et d’Hélène.

Hélène, dis-je… Eh ! oui, dois-je l’avouer ? Je l’avais oubliée. C’est chose décidée, je ne suis pas romancier et je vous confierai que je n’ai point du tout tracé sur un carnet le caractère des personnages qui viennent rêver aux pages de ce livre ou s’asseoir au coin de mes paragraphes. Je suis comme vous, mon cher ami, et je ne pense à eux que si je les vois entrer. Dès qu’ils sont sortis, je les oublie et ne m’occupe plus que de ceux qui poussent, à leur tour, mon portail entr’ouvert. Ai-je tort ? Et pourquoi, sous le prétexte que c’est moi qui tiens la plume, ne me donnerais-je pas le plaisir que se peut accorder le lecteur ? Je ne dis point, entendez-le : le lecteur de ce livre. Pourquoi voudriez-vous que j’eusse organisé une manière d’histoire où tout serait réglé comme les battements et tintements d’une horloge. Non point ! Je n’ai pas songé, je le confesse, à régler la marche de l’Univers ni à faire passer le tonnerre dans mon verre de lampe. Les jours glissent sur Toulouse et mes personnages entrent dans mon livre ou bien ils en sortent, comme il leur plaît. Je ne sais point du tout ce qui leur arrivera, et si je le savais, je n’aurais sans doute plus aucun plaisir à le raconter. Que deviendront M. Decalandre, M. Labrette, M. Lalouette ?... Que deviendra Hélène ?... Je l’ignore et j’espère qu’ils viendront nous le dire, sinon je n’aurais plus qu’à boucher mon encrier.

M. Decalandre avait abandonné sa chambre de la rue d’Austerlitz. Elle était vraiment trop petite. Les livres qu’au hasard de ses promenades, il achetait aux bouquinistes de la rue du Taur ou de la rue Saint-Rome l’eussent emplie en moins de quinze jours. On en distinguait déjà, dans la pénombre, un monceau sous le lit de cet homme studieux.

Il s’était donc enfui et grâce aux bons soins du poète Armand Praviel, il avait établi ses lares dans quatre pièces meublées, dont les fenêtres s’ouvraient sur la verdure et la paix du Jardin Royal.

Comme nous poussions doucement la porte de son bureau, M. Théodore Decalandre nous apparut. Un cahier dans une main, un crayon dans l’autre, il se renversait en un grand fauteuil et tenait assis sur l’un de ses genoux le jeune Patachou. L’enfant lorsqu’il riait pour ne point choir au tapis rouge et noir, serrait à pleines mains la barbe blanche de notre vieil ami.

- Asseyez-vous, dit M. Decalandre, et permettez qu’un instant encore, je poursuive mes travaux. J’enseigne l’alphabet à l’enfant Patachou.

C’était son petit neveu et il l’aimait comme un fils. Il aimait ses beaux yeux profonds et candides, si mélancoliques et qui soudain s’emplissaient de lumière. Il avait résolu de l’enseigner, de lui apprendre à lire d’abord et puis de lui montrer les guérets de la mathématique et les prairies de la littérature, mais comme en jouant et de telle façon que Patachou ne manquât point d’en venir à penser que l’étude est le plus vif et le plus agréable des divertissements.

- Vous verrez, disait-il, qu’à douze ans, il s’amusera avec les vers du subtil Ovide et la prose de Lucien de Samosate. Est-ce à dire qu’il trouvera dans ces textes tout ce que nous pensons y démêler ? Non certes ; et ce ne serait point de son âge. Comprenions-nous rien aux fables de La Fontaine, quand nous avions culotte courte et cheveux longs ? Mais il n’importe ! Je veux qu’il ait le goût de ces beaux flacons où, le temps et l’expérience venus, il saura découvrir le vin ou les liqueurs qui le pourront enchanter. Il ne faut point parler aux enfants avec un bâton, si je puis dire ; il ne faut point qu’on leur déclare que Boileau est ennuyeux, parce que, dès qu’ils auront trente ans, et s’ils ne sont point sots, ils sauront que ce n’était pas vrai. J’entends bien qu’ils ne peuvent se plaire à Bajazet ni au Discours de la Méthode ; mais nous, qui ne pourrions-nous passer de ces beaux ouvrages, ne dirons-nous pas que toute l’éducation est d’instituer des ponts, des ponts-levis, si vous voulez, qui, un beau jour, se redressent et font naturellement tomber les enfants dans les chefs-d’œuvre. Tous les moyens sont bons qui mènent où nous voulons mener. Alléguez que certains sont faciles. Mais, quoi ! parlerez-vous à des têtes de quasi cinq ans, comme vous harangueriez les membres doctes et chenus d’une attentive académie ?

Tandis qu’il parlait, M. Decalandre dessinait une sorte de fourche. – « C’est un Y », disait-il à Patachou. On eût dit un arbre, et il est vrai qu’au point où les branches se rejoignent, M. Decalandre dessinait un nid. On y voyait, large ouvert, le bec de trois oisillons.

- C’est un nid d’hirondelles, disait-il à Patachou. Tu sais que les hirondelles font, à l’accoutumée, leur nid sous nos gouttières. Mais, pour ton plaisir et pour que tu saches et n’oublies plus ton alphabet, j’ai construit pour toi un nid d’hirondelles entre deux branches. C’est un nid exceptionnel, ne l’oublie point. C’est le nid de Patachou.

Patachou riait :

- Où est la maman hirondelle ? continuait M. Dacalandre. Elle est allée chez le boulanger, car ses enfants veulent du pain. Tu vois comme ils ont faim et comme ils ouvrent le bec. Entendons-nous, Patachou ! Tu n’as jamais vu, dans les boulangeries, une hirondelle acheter des petits pains. Ce serait contre l’usage. Le pain des hirondelles, c’est mouches et moucherons, et dans tous les pays du monde. Elles poursuivent donc de petits pains volants. Ils ne sont point à l’étalage ; ils tournent dans les airs. Ils ont peur de l’hirondelle qui, pour eux, est grande comme la Tour Eiffel. Mais l’hirondelle est adroite et les capture au vol. C’est ainsi qu’elles font, aussi bien à Paris qu’en ce pays qu’on appelle la Grèce, où il y eut autrefois sept hommes sages. C’était un événement. On n’a jamais vu, depuis cette époque, une réunion de sept hommes qui ne comptât quelques fous.

- Et les hirondelles ? dit Patachou.

- Il faut faire une petite poésie :
 
    Après avoir du bout du bec
    Piqué la mouche avec adresse,
    Les hirondelles de la Grèce
    Pondent leurs œufs dans un nid grec.

Tu te rappelleras ?

Et M. Decalandre, à côté de l’arbre, dessinait un Y. Patachou prenait le crayon. Comme il pouvait, il traçait une fourche ; entre les deux branches, il figurait un oiseau, et puis, de la pointe du crayon, il trouait le papier en criant : « C’est un trou de bec ! » Il riait et disait ensuite : – « Papa Decalandre, encore l’alphabet ! Je veux savoir tout l’alphabet ! » Hélas ! il était presque fini.

Quand Patachou fut au lit : – « Cette méthode, je ne l’aime point », dit Mme Baramel. Au fond, vous le trompez, ce petit Patachou… Et puis, un Y et un nid grec… Vous savez ce que Victor Hugo a dit de ces sortes de jeux : « C’est la fiente de l’esprit qui vole. »

- Il est bien vrai, Madame, répondit M. Decalandre, qui prenait son air le plus grave. Encore que je ne sache point si la citation que vous faites soit fort exacte, je n’oublie guère que, parlant de je ne sais quels argumentateurs, Victor Hugo a composé ce vers inoubliable !

Vieux coqs de l’argument dressés sur leur ergo…

Comme nous riions tous : – « J’entends bien, fit Mme Baramel, qu’il y a quelque malice là-dessous. »

- Elle n’est point très grande, reprit M. Decalandre, et si je l’ai faite, c’est de bon cœur. Mais il est assuré que j’aime les jeux du langage ; et sinon, comment pourrais-je aimer les vers ? Je ne dis point la poésie. Je dis : les vers. Mais il y aurait quelque livre à écrire sur ce propos, mettant, comme entendez bien, chaque chose à sa place. Car il est une hiérarchie. Certains de ces jeux sont d’une bêtise qui ferait pleurer. Mais si vous dites d’une dame dont la vertu n’est point lourde et qui aspire à des fourrures : Sic itur ad astrakan, c’est beaucoup moins mal ; et si vous dites encore, ayant lu Saint-Amant :

    Je suis pris dans le doux lien
    De l’archerot idalien,

c’est beaucoup mieux encore. Je ne sais si je me fais bien comprendre, et j’avoue que tout ceci peut être fort obscur. Je m’expliquerai plus à loisir – prenons date – en ce Traité de la Rime que je pense publier quelque jour. Car la rime, c’est uniquement un son qui, répété, ne concourt point à exprimer le même sens. Comment définissez-vous le calembour, Madame ?...

Eh ! quoi, n’aimez-vous point cette belle langue française et jusques en ses verrues ? On veut nous faire proférer je ne sais quel sabir qui est de partout et qui n’est de nulle part, et les gens distingués ne parlent plus qu’anglais, sauf si on vient à leur marcher sur le pied, auquel cas ils poussent un de ces mots qui ne s’accompagnent heureusement que du fracas des batailles. Et j’avoue que j’aime mon pays et de tout mon cœur, mais par Neptune ! s’il n’y avait plus de langue française… Je songe, et sans doute, dois-je blasphémer – et je m’en excuse dès l’abord – que si je faisais mon état de jouer avec des formules chimiques, ou de peindre des toiles ou de nouer des symphonies – toutes choses qui n’ont point à être traduites pour être entendues des têtes du monde entier, – il me semble que je ne serais point si bien lié à cette terre, où j’emploie – et fort mal je le confesse, – les mêmes mots que faisaient Ronsard et La Fontaine, ces mêmes mots et que je tente – et vainement – de lier comme ils savaient les lier. Il faut posséder de la terre, ou vivre en un langage…

- Alors les peintres, chimistes et compositeurs ne sauraient être patriotes ! s’écria fort aigrement Mme Baramel qui avait mis en musique une poésie de Jean Aicard.

- Eh ! qui vous dit cela ? Si j’étais l’un d’eux, outre que j’aimerais peut-être les beaux livres où vit la belle langue, je vous montrerais que je poursuis une tradition qui a jailli de l’Angoumois et de la Champagne, ou que je continue des travaux qui jadis ont jeté leurs premières lueurs en quelque mansarde qui rêve sur les rues voisines de la Seine. Ah ! Madame… Madame, vous me montrez, une fois de plus, qu’on se peut difficilement faire entendre, si l’on n’éclaire pas tous les recoins de sa pensée, si l’on ne vide pas tout le sac de ses méditations ; et je veux dire seulement que tout l’art que j’aime est lié à cette vieille terre qui est la nôtre et qu’ombragent, comme les branches de deux beaux arbres, les rameaux de la Grèce et les feuillages du Tibre. Et, je l’avoue, je dirais volontiers :

    Défendez, cher Maurras, cette terre française :
    Elle existe. Le ciel, ce n’est qu’une hypothèse,
    La plus belle, sans doute, et la plus juste aussi.
    Mais allez en juger de cette rive-ci !
         C’est se donner bien du souci
    Et parler vainement des choses qu’on ignore.
         Quand nous serons parmi les morts,
         Si nous avons quelque remords
    Dieu saura le dissoudre en l’éternelle aurore.

Puis, il bourra sa pipe noire et sourit en regardant Mme Baramel, tandis qu’auprès des tisons, le chat jaune et gris se venait endormir sur sa pantoufle brodée.


MON bon ami, dit M. Sylvain Labrette, puis-je vous poser une question ?

- Vous pouvez m’en poser plusieurs, répondit M. Decalandre ; et s’il ne s’agit point des secrets de l’État, que personne d’ailleurs n’a pris le soin de me confier, tenez pour assuré que je m’efforcerai de vous donner quelque réponse où vous puissiez goûter du plaisir. Il s’agit, sans doute, d’un problème qui vous embarrasse aux pages que vous écrivez sur Saint-Sernin…

- Point du tout. Je voulais seulement vous demander ce que vous êtes venu faire à Toulouse.

- Ma présence vous incommode-t-elle, dit en riant M. Decalandre, ou porte-t-elle ombrage aux honorables corporations de cette ville ? La Cour d’Appel a-t-elle marqué quelque tristesse à l’annonce que j’avais planté ma tente au bord de la même Garonne où jadis on voyait le palais de cette princesse wisigothe qui se baignait à chaque instant, rêvant de rafraîchir les grâces de son corps, et qui, pour cet amour immodéré de l’onde, porte encore dans la mémoire des hommes le nom de Pied d’Oie ou de Pédauque, ainsi que nous parlons en ces lieux.

Mais il est vrai que si je me trouve en votre ville aux cent clochers et dans les délices de la brique rose, ce n’est point seulement par l’effet d’un caprice. Apprenez, mon cher Labrette, que je me suis rendu dans ce décor afin de composer un livre sur Toulouse.

- Parlerez-vous de Saint-Sernin ?

- Peu, mais je parlerai de son historiographe, – c’est à vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse – et je crois même que j’en ai déjà dit quelques mots.

- Vous avez donc entrepris votre ouvrage ?

- Non point, et si vous souteniez que j’en aie déjà écrit quarante-quatre pages, j’oserais à peine vous croire. Car, à la vérité, depuis que j’ai mis le pied en votre cité, je me sens un furieux désir de ne rien faire. J’ai l’horreur du papier blanc, des plumes et des encriers. Ah ! Toulouse ! Toulouse !... Qui dira, belle et douce ville, toute la paix et toute la sérénité que tu verses aux mortels qui errent par tes rues ou qui s’attardent aux bancs attiédis de tes promenades ! O charme de l’engourdissement…

Pourtant mon éditeur, l’aimable et terrible Émile-Paul, m’écrit des lettres dont j’ose à peine ouvrir les enveloppes. « J’attends votre Toulouse ! » m’écrit-il. « J’attends mon Toulouse ! Eh ! moi aussi, je l’attends… Il me le réclame en des épîtres de plus en plus brèves. La dernière ne contenait plus que ces deux mots : « Mon Toulouse ! » Maintenant il télégraphie : « Mon Toulouse ! » et, si je le puis dire, c’est sur l’air des lampions.

Mais allez donc écrire un Toulouse. Il y faudrait la vie d’un homme et d’un vieil homme. Voyez votre Saint-Sernin ; il aura un millier de pages. Or Saint-Sernin, c’est beaucoup, certes, dans Toulouse, mais ce n’est point toute la ville. Quand je pense à Saint-Étienne, aux Jacobins, aux vieux hôtels, à tous les corridors, à toutes ces cours intérieures où rient de beaux balcons anciens et des tourelles qui s’élancent vers l’azur… Si pour Saint-Sernin, il faut mille pages, pour Toulouse…

- Il n’est que de faire une règle de trois.

- Mais savez-vous ce qui m’a le plus vivement frappé depuis que j’ai retrouvé l’air de votre ville ? C’est ce goût surprenant qui m’a pris d’être oisif, et je pense que dans cette paresse ornée, j’ai rencontré l’âme même de Toulouse. Ah ! cher ami, baissez vos bras qui menacent le lustre et ne protestez pas et sans mandat d’ailleurs, au nom de tous les hommes laborieux qui peinent dans les quartiers divers qui environnent ce logis. Je sais bien qu’ici, comme ailleurs, de hardis compagnons sifflent sur leur échelle, que les métiers bourdonnent, s’il vous plaît, et que les champs sont semés. Mais les violettes s’épanouissent dans la campagne toulousaine. C’est elles, je pense, qui embaument l’air et qui font errer nos rêveries en d’imaginaires jardins. Je n’ignore point qu’il est ici des érudits, qui s’enfoncent dans l’ombre docte des archives et qui, aux verres de leurs lunettes, essuient la poussière des siècles. Mais ils songent avec douceur, en maniant les documents ; ils n’ont pas lu trois lignes d’une vieille charte, que le parfum des violettes flotte autour de leur crayon. Un soleil heureux rit aux vitres. Ils se renversent dans leur fauteuil et sourient à quelque fuyante princesse de jadis.

J’aurais certes mieux fait de demeurer à Paris. Peut-être, de la sorte, aurais-je écrit mon livre. Mais quoi ! je ne pouvais en commencer le premier feuillet. J’avais besoin de revoir Toulouse pour parler d’elle, de revoir son ciel, ses vieilles maisons, ses vieilles églises ; et je songeais :

    Gaston Baissette, toulousain,   
    Que ne suis-je votre voisin
    Sur ces rives de la Garonne !
    Les pigeons tournent dans l’azur,
    La glycine pend au vieux mur,
    Et le calme vous environne.

    La brique est rouge sous le ciel ;
    Et Gaudion et Praviel,
    Chantant avec Rozès de Brousse,
    S’en vont au frais des Ponts-Jumeaux
    Pour invoquer sous les rameaux
    Apollon qui ne se courrouce.

    Ne se courrouce est pour rimer,
    Car Phœbus les sait bien aimer ;
    Mais ce pauvre Tristan Derème,
    Dans le vacarme de Paris,
    Contemple des bords peu fleuris
    Et de pleurs emplit sa trirème.

    O Baissette, à l’esprit subtil,
    Trirème ou galère, faut-il   
    Que je précise davantage ?...
    Cependant les lourds autobus,
    L’essence et ses flots par eux bus
    Font trembler le sol et l’étage.

    N’êtes-vous railleur et perver
    Si vous pensez que prose ou vers
    En ce tumulte puisse naître ?...
    Goûterai-je encor le loisir
    Et ces jours que j’ai vu fleurir
    Dans les lilas sous ma fenêtre ?...

- Eh ! bien, dit M. Lalouette, de quoi vous plaignez-vous ? Vous le goûtez, ce loisir.

- Mais je le goûte avec remords. Car je ne fais point mon livre. Le loisir, c’est Toulouse. Le loisir… Ah ! non point l’odieuse et noire et stupide paresse… Une paresse ornée, si vous le voulez bien, et comme je vous le disais tout à l’heure ; et n’est-ce point le plus agréable des trésors et qui les contient tous ? Quoi de plus doux que de rêver à tout ce que l’on pourrait faire et d’y rêver d’une manière si naturelle que les songeries deviennent un univers mille fois plus vrai que le vrai. Couché sur un divan et la fenêtre ouverte sur les jardins, on traverse les mers, on fait régner la paix au cœur des hommes et l’on construit de si beaux livres ! A quoi bon les écrire, et pour quoi faire ? Il n’est que de reprendre, le lendemain, le même navire volant et de donner encore au monde les couleurs qui plaisent à nos yeux. C’est la féerie de Toulouse ; et je me rappelle qu’en traversant lentement le square La Fayette, M. Pol Neveux me parlait de ce charme de la ville où nous sommes, de cet enchantement que ne connaîtront point d’immenses parterres de violettes.

- Vous avez connu M. Pol Neveux ?...

- Quelle joie quand il vint dans cette ville où tout est rose, sauf le feuillage des platanes, – qui est bleu. Il était de dix ans mon cadet et je n’avais pas encore cette barbe blanche qu’enfument les pipes du soir ; et M. Pol Neveux devint mon chef. Vous vous récriez ?... Imaginez, poursuivit M. Decalandre, que je commandais, en ce temps, deux brigadiers et douze hommes, armés d’un mousqueton. Ils n’avaient point une cartouche.

Mais les cartouches dormaient dans un tiroir. C’étaient des cartouches de gros fusil et qui n’eussent jamais pu passer par le canon des mousquetons. Ces cartouches, le chef de poste les repassait au chef de poste, à la relève ; je pense qu’elles sont encore dans le même tiroir…

- Que nous contez-vous, Monsieur Decalandre ?

- Des choses qui furent vraies. Vers la mi-nuit, ou comme deux heures du matin sonnaient au lycée voisin, M. Pol Neveux apparaissait, précédé d’un homme qui portait une lanterne. Il ressemblait à Barrès. Il en avait la taille, l’allure et le beau visage qui médite et l’œil mystérieux, mais vif : le songe et l’ironie. Vous avez lu La Fontaine, qui est tendresse et douce raillerie ; et n’oubliez point que M. Pol Neveux est fils de la Champagne.

- Et que disait M. Pol Neveux, près de l’homme au nocturne falot ?

- Tandis qu’on entendait remuer, sur la muraille, les vignes vierges et les roses de juillet, et que, sur le seuil, je surgissais avec mon grand sabre, M. Pol Neveux disait des vers. Je les entends encore :

    Bon chef de poste, venez reconnaître !
        C’est Pol Neveux !
    Pour l’Institut Dieu ne l’a pas fait naître,
        Ce paresseux !

Ce sont vers familiers, où le poète prenait plaisir à se calomnier, comme vous pensez. Il était rêveur, mais non point paresseux. Une rêverie d’où jaillissent enfin de beaux livres, est-ce donc temps perdu ? Mais il rêvait et volontiers, il faut le dire, et c’est à sa louange. Je me souviens qu’un jour, immobile, sur le trottoir, près du square La Fayette où s’ennuie le buste d’Ephraïm Mikhaël – car que faire en un square et quand on n’est qu’un buste ? – et non loin de la librairie Richard, où retentissaient naguère – jadis, serait mieux dit – les voix d’Armand Sylvestre et de Laurent Tailhade, – en ces lieux, dis-je, et c’était un beau matin, comme il poursuivait quelque souple et fuyante pensée, il alluma sa cigarette et remit dans sa poche son briquet de nacre, mais sans que soin fût pris d’en éteindre la mèche. L’auteur de Golo pensa presque aussitôt périr enflammé et, pareil à quelque dieu, disparut au nuage jailli de la brûlante ruine de ses vêtements. Mais il ne rêvait point, la nuit, quand précédé de la lanterne, nous suivions l’obscurité des corridors et la pénombre des cloîtres sous la lune.

- Quelle histoire me contez-vous, monsieur Decalandre ?

- Je parle sincèrement ; et faut-il vous dévoiler enfin que dans une ancienne église, où saint Thomas d’Aquin avait eu son tombeau, nous gardions la Joconde ?

- Vous riez, mon cher Decalandre, et si je rapportais vos propos….

- Je ne ris ni ne souris ; mais il est vrai et très vrai que dans la nef des Jacobins à Toulouse, nous gardions six voitures de déménagement, – lesquelles contenaient tous les tableaux du Louvre, et la Joconde parmi eux, et un grand nombre de statues.

Toulouse !... Comme j’allais quitter Paris, le mois dernier, j’entendais M. Pol Neveux qui me parlait au téléphone : « Il me tarde d’évoquer, disait-il, les cyprès et les pins parasols, ces toits de Saint-Sernin qui s’habillent au printemps de giroflées et ce jardin conventuel où nous regardions les roses trémières balancer leurs hampes au long des murs de briques que venait d’empourprer l’orage. »

Si vous saviez – mais ne le savez-vous point, mon bon Labrette ? – combien ces paroles sont justes et comme elles peignent avec précision, sous leur apparence de poésie mélancolique…

Il me voulut, un jour, offrir une de ces petites frégates – enfermées dans une bouteille, comme on en voit aux devantures des antiquaires dans la rue du Taur. C’est à deux pas de Saint-Sernin, – de notre Saint-Sernin, car vous me permettez de l’aimer et de l’admirer aussi, cette basilique romane, où l’on se sent comme pris, comme écrasé dans la pierre, mais heureux. Le monde a disparu, on est là comme en un terrible cocon. Il faudra se muer en papillon pour partir dans le ciel. Qu’on ne dise point qu’elle est lourde. Elle est massive, solide, forte, puissante comme un dogme.

    Basilique, strophe de pierre,

chantait mon ami Lacanette, qui composait des vers.

- Et la brique ? dit M. Labrette.

- C’est là qu’aux heures de liberté, je retrouvais M. Pol Neveux qui m’enseigna comme l’architecture est chose émouvante et belle… Eh ! oui, c’est lui qui me l’apprit. Ne pensez point que j’étais un barbare ; mais pour goûter vraiment un art, ne faut-il que quelqu’un vous en découvre les mystères ? Je ris trop souvent des personnes qui n’ont point étudié la poésie et qui pensent connaître les vers pour la seule raison qu’elles entendent à peu près le français…

Nous errions parmi les vieux hôtels de la Renaissance dont la pourpre et la pierre sont toute richesse et grâce ; nous nous attardions à Saint-Étienne, dont la nef a la forme d’un éclair, d’un Z, s’il vous plaît mieux – n’est-ce cela ? – et dont la rose, au tympan, n’est point dans l’axe du portail, que pare le chou frisé.

    Le chou frisé des cathédrales flamboyantes…

O poète ! O Lacanette, où donc êtes-vous ? J’imagine que vous êtes conseiller municipal dans ce village où vous possédiez une maison, de l’herbe et des peupliers, et que vous prenez encore des vers à la pipée.

Cependant, M. Pol Neveux regagnait son logis. Ses fenêtres s’ouvraient sur les feuillages du square Lafayette et l’appartement s’ornait du haut pupitre où Flaubert avait laborieusement noirci les feuillets de Madame Bovary ; et, devant la pierre tombale, au mur reproduite et suspendue, de dame Longrua, qu’on vit, au moyen âge, abbesse, M. Pol Neveux, si on lui disait un seul vers de La Fontaine, une seule ligne de Flaubert, et fût-elle prise dans la Correspondance – continuait  à réciter le texte, puis, l’œil narquois, il entreprenait le récit de ses malheurs : « Je publie Golo : le lendemain, c’est l’affaire Dreyfus. Personne ne parle de mon livre. Je donne aux imprimeurs La Douce Enfance de Thierry Seneuse : l’univers entier s’abîme dans les batailles. Si j’écris un troisième ouvrage, ce sera la fin du monde. » Il souriait, croisait ses longues jambes, appliquait sa mèche noire sur la tempe et, dans le silence, et tandis qu’avec le crépuscule les moineaux se taisaient aux branches du square, il rêvait aux beaux livres, aux belles architectures et à ces empreintes de cire verte que les sceaux anciens ont laissées aux boutiques des antiquaires.

Mais Saint-Sernin, merveille incomparable…

- N’aimez-vous point le gothique ?

- Qui vous dit cela ? Mais je préfère le roman. Ne peut-on goûter plusieurs arts ou plusieurs formes d’un même art ? Et je dédaigne si peu le gothique que volontiers, je le défendrais contre M. Salomon Reinach.

- Peste ! vous n’auriez point affaire à faible partie, mon cher Decalandre, dit M. Labrette en riant.

- Il est vrai. Mais pourquoi l’a-t-on vu qui faisait l’apologie du limaçon ?

- Je ne vous entends guère.

- Rappelez-vous ces lignes qui sont de sa main, quand il traite des arcs-boutants, lesquels soutiennent à l’extérieur, comme savez, les églises gothiques ; – « Alors donc, écrit-il, que le temple païen et l’église romane ont en eux-mêmes le principe de leur solidité, l’église gothique doit la sienne à des étais placés au dehors ; elle ressemble à un animal dont l’ossature serait, en partie du moins, extérieure à son corps. » Et il ne lui en fait pas son compliment.

- N’est-ce pas son droit ?

- Certes. Mais si vous n’êtes point assis ou couché, mon cher Labrette, n’êtes-vous pas soutenu par vos jambes ? Et vos jambes sont-elles ou ne sont-elles point à l’extérieur de votre corps ? Vous me répondrez, car vous êtes subtil, que vos jambes appartiennent à votre corps et qu’elles ne sont point, par conséquent, hors de lui. J’en pourrais dire autant des arcs-boutants, par rapport à la cathédrale. Mais je voulais indiquer seulement que les animaux et les hommes ont accoutumé de se comporter à la façon des cathédrales gothiques : ils se tiennent en un charmant équilibre sur des arcs-boutants, et vous ne me ferez jamais dire qu’un limaçon ressemble à un temple grec, pour ce que l’un comme l’autre est dépourvu de jambes.

Pourquoi condamnerions-nous les arcs-boutants ? N’est-ce point une manière de volupté de l’esprit qui naît à leur spectacle, si quelques pierres légères suppriment le poids d’un édifice immense ? Gracieux et fragiles, ils absorbent la pesanteur de la masse et ils sont, pour moi, l’une des images les plus charmantes de l’intelligence qui sourit des forces de la nature.

Mais j’aime mieux le roman, ce beau roman du Midi, puissant et chaud à l’âme et qui marque fortement des limites. Vous pouvez bien faire jaillir l’arc brisé comme un jet d’eau. Il n’est point de jet d’eau qui ne retombe ; et votre arc brisé, ce n’est jamais, comme il le dit par son nom même, que deux circonférences qui se heurtent, qui se cassent, qui se suppriment l’une l’autre. Parlez-moi de la circonférence, parlez-moi du cercle ! Je ne sais point si c’est une figure parfaite, mais c’est la forme de notre ciel et de notre vieille terre ! C’est la forme des fruits et celle de la lune et du soleil ; c’est une forme vieille comme la race des hommes et plus vieille qu’elle. Et quand je rêve sous la voûte en berceau, il me semble que je suis dans une manière d’univers. Je la contemple, cette voûte qui, à ma droite, à ma gauche, ne cesse d’être ronde que lorsque, par la rapidité de la verticale, elle se précipite pour rejoindre la terre des vivants et des morts. Le gothique vous donne-t-il le songe auquel il nous convie, de l’illimité ? Non certes. Que sa voûte n’ait plus de poids, que ses ogives soient minces comme des branches, il n’importe ; elles ont une fin et leurs nervures ne s’élèvent point si haut qu’elles glissent entre les vraies étoiles. Combien je préfère le roman qui, d’un cintre puissant, impose des frontières et qui proclame, en quelque sorte, qu’il demeure attaché à notre sol, d’où le gothique ne s’envole guère.

« Et puis, le roman est le plus ancien ; j’ai le goût des vieilles choses qui évoquent pour moi de vieilles gens, de vieilles images, de vieilles cadences, de vieilles nuances de pensée, et me condamnerez-vous, sans que je manque au respect, si je murmure dans la pénombre de Saint-Sernin :

    La bataille est merveilluse e pesant.
    Mult bien i fiert Oliviers et Rollanz,
    Li Arcevesques plus de mil colps i rent…

et si je me répète ces vers en songeant qu’ils furent composés au moment que l’on construisait cette basilique. Il n’y a pas trente ans, c’était la bataille de Hastings ; nous sommes en pleine querelle des Investitures…

- Que me dites-vous ?

- Je suis à Toulouse, à Saint-Sernin, je rêve, avec mon vieux poème à la main. Des pèlerins, autour de moi, rapportent les paroles de Pierre l’Ermite, et voici qu’on ouvre les portes de la basilique pour l’entrée du pape Urbain II, qui vient de Clermont-Ferrand, tandis que tout le peuple se prosterne dans la quintuple nef.


POURTANT M. Sylvain Labrette demeurait mélancolique, tandis que M. Decalandre lui peignait son émotion. M. Decalandre partait pour la première croisade. Quel homme ! Il n’était que de lui donner un vieux texte ou de le laisser une heure en quelque vénérable édifice pour qu’il abandonnât son temps et les hommes qui l’entouraient. Comme nous passons du salon à la salle à manger, il changeait de siècle. Dans la même journée, on le voyait romain, turc, italien et grec dans le cheval de Troie, où il prétendait étouffer pour le rhume qui le secouait en mille éternuements. Car son rhume aussi traversait les âges, et ses vêtements ne l’abandonnaient non plus en ces voyages aux empires défunts. Ni cotte de maille, ni péplos, ni justaucorps, et je pense que M. Decalandre, pour deviser avec Roland ou Patrocle ou Pétrarque, n’enlevait point cet ample pardessus marron et tout gonflé des gazettes de la journée et de quelques livres.

Quand il était entré, ce jour-là, chez M. Labrette, il avait deux chapeaux : l’un sur la tête et l’autre à la main. Il venait d’acquérir un feutre nouveau et n’avait point voulu que l’on troussât l’ancien dans quelque papier. Ainsi, disait-il, j’ai pu, tout le long du chemin, saluer les personnes que je rencontrais et d’un geste magnifique, et sans pourtant me découvrir. De la sorte, le souci de la politesse ne pouvait nuire à ma santé, dans ce temps où je me trouve accablé d’un rhume.

M. Labrette songeait à Hélène. C’était le bonheur de sa vie. C’était son tourment. Accordez-moi votre main, lui avait-il dit cent fois. Mais, renversée dans ses bras, elle souriait tristement. Pourquoi, disait-elle, me parlez-vous ainsi ? Vous savez bien que je ne pourrais vous dire oui. Ne me posez donc plus cette question, puisque je ne saurais y répondre comme vous le voudriez…

Aussitôt M. Labrette devenait triste, lourdement et longuement triste. Hélène se mettait à pleurer. Puisqu’elle m’aime, se disait-il, pourquoi ?... Et il pensait au Sénégal. Hélène remettait son chapeau. C’était l’heure pour elle de regagner la maison du vieil oncle. La lune déjà glissait entre les feuillages de l’allée des Demoiselles, et M. Antonin Lalouette, sous son grand chapeau de paille, et sa canne à pêche sous le bras, quittait les bords de la Garonne. Élodie mettait le couvert.

- Pierre l’Ermite, disait M. Decalandre, ce petit homme maigre et noir, nourri de pain avare et de poisson sec, abreuvé de l’eau des fontaines, pique son mulet gris et court de ville en ville.

Que pensait Hélène, tandis qu’on servait le potage, et que M. Lalouette commentait pour elle les articles des Débats. Je ne sais. Ah ! si j’étais romancier, je ne manquerais pas d’écrire ici cinq ou six pages pour vous peindre les détours de l’âme d’Hélène. Mais Hélène a-t-elle une âme ? C’est le problème parfois que se pose M. Labrette, quand il remue les tisons dans la cheminée du soir. Et m’aime-t-elle ? se demande-t-il ensuite. Pourtant… Et le voilà qui s’élance en d’amères rêveries. Elle est charmante, murmure-t-il, et illettrée. Illettrée, entendons-nous : elle sait lire et écrire, c’est entendu, et il ne paraît un roman d’amour qu’elle ne le dévore avant de s’endormir. Mais elle n’a aucun goût et peu lui importe que le livre soit médiocre. Elle ne sent pas la médiocrité. Pourvu qu’on s’aime à toutes les pages, elle est heureuse ; et si l’on se tue au dernier chapitre, la voilà ravie. Moi, je n’aime que la poésie et Saint-Sernin. Je n’ai jamais pu lui faire lire trois vers : elle bâille. Quant à Saint-Sernin, elle l’a visité une fois. Elle dit que c’est inoubliable. Ce lui est une cause à n’y plus revenir. Elle aime mieux une exposition de lingerie. Vous ai-je dit aussi qu’elle est avide lectrice de catalogues ? Elle reçoit tous ceux des grands magasins.

Au fond, c’est peut-être elle qui a raison. Elle est jolie, à peine un peu trop mince ; mais c’est la mode… Quand elle a dit : la mode, il n’y a plus qu’à se taire ; c’est sa bible et son évangile… Elle était fière de ses beaux cheveux ; la mode a rendu son oracle : la toison est tombée.

    L’ébène tombe sous le fer…

- Eh ! quoi, Hélène est-elle brune ? Vous ne nous l’aviez point confié !

- Je l’avoue. Et, peut-être, pensiez-vous qu’elle fût blonde. J’écrirai donc, et pour vous plaire, un autre vers ou du moins, un demi vers :

    L’or tombe sous le fer…

Il est de Saint-Amant. A la vérité, il ne chante point les cheveux, ni les ciseaux, mais bien les moissons et les serpes ; au demeurant, il n’importe guère, puisque, si j’en crois quelques poètes, épis et cheveux, c’est tout un. Rappelez-vous… Quand l’aire bien féconde

    Sent battre de Cérès la chevelure blonde.

C’est Ronsard qui vous le dit :

- Mais après Dorylée, continue M. Decalandre, la chaleur et la soif… Nos chevaux crèvent. C’est un porc et deux chèvres qui, sur leur basse échine, portent ma lance et mes bagages. Je chevauche un vieux bœuf, paisible et lent.  De sa longue queue, il écrase des mouches vertes et bleues sur ses flancs amaigris et meugle vers les Taurus…

- … Ses cheveux sont coupés, reprend notre Sylvain Labrette. Elle s’adapte merveilleusement. Fût-ce en abolissant les ornements les plus heureux : tout pour le corps. C’est une vraie femme.

(Ah ! Monsieur Labrette, ne pensez-vous pas que vous vous égarez ? Écoutez plutôt M. Decalandre qui sera bientôt aux portes d’Antioche et qui répand mille discours tandis que silencieusement vous remuez la pointe de vos pincettes dans la braise et dans la cendre).

Mais si les seules choses que j’aime, elle ne les aime pas, pourquoi m’aime-t-elle ? (C’est M. Labrette qui continue.) Eh ! peut-être ne m’aime-t-elle pas… (Le voilà triste. Il ne songe pas à se demander comment il peut l’aimer quoiqu’il n’aime rien non plus de ce qu’elle aime). Mais si elle ne m’aime pas, pourquoi fait-elle donc semblant de m’aimer, car je ne rêve point… (Le malheureux, il rêve de plus en plus ; il cherche ; il ne trouve aucune raison.) Donc, elle m’aime, conclut-il.

Vous croyez que c’est fini ? Non, certes. Ce n’est que la conclusion d’un chapitre. Mais les romans d’amour ont beaucoup de chapitres.

- Bohémond ! Bohémond et Raymond de Toulouse ! s’écrie M. Decalandre.

Si elle porte un jour, une robe neuve, voilà M. Labrette tout plein de lamentations intérieures. Qui a acheté cette robe ? C’est elle-même, bien sûr. Sa fortune, sans qu’elle soit très grande, ne lui permet-elle pas de n’aller point vêtue de guenilles ? Mais elle est bien jolie, cette robe ; et ne rend-elle pas Hélène plus belle encore ? Ne veut-elle plaire à quelqu’un ? (Mais c’est peut-être à vous, monsieur Labrette.) Quelqu’un ?... Qui ?... N’est-ce point cet inconnu qui lui a offert cette robe ? (Mais non, mon cher Labrette, vous savez bien, qu’elle n’a jamais voulu accepter de vous la moitié du quart d’un chapeau. Elle se fût pensée une fille perdue. Et quelle scène, le jour où vous vouliez lui faire donc de quelques bas de soie. Elle s’écria qu’elle ne vous reverrait de la vie. Les bas sont encore dans leur boîte de carton bleu, au dernier rayon de votre bibliothèque.) Elle ne m’aime pas, rumine M. Labrette, puisqu’elle ne veut rien accepter de moi. Elle sent que ce serait une manière de duperie. Mais, dès lors, elle aime celui dont elle tient cette robe neuve. (Justes cieux ! que M. Labrette est donc sot.) Comme elle est gracieuse aux plis de ce velours grenat… Et penser qu’elle ne m’aime pas. Qui sait où elle est, en ce moment ?

Il la voudrait toujours auprès de lui. Pourquoi n’est-elle pas toujours auprès de lui ? Il veillerait sur elle. Elle serait comme une petite enfant bien sage. Il la dorloterait dans ses bras. Elle jouerait de la harpe pendant qu’il classerait ses vieux papiers. Saint-Sernin renaîtrait, sous le toit tranquille, au miracle d’une mélodie. – Vous inventeriez d’autres tourments, lui dit-elle ; et elle sanglote, la tête appuyée dans le cou de M. Labrette.

Hélène… Saint-Sernin… Saint-Sernin… Hélène… On dirait une cloche. Le son Saint-Sernin est large, confiant, épanoui. Le son Hélène a je ne sais quoi d’aigu. M. Labrette en a le cœur percé.

Comme il voudrait passer la journée chez Hélène ! Il n’ose point. Vous finirez par me compromettre, dit-elle, avec un gros soupir. Toulouse est une grande ville, mais c’est une petite ville. Les couturières voisines sont, toute la journée, derrière leur fenêtre ouverte au rez-de-chaussée. Le soir, elles prennent le frais devant leur porte. Et puis, il y a le terrible regard d’Elodie : et M. Antonin Lalouette, encore qu’il vive entre la Garonne et le Canal de Brienne… Hélas ! M. Labrette ne peut même la conduire au théâtre. Si elle va entendre l’Africaine au Capitole, il la salue dans un entracte.

Tout le temps qu’il est loin d’elle, il songe à elle, et c’est pour s’attrister. Où est-elle ? Que fait-elle ? Elle ne l’a pas quitté depuis une heure ; son peigne, qu’elle a oublié sur la cheminée, luit entre les flambeaux ; déjà il s’inquiète. La seule femme que j’aie aimée, pense-t-il, et elle n’est point à moi ; et elle n’est point toujours à moi ; ses petits pieds ne dansent pas sur ce tapis une fois la semaine. (Mais, que diable ! elle vous aime, monsieur Labrette. Et vous voilà bien infortuné ? Que n’êtes-vous content de quelques roses et de tout cœur données ? Mais non, vous voulez planter le rosier dans votre chambre et qu’il n’en sorte jamais plus. Ne serez-vous donc jamais raisonnable et voulez-vous toujours que l’Univers se conforme à vos lois et non aux siennes, et que la terre désormais ne tourne que selon votre caprice ?)

Si l’on parle d’elle, en quelque salon, voilà notre homme l’oreille au guet. Que va-t-on dire ? Il frémit. Il tremble de jalousie. Il faudrait qu’on ne pût parler d’elle. N’est-elle point à lui ? De quel droit, s’occupe-t-on de celle qu’il aime secrètement. Il oserait à peine la nommer. De quel droit, d’autres esprits font-ils une image d’Hélène ? Jaloux, si jaloux ?... Je le suis, dirait-il, de toute la nature. Mais on l’a déjà dit.

    « Les rayons du soleil vous baisent trop souvent ;
    Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent…
        L’air même que vous respirez
    Avec trop de plaisir passe par votre bouche… »

Eh ! n’est-ce pas l’Amour lui-même qui parlait ainsi, et qui parlait si bien ?

Un jour, à mots subtils, on a laissé entendre qu’elle avait un amant. Qui ?... Qui ?... pensait-il. Il était plus malheureux qu’un chien qu’on écorche. Il n’a point songé que c’était de lui, peut-être, que l’on parlait ; que, malgré tous ses soins, on avait pu démêler les visites d’Hélène à l’allée des Demoiselles… Non point ! Elle aime quelqu’un, disait-on. Qui ?... Ce n’était point lui. Lui ? Allons donc ! Vous savez bien qu’il n’est rien dans la vie d’Hélène !... Pourquoi d’ailleurs l’aimerait-elle ? Il n’est plus tout jeune ; il est un peu gros et peu soucieux d’élégance ; il a déjà des cheveux gris sur les tempes et il écrit un ouvrage dont elle n’a jamais voulu lire un feuillet, sinon avec un air de politesse ingénue… Ah ! si j’avais vingt-cinq ans, pense-t-il. Alors, je saurais pourquoi elle m’aime. Mais, j’ai perdu ma jeunesse à compulser des archives et me voilà bien avancé. Il n’y a que la bête en nous qui vaille ! Elle le sait bien ! C’est elle qui est sage. S’occupe-t-elle de ces beaux livres qui m’ont enchanté et de ce qu’ont pu penser les hommes qui sont au tombeau ? Rêveries, tout cela. Comme elle a raison ! (Vous reniez vos dieux, monsieur Labrette !) Mais elle se soucie de tissus légers et doux qui l’enveloppent soigneusement, qui font qu’on la trouve belle ; elle se prive de gâteaux pour demeurer mince ; elle passe ses matinées et ses après-midi aux mains de son coiffeur et de son couturier. Quel souci elle a de ses chemises, quand je vis enveloppé de flanelle bleue, rayée de rouge !... Non, elle ne peut pas m’aimer. (Moi, je sais bien qu’elle souriait et s’attendrissait, hier soir, dans le grand fauteuil bleu, tandis que M. Labrette baisait son épaule nue.)

Ainsi erre l’esprit de notre archéologue, toujours insatisfait ; tel s’égare ce cœur inquiet… « C’est le cœur de l’homme, le vôtre autant que le mien, qui veut modestement tout. » Vous connaissez cette phrase ? Elle est bien belle ! Eh ! oui, que l’on vous donne un bouquet de cerises et vous voudrez bientôt manger le cerisier jusques aux racines, et puis la terre, et puis l’Univers.

Pourtant M. Decalandre reprenait haleine en son Orient. Les pieds sur les chenets, tout percé de flèches sarrasines et chargé de reliques précieuses : – Pourquoi, disait-il, n’épouserais-je pas quelque turque indolente, qui abandonnerait Allah pour ne plus s’occuper que de sourire sur de rouges coussins, dans le logis paisible où je rêve parmi mes livres ?

Il se fit un silence…

- Eh ! bien, mon cher Labrette, dit M. Decalandre, dans quel gouffre de mélancolie êtes-vous encore tombé ?

- Du tout, du tout… En aucun gouffre ! fit M. Labrette, qui s’efforçait de sourire.

- Eh ! que ne faites-vous comme moi ?

    Pour fuir les bords sans joie et les rives amères,
    J’ai toujours un vieux fiacre attelé de chimères…

Épouserai-je mon esclave d’Antioche ?... Peines d’amour ? reprit-il affectueusement.

- Non… non… Mais les hommes et les femmes ne sont point du tout pareils.

- Il est vrai, répondit M. Decalandre, en coulant un regard ironique et doux par-dessus le verre de ses lunettes ; et les grammairiens les avaient déjà distingués en deux genres. Les uns, à parler bref, ont la tête ; les autres ont le cœur. M. Henri Bremond, reprenant son Claudel, pourrait peut-être évoquer ici Animus et Anima. Mais je voudrais qu’un homme eût la tête assez solide pour que ses propres misères et ses bonheurs et tout l’univers ne lui fussent plus qu’un spectacle magnifique. Etre le miroir intelligent du monde entier et posséder l’allégresse du cœur…

- N’aspirez-vous point à vous asseoir sous l’arbre le plus haut de l’Olympe, au trône de Jupiter, mon bon monsieur Decalandre ? Ne voulez-vous point « modestement tout » ?

- Eh ! oui, nous voulons tous nous élancer vers un impossible azur.

Mme Baramel venait d’entrer et s’était assise sur un petit tapis devant le feu. Elle écouta pendant un instant, puis se leva pour prendre aux rayons de la bibliothèque les poèmes de Rodenbach.

- En l’honneur de l’azur que l’on n’atteint jamais, évoquons, dit-elle, les jeux mélancoliques du jet d’eau.

Et tournant les pages d’un doigt rapide, prenant un vers ici, d’autres ailleurs, elle nous lut cette manière d’anthologie :

Jets d’eau toujours en peine, impatients du ciel….
Les jets d’eau ont baissé comme baissent les lampes ...
Et des jets d’eau soudain baissés, comme des lampes !...
Mais lorsque la nuit vient, brouillant toute couleur,
Lorsque paraît la lune à la pâle effigie,
Les jets d’eau vont reprendre espoir en sa pitié ;
Et les voilà, frissons de plumes hésitantes,
Qui font monter à coup d’ailes intermittentes
Leurs colombes en un essor multiplié !
Le ciel lointain a des infinis de lagune…
Détresse des jets d’eau qui n’auront pas été
Conduire leurs ramiers becqueter la clarté,
Et goûter le divin aux lèvres de la lune !...
Un jet d’eau qui s’effeuille en larmes sur sa tige…
Tout devient nostalgique et commémoratif,
Le jet d’eau raccourci prend la forme d’un if…
Il rêve en son orgueil l’impossible escalade…
Comme on baise une bouche, il va baiser l’azur…
Ah ! l’effort douloureux, toujours inachevé !
Il est celui qui tombe, après s’être élevé…
Montant et retombant sous son propre fardeau…
Il est le doux martyr d’un idéal trop beau ;
Il espérait monter jusqu’au ciel le jet d’eau !

- Hélas ! dit M. Labrette. Hélas ! à mes chagrins je demeure lié. Comment quitterions-nous la terre et notre cendre ?

Malgré le vers connu d’un poète oublié
Il n’est pas un jet d’eau qu’on n’ait vu redescendre…

Mme Baramel murmura :

- L’homme n’est qu’un jet d’eau…

- … le plus foible de la nature, se permit d’ajouter M. Decalandre.

- N’aurons-nous point un jour la paix de l’esprit ? dit M. Labrette et ne saurons-nous pas faire enfin notre bonheur au petit enclos qui nous est donné ? Rêverons-nous toujours d’autres terres et du bruit de la mer ? Ah ! que nous disions, un soir, l’âme sereine : C’est le golfe tranquille !...

- … où les lions vont boire, dit fort étourdiment Mme Baramel.

- Mais non ! Mais non ! s’écria M. Decalandre.

- C’est un vers de Victor Hugo.

- Pas tout à fait…

- Eh ! le mien n’est pas mauvais :

C’est le golfe tranquille où les lions vont boire…

Le trouvez-vous si médiocre ?

- Ah ! Madame, il ferait rougir les Muses, qui, si elles se plaisent aux cadences, n’aiment pas moins le bon sens.

- Je ne vois guère…

- Un golfe !... un golfe… Mais depuis quand, Madame, les lions ont-ils accoutumé de boire de l’eau de la mer ?


VENEZ, dit M. Théodore Decalandre. Et cheminant par les rues étroites, où, sur les pavés brûlants, s’attardaient de gros pigeons, nous arrivâmes au Capitole.

Comme je le pensais, M. Decalandre ne manqua pas de nous conduire dans la petite cour. Il nous montrait le buste d’Henri IV et nous lisait l’inscription fameuse :

    HIC  THEMIS  DAT  JURA  CIVIBUS
        APOLLO FLORES CAMOENIS
       MINERVA   PALMAS   ARTIBUS


Mais il était impatient de nous parler de Marca.

- Les Archevêques de Toulouse, fit-il soudain…

C’était le début habituel de sa harangue. Marca ? direz-vous. Oui, vous vous rappelez :

        Ci-gît, Monseigneur de Marca
        Que le roi sagement marqua
        Pour le prélat de son église ;
        Mais le sort, qui le remarqua,
        Et qui se plaît à la surprise,
        Tout aussitôt le démarqua.

Il est, vous le savez, une variante de ce sizain et que nous lirons tout à l’heure.

Marca, avec les Templiers et les Touaregs, c’est l’une des marottes de M. Decalandre. Marotte fort honorable ; et il n’est pas médiocrement fier que ce personnage ait été de sa famille. – J’entends bien que je n’y ai aucun mérite, dit-il parfois, en souriant.

Notre vieil ami est toujours prêt à déduire sa généalogie. Il ne faut point l’en prier longtemps. Il descend de Jean d’Arrac, dont le fils Pierre mourut en 1610. Jeanne d’Albret avait fait saisir les maisons et les champs de Pierre d’Arrac, mais il obtint, quatre ans avant que de mourir, en récompense des honorables services qu’il avait rendus à Henri IV, l’anoblissement de sa personne et de ses biens et le grade de capitaine qui demeura dans la famille, si bien que la grand’mère de M. Decalandre, qui était une demoiselle d’Arrac, n’omit jamais de faire suivre sa signature du mot capitaine. « Ma grand’mère le Capitaine », disait M. Decalandre, avec un air de malice qui n’excluait pas le respect.

Les d’Arrac jouèrent un rôle important dans l’histoire béarnaise. Pierre avait été admis aux États de Béarn le 21 avril 1608. Les Casaux étaient leurs alliés. Arnaud de Casaux, beau-frère de Bertrand d’Arrac, fut le médecin de Jeanne d’Albret. La reine de Navarre entreprit de lui faire don d’un magnifique domaine et comme, par discrétion, il hésitait à l’accepter, la souveraine déclara qu’elle ne le lui donnerait donc point, mais qu’elle le lui vendrait, moyennant une rente dont il se trouverait redevable jusqu’au terme de ses destins : Ce sera, dit-elle, deux linottes vivantes et que vous m’apporterez chaque année.

Ah ! que j’aime ces gens-là et cette propriété payable en oiseaux !

- Or, s’écriait M. Decalandre, à ce point de son récit, l’arrière-petit-fils de Jean d’Arrac, ce fut Pierre de Marca, que l’on vit archevêque en la ville où nous sommes et qui fut et demeure l’historien du Béarn. Il n’est que d’aller à Gan, près de Bruges, – ce sont, quoi qu’on en pense, deux villages béarnais – pour contempler encore son château mélancolique et les ardoises de la tour, tandis que les poules gloussent ou dorment au soleil dans la cour déserte.

Avez-vous lu le De concordia Sacerdotii et Imperii, que Marca écrivit sur l’ordre du cardinal de Richelieu, et son De singulari Primatu Petri, qu’il composa pour plaire au pape Innocent X ?... Mais entendez ce que Racine écrit de notre prélat : « Il fut nourri de lait de chèvre…

- C’est Jupiter sous Amalthée, murmura Mme Baramel.

- « … les quatre premiers mois. Il se maria, eut plusieurs enfants et demeura veuf en 1632. Il était alors conseiller au conseil de Pau ; et lorsqu’en 1640 Louis XIII érigea ce conseil en Parlement, il fit Marca président… »

C’était un docte et habile homme. En 1641, le roi le nomma à l’Évêché de Couserans. En 1647, il se fait ordonner prêtre, car il n’était que tonsuré. Entre temps, il est visiteur général de la Catalogne, « avec une juridiction sur les troupes et avec le soin des Finances. » En 1651, il quitte Barcelone, fait son entrée à Couserans. En 1652, il est archevêque de Toulouse. « Il écrivit fort humblement à Innocent X, nous dit Racine, pour avoir ses Bulles, et se comparait à un Exupère, qui ayant été, disait-il, Président en Espagne, fut élevé par Innocent I à l’Évêché de Toulouse. Sur quoi Baluze remarque que son Mécénas (car c’est ainsi qu’il appelait toujours Marca) fit un mensonge de dessein formé pour chatouiller les oreilles du Pape, car l’Exupère, qui fut évêque de Toulouse….

- N’était-il point d’Arreau, capitale des Quatre Vallées ? dit M. Labrette.

- … n’était point l’Exupère qui exerça la magistrature en Espagne… »

- Approuvez-vous donc le mensonge ? demanda Mme Baramel.

Mais M. Decalandre continuait sa lecture :

« … Baluze rapporte qu’ayant appris qu’un Auteur l’avait accusé de s’être trompé sur ce fait d’histoire, il riait  de la simplicité de cet Auteur, qui n’avait pas pris garde qu’il s’agissait d’avoir ses Bulles, et qu’il fallait tromper le Pape, qui ne lui était pas d’ailleurs fort favorable. »

- Mais c’est affreux ! s’écria Mme Baramel.

- Il eut enfin ses bulles. En 1656, il est député à l’Assemblée du Clergé. C’est le plus vigoureux défenseur du Saint-Siège. Alexandre VII le remercie par un bref. « Comme il avait honte d’être si longtemps absent de son Diocèse, pour lever son scrupule, on le fit ministre d’Etat. » Il règle, aux Pyrénées, la limite des deux Royaumes. Il entre au Conseil de Conscience du roi et compose un traité de l’Infaillibilité du Pape. A la démission du cardinal de Retz, le 25 février 1662, Louis XIV le fait archevêque de Paris…

            … l’illustre de Marca
        Que le plus grand des rois marqua
        Pour le prélat de son église…

Il tombe malade le 10 mai, reçoit, le 12 juin, ses Lettres de Rome et meurt le 28 juillet.

        Mais la mort qui le remarqua
        Et qui se plaît à la surprise
        Cruellement le démarqua.

Il dort « dans le chœur de Notre-Dame, au dessous du Trône Archiépiscopal ».

Pourtant, Mme Baramel contemplait le buste d’Henri IV.

- C’est ici, dit M. Labrette, que l’on trancha le col au filleul du béarnais, au premier baron du royaume…

- Ah !... Montmorency… murmura Mme Baramel, qui fit un petit pas en arrière, comme si elle eût mis la pointe de son soulier dans  une flaque de sang.

- Montmorency, le mari de Sylvie… Montmorency chez qui, six ans auparavant, était mort le pauvre Théophile.

- Théophile… Encore un fils de la Garonne ! dit M. Antonin Lalouette, qui, sa canne à pêche sous le bras, se disposait à rejoindre ses rivages. Mon fleuve…

- La maison de Sylvie… fit M. Decalandre. Chantilly…


CHANTILLY, reprit M. Decalandre, quel beau rêve. Et lorsqu’au détour du bois, apparaît le château, tout blanc parmi les pelouses, les arbres et les parterres d’eau, avec ses ponts-levis, ses ponts tournants, on est comme enchanté d’un décor si gracieux et le cœur tremble d’allégresse. Mais dans la première douve, les carpes noires dans l’eau verte sont si nombreuses que les canards nagent, en quelque sorte, sur des flots de poissons, tandis que, dominant la terrasse, le connétable, l’épée haute, contemple le soleil ; et c’est bien là que Théophile put échapper à ses ennemis et que, meurtri, il composa des vers tendrement élégants pour chanter Marie-Félice des Ursins, qui se trouva veuve quand le glaive du Cardinal s’abattit dans la cour où nous sommes.

- Théophile, dit Mme Baramel en faisant la moue… Oui, je sais :

Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement. Il en rougit, le traître.

Et nous savons aussi la parodie qu’en nos saisons on a donné de ces deux vers…

- Avez-vous lu Les Amours Tragiques de Pyrame et Thisbé, demanda M. Decalandre, ou bien n’en connaissez-vous que ces deux alexandrins qui ont fait le tour du monde ? Et n’ignorez-vous point, en cette pièce, les paroles de Syllar ? Moi, j’ai plaisir à les redire :

Qu’on soit bien dans ce règne où Pluton tient sa cour,
C’est un conte ; il n’est rien de si beau que le jour.
Le moindre chien vivant vaut mieux que cent cohortes
De tigres, de lions ou de panthères mortes.
Bien que pauvre sujet, je préfère mon sort
A celui-là d’un prince ou d’un monarque mort.

Mieux vaut vilain debout qu’empereur enterré, ou autres vers comparables, nous connaissions déjà ce refrain ; mais ces tigres, ces lions, ces panthères, ne vous plaisent-ils point ? Et, pour mille raisons, comme je comprends que l’on aime ce pauvre Théophile qui mourut dans sa trente-sixième année et pour qui Scudéry, écrivant en quelque manière avec sa rapière et séchant le feuillet du vent de son panache, terminait une préface en ces termes :

« De sorte que je ne fais pas difficulté de publier hautement que tous les morts ni tous les vivants n’ont rien qui puisse approcher des forces de ce vigoureux génie ; et, si, parmi les derniers, il se rencontre quelque extravagant qui juge que j’offense sa gloire imaginaire, pour lui montrer que je le crains autant que je l’estime, je veux qu’il sache que je m’appelle :

                        « DESCUDERY. »

Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans, tout ce que le Parnasse encor voit de vaillants !... Mais quoi ! l’on peut bien rapporter ce propos, en un temps, qui est le nôtre, où M. le Doyen de la Faculté des Lettres de Paris fait profession de donner Jules Favre comme maître à Cicéron…

La dernière fois que je fus à Chantilly, ce n’était point pour y rêver en paix. Quelle étonnante aventure et que faisions-nous donc parmi ces feuillages heureux ? J’avais cheminé avec Francis Carco, Maurice Denis et quelques autres compagnons qui s’étaient venus joindre à M. Macon, conservateur érudit et amoureux du domaine, afin de transporter M. Paul Bourget au sein de ces images mouvantes que le cinéma dispense aux foules de lumière aveuglées, dans des salles où règnent les plus épaisses ténèbres. Vous savez que, devant un photographe, et qui va presser sa gâchette, on est déjà troublé. On songe à donner à ses propres traits je ne sais quel sourire ou quel air de grandeur. Mais, devant la mitrailleuse du cinéaste, comme on parle, c’est bien autre chose. On pense encore aux bras, aux jambes, et l’on ne sait plus comment  tenir un parapluie. Au perron de la maison de Sylvie, et comme nous foulions le sable, M. Paul Bourget fut notre guide et notre régulateur : – « Soyez naturels ! » nous criait-on, – conseil que l’on pourrait donner à bien des écrivains, non point quand ils se promènent, mais quand ils prennent leur porte-plume. « … et parlez entre vous ! » Parler ! comme cela était commode ! Allez donc parler avec tranquillité, tandis que vous écoutez ce moulin à café qui saisit votre changeante figure. Mais M. Paul Bourget nous sauva. « Je parlerai », dit-il. Et il est vrai qu’il se mit à parler par distiques, qu’il improvisait. Il proférait deux alexandrins en six mètres. En nos temps, au sport voués, n’est-ce une manière de record ? Il me défendit bien de prendre des notes, et je me rappelle seulement qu’il ne fallait point, vers la gauche, dépasser une certaine ligne et qu’il nous était rappelé que le dernier bruit des poètes est parfois harmonieux comme le chant du cygne. C’était charmant, vous dis-je. M. Macon bourrait sa pipe et ramassait de menues plumes de paon qui avaient la couleur du plus bel azur ; et nous pensions tous à Théophile. Il y avait là le vallon agréable et l’étang, dont les bords aujourd’hui sont bâtis de pierre, que le poète avait chantés :

Dans ce parc un vallon secret
Tout voilé de ramages sombres,
Où le soleil est si discret
Qu’il n’y force jamais les ombres,
Presse d’un cours si diligent
Les flots de deux ruisseaux d’argent,
Et donne une fraîcheur si vive
A tous les objets d’alentour,
Que même les martyrs d’amour
Y trouvent leur douleur captive.

Un étang dort là tout auprès
Où ces fontaines violentes
Courent et font du bruit exprès
Pour éveiller ses vagues lentes…

Ce sont, autour de nous et sur nous, les mêmes hêtres où son épaule s’appuyait comme il composait ces vers. J’en voulus toucher un, et M. Paul Bourget, qui vit mon geste, s’écria :

    J’ai touché de la main le hêtre de Sylvie !

Nous en fûmes au point de décider que nous ne parlerions plus qu’en vers. Marcel Denis composa un quatrain et Francis Carco se mit en devoir d’adapter des paroles à un air de java.

Et, pourtant, nous étions tous attendris en songeant à Théophile. Quelle destinée que la sienne ! Sans doute, sous ces belles branches, songeait-il à son pays natal, à son petit logis, assis entre un fleuve et des roches, à sa pauvre maison :

Ses chambres n’ont plancher, toit, ni portes, ni vitres
Par où les vents d’hiver, s’introduisant un peu,
Ne puissent venir voir si nous avons du feu…

et, peut-être, murmurait-il encore :

Là tu verras un fonds où le paysan moissonne
Mes petits revenus sur le bord de Garonne,
Le fleuve de Garonne, où de petits ruisseaux
Au travers de mes prés vont apporter leurs eaux,
Où des saules épais leurs rameaux verts abaissent
Pleins d’ombre et de fraîcheur sur mes troupeaux qui
     paissent….

C’est là-bas, auprès du village, qu’il rêverait dans une île du fleuve et qu’il goûterait :

        La paisible fraîcheur de ses ombrages noirs.

C’est son frigus opacum.

Et n’est point au bord de ces fontaines de Chantilly qu’il écrivait à Jacques des Barreaux :

    Tu sais bien qu’il est vrai que mon procès s’achève
    Qu’on va bientôt brûler mon portrait à la Grève…

ou qu’il disait :

            Ce garçon aux vêtements noirs,
            Qui semblait sortir des manoirs
            Qui ne s’ouvrent qu’à la magie,
            Lorsqu’il parla de mon tombeau
            Prédisait l’infâme flambeau
            Qui consuma mon effigie.

Qu’était-ce donc que ce supplice ? Et vous n’avez pas oublié que, si le 14 juin 1619, il était porté commandement à Théophile de sortir hors du royaume, sa grâce ensuite obtenue, le procès renaissait lors de la publication du Parnasse satyrique. L’arrêt du Parlement du 19 août 1623, qui jugeait Théophile, Berthelot et Colletet par contumace, condamnait « lesdits Théophile et Berthelot à être menés et conduits des prisons de la Conciergerie en un tombereau au-devant la principale porte de l’église Notre-Dame de cette ville de Paris et illec, à genoux, teste, pieds nuds, en chemise, la corde au col, tenans chacun en leurs mains une torche de cire ardente du poids de deux livres, dire et déclarer que très méchamment et abominablement ils ont composé, fait imprimer et exposer en vente le livre intitulé le Parnasse satyrique… Ce fait, menés et conduits en la place de Grève de cette dite ville, et là ledit Théophile brûlé vif, son corps réduit en cendres, icelles jetées au vent, et lesdits livres aussi brûlés, et ledit Berthelot pendu et étranglé à une potence qui, pour ce faire, y sera dressée…

- Oh ! soupira Mme Baramel.

- … si pris et appréhendés peuvent être en leurs personnes ; sinon, ledit Théophile par figure et représentation, et ledit Berthelot en effigie à un tableau attaché à ladite potence… »

Mme Baramel fit la moue. Elle était déçue. Aussi bien, songeait-elle, puisque Théophile est mort, je préférerais qu’on l’eût étranglé. Je pourrais ainsi le plaindre davantage.

On brûla donc Théophile par figure et représentation, cependant qu’il errait sur les routes. Il était à cheval, avec une valise derrière lui, et suivi d’un petit valet qui s’appelait Isaac la Pause. Soudain, chante-t-il chez Sylvie :

        Soudain, le sieur de Commartin,
        Qui porte des habits funèbres,
        Me fit serrer à Saint-Quentin
        Entre les fers et les ténèbres ;
        Depuis toujours tout enchaîné,
        Soixante archers m’ont amené
        Par les bruits de la populace…

Ce M. de Caumartin, conseiller du roi en ses conseils d’État et privé, était pour lors intendant de justice à Saint-Quentin ; et Théophile, pour être conduit à la Conciergerie, fut mis sous la garde d’un huissier qui s’appelait Sainte-Beuve et qui paraît, d’ailleurs, avec le greffier Martin, lui avoir dérobé de « notables sommes d’argent, deux chevaux et tout son équipage ». Je supplie les personnes qui aiment les lettres de ne point voir en Sainte-Beuve, enchaînant Théophile et le dépouillant, une image, qui serait fausse, de la critique incarcérant et molestant la poésie…

Enfin, sauvé par le duc de Montmorency, il pouvait vivre en paix sous ces hêtres, chanter les perdrix, les faisans, les cygnes, les rossignols et jusques aux poissons que Sylvie, appuyée sur un cerf blanc de Danemark, pêchait à la ligne. La Bruyère qui médita lui aussi sous ces ombrages, comme Molière, Malebranche et Bossuet, – La Bruyère peut bien nous dire que Théophile, loin de peindre la nature, en a fait le roman. N’est-ce point admirable, un homme qui, à peine échappé à la mort et sous le poids encore d’un arrêt de bannissement, compose des vers précieux et, loin de se répandre en cris désordonnés, peuple l’eau d’un étang de tritons et d’amour ? Déjà, dans sa prison et lorsque le printemps revenait amèrement égayer les barreaux, comme il était maître de lui pour évoquer la joie des premiers beaux jours ! Maintenant, disait-il,

            Que l’oiseau de qui les glaçons
            Avaient enfermé les chansons
            Dans sa poitrine refroidie,
            Trouve la clé de son gosier
            Et promène sa mélodie
            Sur le myrte et sur le rosier,

maintenant, continuait-il, et il s’adressait à M. de Vertamon, que les vipères sortent de leurs retraites de l’hiver :

            Ne me tenez plus en suspens
            Et me faites au moins la grâce
            Que le ciel fait à des serpents.

Tel Villon, écrivant son épitaphe et comme il était jugé à mourir… Avouons qu’il y a dans ces jeux, dans cette mélodie qui raffine sur des pleurs, quelque force d’âme.

Chose admirable, les beaux vers chassent la peine. Et, songeant à ce malheureux, nous ne pensions plus qu’à ses poésies et nous ne pouvions plus être tristes. Sa mémoire était dorée et joyeuse.

Nous nous disions :

        Il est vrai que tout cède à l’amoureuse peine,
        Que Pâris et sa ville ont brûlé pour Hélène…

ou bien :

        Qui ne peut l’éviter, il doit aimer sa peine…

ou encore :

        La coutume et le nombre autorisent les sots…

ou enfin :

        Le plus beau nom du monde est le nom de Marie…

La nuit allait venir. M. Paul Bourget s’était remis à son roman et nous revenions par le bois frais et mouillé, cependant que Carco chantait son éternelle java.



CHER monsieur Decalandre, vous nous avez conduit au bord de la Garonne, hier soir, en sortant de la cour du Capitole, afin que nous pussions jeter quelques fleurs dans le fleuve, sous le prétexte que cette onde apporterait fidèlement nos violettes et nos roses au rivage où naquit Théophile. Ce fut une aimable folie…

- Il est vrai, dit M. Decalandre, en frottant ses lunettes. Mais je passerais mes jours et mes nuits à faire de ces folies que ne goûtent guère les gens qu’on appelle sages, je veux dire, ceux qui ne savent point s’enivrer à la musique des vers ni au souvenir des poètes.

- Et votre livre sur Toulouse ?

- J’y songe quelquefois. Mais, à vrai dire, je n’en ai pas encore pêché une ligne dans mon encrier. J’attends. Sans doute, les Muses voudront-elles un jour m’inspirer à l’impourvu. Je m’abandonne au caprice de ces déesses.

- Et si elles ne pensent pas à vous ?

- Eh ! n’est-ce pas se conformer à cette aimable oisiveté de Toulouse, à cette nonchalance qui nous berce en votre ville, que de n’écrire point ? Ce livre sur Toulouse, peut-être, ne comptera-t-il jamais un feuillet. Mais j’aurai du moins rêvé de le composer. C’est un beau rêve et je sens que je deviens fils de Toulouse.


17 mars 1927.


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