REYBAUD, Fanny (1802-1870) : Marguerite : Épisode du quatorzième siècle (ca 1850).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (16.XI.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites, livre des Salons publié à Paris par Mme Veuve Louis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix).
 
Marguerite
Épisode du quatorzième siècle
par
Fanny Reybaud

~*~

Le soleil était déjà haut sur l’horizon, quand Elys de Sault s’éveilla pour la première fois dans le château de Goult.

Un long sommeil avait reposé son corps ; mais les agitations de son esprit revinrent plus poignantes.

Elle s’élança brusquement de sa couche pour échapper à de pénibles visions qui l’oppressaient, et courut à la fenêtre.

Le Calavon coulait au pied de la colline, au sommet de laquelle était bâti le château ; au-delà, une vaste plaine se déroulait jusques au pied des montagnes du Luberon. Les tours crenelées de quelques châteaux se montraient à travers les vapeurs du matin, et, au couchant, les montagnes lointaines du Languedoc formaient comme une ligne bleue semblable aux flots azurés de la mer.

Le château de Goult dominait avec orgueil cette belle contrée : assis sur un rocher taillé à pic, il entourait d’une ceinture de hauts remparts le petit bourg et une esplanade où les soudoyers avaient coutume de venir jouer au palet et à la quintaine ; à l’extrémité de cette promenade, que quelques chênes verts couvraient de leur ombre éternelle, s’élevait une haute cour carrée. Des touffes de giroflée et de joubarbes croissaient sur la poussière que le vent avait amassée à l’ouverture de ses étroites meurtrières, et l’herbe embarrassait le seuil de sa lourde porte. Un angle du rempart formait une petite cour, à la façade occidentale de cette muette demeure ; une galerie de pierre en couronnait le faîte ; au-dessous, quatre dauphins de pierre saillaient hardiment aux quatre angles, et leurs gueules béantes rejetaient les eaux pluviales. Ce bizarre ornement avait fait nommer cette tour, la Tour des Dauphins.

Elys jeta sur ce merveilleux paysage, sur ce noble château, un regard attristé, et elle soupira encore, quand une bise d’automne, une bise âpre et dure, souffla sur son visage et mêla ses noirs cheveux.

- Oh ! murmura-t-elle au fond de son coeur, heureux ceux qui vivent dans le beau pays où fleurissent les orangers !

Vers le coucher du soleil, la bise cessa de bruire aux vitraux ; le ciel d’un pur et sombre azur s’illumina peu à peu de blanches étoiles, un calme profond enveloppa la terre endormie : c’était une de ces délicieuses soirées d’automne, claires, fraîches et silencieuses.

Elys enveloppa de son voile de lin et s’accouda sur le balcon de pierre de sa chambre à coucher. Ses yeux, fixés à l’immense voûte du ciel, étaient éblouis du scintillement des étoiles ; son esprit se perdait dans cette contemplation de l’infini, et elle en vint à prier Dieu de lui donner les ailes d’un ange, pour fuir la terre et s’élancer dans l’espace.

Un murmure plaintif et éloigné la tira brusquement de cette profonde rêverie ; elle écouta et tout se tut. Puis, un chant mélodieux et pur retentit dans le calme des airs.

Nulle parole ne peut rendre l’émouvante vibration de ces sons doux et puissants : tantôt lents et ténus comme ceux de l’orgue, tantôt brillants et agiles comme ceux que le rossignol livre aux échos des bois, ils semblaient naître du vague et de l’ombre. Pourtant c’était bien une voix humaine qui élevait dans la solitude de si suaves accents.

Les paroles qu’elle chantait appartenaient à ce monde, et le sens n’en échappa point à Elys. C’était un adieu.

Elys quitta le balcon et alla dans la salle où veillaient les gens du château ; elle s’adressa au chapelain pour savoir d’où venait cette merveilleuse musique. Sa question sembla embarrasser tous ceux qui l’entendirent. Le chapelain répondit :

- En vérité, madame, je n’ai jamais rien entendu de pareil dans le château ni aux environs.

- C’est peut-être quelque trouvère qui passe en chantant devant la porte, pour faire montre de son savoir-faire ? dit la vieille Barbe, mère du sommelier.

- Non, non, c’était une voix de femme, elle venait du côté de l’esplanade ; est-il possible que nul ici ne l’ait jamais entendue ?

Les suivantes et le chapelain secouèrent la tête avec un geste négatif.

- Je le sais bien, moi ! dit brusquement une petite fille de douze ans, assise à côté de la vieille Barbe sa tante : c’est la voix de Mme Agnès.

- Viens ici, Marguerite, dit Elys, et conte-moi ce que tu sais de Mme Agnès. J’ai pitié, moi, de la pauvre folle… je veux savoir si elle chante souvent ainsi…

- Je n’ai jamais vu Mme Agnès au visage ; mais je l’ai entendue souvent le soir quand elle chante ou quand elle gémit…

- Elle gémit ?

- Comme une âme damnée tourmentée par le feu… Elle a peur et crie à l’aide.

- Mais elle est donc bien étroitement enfermée, puisque Marguerite ne l’a jamais vue au visage ?

Personne ne répondit à cette question ; mais Marguerite se hasarda à dire, malgré le regard menaçant que sa tante fixait sur elle :

- Mme Agnès se promenait souvent dans les chambres et dans les corridors ; mais elle avait toujours la tête couverte d’un grand lambeau de toile, et personne n’aurait osé le relever.

- C’est qu’elle a peut-être un visage laid et difforme ? dit Elys.

Cette question indirecte n’obtint aucune réponse. La main agile des suivantes semait de fleurs et de personnages le tissu d’une riche tapisserie, les rouets tournaient avec un bruit monotone, et le chapelain bâillait au milieu des femmes silencieuses.

Marguerite avait gardé sa place derrière Elys de Sault ; elle eut bientôt fini de s’amuser à compter les pierreries qui ornaient le cou et la coiffure de la noble dame. D’un bond, elle sauta presque sur les genoux du vieux chapelain, et elle lui dit :

- N’avez-vous plus de belles histoires à raconter, mon père ? Puisqu’il n’y a ce soir ici ni trouvère pour nous dire des chansons, ni jongleur pour nous faire danser, dites-nous quelque merveilleux contes…

- Voyez l’effrontée ! cria Barbe, elle ose parler de contes à sa paternité ! A votre place !... Petite fille…

- Elle a tort de me demander un conte, dit le chapelain, tout à coup réveillé par l’idée de faire quelque récit, mais une histoire, c’est différent ; je ne me suis jamais refusé à amuser et à édifier un auditoire tant soit peu attentif. Si sa grâce le permet, je vais conter l’arrivée du Juif-Errant et de sa femme, au château de Goult.

- Je vous écoute, mon père, dit Elys avec un mélancolique sourire…

Et son esprit distrait retourna vers ses souvenirs.

Le chapelain commença gravement ainsi :

« C’était il y a cent ans environ, au temps de Robert, onzième baron de Goult. Le château avait souffert un rude assaut de ces apostats qu’on nommait Pastoureaux. Cette canaille maudite brûlait prêtres et moines, et pillait les manoirs. Elle mit le siége devant le château de Goult, le saint jour de la Pentecôte. La même nuit, la moitié des maisons du bourg fut brûlée… »

- Sainte Vierge ! Et les serfs ?

- Ils avaient livré la porte du bourg aux Pastoureaux, et marchaient avec eux.

« Mais, Robert, onzième baron de Goult, était un grand guerrier ; il laissa arriver les Pastoureaux jusqu’à l’esplanade, et envoya par les souterrains une partie de sa troupe pour leur couper la retraite ; puis, le reste de la garnison alla aux murailles et lança des traits, des pierres et des carreaux.

« Les Pastoureaux lâchèrent pied et s’enfuirent ; ils furent massacrés à la porte du bourg.

« Le lendemain, comme tous ces corps morts exhalaient une grande puanteur, on s’occupait de les ensevelir, non pas en terre chrétienne, mais sur les bords du Calavon, et les serfs virent venir par le chemin un homme et une femme. L’homme voyageait à pied, avec un bourdon à la main ; son visage était caché par une cougoule abaissée jusqu’à sa ceinture. La femme allait sur un âne, voilée aussi et toute dolente : quand elle arriva à l’endroit où on enterrait les Pastoureaux, non loin d’une fontaine qu’on appelle maintenant la fontaine du Juif, une pamoison la prit et elle tomba par terre. Or, le baron de Goult venait voir si l’on avait bientôt fini les funérailles de ses ennemis, et il trouva la femme étendue au milieu du chemin, l’homme qui se lamentait, et l’âne qui se tenait à côté d’eux sans bouger, ouvrant les naseaux et relevant ses grandes oreilles. Le bon sire approcha et convia ces étrangers à venir au château ; mais l’homme soupirait et lui montrait sa femme, sans vouloir relever le voile qui la cachait. Enfin elle reprit un peu ses sens, et mit la main à son visage, comme pour s’assurer que son voile le couvrait toujours, et elle parla au baron de Goult avec une voix douce et une merveilleuse sagesse… »

- La pauvre dame ne pouvait guère lui faire de longs discours, malade qu’elle était et couchée au milieu d’un chemin…

«  - La vérité est qu’elle parlait, en montant au château où elle reçut l’hospitalité deux jours durant, ainsi que son mari et l’âne. Quoique le baron de Goult connût bien que c’étaient gens d’humble condition, il leur fit grande chère ; mais, pour cela, n’obtint-il de voir leurs visages : ils ne levèrent pas leur cougoule.

« Or, la dernière nuit qu’ils passèrent au château, le baron de Goult se promenait dans sa chambre avec une grande agitation : le bon seigneur avait des pensées comme celles du roi David quand il vit Bethsabée. Un sien page qui l’observait, se prit à dire :

« - Mon noble seigneur, il est étrange que votre hôte, celui qui dort au premier étage de la tour des Dauphins, avec sa gentille femme, parte sans vous montrer son visage ?

« - J’aimerais encore mieux voir celui de sa femme, dit le baron de Goult.

« - Vrai Dieu ! s’écria le page, ce sera chose aisée, si votre seigneur le veut.

« Alors, le page et le seigneur montèrent au second étage de la tour des Dauphins et ouvrirent doucement la trappe de la première chambre. Le baron de Goult se baissa, et il demeura les genoux et la face collés en terre. C’est qu’il voyait alors une étrange chose : cet homme et cette femme étaient couchés dans le lit et dormaient le visage découvert et tout éclairé par la lampe qui veillait près d’eux. Ils étaient d’une merveilleuse beauté et tous deux sur la joue droite portaient la marque que le bourreau met sur les Juifs apostats et blasphémateurs… Cet homme était le Juif-Errant. Le baron de Goult chassa sur-le-champ cette engeance maudite de son château ; le Juif, sa femme et l’âne partirent au milieu de la nuit, mais ils n’allèrent pas loin.

« La femme, qui n’était pas condamnée à marcher comme son mari jusqu’à la fin du monde, voulut demeurer en face de ce château où elle avait reçu une si bonne hospitalité. Elle s’arrêta au-delà du Cavalon dans le bois de Maricamps, et elle construisit une cabane dans cette solitude. Ame qui vive ne vit plus ni elle ni le Juif-Errant ; mais, au coucher du soleil, on aperçoit comme une étoile rouge sous les chênes de Maricamps : c’est la lampe qui éclaire, tant que dure la nuit, la hutte de la Sorcière ! »

- Depuis cent ans ?

- Les vieillards tiennent de leurs pères, que, dans le temps de leur jeunesse, noble ou vilain n’aurait osé le soir passer à la lisière du bois, tant cette clarté magique faisait peur à tous.

- Et nul n’a jamais osé s’approcher de la hutte ?

- C’est tout au plus si on se hasarde à passer devant le bois en plein jour… La sorcière a des maléfices qui en défendent l’entrée. Des enfants qui ont osé aller au-delà des premiers chênes, ont entendu des voix… En l’absence du Juif-Errant, la sorcière est visitée par le diable qu’elle contraint à lui apporter maint message. Une fois, un serf de la baronne entra pourtant dans le bois…

- C’était mon père, interrompit Barbe, vaillant soudoyer !...

- Le pauvre homme y alla vers l’heure de midi, muni de reliques et tenant à la main un goupillon plein d’eau bénite. Son seigneur lui avait promis de le tirer de servage s’il arrivait jusqu’à la sorcière. Tous les habitants du château, tous ceux du bourg le suivirent jusqu’à la lisière du bois ; il reçut les adieux de ses parents et amis, le chapelain lui donna l’absolution, et il entra bravement sous les arbres. Nul n’a jamais su ce qui lui advint ; mais, au bout d’un peu de temps, on le vit accourir sans reliques ni goupillon, et il tomba comme mort aux pieds de son seigneur.

- Oh ! la méchante sorcière l’avait tué ?

- Non, madame, il vécut encore cinquante ans ; mais il ne tourna jamais la tête du côté de Maricamps, et il se signait dévotement chaque fois qu’il entendait parler de cet endroit maudit.

- Voilà une étrange histoire, dit Elys pensive ; mais cette sorcière a peut-être quitté le pays ? Puisque personne ne l’a vue durant tant d’années, on ne peut dire si elle vit encore dans le bois de Maricamps ?

Pour toute réponse, le chapelain alla vers une croisée et ouvrit un des panneaux.

- Regardez, madame, là-bas, au pied de la montagne ? dit-il à Elys qui s’approchait curieuse.

Au-delà du Calavon, le bois de Maricamps se déroulait comme un noir tapis, du sommet de la montagne jusqu’aux prairies qui bordaient la rivière ; au milieu de cette ombre immobile, étincelait une clarté rougeâtre.

- Voilà le fanal de la sorcière, dit le chapelain ; il brûlera là jusqu’à la fin des siècles, jusqu’au jour du jugement, lorsque le Juif-Errant et sa femme iront retrouver Satanas.

Elys fit le signe de la croix en disant :

- Cette véridique histoire me trouble l’âme de crainte ; Dieu nous garde des sorcières et des maléfices !... Barbe, je veux que Marguerite votre nièce dorme dans ma chambre cette nuit ; son babil m’amusera demain à mon réveil.
FANNY REYBAUD.


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