MAINZER, Joseph (1801-1851) :  Les Maraîchers (1842).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.IV.2014)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Les Maraîchers
par
Joseph Mainzer

[version .Pdf permettant de lire les portées musicales]

~ * ~

APRÈS avoir traversé la foule compacte des petits industriels qui encombrent le pavé de la capitale, et passé en revue les crieurs anciens aussi bien que les crieurs modernes, les marchands et marchandes d’habits, les porteurs d’eau, les repasseurs, les savetiers, les vitriers, les raccommodeurs de faïence, les marchands de peaux de lapin, les ramoneurs, les marchands de cartons, de paillassons, de verres cassés, de mottes, de poissons, de lait et de gâteaux ; après avoir classé cet innombrable pêle-mêle d’hommes, de femmes et d’enfants livrés au négoce des rues, nous arrivons sur un terrain déblayé, et, bien que nous n’ayons pas encore atteint le terme de notre pèlerinage, nous commençons à respirer plus à l’aise : une lueur de jour vient nous éclairer au sein de ce labyrinthe, où parfois nous avons craint de perdre courage, tant les obstacles grandissaient avec le travail. Plus j’avançais au milieu de cette tourbe de crieurs, plus elle me semblait s’accroître ; plus j’avais noté de mélodies, plus me paraissait considérable le nombre de celles qui me manquaient. Je croyais avoir rencontré la mélodie mère, le type d’une caste, et bientôt je m’apercevais que les exceptions, les innovations, envahissaient le type originaire ; j’acquérais la désolante certitude qu’une pile de volumes ne suffirait pas pour noter toutes les variétés.

C’est sous ce dernier rapport, surtout, que m’ont paru remarquables les jardiniers ou les paysans des environs de Paris qui amènent de la campagne, sur une petite charrette, des légumes, des fruits et des fleurs, ou qui vont, le matin, chercher à la halle un approvisionnement de denrées qu’ils colportent ensuite dans les rues, et revendent aux ménagères trop éloignées du marché, ou trop occupées pour avoir le temps d’y aller faire leurs emplettes.

La classe des maraîchers, c’est-à-dire des revendeurs de fruits, de fleurs et de légumes, forme à elle seule la moitié peut-être des milliers de crieurs qui circulent dans la capitale ; elle est incontestablement la plus riche et la plus variée sous le rapport mélodique. C’est chez elle qu’on rencontre les chants les plus remarquables, les voix les plus sonores et les plus fraîches, ainsi que les meilleurs chanteurs : la partie musicale est donc ici d’une grande importance, et réclame une large part dans notre travail.

Du matin au soir, les rues de Paris sont sillonnées en tous sens par de petites charrettes attelées d’un cheval, d’un âne ou d’un chien, souvent même poussées par le vendeur, qui chante sans discontinuer une mélodie bien connue des cuisinières du quartier qu’il fréquente. Ainsi fait surtout le crieur des quatre saisons. Vers le printemps, pendant le carême, et aux environs de Pâques, des voix de femmes et d’enfants nous annoncent le retour des fleurs et des légumes ; c’est tantôt : Chicorée sauvage !

[portée p. 317]

tantôt cette jolie mélodie, que j’ai si souvent entendu chanter sous ma fenêtre par une voix fraîche et argentine :

[portée p. 317]

A la même époque paraissent de petites voitures chargées d’œufs rouges et blancs par milliers, qui signale à l’attention de l’amateur quelquefois ce cri : Voyez les rouges, etc.

[portée p. 317]

Plus souvent celui-ci : A la coque !

[portée p. 317]

ou bien : A six blancs les rouges et les blancs !

Tandis que, sur les boulevards, des marchandes en costume d’écaillère vous mettent sous le nez leur bouquet de violettes, en chantant leur peu mélodique Violett’ !...

[portée p. 318]

vous entendez dans les rues plus éloignées du centre, dans les quartiers populeux, les mélodies les plus jolies, les plus originales, servant d’annonce aux choses les plus matérielles ; ici on vous crie : Laitues !

[portée p. 318]

là : Poireaux !

[portée p. 318]

A peine disparu, avec les montagnes de navets, le marchand qui, d’un ton lugubre, lance en l’air son Navets !

[portée p. 318]

qu’une femme, portant une hotte sur les épaules, et tenant à chaque bras un panier, arrive à son tour, et, d’une voix agréable, vous chante sur le même sujet une des plus jolies mélodies qu’ait jamais enfantées le pavé de Paris : C’sont des navets !

[portée p. 318]

interrompue de temps à autre par ce cri : Raves douces, raves !

[portée p. 318]

que prononce plus loin une voix cassée, mais forte et rauque.

Si Rameau a dit quelque part qu’il pouvait mettre en musique une gazette hollandaise, les maraîchers de Paris auraient pu lui répondre : Nous ne sommes pas d’aussi grands harmonistes que vous ; nous n’avons à notre disposition ni le simple ni le double contrepoint ; l’imitation nous est aussi inconnue que la fugue ; quant au canon, nous ne connaissons que celui des Invalides ; et pourtant nous avons mis en musique bien autre chose encore, des choses tout aussi peu poétiques que les huîtres d’Ostende et la hausse et la baisse des papiers d’Amsterdam, et les connaisseurs trouvent que nous n’avons pas toujours été au-dessous de l’auteur de Zoroastre, d’Hippolyte et Aricie, même si l’on considère celles de ses pièces où la poésie lui a le moins manqué ; nous chantons avec un certain goût les choux, les carottes, les haricots, les pommes de terres, la ciboule, et, qui le croirait ? l’ail et l’oignon, tous ensemble quelquefois, comme dans cet échantillon : Choux, navets, carottes, oignons.

[portée p. 319]

Ce qui doit accompagner les mets servis sur la table du riche, et ce qui entre dans le pot au feu de l’humble veuve, tout fait partie du domaine des maraîchers, et souvent leurs jolies mélodies relèvent, avec une rare concision, une grande éloquence populaire, les légumes les plus antipoétiques et les plus rafraîchissants.

Voyez, par exemple, ce que le seul artichaut de Laon nous a valu : le terrain musical de Rameau n’eût peut-être pas été si fertile ; il aurait difficilement créé des productions aussi parfumées, aussi jolies, aussi originales ; écoutez cette première mélodie : Artichauts, des gros artichauts !

[portée p. 319]

et cette autre, moins originale, mais non moins gracieuse : Artichauts !

[portée p. 319]

et celle-ci, tout aussi digne d’être notée :

[portée p. 319]

On voit que l’artichaut ne manque ni d’admirateurs ni de poëtes, que musiciens et chanteurs se sont voués à l’illustration de cet enfant chéri de la célèbre ville de Laon. Mais nous n’avons pas fini, et il nous reste encore à citer une des plus agréables mélodies qu’il ait inspirées : La tendresse et la verduresse !

[portée p. 320]

langage naïf qui rappelle le charme et la fraîcheur de ce mot jeunesse, que les gens de la campagne emploient si gracieusement pour désigner une jeune fille. Dans beaucoup de chants populaires, on retrouve cette locution qui tient du langage de l’enfance ou de celui d’un peuple à l’état primitif, et qui est à la fois animé et pittoresque.

Toutefois, l’artichaut n’a pas été le seul à fournir une si grande variété de chants. L’oignon, qui voudrait le croire ? le triste, le peu poétique oignon, en a peut-être suggéré un plus grand nombre encore ; outre ceux que j’ai donnés plus haut, je signalerai le suivant : A deux sous la botte !

[portée p. 320]

et celui-ci, qui mérite également d’être distingué : V’là d’ be’ oignon !

[portée p. 320]

L’échalote a aussi trouvé ses poëtes-musiciens ; on nous a conservé une mélodie très-caressante, très-jolie, consacrée il y a des siècles à cette aimable production : Échalote, ma mie !

[portée p. 320]

Parmi tant d’autres cris que nous apportent les habitants des campagnes, je ne puis passer sous silence ceux des marchands de pommes de terre ; leurs mélodies doivent figurer au milieu des meilleures et des mieux chantées : Pommes, etc.

[portée p. 321]

Il en existe une autre qui ressemble beaucoup au plain-chant ; la voix tremblotante du chanteur lui donne quelque chose d’extrêmement langoureux ; on la croirait inspirée plutôt par un sentiment religieux ou par une mélancolie amoureuse, que par le très-précieux, mais très-prosaïque tubercule importé du Canada en Europe par sir Walter Raleigh : Bonnes, etc.

[portée p. 321]

Pendant plus d’un an, j’ai entendu cette mélodie, qui relève le cri de la modeste pomme de terre, chantée par un paysan. Le son de sa voix, sa manière de la dire, les nuances délicates qu’il savait lui donner, et pour lesquelles notre notation musicale n’a pas de signe, m’ont souvent bien vivement touché ; elle ne venait pas une seule fois frapper mon oreille, sans que j’interrompisse volontiers mon travail pour écouter aussi longtemps que possible le chant passager du pauvre campagnard. Je l’entends encore, à de longs intervalles, et il me fait éprouver à la fois le charme du moment et le charme du souvenir.

Ne nous étonnons pas de ces inspirations dues à l’échalote, aux oignons et aux choux, lorsque nous voyons le haricot lui-même, le modeste haricot, prendre sa part dans les élucubrations des musiciens nomades :

[portée p. 321]

Ce n’est pas tout ; il y a autour des halles une petite femme bien propre, toujours gaie, toujours avenante, dont la voix fraîche et argentine est bien connue de toutes les dames du lieu, qui a composé pour l’ail une mélodie originale et un texte des plus engageants ; voici ce chant, l’un des plus singuliers que j’aie entendus : Croquez donc l’ail !

[portée p. 322]

Après cela, quoi de plus naturel qu’un chant consacré aux champignons, cet objet de culte pour tant de gastronomes ?

[portée p. 322]

aux pigeons, ce sujet biblique qui de tout temps appartint au mondes des poëtes ?

[portée p. 322]

N’omettons pas la mélodie de ces femmes qu’on appelle les plus sensibles de la capitale, et qui crient du matin au soir : Mouron, etc.

[portée p. 322]

Si les carottes et les navets, si les pommes de terre et les haricots, ont donné lieu à de telles inspirations, combien les fleurs ne doivent-elles pas enivrer l’imagination et embaumer l’air de leurs évaporations acoustiques ! La petite marchande dont j’ai déjà parlé, et qui chante l’ail si agréablement, chante aussi les fleurs dans une autre saison ; je regarde comme une bonne fortune de pouvoir reproduire diverses mélodies enfantées par cette pauvre femme, et de les faire entrer en comparaison l’une avec l’autre devant le tribunal des illustrations musicales, et de tous ceux qui persistent à refuser au peuple l’imagination et la poésie :

[portée p. 323]

On peut bien manger de l’ail durant toute l’année lorsqu’on est un amateur décidé, mais ce n’est pas un goût universel ; les fleurs, quoique plus généralement appréciées, n’ont qu’un temps ; une saison est donc consacrée à l’ail, une autre aux fleurs ; pendant l’hiver, notre marchande débite des croquets d’anis, à l’aide d’un chant que j’ai fait connaître dans le Pâtissier ; enfin elle vend encore de l’amadou et des allumettes, et a composé pour ces mêmes objets cette quatrième mélodie : Amadou !

[portée p. 323]

Un jour cette pauvre femme, après des temps meilleurs, se vit forcée de suspendre l’éventaire devant son tablier, et de descendre dans la rue pour y trouver, dans un rude métier, les huit ou dix sous indispensables à son existence quotidienne. Écoutez-la raconter elle-même ses premiers essais :

« Comment faire pour attirer l’attention des acheteurs ? Il fallait chanter ; mais, avant de chanter, il était nécessaire de composer une petite mélodie. Je devais vendre des croquets d’anis, et je me mis à m’exercer tout bas dans ma chétive mansarde ; je mourais de peur qu’on ne m’entendît, car, n’étant pas au nombre des heureux de la terre, il me semblait qu’en chantant je faisais une chose défendue. Quand j’eus arrangé mon cri, je descendis toute tremblante, je cherchai les rues les plus sombres, les plus éloignées des quartiers où j’étais connue : j’essayai de chanter, mais la voix se refusait à sortir de mon gosier. Il fallait pourtant que ma journée se fît, et, après bien des efforts, je vins à bout de me faire entendre. Mais ne voilà-t-il pas que tout le monde s’arrêta autour de moi, qu’on acheta mes croquets à l’envi, que bien des personnes me dirent : Madame, que vous chantez bien ! et que même les dames de la halle me félicitèrent en me proclamant l’une des meilleures crieuses de Paris. »

Les quatre mélodies de cette marchande sont empreintes d’une grande originalité ; elles sont de plus fort jolies, et remarquables surtout en ce que, nées dans une mansarde et sur la paille, elles sont le produit de la misère et de la détresse.

Après les légumes et les fleurs, viennent tout naturellement les fruits. Ici se déploie une nouvelle armée de chanteurs ; les femmes et les jeunes filles arrivent avec des paniers, des corbeilles, chantant la belle groseille :

[portée p. 324]

ou la soi-disant cerise de Montmorency. La vente des cerises a produit ce joli chant : A la douce !

[portée p. 324]

D’autres promènent les reines-Claude avec cette gracieuse mélodie : A deux sous l’ quart !

[portée p. 324]

ou avec celle-ci :

[portée p. 324]

On chante encore les châtaignes ; mais les vendeurs ambulants de cette espèce de fruit deviennent de plus en plus rares. Autrefois on entendait toute la journée crier dans les rues : Châtaignes !

[portée p. 324]

aujourd’hui le marchand de châtaignes ne vent plus que des marrons. Quand vient l’hiver, les marchands de gaufres qu’on a vus, pendant la belle saison, sur les promenades et les places publiques, travailler pour ainsi dire au vol, s’établissent sur le seuil des boutiques de marchands de vin ; ils y élèvent un fourneau en tôle, toujours allumé, sur lequel ils font tiédir, cuire, chauffer, réchauffer et recuire des châtaignes, qu’ils décorent pompeusement du nom de marrons de Lyon.

Il y a quelques siècles, on ne parlait, au temps des pêches, que des pêches de Corbeil ;

[portée p. 325]

mais le vent de la faveur a tourné, et, sans égard pour le droit d’ancienneté, la suprématie appartient de nos jours à la pêche de Montreuil.

Je ne parlerai pas des marchands d’oranges à un sou, à deux sous la pièce : leurs mélodies, ainsi que celles des marchands de figues, sont assez insignifiantes.

Les petites voitures chargées de pommes et de poires sont les plus nombreuses de toutes ; on en rencontre à tous les coins de rue, devant les écoles, les colléges et les casernes : il faudrait être bien matinal pour trouver une caserne dont la porte ne fût pas envahie par quelques-unes de ces charrettes, que conduisent ordinairement des femmes et de jeunes paysannes. Je me suis souvent demandé si le troupier a donc tant d’amour pour la pomme, ou si c’est la marchande qui a tant d’amour pour le troupier.

La poire figure souvent dans les mélodies populaires ; la poire d’Angleterre, surtout, en a fourni d’assez remarquables :

[portée p. 325]

Plus originale encore est celle-ci, qui coupe Angleterre en deux, comme on tranche une poire : Belle poire d’Angle  ̶  ; belle, etc.

[portée p. 325]

Lorsque la France intervint dans la guerre que soutint l’Amérique pour conquérir son indépendance, quelques marchands eurent l’idée de crier : A un sou l’tas, les Anglais !

[portée p. 325]

Ce cri devint tellement populaire qu’il est resté et restera probablement toujours, puisant une nouvelle force à chaque incident de nos relations amicales ou hostiles avec l’Angleterre.

La poire cuite au four est bien connue dans les mélodies des rues : elle acquiert dans les quartiers populeux une grande importance ; elle vient souvent en aide à un déjeuner, à un dîner un peu trop court ; quelquefois même elle fait tous les frais du repas. J’ai vu de pauvres réfugiés, jadis officiers, colonels, se permettre de varier leur triste ordinaire en achetant, au déclin du jour, tantôt pour deux sous de marrons, tantôt pour deux sous de pommes de terre frites ou de poires cuites au four. La poire cuite n’est donc pas indigne d’éveiller notre intérêt, et c’est avec un certain respect que je transcris ici la mélodie qui lui sert d’enseigne dans le commerce des rues :

[portée p. 326]

En voici une autre qui se chante tous les jours dans les environs de l’Odéon, et que tout le monde connaît ; elle rappelle le thème principal du couvre-feu des Huguenots ; le chant si beau, si caractéristique de Meyerbeer semble avoir été bâti sur ces quatre notes :

[portée p. 326]

Pour les fruits et les légumes, ce sont les environs de Paris qui envoient ainsi leurs jardiniers et leurs fruitiers, en blouse, en bonnet de coton, ou avec le capuchon de feutre sur la tête, chantant dans une saison : la botte d’asperges, la pomme de terre au boisseau, les choux, les navets, etc. ; dans une autre, les cerises, les pruneaux, les abricots, les raisins de Fontainebleau. Il y a même de ces vendeurs qui viennent de bien loin, qui, à une certaine époque de l’année, abandonnent leurs campagnes pour venir à Paris exploiter leur spécialité, et retournent ensuite à la culture des champs qu’ils avaient quittés pour quelques mois. Tels sont les marchands de melons, Bas-Normands pour la plupart. Ils achètent les melons en gros pour les revendre en détail ; ils établissent leurs rayons au coin d’une rue, souvent à l’entrée de la boutique d’un marchand de vin ; quelquefois aussi ils colportent leur marchandise sur une charrette, en chantant leur perpétuel et monotone refrain : Grous melouns ! grous melouns ! La saison des melons passée, ils vont revoir leur Normandie, pour ne reparaître que l’année suivante.

Avec l’automne viennent les marchands de fruits d’automne, et, parmi ceux qui vendent des noix, j’ai remarqué spécialement ce chant singulier, bien connu dans les alentours du Panthéon, de la rue Saint-Jacques et de la Montagne-Sainte-Geneviève.

[portée p. 327]

Avant même que la saison soit si avancée, qui n’a pas entendu ce chant précurseur de la chute des feuilles et des matinées froides et brumeuses : Cerneaux, cerneaux ?

[portée p. 327]

Qui n’a pas admiré la douce mélodie des deux notes qui le composent ? deux notes, dont la seconde monte à l’octave supérieure de la première : sol, sol, voilà tout. Et pourtant quelle expression sauvage dans ces deux notes ! C’est un son aigu, et qui devient si perçant qu’on dirait qu’il se perd dans les nues. On croirait que Dieu a fait des voix tout à part pour crier des cerneaux. Quand je les entends de loin, je tremble d’en approcher ; et quoique j’aime beaucoup les cerneaux, je déteste le temps où ils arrivent, non à cause des brouillards du matin ou de la chute des feuilles, j’aime l’automne de préférence, mais je redoute le cri : cerneaux, cerneaux ! C’est un cri infernal, une note d’une si insolente franchise, qu’elle m’ôte toute capacité pour le travail, alors même que la terrible chanteresse n’est encore qu’à l’autre bout de la rue. Ce même cri, le plus affreux qu’on puisse entendre, et qui ressemble beaucoup à un cri de désespoir, à un cri de femme en détresse, je l’ai retrouvé partout, composé des mêmes notes, rendu avec le même mélange de sons de poitrine et de sons de tête, à la Bastille, au boulevard Mont-Parnasse, et dans le centre de Paris. C’est une preuve irréfragable qu’il existe une parenté entre les cris de la même marchandise, quoiqu’ils passent par des bouches différentes.

Disons adieu maintenant aux crieurs des rues, en reconnaissant, toutefois, qu’il en est encore un grand nombre que découvrira l’œil observateur et surpris de l’étranger sans les rencontrer dans ma nomenclature. Je ne connais pas de sujet plus riche, et auquel on ait moins touché ; j’ajoute qu’il ne cessera jamais d’être nouveau, et qu’il est de nature à présenter chaque jour à l’étude des faces différentes, tant sous le rapport de la physionomie extérieure que sous celui de la partie mélodique.

JOSEPH MAINZER

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