BALZAC, Honoré de (1799-1850)De ce qui n'est pas à la mode (1830).
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Texte établi sur l'exemplaire d'une collection particulière de l'ouvrage Les Parisiens comme ils sont : 1830-1846 dans l'édition donnée par André Billy à  Genève chez La Palatine en 1947.


De ce qui n'est pas à la mode

(La Mode, 18 décembre 1830)
par
Honoré de Balzac
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CONNAITRE ce qui est à la mode, c'est une science. Cela s'étudie et s'apprend. Savoir ce qui n'est pas à la mode, c'est un instinct. Cela se devine et se sent.

Vingt journaux attentifs, mille élégants avoués vous avertissent de ce qui est convenable ; la toilette dont on s'informe, le livre dont on parle, le salon où l'on s'étouffe, le théâtre qui ne fait pas faillite sont à coup sûr à la mode. Trop d'indices assurés font aisément reconnaître un succès, pour qu'il y ait mérite à s'associer à la voix publique.

Mais ce qui n'est pas aussi manifeste, c'est ce qu'il faut abandonner, ce dont on ne parle plus, ce dont on n'a pas encore parlé, ce qu'il faut trahir, et les hommes et les choses qu'on ne doit jamais avoir connus.

En mode, faire est d'un grand talent, s'abstenir d'un beau génie.

Aussi combien peu l'on rencontre de ces hommes qui ne jettent jamais dans la conversation un mot qui ne dit plus ce que le dictionnaire lui faisait dire, et savent qu'il y a des plaisirs qui ne font plus partie de ceux de la bonne compagnie, et dont on ne doit jamais prononcer le nom !

On peut ne pas inviter l'homme qui ne se pâme pas à mademoiselle Taglioni ; mais il faut chasser celui qui propose d'aller à l'Opéra-Comique. Si j'étais femme, j'aimerais autant qu'on me demandât des nouvelles de l'amant qui m'a quittée.

Cette phrase : Ce qui n'est pas à la mode, renferme dans sa courte contexture le catalogue complet des gloires déchues ; elle enserre dans sept petits mots l'histoire des mérites méconnus, et des sots reconnus ; des femmes passées et des beaux en perruque ; elle met sur la même ligne les banquiers économes, les juges inamovibles, les deux cent vingt-un, les voitures jaunes, les héros de juillet et les chiens anglais.

La plèbe de nos lecteurs s'imagine peut-être que nous faisons de la fatuité ou de la passion : nullement ; nous regardons et nous écrivons. En France, tout est mode : mais trois jours suffisent à user la gloire la plus haute, le succès le plus éclatant. Trois jours, c'est tout : le quatrième, on importune ; le cinquième, on ennuie ; le sixième, on vous hait, et l'on vous proscrit le septième. Ce fut le temps de faire le monde.

Électeurs, que pensez-vous de ces deux cent vingt-un que vous avez réélus comme l'espoir de la France, le salut de la patrie, la digne expression de nos voeux pour la liberté ? Ne vous semblent-ils pas au-dessous de leur  mission ? N'ont-ils pas arrêté la Révolution dans sa course, au risque de la faire cabrer et de se voir jeter à terre comme des jockeys inhabiles ? Hargneux contre toute opposition, se pavanant de tout le danger dont on les a sauvés, et qu'ils n'ont pas couru ; ingrats envers la presse, haïssant et craignant la nouvelle génération, leurs jours de vogue sont passés. Au reste, c'est dans leur sein qu'on peut trouver toutes les nuances délicates de cette sorte d'exclusion qui les frappe tous. Ainsi, il sera juste de dire que M. Madier de Montjau n'est plus à la mode, que M. Charles Dupin n'y a jamais été, que M. Thiers ne peut pas s'y mettre, et que M. Salvandy n'y sera jamais.

Ces messieurs des communes se fâcheront-ils de cette triste vérité ? Il ne le faut pas. De plus méritants qu'eux subissent déjà cette conséquence de tout ce qui se fait remarquer quelques jours. Demandez aux gens du pouvoir ce qui est à la mode dans leurs bureaux. Est-ce cette brave jeunesse qui a combattu dans les rues de Paris, ces hommes de conscience qui ont sacrifié, sous Charles X, leur fortune au maintien des bonnes doctrines ? Point. Le pouvoir les méconnaît, les dénigre, les chasse. Il y a tel ministère, tout barricadé de canaille jésuitique, où les lettres des réclamants sont interceptées, leur existence calomniée, leurs services méconnus, et où l'on n'a de chance d'obtenir ni justice ni réparation, à moins qu'on ne soit le valet d'un ancien valet de M. de Villèle. Les patriotes ne sont pas à la mode au pouvoir.

Brave peuple français, que cela ne t'étonne pas. Dans de plus grands intérêts, tu as prononcé des arrêts aussi injustes. Gens du monde, ne vous souvient-il plus que, malgré sa beauté séraphique, M. de Beauvais fut obligé de céder la palme des oratoires à M. de Paris, et que le violon de Tolbecque a détrôné le flageolet de Collinet ?

Si nous nous occupons aujourd'hui de ce sujet, c'est qu'il y a eu révolution dans la mode comme dans le monde politique ; c'est que les fusillades de juillet ont tué bien d'autres gens que les morts du Louvre, de Grenelle et de la Fontaine-des-Innocents ; elles ont détruit bien d'autres existences que celles d'un roi, de sa famille et de sa cour.

Les petites soirées littéraires, les petites adulations poétiques, les engouements romantiques de la coterie et les bouffonneries classiques de l'Académie sont restés sur place ; toutes ces petites voix aigres qui se louangeaient se sont perdues dans le cri populaire qui s'est élevé. C'est au point que M. Émile Deschamps est obligé de se mettre devant sa glace pour se dire à lui-même : « Vous êtes un homme d'un beau génie. » La littérature romantique n'est plus à la mode.

La petite littérature de M. Scribe s'y est noyée aussi. Bertrand, Suzette, Stanislas, toutes ces petites grimeries, assez drôles sous le régime des censeurs, n'ont pu supporter le grand air ni le grand jour de la liberté. Le Gymnase n'est plus à la mode.

Voyez comme nous courions insensiblement, il y a six mois, aux moeurs de la Régence ! L'oisiveté, le luxe envahissaient les esprits élégants ; les longs soupers, les nuits sans sommeil, les femmes équivoques, le rire de tout et sur tout, les voitures et les vins exquis, tous ces éléments d'une vie débauchée s'appelaient fashionable : encore deux ans, et nous aurions affecté la chemise débraillée, le gilet taché et l'allure incertaine. Juillet a mis fin aux orgies ; elles ne sont plus de mode.

Ce qui n'est pas à la mode, c'est ce gros patriote proscrit sous la Restauration, qui voudrait que quinze ans de repos lui eussent gagné trois grades dans l'armée.

Ce qui n'est pas à la mode, c'est ce petit monsieur, écrivain pamphlétaire il y a quelques jours, et maintenant administrateur inhabile et impudent ; c'est cet écolier, devenu préfet pour avoir suivi assidûment un cours d'histoire ; c'est ce carliste rampant, qui effrayait M. de Polignac par son exagération et qu'on a trouvé suffisamment patriote pour lui donner un superbe emploi.

Ce qui n'est pas à la mode, c'est ce journal qui fait de l'aristocratie de principes devant l'impunité, après avoir été lâche dans les jours de danger ; c'est cette petite feuille ordurière et grasse, qui pue la chandelle et qui s'appelle Corsaire ; c'est ce monsieur qui s'est vu, lui seul, partout où l'on s'est battu, et ce libérateur de la patrie qu'on n'a vu nulle part.

Ce qui n'est pas à la mode surtout, c'est l'argent.

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