REVEL, Paul Toutain pseud. Jean (1848-1925) : Humble (1898) . 
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.III.2011)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm lx : Norm 984) des Nouvelles normandes publiées par  Joseph Duhamel à Londres en 1901 chez J.M. Dent & Co.
 
Humble
par
Jean Revel

~*~

A Mme M. T.

LES employés du bureau étaient partis. Seul, Jérôme Pital travaillait encore, achevant des correspondances que son patron, M. Manuel, lui avait bien recommandées, avant de remonter dans ses appartements.

Pital avait en effet la confiance spéciale du chef – et il la méritait bien, étant très intelligent, très travailleur et d’excellente conduite.

La grande maison de commission « Manuel et Cie, » du Havre, n’avait pas d’employé plus ponctuel, plus fidèle, plus précieux à tous égards. Arrivé le premier, le dernier parti, toujours prêt aux travaux supplémentaires, jouissant d’une mémoire extraordinaire qui faisait de lui un répertoire toujours et à chaque instant consulté, Jérôme était devenu la cheville ouvrière de la maison. Aussi ses appointements furent-ils doublés, triplés, sans qu’il eût jamais demandé pareille faveur.

Avec ces belles qualités, n’avait-il pas un grand avenir commercial ? n’arriverait-il pas aux hautes situations ? Hélas ! il lui manquait l’audace, la confiance en soi, qui forcent souvent la destinée. Humble par condition, il l’était surtout par nature, ne désirant point les honneurs, la fortune... Il n’aspirait pas aux sommets, content de sa médiocrité. Se défiant de lui au-delà de toute vraisemblance, il était né pour être sous-ordre, pour obéir : toute hardiesse le troublait ; toute initiative le trouvait inerte, irrésolu...

Alors, pourquoi cette énergie au travail ? Pourquoi tant d’acharnement, un zèle aussi extraordinaire ? Pourquoi cet absolu désintéressement qui excitait la surprise et l’admiration de M. Manuel ? Si l’existence de Jérôme n’a pas un but, un ressort, d’où vient qu’elle se manifeste avec pareille intensité ? En ce modeste ouvrier, en ce petit tâcheron soumis, quelle flamme brûle, quel idéal palpite, quelle passion ?...

Il est huit heures et demie : le courrier est prêt, Jérôme rassemble les vingt lettres qui le composent et se lève... En route pour la levée de neuf heures dix minutes.

A ce moment, il porte la main à son front comme si un coup venait d’y être porté... Quels sont ces accords de piano qui retentissent à une fenêtre, de l’autre côté de la cour ?

... Il y a aujourd’hui chez M. Manuel dîner de famille et réception intime : c’est l’heure de la musique : et, ce qu’entend le jeune commis, c’est une valse qu’il connaît bien, la valse préférée de Mlle Arlette Manuel.

Et voilà, bien simplement, en quoi consiste le secret du pauvre garçon : il aime la fille de son patron : il l’aime à en mourir, parce que sans espoir...

Et comment ne l’adorerait-il pas ? Tout le monde au Havre connaît et admire cette jeune blonde aux yeux si bleus, aux cheveux si abondants, à la taille élégante et souple.

Qui ne serait pas séduit par l’air d’exquise bonté dont son charmant visage est illuminé ? Spécimen accompli de la vierge moderne, sait-elle, en son ingénue naïveté, qu’elle est la floraison d’une Humanité qui se raffine depuis les premiers âges ?...

Ah ! voilà ce dont ne s’occupe guère la gracieuse Arlette... Heureuse de se savoir jolie, elle est prévenante, souriante et affable aux autres, contente de voir autour d’elle les visages radieux. Épanouie en sa vingtième année, elle jouit pleinement des extases de la vie.

Arlette connaît l’employé de son père, pour le rencontrer une fois l’an, en janvier, à la table de famille... M. Manuel, en effet, par une tradition qu’il tient de son père, a l’habitude de réunir son personnel en un dîner intime, au jour de l’an, afin de fêter ensemble les progrès, les succès, le bonheur de la maison. Alors, au dessert, il adresse à ses collaborateurs une allocution ; il leur dit ces mots affectueux et profonds qui scellent les hommes ; il leur parle avec le coeur ; et les commis, en trinquant, en serrant la main du patron, lui affirment leur émotion, leur dévouement, leur fraternel attachement.

Le plus ému, assurément, c’est Jérôme ; et au dernier dîner, Arlette a vu dans les yeux du commis de vraies larmes... ce qui l’a touchée au-delà de toute expression. S’approchant de lui, très gentiment, très simplement, elle lui tend la main et dit : « Vous aimez bien mon père, merci. » Et, sentant la main du jeune homme trembler, elle reste un instant, muette, les yeux fixes...

Il y a un an déjà ; nous sommes en janvier ; dans quelques jours aura lieu le banquet traditionnel et le pauvre Jérôme compte les heures qui le séparent de ce bienheureux moment.

Le reste de l’année était morne ; il ne rencontrait Mlle Manuel que rarement, sous l’allée, croisant parfois la voiture, dans ses courses, échangeant un salut ; et tous ces menus souvenirs lui constituaient du bonheur chez lui, dans la solitude de sa petite chambre.

... Il écoutait donc, ce soir-là, une musique... La valse favorite est finie et ce sont maintenant d’autres morceaux... Il ignore, le pauvre, ce langage des êtres supérieurs, des êtres de luxe, de ceux et celles qui composent le monde au-dessus de lui. Il ne le connaît pas, ne le comprend pas, mais douloureusement il l’éprouve...

Ces notes charmantes et frissonnantes sont issues de ses doigts, à elle, forment le prolongement de son être ; c’est son âme adorée qui les envoie... Elles retentissent en lui, meurtrissent délicieusement ce coeur ingénu. Elles disent : « Nous sommes le bonheur, l’émotion rare, l’idéale vie ; nous ne te sommes point destinées, à toi, pauvre hère ; nous te rencontrons, être de hasard, et nous allons plus loin, à d’autres... Toi, tu n’auras pas le bonheur : ton lot à toi, laid et mal venu, c’est l’abandon, le froid éternel. »

« Laid et mal venu »... Oui, hélas ! il n’est pas beau, le pauvre Jérôme : malingre, à demi bossu, les jambes cagneuses, le teint couvert de taches de rousseur, il a de plus dans le regard un strabisme divergent qui le rend à la fois ridicule et odieux. Et cependant la nature, comme par pitié, a doué cet être difforme d’une chevelure noire aux boucles admirables et de mains aristocratiques.

La création présente de ces contrastes : l’exquis est parfois uni à l’informe ; de subtiles formes s’accouplent aux faiblesses congénitales : n’est-ce pas le cep de vigne, débile, rampant et tordu qui produit le vin, ce fluide généreux où pétillent puissamment les sèves de l’Univers ?...

Ce n’est pas seulement dans les paraboles que le divin s’incarne quelquefois dans l’abjection terrestre...

Il en était ainsi de Jérôme, cet avorton en qui brûlaient des tendresses, en qui palpitait une intelligence supérieure.

Et son histoire, c’était l’histoire éternelle de Quasimodo et d’Esmeralda : toujours l’être fruste, bafoué, qui voudrait se dévouer, qui voudrait mourir pour la femme idéale, en une oblation très pure.

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Il est arrivé, enfin, le jour du dîner annuel. Sept heures sonnant, Jérôme fait son entrée, très gauche dans ses habits neufs, portant l’habit de gala avec une gravité ridicule et douloureuse ; très troublé aussi, le coeur battant, il vient saluer les dames et le patron. Alors, M. Manuel l’attire à lui, disant : « Je suis heureux de vous voir, Jérôme, mon fidèle. »

Comme il est pâle d’émotion et de joie, le pauvre garçon ! Comme sa gorge est serrée ! Comme ses lèvres tremblent, dans ce soin de salon où, modeste, craintif, il s’est retiré... et il pense aux mots qui viennent de lui être dits : « Fidèle.... oh oui !... fidèle. »

Alors, à la face de sa conscience, il se formule des devoirs d’abnégation, de sacrifice et d’intelligente humilité.

A table, il est placé loin d’elle... mais il peut la voir, s’enivrer de ce doux visage, furtivement, à la dérobée comme s’il faisait une chose qui est défendue, il contemple ces torsades blondes où se joue la lumière, ce front si noble, ce profil d’Athénienne, l’élégante retombée du cou et des épaules.

Manger et boire, oh ! il n’y songe guère : il vit dans un rêve qui l’absorbe. De tout son coeur frissonnant, de toute son âme extasiée, il recueille pieusement les rares paroles qu’elle prononce et qu’un écho subtil lui apporte... Alors, c’est avec l’adorée un entretien sans répons, sans trouble, ni timidité, d’une hardiesse si douce... un entretien sur le secret qui le ravit et qui l’opprime.

Après le dîner, à l’heure du cigare, il garde ce mutisme que tous attribuent à l’insuffisance, à son ignorance des usages du monde. Il s’est assis en face d’un grand pastel qui est le portrait de Mlle Arlette... et ses yeux ont peine à se détacher de la charmeresse image.

Il attend maintenant avec impatience le moment du départ général : car il sait que, suivant l’usage, il pourra toucher la main chérie, en guise d’adieu ; il se rappelle cette légère pression du dîner précédent, qui lui a donné du bonheur pour toute l’année...

Mais qu’y a-t-il ? Est-ce intentionnellement, est-ce oubli, est-ce malentendu, mauvaise manoeuvre en cet instant où tous à la fois se retirent ? Mlle Arlette ne lui a pas tendu la main... et lui, hésitant, toujours prêt au retrait de lui-même, il n’a pas osé s’avancer... Il attendait, comme l’autre fois... il n’a pas saisi l’instant pour toucher les doigts...

Le voici dans la rue, seul, avec cette déception qui lui cause un grand chagrin... il se fait d’amers reproches : pourquoi est-il si gauche, si sauvage ? Pourquoi n’a-t-il pas fait comme les autres qui, eux, ont été favorisés de la précieuse étreinte après avoir présenté leurs hommages et leurs remerciements... Lui seul est resté en arrière, comme interdit... Pourquoi ? Pourquoi ?

Et tout à coup une idée multiplie sa douleur, la rend plus cuisante : « Mon Dieu... si elle allait croire à de l’indifférence ! Si elle allait supposer que Jérôme n’est rien qu’un employé modèle, froid pour tout ce qui ne concerne pas le bureau !... »

Et, le soir, dans sa chambre, avant de se coucher, il reste longtemps, longtemps, le front dans ses mains, avec cette poignante idée fixe...

C’est bien exprès que Mlle Manuel avait négligé de serrer la main de Jérôme. Avec cette fine intuition qu’ont les femmes sur les choses de l’amour, elle a depuis longtemps deviné.... Or, cette jeune fille, très simple et très droite, n’a jamais été tentée par le démon de la coquetterie : alors elle trouve qu’encourager des sentiments qu’elle ne peut partager serait déloyal et qu’il serait d’ailleurs indigne d’elle de s’en jouer.

Mais il n’a pas fini son calvaire, le pauvre Pital. Comment ses camarades ont-ils pénétré le mystère de sa vie ? Ils savent... et ils se moquent cruellement... Alors, pleuvent les quolibets sur l’outrecuidant commis...

Des mots insolents, agressifs frôlent son oreille. « Va-t-il devenir patron, le bossu, le louchon ?... Quel aplomb !... Eh bien ! en lui redressant l’oeil gauche, il sera un mari présentable... Sait-il ce qui l’attend ?... Ce sera Vulcain épousant Vénus... Je parie pour lui : c’est mon candidat... On va le mettre à la porte, bien sûr, pour lui apprendre à compromettre la demoiselle de la maison... »

On ressassait derrière lui cet imbécile calembour : « Ho... pital. »

On lui adresse des lettres anonymes de félicitations sur son prochain mariage.

Alors des scrupules lui vinrent : ce secret qu’il avait si jalousement, si pieusement gardé, était découvert, bafoué, profané ! Comment cela avait-il pu se faire ? N’était-ce pas sa faute ? N’avait-il pas été imprudent ?...

Et il tremblait que tout ceci ne revînt aux oreilles de M. Manuel ; il se sentait pris contre lui-même de réprobation à la pensée qu’une atteinte, si minime fût-elle, pût venir par sa faute offenser celle qu’il osait à peine effleurer de ses pensées. Eh quoi, aurait-il fait tort, aurait-il fait mal à cette adorable enfant pour qui, avec tant de sincérité, il aurait voulu mourir !...

Alors commencèrent pour lui de longs jours de désolation, de remords, de maladive irritation.

Pour échapper à cette obsession, proche du délire, il se plongea dans un travail acharné, farouche.

Aux instants d’accalmie, il implorait Dieu ; il suppliait le destin de lui fournir quelque occasion de racheter, d’expier sa folie par un acte d’absolu dévouement, de sacrifice.

Cette occasion lui fut apportée bientôt.

La maison Manuel avait une agence à Rio-de-Janeiro. Or, en même temps que se produisaient là-bas des troubles sociaux, des perturbations économiques, avec d’énormes fluctuations dans le cours des marchandises et dans le change, il advint que le chef de l’agence fut subitement emporté par le « vomito negro ».

C’était pour la maison de France une situation grave, un instant de crise vitale. M. Manuel annonça que, sa présence étant nécessaire là-bas, il allait partir. On juge l’émoi, de la  frayeur où furent plongées Mme et Mlle  Manuel ; leurs prières furent impuissantes à fléchir la résolution de leur mari et père. « L’heure est décisive, répondit-il, le danger presse : je devrais être là-bas, moi ou un autre moi-même. »

« Un autre moi-même, » ces quatre mots, Arlette les a déjà entendus dans la bouche de son père, prononcés à propos de... (elle ose à peine se prononcer à elle-même ce nom ; il lui semble qu’un désir à ce sujet serait, de sa part, criminel)...

Mais il y a de fluidiques communications entre les coeurs d’élite, par-dessus les prosaïques terreurs, par-dessus les bas soucis de l’existence.

Jérôme a connu les alarmantes nouvelles, a deviné les angoisses de la famille. O joie ! voici surgissant devant lui une conjoncture digne de son âme si valeureuse.

Le soir même, resté seul avec le patron, il sollicite ce poste de péril et d’honneur.

« Je suis jeune et robuste », dit-il, « et je n’ai pas peur ; vous êtes plus utile encore ici qu’à Rio ; avez-vous confiance en moi ? »

« Oh ! pleinement, » dit M. Manuel... « Mais... vous avez... une mère... »

« Et vous, » riposta vivement Pital, « n’avez-vous pas une femme et une fille ? Du reste, ma mère serait honteuse de moi si elle me voyait timoré. Au surplus, soyez rassuré ; la fièvre jaune ne tue que les imprudents et les peureux ; je veillerai sur moi-même, et j’ai la foi. »

... Le lendemain, il est prêt à partir. Auparavant, il a été dire adieu à sa mère, pauvre paysanne de Montivilliers qui, veuve et trop vieille maintenant pour travailler, vit avec l’argent que lui gagne son fils. Jérôme lui a paru joyeux de « partir en voyage pour ce beau pays » ; elle partage sa joie, la bonne et digne femme, car le jeune homme s’est bien gardé de dire à quels risques il court.

Et la frénésie douloureuse de l’adieu est mise par elle sur le compte de l’impatience.

Avant son départ (... oh ! cette fois, il a osé...) Jérôme a sollicité l’honneur de prendre congé de ces dames.

Et alors, oui, une petite main s’est tendue, frémissante et douce... une petite main a parlé dans la sienne, et, très distinctement, a dit : « Merci ! »

Car elle a tout compris, la gentille Arlette... et elle se sent bien heureuse d’être tant aimée...

En cet instant, elle ne trouve pas si ridicule le commis de son père ; vraiment, il n’est plus laid, transfiguré par la résolution prise, par la fierté de l’acte qu’il va accomplir ; il a de l’assurance ; il apparaît grandi par je ne sais quelle mâle énergie.

Jérôme peut partir maintenant ; il a de la joie au coeur et, dans les veines, un viatique, un réconfort par quoi seront vaincus tous les dangers.

Les maléfices de la terre ne terrassent que les faibles. La flamme de vie, quand elle brûle bien, dévore toute virulence.

Et c’est ainsi que, demeuré pendant près d’un an à Rio, dans ce climat souvent meurtrier à l’Européen, Pital a pu rester indemne du terrible « vomito negro » qui y règne pourtant à l’état endémique.

... Il a fait de la bonne besogne, le petit employé. Voici tout remis en ordre ; voici le péril conjuré ; maintenant l’agence est de nouveau confiée à un représentant sédentaire mieux acclimaté.

A bord du steamer qui le ramène en France, combien de fois n’a-t-il pas lu et relu ces lettres élogieuses du patron, qui attestant la grandeur du service rendu, qui parlent de reconnaissance, de dette contractée !...

Oh ! M. Manuel apprécie bien un tel collaborateur ; il connaît ses devoirs de convenance, car le voici sur la jetée, attendant le débarquement, voulant être le premier à recevoir son « fidèle. »

Effectivement, l’accueil ne saurait être plus chaleureux : les deux hommes s’embrassent avec effusion.

M. Manuel n’est pas ingrat non plus ; il annonce toute de suite à Pital qu’il triple ses appointements annuels et qu’en plus, il lui remet une gratification de cinquante mille francs...

Jérôme, très ému, remercie ; mais au fond une légère peine crispe son coeur, ce n’était pas pour de l’argent qu’il avait fait cela... la « gratification » rabaissait son dévouement, puisqu’elle prétendait le payer, le rembourser, être son équivalent.

Aspirait-il à quelque autre récompense plus douce, plus haute ? Non, pas même ; humble il a toujours été, humble il restera ; très modeste, il est toujours porté à n’estimer pas très haut ses oeuvres, ses services, ses bonnes actions.

... Et, s’il a rêvé... il n’a jamais ambitionné.... Il s’est sacrifié, non point par calcul personnel, mais dans un sentiment de sublime amour ; s’il a risqué tout, ce n’est pas pour obtenir la femme aimée, c’est pour la contenter.

Quant à lui, difforme et laid, il pense bien, il sait bien qu’il lui est défendu d’aspirer à une telle possession ; il ne songe à rien de pareil... Il a trop le sentiment de son infériorité physique.

Sa première visite a été naturellement pour sa mère. Est-elle assez contente, la paysanne, d’abord de retrouver son fils et ensuite de le voir devenu riche ! car ces beaux appointements, cette somme de cinquante mille francs, c’est une fortune, à ses yeux.

Et Arlette ?

Hélas ! l’ancienne exaltation disparue, voici Jérôme repris de son inguérissable timidité, de sa défiance contre lui-même ; il n’ose pas aller faire une visite qui serait bien accueillie, pourtant.... il lui semble que M. Manuel devrait lui faire quelque invite, l’encourager ; mais celui-ci observe déjà une certaine réserve... il a reconnu la belle conduite de son employé ; mais il estime avoir été large : on est quittes, n’est-ce pas ?...

Il a été d’autant plus circonspect que, pendant l’absence de son fondé de pouvoir, des mots lui ont été dits, à sa grande stupéfaction : « Votre associé de là-bas... ce jeune homme de si grande valeur... votre futur gendre... mes compliments, comme vous avez raison !... »

Ces mots l’ont alarmé, un peu fâché, mis sur ses gardes...

Et c’est pour cela qu’il a tenu à faire un cadeau quelque peu exagéré ; mais, en conscience, puisqu’il ne veut donner qu’une récompense en argent, il ne saurait la fixer trop forte... ne pouvant être paternel il a voulu être généreux ; en tout cas, il n’est plus l’obligé.

La première fois que Jérôme revit la jeune fille, ce fut par hasard, un soir...

Il la croisa, sous l’allée, au moment où elle montait en voiture pour aller au bal, à un bal paré à un “bal en papier” dont elle rêvait depuis peu.

Les chevaux piaffaient, voulaient partir... Pital n’eut que le temps de s’aplatir contre le mur de la voûte, regardant...

Oh ! l’apparition de cette petite reine, de cette fée, blanche et rose sous les fanfreluches et les dentelles !...

Alrette le vit, immobile, très pâle ; cette vision lui fut douce infiniment, et ses beaux yeux bleus eurent une lueur attendrie. Mais elle passa, allant vers les bras qui l’attendaient, là-bas, sous les lustres, pour l’étreindre dans le tournoiement de la danse...

Arlette est montée précipitamment... une des roses qui garnissaient sa robe arrachée par la portière roule à terre ; le jeune homme la ramasse et l’emporte.

Voici que, au cours de cette étincelante soirée, parmi les gens fortunés, spirituels, galants, Arlette est distraite... elle songe au pauvre employé, si gauche et si laid... déshérité de tout, puisque son tout à lui, c’est elle.

... Or, à la suite de ce bal costumé, Mlle Manuel a été demandée en mariage par un jeune baron de Saulzec ; le parti plaît beaucoup aux parents, dont le rêve a toujours été de voir leur chère enfant entrer dans l’aristocratie. Arlette a été mise au courant de cette flatteuse recherche.

Mais alors, elle songe à Jérôme... et le moment lui paraît venu de mettre une bonne fois de la lumière dans cette situation quelque peu troublée.

Et ce brave petit coeur fait son examen de conscience.

Il est vraiment bien laid, le pauvre garçon, avec ce strabisme... Vraiment, pourra-t-elle l’aimer ? Certes, elle a été touchée de ce départ qui fut inspiré à Jérôme par certaine jeune fille... à moins qu’elle ne se soit abusée, qu’elle n’ait eu trop d’imagination.

C’est qu’en effet, il y a une circonstance singulière ; pourquoi, depuis son retour, n’est-il pas venu la saluer ?

Elle n’est guère susceptible ; cependant, il y a dans cette abstention quelque chose qui l’a, sinon froissée, au moins étonnée ; l’amour-propre, piqué, a gâté un peu l’amour naissant. Elle avait admiré Jérôme en son dévouement victorieux ; elle ne le comprend plus bien, en sa volonté débile ; elle a senti, et avec joie, qu’elle était par lui méritée : pourquoi ne veut-il pas la gagner et la garder, maintenant ? Pour sincère et noble qu’elle soit, la femme a toujours au fond d’elle-même le désir d’être un prix – et une prise.

Maintenant, peut-être y a-t-il là non pas indifférence ou peur, mais simplement manque de savoir-vivre ?... Il n’a guère l’usage du monde, le pauvre ; ne sera-t-elle pas ridicule à son bras ?

Pour une jeune fille adulée, toujours élégante et raffinée dans ses toilettes, c’est là une idée importune...

Elle se regarde dans la glace, se trouve jolie... et imaginant cette charmante silhouette à côté de...

... “Non,” dit-elle, “ce serait dommage...”

Mais, d’un autre côté, l’amour est si contagieux qu’elle se sent émue ; à distance, l’enchantement agit sur elle et une ardeur enfièvre sa pensée : “Oh ! celui-ci me chérira exclusivement ; je serai son unique pensée, étant son unique bien ; M. de Saulzec, qu’est-ce qui l’attire tout d’abord ? Mes cinq cent mille francs de dot ; ma personne n’est qu’un appoint ; et, en cette époque de mercantilisme, il en sera de même pour les autres beaux fils de famille... J’ai devant moi le spectacle de toutes ces unions de calcul, si froides, si ravalantes pour la femme, qui toujours sont un malheur pour elle...

“Je sais bien qu’il est plus doux de s’appeler ‘baronne de Saulzec’ que ‘madame Pital.’ Entendrai-je ce calembour inepte : Ho-pital ?...”

Et elle imagine des lettres de faire part : “M. et Mme Jérôme Pital ont l’honneur de vous faire part de...”

Non, cela ne va pas, ce sera ridicule ; on se moquera d’elle ; les chiffres et les armoiries de la famille de Saulzec lui passent alors devant les yeux, tentateurs...

Elle poursuit ses méditations, l’innocent enfant : “Jérôme est pauvre, mais si intelligent... père pourrait l’associer ; et puis, je tiens si peu à l’argent, au luxe, aux voitures, avec ou sans valet de pied... je suis si simple, si facilement contente de peu... Être aimée... tout est là !...”

Une idée particulièrement la charmait : c’était de se montrer bonne et secourable pour cet humble ; la femme bien née est toujours prise par sa divine pitié.

Lorsque, loyalement, sans détour, elle fit part à ses parents de son état d’esprit, ceux-ci furent quelque peu stupéfaits et chagrins–d’autant plus que pour rien au monde, ils n’auraient contrarié leur fille unique, leur idole.

Cependant le père crut devoir formuler quelques observations.

“Ta bonté d’âme t’illusionne, ma chérie,” dit-il. “Tu te fais une idée fausse de Jérôme ; je commence par te dire que sa laideur n’est rien pour moi : Ésope, Mirabeau et tant d’autres n’étaient pas des Adonis ; et ce furent des personnages de premier ordre ; en définitive, l’homme n’a nul besoin de la beauté, surtout si la femme déclare n’y pas tenir autrement ; mais Jérôme n’est pas un homme de premier ordre : il n’a pas la maîtrise, l’esprit de décision, les facultés d’initiative et de responsabilité qui font les chefs de maison et qu’il faudrait chez mon successeur ; sans être intrigant ni orgueilleux, il convient de se faire valoir, à notre époque, pour tenir son rang parmi les événements et les hommes : voilà ce que Jérôme ne saura ni ne pourra jamais faire. Un instant galvanisé par certaine excitation dont je connais maintenant la cause, il vient d’accomplir un beau fait de virilité intellectuelle, qui m’a charmé autant que surpris ; mais, après cette extrême tension, le voici plus irrésolu, plus déprimé, plus sous-ordre que jamais ; je te prie de réfléchir, non pas à sa pauvreté–qui n’est rien,–non pas à sa disgrâce physique–tu ne la vois plus, mais à son insuffisance au point de vue du self-government, comme disent les Anglais. Il m’en coûte beaucoup, ma chère enfant, crois-le bien, de m’exprimer ainsi sur son compte ; car, s’il était autre, tu me sais suffisamment libéral pour ne pas douter que j’élèverais à nous ce modeste–que j’aime, moi aussi, puisqu’il t’aime et puisque ta jeune tendresse s’est émue pour lui...”

C’est le langage de la raison, tout cela ; et Arlette, Normande avisée, de race circonspecte, l’entend à merveille... Pourquoi n’entend-elle pas une autre voix frêle qui murmure : “L’amour a inspiré une fois, a transformé une fois ; pourquoi n’inspirerai-il pas toujours, ne transformerait-il pas à jamais ? L’amour est miraculeux ; c’est de lui que vient toute énergie ; l’âme qu’il possède est assez forte pour conquérir et garder la domination...”

Pauvre petite voix, intuition bientôt étouffée par les gros raisonnements, éteinte bientôt dans la pusillanimité féminine.

Quel regret pourtant la tient ? Elle va à l’église, s’agenouille à l’autel de la Vierge... et là, en une ardente prière, elle dit. “Faites qu’il soit heureux sans moi... faites qu’il trouve une bonne petite femme qui l’aime... lui si dévoué... si brave... faites qu’il n’ait pas trop de chagrin et qu’il m’oublie ; je serais si malheureuse, s’il éprouvait de la peine à cause de moi... O Marie, m’entendez-vous, consolez-le, vous qui n’abandonnez jamais un affligé...”

... Un bruit se répand bientôt en ville : les prochaines fiançailles de Mlle Manuel et de M. de Saulzec.

La malignité des camarades apprend tout de suite cette nouvelle au pauvre délaissé... Celui-ci devient tout à coup très pâle, comme s’il allait mourir... Ne devait-il pas s’y attendre, pourtant ?... Mais, comme elle est cruelle cette douleur qu’il faut taire à tous !

En détresse, il songe alors au giron toujours accueillant, au coeur maternel et veut s’y réfugier.

Le voici près, tout près de la paysanne qui l’a créé, bercé, nourri de son lait et de son âme ; la tête posée sur les genoux de la mère, il sanglote et répète d’une voix faible : “Maman, maman !”

Éperdu, égaré, il dit son amour méprisé... ses timides tendresses... son désespoir... la passion qui le consume... il n’a plus de fausse humilité ; il n’a plus ces farouches pudeurs qui, ailleurs, paralysent sa volonté : il avoue, il confie tout à celle qui peut tout comprendre.

Et alors, la campagnarde se sent soulevée d’un désir : puisque Jérôme s’abandonne, ne doit-elle pas le secourir ? Oui, elle sauvera ce fils, l’être issu d’elle. En sa maternelle piété, elle redit ces mots qu’elle prononçait dans les prières : “le fruit béni de ses entrailles.” Elle ira parler à la demoiselle, elle l’attendrira ; elle saura trouver les accents qui touchent le coeur féminin et le subjuguent.

... Modeste et très décente, résolue en son humilité, la voici qui sonne à la porte cochère du somptueux hôtel où habite la famille Manuel...

Le concierge s’étonne un peu, voyant une inconnue ; il hésite à l’introduire, car c’est le soir... Elle donne alors son nom et dit qu’elle vient parler au sujet de son fils malade.

“M. Jérôme ! oh ! alors, c’est différent... entrez, entrez, madame... M. Manuel est dans son cabinet.”

Mais elle demeure interdite, maintenant, dans ce vestibule princier, devant l’escalier monumental, en face des hautes portières, au milieu de tout cet or, de ces lustres étincelants de lumière.

Comment peut-il exister une maison si riche, un palais pareil ? La paysanne se sent devenir timide comme devant le parvis d’un temple où habiterait quelque divinité redoutable et inaccessible.

Elle éprouve un respect superstitieux, je ne sais quelle terreur...

Elle ose à peine poser ses pieds sur ces tapis éclatants et si moelleux...

Et, tout à coup, elle voit la distance qui sépare son pauvre petit Jérôme de cette famille opulente ; elle prend conscience de l’impossible, du rêve fou, de l’irréalisable.

Craintive, écrasée, elle s’arrête, recule...

“Excusez-moi,” dit-elle au concierge ; “j’aurais peur... de déranger ; ce serait peut-être indiscret...”

Et, confuse, muette, elle se retire, se sauve, comme un pauvre chien battu et soumis.
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Les employés du bureau attribuèrent l’absence prolongée de “Ho-pital” au dépit, à une fureur concentrée ; l’un d’eux, mieux informé que les autres, dit : “Il rage ou il fait la fête pour s’étourdir ; il boit pour noyer son chagrin.”

A cette disparition, M. Manuel n’attacha pas beaucoup d’importance et jugea bon de ne point trop paraître la remarquer ; il comprenait fort bien que pareille déconvenue fût très sensible à son employé, si vraiment il avait eu des projets bien arrêtés–ce dont il voulait encore douter. Il s’étonnait seulement de ne pas recevoir un mot d’excuse... “Enfin,” pensait-il, “ennui d’amour ! cela se guérit, à son âge ; et puis, il devrait surmonter cette dépression, que diable ! Il n’est pas permis d’en être malade ; décidément, il manque de ressort, de nerf, ce garçon-là... mais au moins pourquoi n’a-t-il pas des facultés de résignation ?”

Cependant, Arlette s’émeut, elle... une voix secrète lui dit que c’est grave, et que le pauvre garçon est atteint aux sources de la vie ; elle est très tourmentée, comprenant que ce drame du coeur lui crée une responsabilité.

Mais, cependant, que faire ? Ce n’est pas à elle de prendre un parti ; la réserve imposée à son sexe lui fait un devoir d’attendre. La décision ne lui appartient pas, en cette occurrence ; elle hésite en un vague désir... elle se lamente ; elle prie avec ferveur le bon Dieu d’imposer un dénouement–un dénouement heureux.

Le bon Dieu l’a exaucée, en la punissant... le dénouement est venu, avec un grand malheur.

Jérôme vient de mourir... enlevé par une consomption rapide qui a dérouté les médecins ; leur diagnostic s’est trouvé en défaut ; ils ont de vagues paroles : “Ce doit être là une maladie contractée au Brésil, quelque intoxication à marche insidieuse et lente, ou bien une dépression subite de cet organisme qui a été surmené, là-bas, sans acclimatement préalable.”

Quelle stupeur dans la famille Manuel quand cette tragique nouvelle est apportée !

Arlette se sent soudain envahie par la terreur ; elle se voit cause directe de ce désastre ; une lueur éclaire sa conscience, lui montre sa faute, sa cruauté, l’irréparable cruauté...

Elle sanglote, le coeur naufragé, l’âme tout en désarroi : ne reverra-t-elle pas au moins la douce victime, le martyr ? Ne pourra-t-elle implorer un pardon ? Mais osera-t-elle affronter cette figure accusatrice, ce regard plein de reproches et d’affliction ?...
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Abîmée de douleur, les yeux secs à force d’avoir pleuré, la mère a fini d’ensevelir son fils, et prépare le funèbre départ... quand on lui dit que deux dames en deuil sont là, demandant à la voir : elle devine...

Et son premier mouvement, fait d’altière rancune, de farouche ressentiment et d’amertume inconsolable, c’est de se refuser à toute entrevue : le linceul est là qui va recouvrir le cher mort, qui va le défendre contre toute curiosité. Personne ne verra l’enfant après le suprême regard, après l’adieu donné par la mère. Lui défunt, que prétendent ces orgueilleuses femmes qui ne l’ont pas voulu vivant, qui l’ont dédaigné, repoussé ?...

Mais elle se reproche bientôt ce moment de haine, de vindicte ; l’heure est à la souffrance, à la pitié, à l’oubli des injures. Et une suggestion lui vient...

“S’il était là, encore, lui, si bon, si indulgent, il me blâmerait... il l’a tant aimée... Et si son âme survit, la chère présence lui sera précieuse, lui sera douce ; et puis... est-ce la faute de cette jeune fille ?... N’est-ce pas plutôt la destinée, la fatalité ? D’ailleurs, si des tourments sont venus d’elle, il en est aussi venu des félicités : cette portion de sublimité par quoi l’homme se rapproche de Dieu, c’est à elle qu’il la doit ; le sacrifice, c’est pour elle qu’il l’a accompli...”

Humble par la naissance, grande par les sentiments, la paysanne comprend ces choses.

Alors, elle se domine, et veut, elle aussi, sacrifier ses pensées de haine ; elle fait hommage de ce renoncement à la mémoire adorée ; elle accueille les visiteuses comme si tout le douloureux passé lui était inconnu... elle trouve des paroles de bienvenue, balbutie même des remerciements.

Une explosion de larmes secoue et convulse la jeune fille à la vue du mort. Une ondée de sang lui reflue au coeur ; malgré sa frayeur, quelle impulsion la rapproche malgré elle de la lugubre couche ?

Elle contemple ces traits rigides, cette face exsangue endormie dans la paix du Seigneur. Jérôme n’est plus ridicule... clos les yeux, voici disparue cette dissymétrie affreuse du regard... il n’y a plus que les paupières bleuies, les longs cils, l’admirable chevelure noire qu’a peignée une dernière fois la maman, les mains aristocratiques, indice de noblesse... il n’y a plus que la pâleur auguste, la triple majesté de la douleur, de l’amour et de la mort.

Mais, à côté du buis bénit, entre les deux flambeaux de deuil, quelle est cette fleurette en papier ? Arlette la reconnaît ; c’est une de celles qu’elle portait en allant au bal et qui tomba de la voiture ; le pauvre garçon l’aura gardée précieusement, comme une relique. Il est mort en la regardant ; il l’emportera dans la tombe...

La jeune fille apprécie de nouveau combien elle fut adorée. Arlette s’agenouille alors, et pieusement ose toucher les doigts... elle les porte à ses lèvres : c’est le premier baiser qu’elle donne à son ami, le seul... un baiser d’imploration, de désespérance et de repentir.

Se relevant, elle entend ces mots murmurés par la paysanne :

“Vous pleurez... oh ! il vous pardonne... lui... mon enfant chéri... mon petit Jérôme.”

Il a pardonné... mais que vous réserve l’avenir, gentille Arlette ? Le destin vous sera-t-il clément, secourable ou hostile ? La vie ne vous prépare-t-elle point des expiations ? Car vous avez méconnu l’amour pur, cette fleur rare que la femme ne rencontre qu’une fois, pour ne la reconnaître que lorsqu’elle est flétrie !...

Coeur chancelant, oui, l’amour te reniera – parce que tu as douté de sa toute-puissance.



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