CLARETIE, Jules (1840-1913)
: Alexandre Dumas fils.-
Paris : A. Quantin, imprimeur-éditeur, 7 rue Saint-Benoit, 1882.- 32
p.- 2 f. de pl. ; 17,5 cm. - (Célébrités contemporaines).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (28.IX.2010)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,
B.P. 27216,
14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]
obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/
Diffusion
libre et gratuite (freeware)
Texte
établi sur l'exemplaire de la Médiathèque André Malraux (Bm Lx :
15248/2)
Alexandre Dumas fils
par
Jules Claretie
~*~
S’IL reste une gloire incontestable à notre pays, une suprématie
évidente, c’est la gloire du théâtre. L’étranger ne la discute même pas
; il la subit. Le théâtre français contemporain, partout traduit,
adapté, pillé, applaudi, demeure une des forces vives de la nation. On
peut comparer à nos peintres français des peintres étrangers, anglais,
italiens, espagnols ou hongrois. On n’a pas d’auteur dramatique
exotique à mettre en parallèle avec nos maîtres de la scène.
L’homme qui a le plus fait pour donner à notre théâtre cette renommée
éclatante et cette puissance souveraine, c’est M. Alexandre Dumas fils
- ou plutôt, car depuis onze ans il est seul à porter ce nom illustre -
M. Alexandre Dumas. Le premier, dans la comédie, dans cet art exquis du
théâtre qui, avant lui, était par ceux de sa génération fidèles aux
traditions de la génération précédente, regardé comme un aimable
passe-temps, un plaisir digestif, un jouet, il apporta, il fit courir
dans le drame cette chaleur de vie moderne, ce sentiment de vérité,
cette haine de la convention qui n’ont fait que s’accentuer depuis et
qui datent de lui.
Lorsque parut la Dame aux Camélias, où en était le théâtre ? Sauf de
rares exceptions, il se traînait à la remorque de Scribe dans les
petites comédies avec ou sans couplets, les anecdotes égrillardes ou
sentimentales. Le grand drame romantique se taisait. Ponsard avait le
bon sens de ne pas essayer de fonder l’école du génie et M. Émile
Augier, cet admirable moraliste, ce maître écrivain qui allait nous
donner, un jour, les Lionnes pauvres et le Mariage d’Olympe en
était encore à habiller du velours et de la soie des grands seigneurs
padouans du temps passé son drame intime d’une inspiration pourtant
bien moderne, l’Aventurière. Enfin « Malherbe vint » et Dumas fils
jetait toute vivante et palpitante encore à une foule empressée,
enchantée, émue, enthousiasmée, une tragédie en habit noir, la Dame
aux Camélias.
C’était quelque chose, vers 1830, que d’arracher au théâtre sa tunique
grecque ou romaine devenue souquenille et de la remplacer par un
pourpoint neuf ; c’était mieux encore, en 1850, de rejeter le pourpoint
usé pour mettre, sur le torse en chair et en os de personnages bien
humains, le frac de la vie courante, le morne habit noir, l’uniforme
banal de nos joies et de nos douleurs.
Où M. Dumas fils avait-il pris, d’ailleurs, l’inspiration d’un tel
drame ? Dans un de ses livres, et ce livre, il l’avait puisé en
lui-même, dans ses propres sensations, ses souvenirs et ses
souffrances. Il n’y a pas d’autre méthode au monde pour l’artiste. On
parle beaucoup de documents humains ; le véritable document pour tout
homme qui crée, c’est son propre coeur.
« Si l’on savait, nous disait un jour Alexandre Dumas, ce que j’ai mis
de moi dans mon oeuvre, ce que j’ai utilisé de ma vie dans mon théâtre,
ce qu’il y a de dessous dans mes pièces ! Je raconterai, autant que
je le pourrai, ce passé, je montrerai ces sources d’émotions et
d’études dans l’édition, destinée à mes seuls amis et tirée à
quatre-vingt-dix-neuf exemplaires seulement, que je fais imprimer à
Dôle. Mais que voulez-vous ? On ne pas tout dire, même à voix basse,
même dans une édition à huis clos, et ce qu’on ne peut imprimer, c’est
le plus curieux de la vie d’un homme ; voilà pourquoi ses biographies,
d’ordinaire, ne signifient rien. »
M. Dumas a cinquante-sept ans aujourd’hui, étant né le 27 juillet 1824.
Il est Parisien ; il a de Paris la verve, l’alacrité, le trait qui
vibre, le mot pareil au coup de fronde du gamin biblique. Grand,
solide, les cheveux d’un blond grisonnant rejetés en arrière,
légèrement chauve déjà, la moustache hérissée, bien vivant, avec un
rictus narquois relevant comme la courbe d’un arc sa lèvre supérieure -
expression sardonique admirablement rendue par Carpeaux dans son buste
célèbre, - il passe à travers le monde parisien comme un conquérant,
sans fracas et qu’il fit un livre ému, il fit un livre durable.
Depuis, M. Dumas s’est demandé si Marguerite Gautier méritait bien
d’être chantée. Un critique allemand le comparaît naguère à un médecin
de talent qui sauverait ses malades après les avoir empoisonnés.
Empoisonnés est un mot bien brutal et un peu trop teuton. Ce qui est
certain, c’est que, même au temps où il racontait la mort de la Dame
aux Camélias, dès la première édition, Dumas ne donnait l’histoire de
Marguerite Gautier que comme une exception :
« Je ne tire pas de ce récit, disait-il, la conclusion que toutes
les filles comme Marguerite sont capables de faire ce qu’elle a fait ;
loin de là ; mais j’ai eu la preuve qu’une de ces filles avait éprouvé
dans sa vie un amour profond, qu’elle en avait souffert et qu’elle en
était morte ; j’ai raconté ce que je savais ; c’était un devoir. -
L’histoire de Marguerite est une exception, je le répète ; mais si
c’eût été une généralité, ce n’eût pas été la peine de l’écrire. »
Je ne sais si, comme le dit M. Dumas, écrire ce livre était « un devoir
» ; mais, à coup sûr, c’était « un droit ». Et le livre est digne de sa
réputation ; il émeut, il attendrit, il fait songer. Il inspira à son
auteur cette comédie, ce drame, cette pièce, je ne sais comment
l’appeler, cette Dame aux Camélias, qui, je le répète, transforma
l’art contemporain, substitua la simple réalité à la convention
romanesque, et poussa le théâtre dans la voie du vrai. « La vérité,
l’âpre vérité ! » disait Stendhal. Ces mots, tracés en épigraphe, à la
première page de Rouge et Noir, peuvent servir à caractériser aussi
l’oeuvre de Dumas fils.
Marguerite Gautier mourante nous a valu d’ailleurs l’invasion d’une
déplorable race d’héroïnes littéraires : les courtisanes amoureuses,
les filles de marbre et les filles de plâtre. La littérature, aussi
bien que la société même, a été, pendant vingt ans, la conquête de ces
femmes de proie. Et même, à cette heure, en sommes-nous bien délivrés ?
M. Dumas fils, qui avait contribué à nous imposer cette tyrannie, s’est
du moins insurgé contre elle. Il a brûlé sans hésitation les fausses
déesses qu’il avait encore plus fait adorer qu’il ne les avait adorées
lui-même.
Il paraîtra toujours curieux de relire ce que Dumas dit de Manon
Lescaut, qui précéda Marguerite Gautier et lui montra le chemin. Il a
écrit une préface singulièrement vivante pour le livre de l’abbé
Prévost, cette élégie ou cette idylle de l’amour qui dégrade et salit.
Depuis M. Dumas, l’utilité et l’intérêt des préfaces ne sont plus
discutés. Tel de ces avant-propos a eu plus de retentissement que tous
ses romans de jeunesse à fois, Diane de Lys, la Dame aux perles, Trois
hommes forts, Antonine, la Vie à vingt ans, le Régent Mustel, pages où
pourtant l’on n’a pas bien loin à chercher pour trouver la griffe du
maître. Bref, la Dame aux Camélias, qu’on a souvent comparée à Manon
Lescaut, en diffère profondément, non seulement par l’intérêt,
poignant chez Dumas fils, mais par la conclusion même, par l’impression
que le récit nous laisse. Le livre de Dumas, c’est Manon Lescaut, si
l’on veut, mais avec l’idée moderne en plus, avec le sentiment du
repentir. Armand Duval, c’est un Desgrieux qui ne tombe pas ;
Marguerite Gautier est une Manon qui se relève. Il y a dans ce livre de
Dumas une chose de plus que dans celui de l’abbé Prévost : avec la
passion il y a l’honneur.
Alexandre Dumas fils devait, au surplus, rapidement enlever à la
critique le reproche d’avoir idéalisé la fille perdue. Après la Dame
aux Camélias, il donnait le Demi-Monde, où la baronne d’Ange, cette
aventurière, est flétrie avec une virilité souvent cruelle ; et bientôt
il nous présentait cet effrayant portrait d’usurière d’amour qui, dans le Père prodigue, laisse échapper sa proie, l’amoureux sénile, contre
argent, contre remboursement, pour parler la langue commerciale qui est
celle de ses pareilles. Il faut être juste : M. Dumas n’a jamais eu la
pensée de donner une auréole aux pécheresses, ou du moins, il s’est
vite hâté de faire comprendre - s’il se peut - à notre société moderne,
que le monde est menacé de périr parce qu’il n’y a plus que du prurit
et du plaisir. C’est bien là ce qu’il entend dans les Idées de Madame
Aubray, lorsqu’il fait dire à Camille Aubray parlant des femmes
tombées : « Tous ces jeunes débauchés, tous ces imbéciles, tous ces
désoeuvrés, tous ces fils de famille, qui n’ont pas eu l’idée de donner
à ces jeunes femmes un morceau de pain quand elles étaient jeunes,
vaillantes, vierges, se laissent prendre plus tard les diamants de leur
mère et quelquefois le nom de leurs aïeux, quand elles sont méprisables
et déchues. La femme se venge, elle a raison... » Et quand je pense que
ces lignes, que je recopie, ont été jetées hardiment à la face de ce
tout Paris des premières si prompt à s’effaroucher, à se cabrer et à
se sentir atteint dans ses hypocrisies plutôt que châtié dans ses
vices, je ne puis m’empêcher d’admirer le hautain courage du dramaturge
qui se fait ainsi, comme un cravacheur de fauves, un dompteur d’hommes.
A tout dompteur, il faut, au surplus, de la pratique et du métier.
Dumas fils avait été à bonne école avec son père, ce magnifique et
gigantesque remueur de situations dramatiques, ce maître des larmes et
des rires ; mais, à coup sûr, il n’avait pas besoin d’école. On naît
dramaturge. Dès la première oeuvre que le futur auteur du Demi-Mondelisait
au Théâtre Historique, dès certain petit opéra ignoré intitulé Atala,
il savait, il devinait l’art difficile de donner aux scènes de
théâtre leurs proportions, de les mettre à leur plan et à leur place.
Au reste, comme lui disait gaiement son père, une pièce n’est pas
difficile à faire : « Le premier acte clair, le dernier acte court, et
de l’intérêt partout. Voilà le secret. » C’est l’art d’attraper les
aigles en leur mettant un grain de sel sur les ailes.
Le succès de la Dame aux Camélias avait été considérable. Fechter et
Mme Doche faisaient littéralement sensation dans leur duo d’amour. Diane de Lys et son coup de pistolet firent croire que Dumas,
préoccupé surtout de l’étude des moeurs, allait seulement substituer le
drame noir moderne au drame romantique. Il y avait, dans ce dénouement
tragique, comme un écho d’Antony. Mais ce n’était pas le drame en
lui-même, l’action pour l’action, qui hantaient, si je puis dire, Dumas
fils : c’étaient les caractères. Il voulait savoir ce que le théâtre
pouvait contenir de vérité, quelle somme d’humanité on y pouvait faire
pénétrer, et il écrivit le Demi-Monde. Quel étonnement, quel
éblouissement, le premier soir, devant ce premier acte, simple, solide,
vivant de la vie de tous les jours, et qui se terminait tout à coup par
cette banalité, prenant là comme une grandeur sévère : « Et maintenant,
allons dîner ! » Il y eut comme la révélation d’une force toute
nouvelle. Cette langue rapide, ces phrases brèves, claires, ces mots
coupants et cinglants, donnaient la sensation immédiate de quelque
chose d’achevé. C’était personnel et définitif. On le reprend souvent,
ce Demi-Monde. Il n’y a pas une tache de rouille sur ce style de fin
acier.
Dumas avait écrit le Demi-Monde comme il écrit toutes ses pièces,
très vite, après y avoir longuement et lentement pensé. Racine disait
en parlant d’une de ses pièces : « Il n’y a plus qu’à l’écrire. »
Racine avait raison. « Il n’y a pas de chef-d’oeuvre dramatique, dit
l’auteur du Demi-Monde dans une lettre intime, qui, bien conçu
préalablement par l’esprit, n’ait été exécuté vite. N’admettons pas la
confrérie des arbalétriers qui refusait le tableau commandé, la Descente de Croix, parce que Rubens l’avait peint en huit jours.
Raphaël, mort à trente-sept ans, laisse dix mille personnages connus de
la gravure ; Molière ne faisait pas de ratures, etc. La nature met neuf
mois à constituer l’enfant dans le sein de sa mère et quelques heures à
le faire naître. »
La fameuse tirade des pêches à quinze sous, si éloquemment typique,
narquoise et profonde, fut trouvée comme au hasard de la plume. Il y a
de ces bonheurs électriques dans la vie des écrivains. On voit fort
bien, sur le manuscrit de la pièce originale, que Dumas cherche à
définir son sphinx féminin, et en même temps le monde auquel la baronne
d’Ange appartient : il écrit, il s’arrête, il rature, il reprend ; tout
à coup, la comparaison du panier de pêches lui vient à l’esprit et la
phrase lui court sous les doigts. Il fait aussitôt une fusée, barre
brusquement tout ce qu’il vient d’écrire, et en marge, d’un seul jet,
il lance sa tirade, un des morceaux caractéristiques de son oeuvre et
un des modèles de style du théâtre contemporain.
Il y a beaucoup de ces ratures dans les manuscrits d’Alexandre Dumas.
L’auteur des Trois Mousquetaires disait de son fils :
- Alexandre ? Ce n’est pas de la littérature qu’il fait, c’est de la
musique : on ne voit que des barres et, de temps en temps, quelques
paroles !
Au reste, pour ce Demi-Monde comme, plus tard, pour ses autres
pièces, pour Héloïse Paranquet, par exemple, dont il écrivit le
dernier acte en trois heures, du déjeuner au dîner, voici comment il
procède et quelle est sa marche matérielle de travail. Pour chacun des
premiers actes, il prend vingt feuillets, format dit papier écolier,
et il écrit au courant de la plume, regardant de temps en temps combien
il lui reste de pages. S’il est au bout de son papier et s’il a encore
plusieurs scènes à écrire, ce lui est un avertissement de se hâter.
Pour le dernier acte, il ne prend que dix-sept feuillets. « Le dernier
acte court ! » c’est le mot paternel. Et, dans le fait, dix-sept ou
vingt pages sont, comme il le dit fort bien, la plus grande mesure pour
un acte. Il y a de ces questions de temps et de coupe tout à fait
importantes dans un art où l’on a à compter non seulement avec
l’intelligence ou la patience, mais encore avec les nerfs, la
congestion même du public.
La pièce écrite - pour en revenir au Demi-Monde, - il fallut la faire
jouer. Il est très malaisé d’être un révolutionnaire au théâtre et les
coulisses sont pleines de préjugés d’habitudes et de toiles
d’araignées. Montigny, le directeur du Gymnase, homme pourtant d’une
intelligence haute, se refusait à accepter que Dumas terminât sa pièce
par le récit d’un duel supposé, d’une mort brutale. « Prenez garde.
Toute la salle protestera ! »
- Peut-être, répondait Dumas ; mais elle applaudira ensuite. - Alors
vous tenez à votre dénouement ? - J’y tiens absolument. - C’est bien,
fit Montigny. » Et il cessa, dès lors, de venir aux répétitions qu’il
avait dirigées jusque-là.
Le soir de la première représentation, lorsqu’arriva le récit de ce
duel, toute la salle crut qu’il était vrai que l’auteur de Diane de
Lys renouvelait, à l’épée, son fameux coup de pistolet, et l’auditoire
devint glacé. Dumas père, placé dans l’avant-scène du théâtre, à côté
de son fils, lui disait tout bas : « Ah ! quel malheur ! Avoir ainsi
gâté une si belle pièce ! Ah ! malheureux, va ! » Puis, quand tout ce
monde s’aperçut qu’il avait été dupe d’un moyen de comédie, l’habileté
de l’auteur l’emporta plus haut encore dans les acclamations qu’il
n’avait été tout à l’heure et la pièce finit par une ovation, dans une
tempête de bravos. Dumas fils, tout en voulant exterminer Scribe,
avait montré de la sorte qu’il savait aussi bien son métier que
Scribe et, en effet, dans ces batailles l’enthousiasme, la foi, le
talent ne suffisent pas seuls ; il y faut encore la tactique et les
munitions.
Aujourd’hui, après tant de succès éclatants, une renommée universelle,
des oeuvres qui sont des chefs-d’oeuvre, après les Idées de Madame
Aubray, Monsieur Alphonse, la Princesse Georges, Une Visite de Noces
(sa pièce la plus étonnante peut-être et la plus forte), après la
Femme de Claude, l’Étrangère, la Princesse de Bagdad, ce n’est plus
Scribe, et quand je dis Scribe, c’est le scribisme et non l’homme
même, que Dumas veut exterminer, c’est la fausse morale, le préjugé,
tout ce qui lui paraît faux, convenu, factice, dans les moeurs modernes.
Il en est arrivé à trouver que le théâtre ne lui suffit plus pour
répandre ses idées. Il en vient au livre, qui va partout et qui peut
tout dire. Il a écrit l’Homme-Femme, la Question du Divorce, et les
Femmes qui tuent et les Femmes qui volent. Il tient - au-dessus de ce
grand craquement social qui nous menace depuis tant d’années, - à faire
entendre la libre parole d’un homme dépourvu de préjugés et qui pense.
Sa brochure « sensationale » l’Homme-Femme n’est rien d’ailleurs
qu’un éloquent et curieux plaidoyer en faveur de l’union intime de deux
êtres fondus, si je puis dire, par l’amour. M. Dumas réclame deux
choses : la sainteté du mariage et la possibilité du divorce. Le foyer
purifié parce qu’il n’est plus prison. M. Dumas ne se trompe pas : le
salut de ce monde aux abois est là peut-être. Le philosophe pratique,
j’allais dire praticien, qui a écrit l’Homme-Femme, plaide d’ailleurs
la cause de la vertu, dans ce style médical qui étonnait déjà chez
Michelet, et qui est peut-être le style caractéristique d’un temps où
la science demeure la maîtresse souveraine. Ne soyons, au reste, pas
plus bégueule que le public ; l’idée est profondément morale sous une
forme hardie, voilà l’important. Et nul écrit n’est plus que celui-là
identique à la nature même de M. Dumas. A écouter le causeur, on
croirait encore lire le moraliste.
« Les filles, me disait-il un jour, dureront jusqu’à ce qu’elles
aient exterminé (c’est un mot qu’il aime) ceux des hommes qui doivent
disparaître. Après quoi, nous aurons du nouveau. Nous sommes, à cette
heure, en plein Déluge. C’est le moment de la lessive. »
Cette lessive, M. Dumas l’a tentée. Il a lavé le « linge sale » de la
société actuelle, non pas en famille, comme le voulait Napoléon Ier,
mais devant la foule. Cette brochure venait bien à son heure, comme les
brochures précédentes de l’auteur sur les Choses du jour, comme
celles qui ont suivi, comme aussi la plupart des pièces de Dumas, dont
le coup d’oeil est exercé à se rendre compte, et du moment où il faut
jeter une idée sur le théâtre ou dans le livre, et de la quantité de nouveauté que le public est capable d’absorber et de digérer.
Habile, exercé, philosophe armé en guerre, connaissant à la fois
l’atmosphère de son siècle et l’air ambiant de l’heure présente, M.
Dumas fait ce qu’il nomme du théâtre fonctionnel, c’est-à-dire qu’il
tire de tout être, de tout acteur, de toute actrice, sa fonction. Cette
admirable Aimée Desclée, par exemple, pauvre femme brisée, l’âme et le
corps morts, il l’évoquait, pour ainsi dire, à chaque création
nouvelle. Il la faisait agir, sentir, souffrir.
Au théâtre, M. Dumas aime volontiers la thèse. Il est très capable
d’écrire une excellente pièce simplement dramatique, émouvante,
entraînante, témoin Monsieur Alphonse ; mais il préfère la thèse. Il
recherche le combat avec le public : il l’a bien montré dans l’Étrangère et dans la Princesse de Bagdad. Comme les tireurs
brillants, il se plaît à « faire assaut. » Il n’est point, comme tant
d’autres, le servile flatteur de la foule ; il a la prétention de la
diriger. Quelquefois il rencontre de dures résistances. Diane de Lys,
son chef-d’oeuvre peut-être, qui n’est qu’un fait, va au pinacle ; la
Femme de Claude, qui est une thèse, succombe en se heurtant à la
surdité générale. Peu lui importe. Il se relève, ramasse son fleuret et
continue son escrime étincelante.
On connaît son esprit au théâtre : il aime les mots et les lance
comme des grenades. De même, sa conversation est un feu roulant de
traits, une merveille d’humour, de vivacité, de vie. Son genre d’esprit
est volontiers cruel, il a des éclats et des scintillements d’acier. On
dirait d’une lame de scalpel se jouant dans un rayon de soleil. Et
pourtant cet homme qui connaît si bien les hommes ne les déteste pas.
Il n’a point de haine. Serviable, bon de la vraie bonté, celle qui
n’est point de la banalité fardée, il a toujours un conseil tout prêt
et un coup d’épaule énergique pour un ami.
Attristé de bonne heure, au surplus, par la splendide et inutile
prodigalité de cet admirable, de cet inépuisable génie qui fut son
père, - Briarée qui avait cent bras aussi pour donner, pour dépenser et
se dépenser, - Dumas fils a eu pour idéal - car un tel but est un idéal
aussi, quoique le mot paraisse mal à sa place en pareille matière - il
a eu pour idéal cette chose qui est une vertu dans le sens latin, virtus, et une force, une force dont notre tempérament national est
privé, il a aspiré à cette puissance : la concentration.
« Je tiens de mon père, disait-il il y a quelques années à un critique
allemand qui a noté la conversation, l’instinct du théâtre. Mon père
est né à une époque poétique et pittoresque ; il fut idéaliste. Moi, je
vins au monde dans un temps de matérialisme ; je fus réaliste. La
différence se montre dans la manière dont nous conduisons une pièce
depuis sa première idée jusqu’à son achèvement. Mon père prenait son
sujet dans le rêve ; moi, je le prends dans la réalité. Il travaillait
les yeux fermés ; moi, je travaille les yeux ouverts. Il s’éloignait du
monde, je m’identifie avec lui. Il dessinait, je photographie. On
chercherait en vain ses modèles ; on peut montrer les miens du doigt.
Il partait d’un fait, je pars d’une idée. »
Ainsi pour cet ami de la nature et du naturel, - ce qui n’est pas
tout à fait le naturalisme - se concentrer, s’étudier et se ramasser
sur soi-même pour bondir d’un seul élan, rapide et puissant, voilà la
règle de conduite, qui est bonne et saine. Ne me disait-il point, lors
du succès éclatant d’une de ses brochures : « Il n’est point de
journaliste qui n’en ait écrit autant, mais le journaliste se dépense,
il s’émiette, il ne se résume pas. » Lui s’est toujours « résumé » dans
un mot, dans un livre, dans une scène, dans une page ou dans une pièce.
Il a surtout - dans cet admirable théâtre qui est le sien, dans ce
théâtre sans phrases, ce théâtre vivant, mieux que cela, pour nous
servir d’un mot dont on abuse, ce théâtre vécu, et qui durera comme
le véritable théâtre de ce temps-ci, d’un temps correct dans le vice,
cravaté dans le débraillé en quelque sorte, sobre de cris jusque dans
la passion et condamné à aimer, à souffrir, à périr entre ces récifs
qui s’appellent le Code, la Cour d’assises ou la Bourse ; - il a,
dis-je, voulu être utile, ne pas demeurer neutre, jeter son cri
d’honnête homme indigné parfois, jamais effrayé ; il n’a pas craint de
parler de morale à quinze cents personnes assemblées et habituées aux
clinquants des féeries et aux sous-entendus, au déboutonné de
l’opérette ; il a tenté de faire - c’est là sa gloire - une chaire à la
fois et une tribune avec les planches poudreuses d’un tréteau.
Après avoir salué cette oeuvre-maîtresse, dramatique et méditative à la
fois, où le théâtre parle la langue d’un La Rochefoucauld, il me
resterait à peindre Alexandre Dumas chez lui, dans ce cabinet de
travail de l’avenue de Villiers, accessible à tant de solliciteurs,
sorte de confessionnal laïque ou viennent murmurer leurs confidences
bien des Madeleines repenties et bien des Chatterton qui veulent vivre
; retrait artistique, empli de tableaux de prix et de sculptures rares
et d’où le maître s’échappe lorsqu’il y a quelque oeuvre à parfaire et
quelque labeur à achever.
Mais Dumas s’est peint chez lui mieux que je ne le saurais faire. Il
est de ceux d’ailleurs qui se livrent eux-mêmes, qui se montrent tout
entiers dans le laisser-aller d’une causerie, dans les menus propos
d’une rencontre, dans les feuillets d’une lettre intime. Peut-être, au
lieu de l’étudier ici, aurais-je mieux fait de lui demander à lui-même
une de ces confidences à bâtons rompus, comme il en donnait une,
certain jour, à une publication disparue, le Musée des Deux-Mondes,
où je retrouve sur son cabinet de travail et ses façons mêmes de
travailler des indiscrétions précieuses :
« Ce que tu appelles mon cabinet de travail est encombré de telle façon
que je passe un ou deux jours par mois à y mettre de l’ordre, et ce
n’est pas la moindre de mes occupations ; mais aussi je profite souvent
de cette occasion pour changer les meubles et les tableaux de place, ce
qui faisait dire un jour à mon ami Charles Marchal : « Celui qui
t’empêcherait de décrocher tes tableaux et de déranger tes meubles
serait un misérable. »
« La vérité est qu’au milieu du travail le plus sérieux et le plus
important, si je m’aperçois qu’un bahut ou un buste, ou une toile n’est
pas placé comme il faudrait qu’il le fût pour l’harmonie des couleurs
ou des lignes, je quitte mon travail et j’opère le changement ; quand
je suis assez fort pour le faire tout seul, je retrousse mes manches,
et ce n’est pas long ; si je ne suis pas assez fort, j’appelle un
domestique et au besoin un ou deux commissionnaires et je ne me remets
au travail que quand mon oeil est satisfait par une disposition
nouvelle. C’est une manie, mais c’est aussi un repos. »
Il est évident qu’une oeuvre d’art peut inspirer un chef-d’oeuvre dans un
art différent et que ces milieux artistiques sont favorables à toute
création. Dumas s’entoure ainsi d’oeuvres artistiques admirables. Au
seuil de son logis, rit le cher visage de bon Titan d’Alexandre Dumas
père. C’est le buste de Chapu. Les admirables marbres de Carpeaux,
d’après Mme Dumas et Dumas, les toiles de Vollon, les paysages argentés
de Corot, les couchers de soleil de Jules Dupré, les fulgurances de
Delacroix, les aquarelles et les toiles de Meissonier, les clairs
intérieurs et les chairs nacrées de Tassaert, les Millet, les Troyon,
les Barye courent sur les murs ou sur les consoles. Il y a là une
impression de musée. Peu de bibelots ; mais, au contraire, des oeuvres
hors de pair. Sur le bureau où Dumas écrit, une profusion de plumes
d’oie, d’un jaune d’or, dans une sorte de vase d’argent. Pour
presse-papier la main, la loyale et forte main de Dumas père, dont une
statuette en pied sourit aussi, dans un angle, faisant pendant à une
terre cuite de Clodion. A travers les vitraux sertis de plomb des
fenêtres un jardin apparaît, avec des balancements d’arbres, des vols
de feuilles sèches en hiver, d’oisillons au printemps et, au fond, une
haute maison à solives de bois sculpté, chalet venu de l’Exposition et
où Dumas a encore entassé des tableaux superbes. C’est là qu’il passe
les mois de Paris. Aux beaux jours, il se retire au bord de la mer, à
Puys, où mourut le père.
Je ne crois pas que jamais un débutant ait vainement frappé à la porte
de l’hôtel de Paris ou de la maison de la grève. Sous l’ironie de
l’auteur de l’Affaire Clémenceau, on retrouve la bonté de coeur de
l’auteur de la Reine Margot. Olivier de Jalin est un d’Artagnan
assagi qui remplace les coups d’épée par les coups d’épingle et qui,
pouvant être Alceste, ne maudit pas trop Célimène après l’avoir adorée,
mais - je l’ai dit - la supprime.
Parfois, dans cet hôtel plein de chefs-d’oeuvre de l’avenue de Villiers,
on surprend Dumas jouant avec une autre merveille, vivante, celle-là,
rose, blanche, fraîche - un enfant qui rit dans des broderies claires.
Car voilà ! - il est grand-père maintenant, celui qu’on appelle encore
et qui signe encore pieusement Alexandre Dumas fils !...
Eh bien, non ; robuste et jeune dans sa virilité superbe, on ne fera
croire à personne que ce maître soit un aïeul ! Dumas fils est aussi
entraînant, aussi entraîné qu’au temps où il se taillait une gloire à
côté de la grande gloire paternelle. Il restera ainsi, dans l’histoire
de notre littérature, dépassant son père comme la vérité dépasse
l’imagination, et montrant ce fait unique dans les lettres : deux
hommes éminents pouvant être si différents dans un même art, tout en
s’élevant l’un et l’autre à la même hauteur.
Ce qui me plaît, d’ailleurs, en lui, ce qui fait qu’après l’avoir
applaudi, quand je l’admirais de loin, je l’ai aimé quand je l’ai vu de
près, c’est ce que je ne sais quoi de fier, d’indépendant, de rétif,
qui sied si bien à l’homme de lettres. Piron, qui n’avait pas plus
d’esprit de mots et avait moins de talent dramatique que Dumas,
passait un jour devant un grand seigneur en disant : « - Monseigneur,
les qualités étant connues, je prends mon rang. »
Partout et toujours Alexandre Dumas a pris son rang. Naguère - il y a
peu d’années - un ministre l’invitait à venir figurer à la réception du
jour de l’an : « Je n’ai rien à dire au ministre, fit Dumas ; s’il a à
me parler, qu’il vienne me voir. »
A vingt-huit ans, Alexandre Dumas fils était déjà dans la plus complète
indépendance politique, indépendance qu’il a conservée encore
aujourd’hui « après trente ans de réflexion. »
C’est bien là le même homme qui, à la veille du 15 août 1852, comme on
lui demandait d’écrire les vers d’une cantate pour l’Opéra, répondit à
l’envoyé de M. de Persigny :
« Dans un pays comme la France, quand il y a quatre grands poètes
comme Lamartine, Hugo, Musset et Béranger, c’est à l’un d’eux qu’un
gouvernement nouveau doit demander de le chanter. Si, pour un motif ou
un autre, ces quatre poètes croient devoir s’abstenir, les débutants
n’ont qu’à se taire ! »
|