THEURIET, André (1833-1907) : Rosine (1888).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (28.IV.2000)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56
Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) de l'édition Charpentier, Paris 1888, des Contes de la forêt dans la Petite bibliothèque-Charpentier.
 
Rosine
par
André Theuriet

~~~~

 
I

C'est demain la Saint-Nicolas, me dit mon ami Tristan, - une fête qu'on ne connaît guère à Paris, mais qu'on célébrait joyeusement en Lorraine, au temps où j'étais enfant. Chez nous, les petits garçons, la veille du 6 décembre, mettent leurs souliers dans la cheminée, comme on a coutume de le faire ici la veille de Noël. Cette nuit-là, nous nous endormions tard et d'un sommeil agité, croyant ouïr à chaque instant le saint évêque qui descendait sur son âne dans nos cheminées lorraines, si larges qu'en se penchant sous le manteau on voit un coin du ciel clair à l'extrémité du tuyau noir. De même que sainte Catherine est la patronne des filles, saint Nicolas est le patron des garçons. Sainte-Catherine en novembre, Saint-Nicolas en décembre, deux fêtes qui se répondent harmonieusement comme deux voix de timbre différent dans un gai chant alterné. Elles luttent entre elles de bombances et de festivités ; elles remplissent les longues nuits d'hiver d'éclats de rire et de musique de danse. Dans nos villages, les filles invitent les garçons au bal de la Sainte-Catherine, et ceux-ci leur rendent la politesse le 6 décembre. Il me semble encore entendre dans la nuit brumeuse les violons de la Saint-Nicolas, allant de porte en porte donner la sérénade aux invitées, et s'éteignant peu à peu dans le lointain assoupi des rues blanches de neige...

II

En ce temps-là, j'avais vingt ans ; j'habitais un gros bourg de l'Argonne et je prenais pension à l'hôtel du Grand-Monarque. Cet hôtel ou plutôt cette auberge était située sur la place, à un coin de rue où son enseigne de tôle grinçait à tous les vents. La porte basse ouvrait de plain-pied sur une vaste cuisine enfumée, au fond de laquelle un escalier de bois à rampe de chêne montait aux chambres des voyageurs. Je revois très nettement le haut vaissellier garni de faïences, les claies d'osier se balançant aux poutres, la cheminée garnie d'un lambrequin d'indienne rouge autour de laquelle on venait s'asseoir et fumer après souper ; puis la salle à manger à main gauche et, à droite, la grande chambre où couchaient les deux filles de l'hôtesse : Constance et Rosine. - Constance, l'aînée, était sèche et mince comme un échalas ; elle avait les joues couperosées, les yeux gris, la langue bien pendue, la main leste, et elle abusait, pour mener la maison tambour battant, de l'autorité que lui donnaient ses vingt-huit ans bien sonnés. - Rosine n'en avait que dix-huit. Elle était élancée comme sa soeur, mais avec une taille ronde, un corsage bien rempli, de frais bras blancs, des yeux noirs comme des mûres et un teint de la couleur des églantines en bouton. Elle me rappelait ces vers d'une chanson populaire de chez nous :

Elle est bien aussi droit' que l'herbe dans les prés,
Et bien aussi vermeill' que la rose en été...

La mère, veuve depuis quelques années, tout affairée à sa cuisine, laissait la bride sur le cou à ses filles, qui nous servaient à table.

Quand on a vingt ans et qu'on vit chaque jour dans le voisinage d'une jolie fille rose et pulpeuse comme une pêche, on en devient facilement amoureux, - et ce fut mon cas. J'eus vite le coeur pris par Rosine ; seulement, comme j'étais fort timide et comme en outre la cadette était très surveillée par son aînée, ma cour se bornait le plus souvent à de longs soupirs et à de langoureuses oeillades furtivement décochées pendant que la sévère Constance avait le dos tourné. Néanmoins, Rosine s'apercevait de mon trouble. De loin en loin nous échangions un regard, et quand par hasard ma main effleurait la sienne, une subite rougeur des joues d'églantine, une lueur plus moite des grands yeux noirs, me laissaient comprendre qu'elle n'était point fâchée de mes soupirs ni de mes muettes adorations.

Sur ces entrefaites, la Saint-Nicolas arriva. Les garçons vinrent inviter les deux soeurs au bal, et Constance accepta, à condition que Rosine prendrait pour cavalier son cousin Lapasque, - un grand garçon blême, long comme un jour sans pain, sur lequel la soeur aînée comptait pour chaperonner sa cadette, attendu qu'elle méditait de la lui faire épouser.

III

Le bal avait lieu à la mairie, dans une grande salle nue du premier étage dont on arrosait le parquet poudreux entre chaque quadrille. Rosine était charmante avec sa robe grise dont un noeud de ruban rouge réveillait la teinte un peu sourde. Je ne la quittais pas des yeux. Je la fis danser cinq ou six fois, à la barbe du long et fluet Lapasque, et malgré les mines courroucées de Constance la revêche. Au milieu du bal et pour laisser souffler les musiciens, on dansa des rondes que les filles chantaient en choeur en tournant avec les garçons. C'étaient d'antiques airs du temps passé, dont les paroles naïves me bourdonnent encore délicieusement aux oreilles :

Derrière chez nous il y a un étang ;
- Levez les pieds légèrement !
Les canards blancs s'y vont baignant.
- Levez les pieds, bergère, bergère ;
Levez les pieds légèrement !

Une des danseuses se tient au milieu du rond et doit, à la fin, embrasser un des danseurs, à son choix. Quand ce fut le tour de Rosine, après un moment d'hésitation, sans s'inquiéter du grand Lapasque, elle vint vers moi et me tendit ses joues, que je baisai en rougissant. Cela acheva de rendre Constance furieuse. Il y eut entre les deux soeurs un échange d'observations aigres, et la discussion se termina par un maître soufflet que l'irascible Constance appliqua sur la jolie joue que mes lèvres venaient d'effleurer. - Rosine alla se réfugier toute en larmes dans un coin de la salle où je courus la consoler. Pendant ce temps, on s'interposait, on faisait honte à Constance de son emportement. Peu à peu la paix se rétablit entre les deux soeurs et nous nous en retournâmes souper au Grand-Monarque, toujours escortés de l'inévitable Lapasque.

IV

Quelle douce rentrée au bras de Rosine, dans l'auberge endormie où nous marchions sur la pointe des pieds, pour ne réveiller personne ! Rosine me semblait plus familière et plus expansive depuis l'incident du soufflet ; ses beaux yeux noirs, encore mouillés, me regardaient plus tendrement. Tandis que Constance et Lapasque dressaient le couvert dans la salle, il fallut se mettre en quête de victuailles dans le garde-manger de la cuisine. Rosine me planta gaiement entre les doigts un minuscule bout de bougie, et me pria de l'accompagner. Nous nous glissâmes tous deux dans la cuisine enténébrée. Elle s'était penchée pour fureter dans la crédence, et comme sa tête était plus bas que la mienne, je me hasardai à lui baiser les cheveux en murmurant : «Je vous aime, Rosine !» Elle se releva et me mit rapidement sa petite main sur les lèvres. Dans mon émotion, je laissai tomber le bout de bougie. Rosine poussa un cri aussitôt étouffé, mais Constance avait entendu. Elle accourut, les sourcils froncés, sa lampe à la main, comme une vierge sage, et nous renvoya tenir compagnie à ce fâcheux Lapasque...

Et ce fut tout. Le lendemain, la prudente soeur aînée expédia sa cadette chez des parents qui demeuraient de l'autre côté de la forêt d'Argonne ; moi-même, je dus quitter le bourg vers la Noël, et je n'y suis plus revenu. Je n'ai jamais revu l'auberge à l'enseigne grinçante, et mes amours, éteintes avec le bout de bougie que Rose m'avait donné à tenir, en sont restées à la douce pression de cette petite main appuyée à mes lèvres...

Oui, reprend Tristan en allumant un cigare, ce fut tout, mais le souvenir n'en est peut-être que plus exquis. Ces brèves amours de la vingtième année ont le charme d'une chanson entendue au fond d'un bois et dont le chanteur reste inconnu ; elles ont la beauté d'un paysage alpestre entrevu un moment à travers la brume qui se déchire ; - la mystérieuse poésie, en un mot, des choses inachevées, qui flottent dans une demi-réalité et que le rêve peut compléter à sa guise. - C'est pourquoi le souvenir de cette nuit de décembre me revient, mélodieux et mélancolique comme ces violons de la Saint-Nicolas dont la musique sautillante s'éteignait jadis peu à peu dans le lointain assoupi des rues blanches de neige.

FIN
 

retour
table des auteurs et des anonymes