SCHOLL, Aurélien (1833-1902) : Le riflard mystérieux.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (20.IV.2000)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'édition donnée dans l'Annuaire-almanach du Lexovien, 14e année, E. Morière éditeur, en 1912 (BM Lx : norm 852).
 
Le riflard mystérieux
par
Aurélien Scholl

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Pour ne pas croire aux histoires merveilleuses, on n'en éprouve pas moins un certain attrait à en écouter parfois le récit. Il est des esprits sérieux qui prennent plaisir à jouer une féerie.

Un ingénieur civil que quelques amis attendaient à dîner, dans un cabinet d'un restaurant de la rue Royale, arriva un soir très en retard. Sa figure exprimait une satisfaction qui ne lui était pas ordinaire.

- Je vous prie de m'excuser, dit-il en entrant. Vous avez bien fait de vous mettre à table et je vais essayer de vous rattraper. Tout à l'heure, vous saurez pourquoi je vous ai fait attendre.

Au café, chacun fit une supposition qu'il croyait plus ou moins piquante.

- On t'a commandé une tour de six cents mètres pour la prochaine Exposition ?

- Ma foi non !

- Tu es chargé des travaux du canal des Deux-Mers ?

- On ne m'a pas fait l'honneur de songer à moi.

- Tu as obtenu la concession du chemin de fer aérien de l'arc de Triomphe à la colonne de Juillet ?

- Rien de tout cela, répondit l'ingénieur : je suis heureux, je respire, j'ai le coeur desserré, parce que je viens de me débarrasser d'un parapluie qui m'obsédait depuis quatre ans !

- Comment cela ? s'exclama-t-on tout d'une voix.

Et encore tout haletant d'émotion contenue, l'ingénieur nous conta son histoire.

*

- C'était le 29 février 18... J'étais allé à Grenelle visiter une ancienne carrière que voulait acquérir un grand brasseur pour y installer ses caves. J'avais à étudier la nature du sol, la solidité des étais, les conditions d'aération de ces immenses galeries. J'en sortis à quatre heures du soir par une pluie battante et j'avais un assez long trajet à faire. Il ne faisait pas encore complètement nuit. A quelques pas devant moi, marchait une femme abritée sous un large parapluie. Était-elle jeune ou vieille, blonde ou brune ? Cela m'importait assez peu dans la circonstance. Elle avait un parapluie, c'était la seule chose qui m'intéressait. Je hâtai le pas, mais elle glissait sur la boue et sur les flaques d'eau, tandis que chacun de mes pas soulevait des éclaboussures. Je la rejoignis enfin et, sans m'attarder à des propos galants :

- Madame, lui dis-je, je voudrais bien tenir votre parapluie, parce que, tout en vous garantissant, il y en aurait un petit bout pour moi.

A l'instant même, la poignée du parapluie se trouva dans ma main ; mais, en même temps, la femme avait disparu. J'eus beau regarder dans toutes les directions, rien ! Se fût-elle envolée que j'aurais au moins aperçu un point, une ombre. Mais, ni par terre, ni en l'air, elle n'avait laissé aucune trace.

Arrivé à Grenelle, j'entrai, faute d'un café, chez un marchand de vins, pour m'y réchauffer, en attendant une voiture ou un omnibus.

- Savoir, dit une grosse dame assise au comptoir, si quelqu'un l'a rencontrée aujourd'hui ?

- Oh ! fit une vieille femme en bonnet qui tricotait à côté du poêle, c'est le 29 février... Bien sûr qu'elle n'a pas manqué de faire sa promenade ?

- Qui donc cela ? demandais-je.

- Est-ce que vous venez de la plaine ?

- Oui.

- N'avez-vous pas vu une femme, ou plutôt une ombre, passer devant les carrières ?

- Non...

A ce mot, le parapluie que j'avais placé dans un coin, près de la porte, fut pris d'un frémissement et s'étala sur le plancher.

- Mais qui est donc cette femme mystérieuse ?

- C'est Berthe Salbris, la fille d'un vieux médecin, mort depuis longtemps. Elle avait aimé éperdument un jeune homme. Un jour, il voulut se marier et, craignant de rencontrer des obstacles du côté de la pauvre Berthe, il lui donna rendez-vous, à la nuit tombante, dans la plaine, près d'une carrière. Depuis, on ne l'a plus revue. Les uns ont dit qu'elle avait été assassinée, que le meurtrier avait jeté son corps dans un puits ; d'autres, qu'elle s'y était précipitée volontairement. Ce qu'il y a de certain, c'est que, tous les quatre ans, le 29 février, elle traverse la plaine comme pour retourner à son rendez-vous, et que son passage est toujours marqué par un incident, une particularité, une bizarrerie. On dirait qu'elle ne veut pas se laisser oublier tout à fait.

Partout aillleurs que dans cette boutique et devant un autre public que deux bonnes femmes, j'aurais haussé les épaules ; mais la curiosité triompha du sceptique qui était en moi.

- Avez-vous entendu dire, demandai-je, que, par les mauvais temps, le fantôme de Berthe Salbris prêtait quelquefois son parapluie à un passant trempé jusqu'aux os ?

Le marchand de vin partit d'un gros éclat de rire.

- Je n'en sais rien, dit la bonne femme ; mais il y a des gens qui rient et qui ne riront pas toujours.

Là-dessus, je me levai et sortis en laissant le parapluie dans le coin où je l'avais déposé. Quelle ne fut pas ma surprise, en rentrant chez moi, de le retrouver dans ma salle à manger ! Il était grand ouvert devant le feu et se faisait sécher».

- Marguerite, dis-je à ma bonne, est-ce que quelqu'un est venu en mon absence ?

- Non, monsieur.

- D'où vient donc ce parapluie ?

- Je n'en sais rien.

Elle avait un air vraiment ébahi.

J'empoignai le riflard et le jetai au fond d'un placard que je fermai à double tour.

Le lendemain, quand je sortis, je trouvai le parapluie dans l'antichambre. Il s'était logé dans le portemanteau, entre deux cannes.

- Il est obstiné, murmurai-je, mais il n'aura pas le dernier mot.

Et, comme j'avançais la main pour prendre une canne, la poignée du parapluie vint se poser dans ma main. Je l'emportai avec l'intention de m'en débarrasser, fût-ce au prix d'un crime.

A quelques pas de mon domicile, une averse éclata ; et je pensai en riant :

- Serait-ce un baromètre en même temps qu'un riflard ? Ce serait drôle...

J'allais chez mon avoué. Je déposai le parapluie fantôme dans l'antichambre et un clerc m'introduisit dans le cabinet du patron.

Après avoir traité de l'affaire qui m'intéressait, je me dirigeais vers la porte, quand l'avoué me rappela et me dit :

- Vous oubliez votre parapluie !... Quelle singulière idée avez-vous eue, ajouta-t-il, de le poser dans votre chapeau !

En effet, j'aperçus mon chapeau sur le tapis et le fâcheux riflard qui s'en servait comme d'un bassin dans lequel il ruisselait paisiblement.

C'en était trop. Je sortis sans souffler mot et commençai à me sentir inquiet. Que faire ? Briser ce persécuteur ridicule et en jeter les morceaux au vent ? Mais d'abord, l'objet ne m'appartenait pas, et qui sait quelle vengeance aurait pu tirer de moi cet ustensile évidemment chargé d'une mission ? Que pouvais-je faire, simple détenteur d'un parapluie de l'autre monde ?

Mes nuits devinrent atroces. Impossible de fermer l'oeil. Si je parvenais à m'assoupir un instant, le parapluie m'apparaissait avec une tête de chauve-souris et battant des ailes.

A quelles ruses n'ai-je pas eu recours pour me soustraire aux persécutions de ce pépin maudit !

Comme un petit mendiant me tendait la main :

- Tiens ! lui dis-je, voici quatre sous, et de plus, je te fais cadeau de ce parapluie.

- Merci, monsieur, s'écria-t-il.

Mais le parapluie lui échappa des mains.

- Comme il est lourd ! fit le petit ; je ne pourrais jamais le porter.

Et, comme je pressais le pas, je m'aperçus que le fermoir de caoutchouc s'était enlacé autour du bouton de ma redingote et que je traînais le fatal ustensile comme une queue de cerf-volant !

Ce supplice dura quatre ans. J'avais compté sur l'année bissextile pour y mettre fin. 29 février ! Voici donc un 29 février !

J'étais à quatre heures du soir, dans la plaine de Grenelle... A la demie, je crus apercevoir une ombre. Je lui tendis le parapluie en disant :

- Merci, mademoiselle !

Et le parapluie fut doucement attiré hors de ma main et disparut.

Rien, plus rien, j'avais les mains vides, vous me revoyez heureux et le coeur léger...

*

Quelques jours après, rencontrant l'ingénieur, je lui demandai des nouvelles du parapluie.

- Il n'a pas reparu, me dit-il ; mais depuis que je ne l'ai plus, il me manque. Je l'appelle, je le cherche, je l'évoque... et je m'ennuie !


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