RENKIN, Jean-François (1872-1906) : Sur le fumier (1894).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (12.VIII.2005)
Relecture : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Ecrits wallons de François Renkin , traduits en français par Emma Lambotte et publiés à Liège en 1912 chez Robert Protin avec des ornements d'Auguste Donnay. [Version originale[Bibliographie]
 
Sur le fumier
par
Jean-François Renkin

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Il y avait une fois, au Condroz, une fort vieille ferme.

C'était au milieu de la campagne, un grand bâtiment rouge qui semblait s'étirer au soleil pour réchauffer ses toits et ses murs tout plaqués de mousse.

Dans la cour de la ferme, s'élevait un fumier où les poules, les canes, les oies et encore treize sortes de bêtes, chantaient, courraient et piaillaient au plus fort, tout heureuses de vivre et d'avoir chaque jour à boire et à manger sans se donner aucune peine.
 
Au coin de l'étable des vaches, Champagne, un gros chien noir, passait son temps à songer.

Il était toujours bien tranquille. Mais quand un mendiant entrait dans la cour, ou le facteur, Champagne se démenait comme un beau diable afin de rompre sa chaîne et de lui sauter à la gorge.

Mais c'est sur le fumier qu'il faisait plaisant !

Il y avait là des canes, toutes fières de savoir nager. Elles restaient toujours ensemble à parler de bains et de plongeons.

Bref, c'était des gens à éviter. Elles demandaient sans cesse de la pluie et elles se fâchaient tout de suite quand on les regardait marcher, l'une derrière l'autre, comme des femmes qui vont à l'offrande. Puis il y avait le vieux dindon, qui ne disait jamais un mot, et que tout le monde respectait, justement à cause de cela.

On disait qu'il avait énormément étudié pendant sa jeunesse.

Ce qu'il y a de sûr, c'est que deux trois fois le jour, sa tête devenait toute bleue, tant il se fâchait, tout seul, sans nulle raison.

Un qui n'était pas fier, c'était Cadet, le grand coq de combat, borgne et pelé sur la tête.

Il ne parlait jamais que des rencontres auxquelles il avait pris part, des coups ramassés, des coqs jetés bas.

Il était toujours prêt à raconter que lui, le premier, avait battu Napoléon, le plus fameux coq de la Hesbaye. C'était à Fexhe, un jour de fête. Lui en était revenu avec un oeil pendant, mais Napoléon avait poussé d'horribles cris en sautant de l'enceinte, tout ensanglanté....

Il était heureux, le grand Cadet, de raconter cette bataille et de dire que ce jour-là, le fermier, tout hors de lui, l'avait embrassé parce qu'il avait gagné près de cent écus en paris !

Mais Cadet se tourmentait, de voir que les coqs d'aujourd'hui, au lieu de se battre, passaient leur temps à des concours de chant. « Faut-il "assotir" ! disait Cadet, ce qu'on est obligé de voir ! des coqs faire comme des pinsons !... Faut-il assotir, vraiment !... » - Mais il ne trouvait personne à qui parler de tout cela, parce qu'il voulait toujours avoir raison et qu'il ne pouvait parler longtemps sans se fâcher et grommeler.

Du reste, il n'avait jamais eu qu'un camarade, un canard gris, boiteux et sourd.

Les poules, et les autres bêtes, préféraient le coq roux italien, qui était si gentil et qui chantait si bien.

Celui-là, au moins, c'était un coq de société et connaissant son monde.

Pour le caquetage, il était encore pire qu'une vieille couveuse. Et, dans les concours, il avait, avec sa belle voix, remporté quantité de prix.

Puis, il avait si bien le tour, da, mon Dieu, avec les jeunes poules ! Il disait si bien : « Bonjour fifille, bonjour mon poussin » que les poulettes sentaient leurs petits coeurs tout remués !

Quand l'Italien sautait sur le timon d'un char pour chanter un morceau, elles ne pouvaient se lasser de l'entendre. Et pour leur faire plaisir, il aurait fallu qu'il chantât la journée entière sans se reposer. Toutes les poules étaient folles de lui. L'une d'elles se mêla même de chanter, aussi, pour se faire remarquer. Mais le fermier qui l'entendit, et qui avait peur de sa femme, tordit le cou à la pauvre poule et la mangea pour dîner le dimanche d'après. (1)

Tous les jours se passaient ainsi sur le fumier de la vieille ferme.

On se levait tout tôt, et l'Italien chantait déjà, les canes se lançaient des injures que le diable n'avait pas encore mis son bonnet.

*
**

Un jour, on apprit une grande nouvelle.

Cadet, le combattant, et le chanteur italien étaient tous deux tombés amoureux de la jeune poule de Chine, si fière d'avoir des plumes sur les pattes.

Pour le chanteur, tout le monde comprenait cela.

Mais pour Cadet ? Vieux sot, va !.... Les canes ne firent plus que se moquer de lui et se mettre à rire tout haut quand il passait près d'elles.

La jeune poule ne disait ni oui ni non à aucun des deux ; elle avait promis de leur donner réponse devant toutes les autres bêtes le dimanche suivant.

On n'entendait plus parler que de cela dans la cour. On disait que la poule faisait bien des manières pour se décider, qu'elle avait toutes les chances, et que pourtant elle ne valait pas mieux qu'une autre, et patati, et patata... Enfin, des propos de jalousie que les autres colportaient, étant sûres d'avance que le chanteur serait choisi, lui qui avait si bien le tour de dire : « Bonjour mon poussin ! »

Le dimanche suivant, il faisait un bon petit soleil bien joyeux, et toutes les poules, les canes et les autres bêtes étaient sur le fumier, sauf une vieille poule grise restée au poulailler pour pleurer à son aise parce que l'Italien n'avait pas voulu l'épouser.

Elles étaient toutes rassemblées, et la poule de Chine allait dire qui elle choisissait. L'Italien, sûr d'être l'élu, se redressait fièrement et chantait à s'user la langue.

Le vieux Cadet, lui, s'était mis a l'écart, pour ne pas être tenté de jeter son rival, le croupion en l'air, son rival qui faisait tant de son bec.

Tout à coup, au moment où la poule allait parler, on entendit des gloussements affolés. Toutes les bêtes se réfugiaient dans les étables, le poulailler, la maison, de tous côtés, pour se mettre à l'abri.

C'était un busard qui venait de se laisser tomber sur le dos de la poule de Chine et qui essayait de la tuer en hâte, avant de l'emporter.

Mais, soudain, Cadet se précipita sur lui, prompt comme la foudre. Et avec son bec et ses éperons, pendant que la poulette se sauvait près de Champagne, le combattant tint tête à l'oiseau de proie qui fut bien obligé de s'enfuir les serres vides, tout honteux de se voir battu par un coq.

*
**

Une demi-heure après, quand les bêtes eurent le courage de se risquer dans la cour, on retrouva le chanteur italien malade de peur, et le vieux Cadet qui caressait la petite poule de Chine qui s'était décidée pour lui.

Et le plus beau du jeu, c'est qu'il n'y eut plus de poule qui voulût épouser le chanteur, - malgré qu'il sût si bien dire « Bonjour poussin !... »

Le pauvre coq chanteur fut obligé de rester célibataire toute sa vie. Et comme un jour il se plaignait à Champagne de son malheur, celui-ci lui répondit :

- « Houe ! houe ! C'est bien fait : tu faisais trop d'embarras avec ta musique !... »



(1) Dicton wallon :
Poule qui chante,
Vache qui « torèle », [qui imite le taureau]
Femme qui siffle
Signe de querelle !

François Renkin d'après une photo de G. Marissiaux (302 ko)

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