RENKIN, Jean-François (1872-1906) : Au pré “ Tombeau „ (1895).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.IX.2005)
Relecture : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Ecrits wallons de François Renkin , traduits en français par Emma Lambotte et publiés à Liège en 1912 chez Robert Protin avec des ornements d'Auguste Donnay. [Version originale[Bibliographie]
 
Au pré “ Tombeau „
par
Jean-François Renkin

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ELLE n’avait pas vraiment dit : oui. Mais, à la manière dont elle avait parlé, il me semblait que j’étais sûr d’être accepté.

D’abord, elle m’avait répondu qu’elle était encore bien jeune pour songer à se marier, qu’elle se plaisait bien comme elle était, qu’elle ne demandait pas à changer, qu’elle était certaine de ne jamais plus être aussi bien qu’avec sa mère ; puis, qu’elle n’avait jamais été courtisée et qu’il fallait qu’elle ressongeât à tout cela.

Mais tout de même, quand elle vit que je parlais sérieusement, tout en me reconduisant sur le seuil, elle me dit :

“ Je vous donnerai réponse dimanche prochain. Et ne vous faites pas des maux de tête : je ne suis pas méchante. „

Elle dit cela avec une si douce voix et un si gentil regard !

Il me semblait qu’elle voulait dire :

“ Dimanche prochain, je dirai que je veux bien aussi. „

*
* *

Dimanche, vers quatre heures, après vêpres, je montai la route et j’allai jusque là.

J’entrai tout joyeux à la maison.

La vieille Babette était là, toute seule, en son fauteuil, elle réparait des bas pour passer le temps. Sur la table devant elle, il y avait la Gazette de Huy dépliée, la tabatière et l’étui de ses lunettes.

Le coquemar chantait sur le poële, et sur l’appui de la fenêtre, le grand chat roux s’étendait au soleil.

“ Tiens, dis-je à la vieille femme, et Marie, où est-elle ?

- Elle est partie promener jusqu’au pré Tombeau. Il ne tient qu’à vous d’aller la retrouver, si vous avez quelque chose à lui dire. Vous reviendrez avec elle pour boire le café. „

J’aurais bien embrassé Babette pour ces bonnes paroles là. Quelle honnête personne c’était !

Je pris par la petite porte du jardin et, tout de suite, je fus au pré Tombeau.

Il faisait un beau temps du mois de Mai. Il me semblait que je n’avais jamais vu les prés aussi verts que ce jour-là, que, pour la première fois, je sentais la bonne odeur montant des haies et des pommiers et que je n’avais jamais vu la campagne toute claire de lumière, s’offrir d’une pareille façon au soleil, heureuse de croître et de mûrir.

Au coin du pré, sur le pignon de la maison de Louis, un pêcher tendait ses branches chargées de fleurs roses. Des hirondelles passaient  et repassaient en “ tchiriptant „ entre les arbres tout blanc fleuris ; et, au loin, entre les bouleaux du bois, on voyait reluire le toit de la chapelle.

Il ne faisait pas de vent. Et hors des grandes emblavures de seigle et de froment qui pointaient, il montait quelque chose de doux et de pur qu’il faisait bon respirer.

Elle n’avait pas vraiment dit : oui. Mais à la manière dont elle avait parlé, mais, à la douceur de l’air, il me semblait que j’étais sûr d’être accepté.

*
* *

Marie était assise sous le gros cerisier bigarreau, faisant un bouquet avec la brassée de primevères qu’elle avait cueillis le long du bois.

Je lui dis bonjour et allai m’asseoir auprès d’elle pour l’aider à faire son bouquet.

Après avoir parlé de treize à quatorze comme elle ne faisait semblant de rien, il me fallut bien lui demander quelle nouvelle de la réponse promise.

Elle me regarda, alors, de ses yeux bruns si caressants, et me dit tout d’un coup :

“ Ne parlons plus de cela, si nous voulons rester bons camarades. J’ai changé d’idée : je vois volontiers Jean de la Neuville, et je ne me marierai jamais qu’avec lui. „

Un coup de couteau ne m’aurait pas fait saigner.

Sans pouvoir rien dire, je me levai et redescendis au village.

Je ne sais pas comment je revins en notre maison.

Il ne me souvient plus de rien. Je ne me rappelle qu’une chose : c’est d’avoir vu sur la route, un couple qui s’embrassait en plein soleil, sans faire aucune attention à moi et aux gens qui passaient….


François Renkin d'après une photo de G. Marissiaux (302 ko)

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