GERMOND DE LAVIGNE, Alfred (1812-1891) : Le Bayonnais (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (27.X.2018)
Texte relu par A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 

LE BAYONNAIS.


PAR

GERMOND DE LAVIGNE

~ * ~

UN ignoble bateau ponté, sale comme la galiote de Poissy, peuplé, comme elle, de nourrices, de matelots et de nourrissons, nous reçoit à Dax, et descend avec nous le courant de l’Adour ; il parcourt de nuit ses rives accidentées : le jour paraît à peine, et nous voici sous les murs de Bayonne, devant un immense pont de bateaux qui s’ouvre pour nous livrer passage. Quelques brasses encore, et nous touchons terre, près de la douane, vis-à-vis une masure qu’on nomme l’entrepôt, au milieu de l’activité commerciale, des voitures de roulage, des bouviers, des ballots de laine et des portefaix. Les magasins s’ouvrent, les persiennes battent les murailles, les porteurs d’eau hurlent à fendre la tête, chacun s’éveille, le grand œuvre va commencer. Au négociant notre première visite.

Celui que je vous présente servira à vos études comme terme moyen pris entre les différentes nuances qui composent le commerce bayonnais : en lui vous généraliserez le caractère de tous ; en accumulant sur sa tête les qualités ou les défauts de ses voisins, vous en ferez un homme type, un négociant modèle.

Le négociant bayonnais est gros et court, son teint est animé, sa tête développée, non pas au profit de l’imagination, comme chez toutes les races méridionales, mais au profit de la science mathématique, qu’il porte au plus haut degré, et qu’il sait employer à son plus grand avantage. Actif, plein de finesse, surtout quand il s’agit de ses intérêts, il est d’une patience extrême quand il s’agit des intérêts des autres : il sait à merveille l’art de flatter, de capter, d’exploiter les gens qui lui sont nécessaires, et de les délaisser, comme un meuble inutile, dès qu’il en a tiré tout le parti possible. Il est très-peu sensible aux nécessités sociales de notre civilisation, ennemi du monde, aussi difficile à courber à ses usages, qu’un paysan bas-breton aux rigueurs de la discipline militaire, et passionné surtout pour ce far niente qui permet de vivre, après la journée faite, au milieu d’un cercle, d’un café, sans gants, en paletot, le chapeau sur la tête, le cigare à la bouche. Le progrès, l’industrie, les beaux-arts ne sont pas de son goût ; la peinture, il n’en comprend pas la nécessité, entouré qu’il est de jolies femmes et de riches contrées ; la musique est quelque chose de trop futile pour la vie positive qu’il s’est faite. Il est un seul plaisir qu’il aime, une seule distraction qu’il recherche, parce qu’elle lui permet de penser encore spéculations, armements, contrebande, douanes, ou parce qu’elle l’amène quelquefois à ne pas penser du tout : cette distraction est un bon dîner. Mais ce n’est pas le bon dîner en famille ; le négociant bayonnais n’est jamais en famille hors de chez lui : c’est un de ces dîners entre hommes, qu’Alphonse Karr appelle gueuletons, commandé à l’avance à Monthau, le restaurateur célèbre de Biarritz ; à Gras, le traiteur à la mode du Boucau. Il est à Bayonne vingt associations de six ou huit individus chacune, dont le but unique est un joyeux repas. On loue à Biarritz une petite maison, on la meuble, on la décore pour l’ouvrir chaque dimanche et y dîner bruyamment ; on achète un couralin (1) pour aller au Boucau, – à l’embouchure de l’Adour, – dîner une bonne fois pour toute la semaine, loin de la parcimonie du ménage quotidien et du tête-à-tête conjugal ; on loue quelques cacolets, ou l’un des omnibus nouvellement implantés à la porte d’Espagne, pour aller à Cambo chercher, non pas quelques verres d’eau thermale, non pas l’air vif de la montagne, mais toujours un bon dîner.

Si le bon dîner est une des affaires importantes de ce monde, s’il est le mobile de bien des actions grandes et petites, je puis certifier qu’à Bayonne, plus qu’en aucune ville de France, il n’est rien, après les affaires commerciales, de plus dignement apprécié ; que l’homme qui traite bien, fût-il Anglais ou Russe, fût-il… contrebandier, non pas, c’est un métier fort honorable, mais douanier ou inspecteur de police, sera le bienvenu parmi la bourgeoisie de la petite ville ; on vantera par-dessus tout la bonté de ses vins, l’abondance, sinon le bon goût, qui règne sur sa table ; et lui seul, mieux que tout autre, aura le difficile talent d’opérer la fusion entre tous les partis, et de réunir chez lui carlistes et républicains : tant il est vrai que pas une passion, pas un préjugé ne résistent à une table bien servie, et qu’à l’axiome « ventre affamé n’a point d’oreilles » on peut ajouter cet autre, non moins vrai, « bon appétit n’a pas d’opinion. »

Nulle autre part qu’à Bayonne on ne rencontre d’aussi nombreux exemples de fortunes rapides, et, par conséquent, en aucune de nos villes commerçantes on ne trouve autant de chefs de maison plus rapidement parvenus. Il n’y a pas peut-être, parmi les comptoirs commerciaux, dix maisons dont la raison sociale ne date d’hier. Tous ont commencé étant peu de chose ; et, à force d’aptitude, de finesse, de ce génie mercantile qui naît avec l’individu et ne s’acquiert pas, sont parvenus à élever leur nom inconnu, leur comptoir à peine accrédité, sur les ruines d’une maison commencée comme ils commencent, et tombée comme ils tomberont peut-être… par un malheur (2). Aussi est-ce ici la raison de ce que je disais tout à l’heure, du peu de penchant du Bayonnais, en général, pour ce qui est le monde, le progrès et l’art, et pour les étrangers, par conséquent. Il a commencé avec la dose d’instruction strictement nécessaire pour tenir un grand livre et balancer ses comptes ; et, songeant exclusivement à sa fortune, il s’est peu inquiété, à mesure qu’elle s’est accrue, de suppléer aux défauts de l’éducation première ; il a pensé même, j’en suis certain, qu’on trouverait dans une belle position financière de suffisantes excuses pour quelques lapsus linguæ ou quelques erreurs chronologiques.

Tel, en effet, a commencé porteballe qui, à l’aide d’une activité immense, de cet esprit spéculatif qui tire parti de tout, est parvenu en peu de temps à un rang passablement honorable ; tel autre, sachant par cœur les sentiers de la frontière, a fait d’immenses bénéfices en portant lui-même à Mina des armes et des munitions pour combattre les troupes françaises ; tel autre encore, il y a peu de temps, faisant abnégation d’opinions et de sympathies politiques devant l’amour du gain, fournissait tour à tour à la reine Christine et à don Carlos des vivres, des munitions et des effets ; celui-ci, qui fait en amateur le métier de son père, sourit avec finesse lorsque le Phare ou la Sentinelle annoncent que six ballots de salpêtre ont été saisis par la douane sur la cime des Pyrénées ; vous l’entendez ajouter tout bas qu’au même moment vingt ballots entraient en Espagne, à cent mètres de là, et que les actifs surveillants de la frontière ont été joués encore une fois.

La contrebande là-bas est un grand mot : nul de ceux dont elle est la ressource ne se fait un crime de l’avouer bien haut ; mais elle est au nombre de ces petits péchés d’habitude qu’on confesse volontiers, et dont on n’aime pas s’entendre faire un reproche : aussi est-ce une question fort délicate à traiter.

On conçoit, après tout, que Bayonne, placée aussi près de l’Espagne, ait cédé à la tentation et tendu les bras à des malheureux qui se battaient, avaient faim, et étaient nus de l’autre côté des Pyrénées. Le commerce par mer est devenu depuis longtemps difficile pour les comptoirs bayonnais. L’embouchure de l’Adour, placée sur un côté du golfe que ne préservent ni falaise, ni rochers, entourée, interceptée par les sables que la mer amène des Landes et des côtes cantabriques, est difficilement accessible en tout temps : une barre qu’aucuns travaux humains ne pourront détruire, si même ils parviennent à l’éloigner, en interdit l’entrée aux navires d’un fort tonnage, et ce n’est que dans des conditions atmosphériques qui semblent devenir de plus en plus rares, que les navires caboteurs peuvent entrer à Bayonne, heureux encore s’ils peuvent en repartir après de longues semaines d’attente. Il fallait donc un autre aliment à l’activité commerciale des Bayonnais : les guerres de la Péninsule donnaient de grands avantages à la contrebande d’exportation ; beaucoup s’y sont jetés, quelques-uns s’y sont enrichis, et du temps qui court une telle fin excuse les moyens.

Il en est d’autres dont la fortune ne repose pas sur des bases aussi périlleuses et n’en marche pas moins avec rapidité. Deux ou trois maisons mettent chaque année sur l’Océan une douzaine de navires destinés à la grande pêche : celles-là sont les seules fidèles à la vieille réputation du pays basque ; seules elles continuent ces hardies pérégrinations qui ont commencé la fortune de Saint-Jean-de-Luz et de Bayonne. Autrefois chasseurs à la baleine, les Bayonnais sont devenus pêcheurs de morue : ils ont fondé les meilleures maisons de Terre-Neuve, et les meilleurs équipages qui parcourent le grand banc sont ceux que recrutent la Soule et le Labourd.

Après les morues, dont on ne devine que trop la présence dans une grande partie des rues de Bayonne, viennent les balles de laine, qui jouent un grand rôle dans l’économie sociale de l’endroit ; les résines, la térébenthine que produisent les pignadas des landes, et enfin la construction des navires. Leur solidité, leur légèreté, l’élégance de leurs formes, sont appréciées au loin, et pendant longtemps le gouvernement a entretenu dans le port des chantiers dont les cales, maintenant abandonnées, ont donné à la marine militaire bon nombre de bâtiments légers.

Bayonne, à bien prendre, a plutôt l’aspect d’une colonie que d’une ville française. Le Bayonnais pur sang ne forme qu’une très-petite partie de sa population, qui, pendant les six années qui viennent de s’écouler, s’était accrue du double par une multitude de réfugiés espagnols appartenant aux premières familles du Guipuscoa et de la Navarre. Bayonne, la seule ville commerçante dans une grande étendue de ce coin de la France, a été de tout temps le but vers lequel a tendu quiconque s’est trouvé un caractère entreprenant, une tête dressée aux quatre règles, et une fortune à faire. Basques et Béarnais y sont en grande majorité ; on y rencontre quelques Bordelais, des Landais, des Espagnols naturalisés, et peu de toulousains. Chacun s’y fait reconnaître au caractère dominant de sa caste, et au milieu d’eux, le Bayonnais pur sang à un langage particulier qui exagère encore l’accentuation originale de l’idiome gascon.

Aussi la physionomie de la ville est-elle des plus animées ; à chaque pas on y rencontre des types que nulle part ailleurs on ne trouve réunis. Sur la place Grammont, sous les arceaux du Port-Neuf (3), des groupes d’Espagnols engloutis dans un ample manteau qui ne laisse apercevoir que la tête, la main droite et un cigare, discutent à haute voix sur les intérêts de leur malheureux pays, et conspirent peut-être à qui mieux mieux.

Dans la rue principale de la ville, entre un vieux pont de bois qui menace ruine, et la Bourse en plein vent du commerce bayonnais (4), le paysan et le portefaix basques marchent la tête haute sans se déranger d’une semelle pour faire place à qui que ce soit ; le bouvier excite ses bêtes d’une voix glapissante, et, ne pouvant modérer son activité au gré de leur lente démarche, court en avant jusqu’à trente pas, revient à eux, les pique de l’aiguillon, s’éloigne de nouveau, les appelle, et revient encore ; le courtier marron va de comptoir en comptoir recueillant des commissions et des escomptes ; la marchande de poisson, venue au pas de course de Saint-Jean-de-Luz, à six lieues de là, apporte sur sa tête les produits de la pêche du matin dans le golfe, s’annonce par des cris comme elle seule au monde en profère, et qui déchirent les oreilles à vingt mètres à la ronde, parcourt la ville sans prendre de repos, et repart aussi lestement qu’elle était venue ; le commis marchand, placé sur la porte de son magasin en attendant le chaland, apostrophe chaque passant, chaque servante, chaque grisette, de plaisanteries gros-sel qui font rire tout le voisinage ; des caméristes biscayennes, aux longues tresses flottantes, traînent ou portent vers la place d’armes une multitude d’enfants ornés de plumes.

De pauvres petits Aragonais demi-nus, chaussés d’alpargatas, armés d’un long bâton et se drapant dans un débris de couverture rayée, demande l’aumône de porte en porte.

Enfin aux Cinq-Cantons, l’élite des commerçants élabore les nouvelles d’Espagne, fume un cigare de compagnie, et cause du prochain ; car là comme ailleurs, à Bayonne comme dans la petite ville de Picard, le prochain est souvent en jeu.

Après le bon dîner dont je vous parlais tout à l’heure, vient la grisette, qui tient une grande place dans la seconde vie du Bayonnais : c’est une des charmantes créations de ce monde. Elle est femme d’abord, c’est son premier et son plus grand mérite ; elle est jolie ensuite, et nulle n’a plus de droits qu’elle au nom patronymique de Gracieuse, si prodigué dans le pays basque. Elle a l’œil vif, la bouche toujours souriante, le cœur bon et facile, le visage d’un ovale parfait, la tête bien posée, la taille fine, quelque chose, enfin, de cet indéfinissable caractère, de ce donayre qui distingue la Navarraise et la Castillane, et qui prouve qu’il y a plus de l’Espagne que de la France dans tout le pays enclavé entre la Bidassoa et l’Adour. Enfin rien n’approche de la coquetterie de sa mise, de la grâce de ses manières ; et ce mouchoir qui couvre le sommet de sa tête, ce nœud inimitable, ces pointes si originalement placées, semblent un défi lancé au bon goût et à l’art toujours heureux des modistes parisiennes.

Il semble au Parisien tombé de France au milieu de Bayonne que la première et la plus importante partie de la population de la ville, la classe commerçante, soit issue de quelque bon, lent et lourd habitant des villes anséatiques ; l’autre partie, seule, n’a jamais songé à renier son origine, et si, aux Cinq-Cantons, vous cherchez en vain la couleur locale, chez Janin, au Petit Versailles (5), hors barrière, en un mot, vous retrouvez la joyeuseté béarnaise et la folie basque, les mauvaises têtes des environs de Pau, et les beaux sauteurs du Labourd. C’est hors la ville qu’on reconnaît le pays.

On remarque chez la jeunesse bayonnaise une tendance prononcée vers le progrès. Son instruction est de beaucoup supérieure à celle de ses pères. Ce n’est pas qu’elle soit passionnée pour le travail, ce n’est pas qu’elle ne soit fort aise de répandre joyeusement ce qu’ils ont péniblement amassé ; mais, soumise de bonne heure aux travaux bureaucratiques, elle s’y est peu à peu courbée, et s’en est fait une douce habitude. Les jeunes gens des classes moyennes, c’est-à-dire de celles qui n’ont pas eu d’aussi heureuses chances au gros jeu qui se joue sur les rives de l’Adour, forment le ban et l’arrière-ban des commis et élèves négociants ; la jeunesse dorée, issue de l’aristocratie financière, en prend un peu plus à son aise, flâne du matin au soir, et sait sur le bout du doigt toutes les aventures galantes et tous les scandales locaux.

Il est, certes, parmi cette génération nouvelle, quelques jeunes hommes d’intelligence et d’avenir, et j’en citerais au besoin, il en est jusqu’à… deux…, qui se sont occupés de recherches sur l’histoire de leur pays et de travaux littéraires. Ceux-là, il est vrai, et quelques autres encore parmi leurs proches, sont venus chercher au milieu de Paris ce vernis de bonne éducation, cet usage du monde qu’on ne prend nulle part en province ; il leur en restera certes quelque chose : mais il en est de ces qualités comme de toutes les sciences de ce monde, il faut, pour ne pas les oublier, de fréquentes occasions de les mettre à profit, et ces occasions manquent.

Quand vient le dimanche, Bayonne cesse d’être une ville demi-française, pour revêtir toutes les apparences d’une cité espagnole. Les magasins, les comptoirs, sont clos dès la veille, la grisette met ses habits de fête, la noblesse navarraise reprend pour un instant son costume national, la cloche tinte, et Basques, Béarnais et Biscayens, marchands et courtiers, négociants de tout âge, de toute classe, de toute importance, se pressent sur le parvis de l’église. Là aussi se fait voir le jeune lion bayonnais (6) ; mais, de même que le don Vicente de certaine comédie de Moreto (7), « il entend la messe à la hâte avec quelque voisin babillard qui l’amuse. Dès que l’Ite missa est le relève de l’obligation qui l’a amené, il se réunit à deux ou trois amis, s’empare de la porte, et la conversation s’engage : chacune est soumise à un tribut, à un droit de péage ; les médisants qu’ils sont ne laissent ignorer à personne si dona Inès est ennuyeuse, si dona Julia est coquette, si dona Helena se farde, si celle-ci est bien mise, si celle-là est blanche ou noire… »

Après la messe, la population tout entière se porte sur les glacis de la place, la garnison parade et défile ; puis peu à peu un incroyable flot de voitures de toutes formes, des omnibus, des chars à bancs, des charrettes, des coucous, des calèches, des cabriolets, des fiacres et des cacolets, s’élancent hors des remparts sur la route d’Espagne ; en un instant la ville est déserte, pas un habitant n’y reste, hors les vieillards, les enfants à la mamelle et les nourrices ; tout ce qui est jeune, tout ce qui ingambe, tout ce qui aime le plaisir et la bonne chère est en route pour Biarritz.

Biarritz ! Il n’est rien dans toutes les joies parisiennes que l’habitant de Bayonne veuille comparer à ce petit village, il n’est pas un plaisir qui vaille ce plaisir, pas un nom qui soit digne de ce nom. Et c’est presque vrai !... Il n’est pas, sur toutes les côtes de France, un seul point où la mer soit plus belle, plus grande, plus majestueuse ; il n’est pas, depuis Brest jusqu’à la Bidassoa, de rochers plus beaux, plus hardis, plus menaçants ; nulle part, quand vient l’équinoxe, les flots ne déferlent avec plus de furie.

Réunissez ces trois noms si chers aux bons bourgeois de Paris : Vincennes, Montmorency, Saint-Cloud, et vous n’aurez pas une somme de félicité équivalente à celle que représente ce seul mot : Biarritz ! Là seulement le négociant s’avoue heureux : on y dîne à merveille ; là, plus qu’en aucun autre lieu des environs de Bayonne, la grisette rit, saute et babille ; là, sur une place étroite et poudreuse, les beautés de la ville étalent leurs plus belles toilettes ; là afflue le peuple tout entier : il court tumultueusement au rivage, se déshabille à la hâte, nage et barbote tant que dure le jour.

C’est que nulle part aussi on ne trouverait une population plus bruyante, plus vive, plus joyeuse, pour animer un semblable tableau ; et Biarritz serait à Dieppe, qu’il ne serait plus qu’un bain à l’eau de rose, et une succursale du cercle Montmartre ou du café de Paris.

Et le soir arrive : les équipages de toute espèce qui depuis le matin courent de Bayonne à Biarritz, et de Biarritz à Bayonne, ne suffisent plus pour reconduire à la ville cette foule qui se presse tumultueusement sur la route.

Et pendant une partie de la nuit, toute la campagne d’Anglet retentit du bruit des chevaux, des jurons des cochers, des joyeux éclats des grisettes, des jeunes gens rentrant à pied à travers les sables, et de ce cri perçant des Basques qui traverse les airs, et que l’écho de la falaise répète à une lieue de là. Puis tout se tait et tous dorment, chrétiens et juifs.

Juifs !... c’est vrai : ce mot annonce encore une partie importante de la population bayonnaise, et l’omettre dans l’esquisse que j’ai entrepris de tracer serait une faute grave. Suivez-moi donc : pour la connaître, il faut la voir chez elle ; et là-bas, de l’autre côté de l’Adour, elle posera devant nous tout entière. Traversons cet immense pont de bateaux qui joint les deux rives : le terrain que nous foulons appartient au département des Landes, mais il est encore faubourg de Bayonne ; sur la hauteur qui nous domine est assise la citadelle, qui protége la ville ; autour de nous est le Saint-Esprit, petite ville sale et pauvre, mal bâtie, mal pavée, suant la misère et la vermine par toutes ses crevasses. Là vit, là se traîne cette race originale, toujours poursuivie, toujours malheureuse, et qui, par le travail, par l’astuce, par la ténacité, s’est fait peu à peu un nom, a pris, comme toute autre, sa place au soleil, et a fini par réclamer, faire valoir et faire accepter un droit de bourgeoisie que nul aujourd’hui ne lui conteste.

Elle est peut-être la seule et la dernière en France qui, il y a vingt ans encore, fût proscrite et poursuivie. Il y a vingt ans, une ligne infranchissable de démarcation séparait les deux villes ; Bayonne, fière à l’excès du présomptueux nunquam polluta, inscrit sur ses armes, n’eût jamais voulu se laisser souiller par la présence d’un enfant d’Israël, et un juif rencontré dans ses murs après le coucher du soleil eût été poursuivi à coups de pierres et traqué comme une bête fauve.

Aujourd’hui ce préjugé, cette antipathie de voisinage, commencent à disparaître ; mais ils étaient trop profondément, et depuis trop longtemps enracinés, pour ne pas résister encore. Le progrès était parvenu à combattre une haine religieuse ; il est resté presque impuissant quand il a eu à lutter contre l’esprit financier. Quand vint 1830, ne remontons pas au-delà, le peuple juif de Saint-Esprit se sentit plus libre, il eut confiance en ses forces, il marcha uni et serré, prit place au-delà de l’Adour, au milieu de ces remparts dont l’approche lui avait été interdite, et peu à peu ses comptoirs furent riches et estimés à l’égal des comptoirs bayonnais. Voilà pourquoi, bien que confondues aujourd’hui en apparence, les deux populations seront encore longtemps divisées. Et d’ailleurs il est entre elles des différences remarquables : la race, d’abord, et ce type de figure israélite, qui est le même partout ; l’accent ensuite, car l’enfant de Saint-Esprit conserve un jargon tout particulier qui n’est ni basque, ni gascon ; puis enfin l’éducation des femmes : la beauté, l’amabilité, l’instruction sont choses aussi communes chez les dames israélites que rares chez les dames bayonnaises ; et l’on conçoit aisément après cela que le Bayonnais soit rancunier et jaloux à l’endroit du juif, qui peut-être se montre un peu trop vain du terrain qu’il a gagné.

Voilà Bayonne. Je vous ai décrit, autant que mes souvenirs m’ont été fidèles, la physionomie originale de cette ville et les principaux caractères de ses habitants ; maintenant il me resterait bien une question à résoudre : il me resterait à prononcer sur l’homme que j’ai tenté d’analyser ce jugement post mortem qu’on prononce sur chacun de nous avant l’heure de l’oubli ; mais j’hésite devant l’accomplissement de ce dernier devoir, et je laisse :

Aux lionceaux dont il fait la fortune,
Aux contrôles absents d’une garde nationale problématique,
Aux dames bayonnaises toujours délaissées, toujours exclues des plaisirs de ce monde, dévotes à l’excès, par désœuvrement autant que par conviction,
Le soin de dire, quand il ne sera plus, s’il fut
Bon citoyen, bon père et bon époux.


GERMOND DE LAVIGNE.
NOTES :
(1) Petit bateau plat destiné aux promenades sur l’Adour.
(2) On montre, dans la principale rue de Bayonne, un commerçant qui a été affligé de trois malheurs dans un court espace de temps. Au premier, il a acheté la maison qu’il habitait ; au second, il l’a élevée d’un étage ; au troisième, il est devenu propriétaire d’un bien de campagne. On espère que si la fortune le maltraite une quatrième fois, il pourra devenir l’un des contribuables éligibles de l’arrondissement.
(3) Les Panoramas de Bayonne, moins l’élégance, moins le luxe, moins les jolies femmes.
(4) La Bourse de Bayonne est un carrefour formé par cinq rues au centre de la ville, et appelé les Cinq-Cantons.
(5) La Chaumière et le Prado de Bayonne.
(6) Formica-leo
(7) La ocasion hace al ladron, jornada primera.


retour
table des auteurs et des anonymes