POUJOULAT, Baptistin (1809-1864) : Souvenir du Bosphore (ca 1850).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.IV.2011)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites, livre des Salons publié à Paris par Mme Veuve Louis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix).
 
Souvenir du Bosphore
par
Poujoulat

~*~

Le visage d’un ami, de nobles têtes avec l’empreinte de la vertu ou du génie, de bonnes actions, de doux souvenirs sur lesquels on reporte sa pensée à mesure qu’on repasse les jours écoulés, voilà ce que j’appellerai les paysages de la vie : je ne parle, comme on voit, que des beaux paysages qui s’offrent dans notre marche à travers le temps, car il en est de laids et de repoussants que produisent les injustices, les perfidies et les inconstances humaines. Le voyageur qui a porté sa tente en de lointaines contrées, se rappelle ainsi les paysages divers des pérégrinations de sa jeunesse ; rendu au lieu natal et même longtemps après son retour, il laisse son esprit flotter vaguement sous les cieux étrangers et se promener de cime en cime, de vallée en vallée, d’horizon en horizon. La source du rocher où l’oiseau s’abreuve au lever du jour, la cascade des monts qui loue Dieu en mugissant, le fleuve au bord duquel se penchent les saules et les roseaux, les déserts et les cités, les aspects si divers des régions, l’infinie variété des scènes par lesquelles a passé le voyageur lui revient comme une suite de songes : il choisit parmi ces images, écarte les unes, sourit aux autres, et souvent une apparition fugitive lui suffit pour ressaisir les printemps qui ne sont plus.  Qui de nous n’a senti tout un passé renaître avec le cri du grillon se mêlant aux bruits du soir, avec le son lointain des clochettes du troupeau à l’heure de la nuit, avec certaines formes de nuages immobiles aux bords du ciel, avec un champ de blé mûr s’inclinant sous un vent passager, avec la première feuille d’avril ou les dernières feuilles détachées du rameau par le souffle de novembre ?

Mes paysages de prédilection dans mes souvenirs d’Orient, ce sont les paysages du Bosphore. C’est là que la nature déploie d’incomparables grandeurs, c’est là que la création est une fête continuelle. L’Europe et l’Asie, séparées par la seule largeur d’un canal, semblent avoir pris leurs plus magnifiques parures pour se regarder. Ainsi que nous l’avons dit ailleurs (1), la multitude de villages qui bordent le détroit, paraît comme une longue cité baignée par un grand fleuve. Sur les deux rives, ce sont tantôt des kiosques entourés de verdure ; des cafés, des cabanes, des masures au milieu des bois ; tantôt des cimetières avec leurs blanches tombes et leurs noirs cyprès, des saules, des platanes, des frênes et des noyers, qui s’étendent le long des eaux et jettent d’épais ombrages. Chaque lieu, chaque site forme un tableau à part ; chaque point se distingue par quelque chose qui lui est propre, et tous ces paysages qui semblent se détacher et qui apparaissent comme chacun dans un cadre, font de ces deux rives une immense galerie de tableaux charmants. - Pour mieux jouir de ces ravissantes merveilles, on prend un des milles caïques qui glissent et volent sur les flots ; on s’avance alors au milieu d’inexprimables enchantements. L’œil de l’homme n’embrasse jamais plus de beautés que dans une promenade sur le Bosphore. L’ancien turban des Osmanlis, le tarbourch de la Réforme, le calpak des Arméniens et le chapeau des Francs se confondent dans les caïques, qui montent ou descendent. Les kiosques, semés sur les deux rivages du détroit, animent les lieux et racontent à l’imagination bien des tragiques histoires. Les joies de la vie et les plus dramatiques aventures se sont rencontrées souvent aux bords du Bosphore ; mais ce n’est pas de la mystérieuse et sombre chronique du despotisme que je parlerai aujourd’hui ; je laisse cette tâche aux romanciers qui voudront s’ouvrir un jour une voie nouvelle par la peinture des mœurs secrètes de Stamboul. Je vais me borner à un récit bien simple qui vous touchera peut-être, comme il m’a touché moi-même.

Il y a plusieurs années, un jeune voyageur, parti de France, était arrivé à Constantinople après avoir visité Smyrne et l’Ionie, Athènes et l’Archipel ; il avait pris la fièvre aux bords de l’Hellespont, et c’est bien péniblement qu’il s’était acheminé dans une barque vers la cité impériale. Les beautés de la Propontide et des île des Princes, la vue de Stamboul et de ses dômes étincelants n’avaient pu ranimer le jeune malade : toute magnificence devient indifférente aux regards de celui qui souffre. Logé dans un hôtel de Péra, le faubourg habité par les Francs, Pierre de ** reçut des soins : mais les médecins européens établis dans le Levant n’ont pas la réputation de savoir guérir ; leur art est plus redoutable que la maladie. On était alors au mois de septembre ; un compatriote qui connaissait les lieux conseilla au jeune malade de s’en aller respirer l’air des rivages du Bosphore ; Un matin Pierre prit un caïque à la Corne d’Or, remonta rapidement le Bosphore et se fit arrêter en face d’un village dont le site lui plaisait particulièrement. Ce village, placé sur la rive européenne, n’était habité que par des Grecs. On n’y trouvait ni hôtel ni auberge ; mais pour peu qu’un étranger soit recommandé, il est admis dans une maison grecque. La demeure qui s’ouvrit à Pierre renfermait un homme, une femme, une jeune fille ; celle-ci orpheline dès l’âge de cinq ans, venait d’atteindre sa dix-huitième année ; elle se nommait Maria ; cet homme était son oncle, cette femme sa tante ; ils mettaient leur bonheur à protéger les jours de Maria. L’arrivée de Pierre dans la maison fut un événement joyeux ; les Orientaux trouvent toujours du charme dans l’accomplissement du devoir de l’hospitalité, et les Orientaux qui sont chrétiens sont accoutumés à voir en nous des libérateurs futurs. La pièce la plus gaie de la maison fut accordée à Pierre ; elle ne brillait point par les ornements ; cependant la simplicité de l’ameublement avait prévu tous les besoins ; la magnificence de la chambre, c’était la splendeur des paysages du Bosphore ; la fenêtre du jeune malade donnait en plein sur le détroit ; les heures du jour qu’il ne consacrait pas à la lecture, il les passait à sa fenêtre, les regards tournés vers le canal sillonné de navires et de caïques, et vers les tableaux éclatants de la rive asiatique.

Pierre avait vingt-deux ans, une taille élancée, une belle tête brune, de la douceur dans la voix, et cette précoce gravité que donne l’éducation religieuse. Il était fiancé à une jeune fille qu’il aimait, et devait l’épouser à son retour en France. Avant d’accepter les sérieux devoirs de chef de famille, il avait voulu faire un voyage en Orient pour achever son instruction et pour acquérir de l’expérience au milieu des ruines et des tombeaux des peuples les plus illustres de la terre. Maria était belle avec ses noirs cheveux tressés autour de la tête et ornés de fleurs, avec sa taille souple et fine et ses grands yeux noirs dont les feux s’échappaient à travers l’ombre de longs cils. Un penchant à la tristesse s’était révélé de bonne heure chez la jeune Grecque, soit que sa condition d’orpheline eût assombri sa vie, soit qu’elle eût reçu en partage cette sensibilité profonde et cette imagination vive pour lesquelles il y a peu de bonheur en ce monde. Elle ne fuyait pas les amusements de ses compagnes, mais ne paraissait y prendre qu’une petite part ; le dimanche quand il fallait danser la Romaïka sous les platanes, ce n’est pas le visage de Maria que cet innocent plaisir mettait en feu. Elle assistait quelquefois sa tante Catherine dans les soins donnés à Pierre, et du jour où le jeune malade était arrivé, elle avait allumé une petite lampe suspendue au-dessus d’une image de la Panagia ou de la Vierge. Pierre parlait un peu le grec moderne ; il causait souvent avec Maria et répétait avec effusion de cœur l’expression de sa gratitude pour les gracieuses bontés dont il tait entouré.

Chaque dimanche, Maria, voulant distraire le malade, lui amenait quelques-unes de ses compagnes des bords du Bosphore ; elles apportaient des œillets, des jasmins et des roses, et les répandaient sur le lit du jeune Européen. Ces manières qui nous choqueraient en France, sont toutes naturelles dans ces pays d’Orient, où se conservent encore les habitudes naïves des temps primitifs. Un dimanche les jeunes amies n’arrivèrent point ; Maria ne les avait point invitées ; leur présence auprès du jeune Franc ne lui plaisait plus ; et lorsque Pierre, moins faible et délivré de la fièvre, commença à sortir, ses courtes absences devinrent pour la nièce de Catherine quelque chose comme un vague ennui. Elle se surprit avec l’idée qu’elle était plus heureuse quand le jeune malade ne quittait jamais la maison : Maria aimait Pierre.

Après quelques semaines, le jeune voyageur se trouvait en pleine santé. Le mois de novembre allait finir ; le temps approchait où Pierre devait reprendre ses courses d’Orient ; il lui restait à parcourir la Syrie et l’Égypte. Un matin le jeune homme prit congé de ses hôtes, reconnut généreusement leurs bons soins et remit à Maria une petite croix d’or. Il s’éloigna tristement de la demeure où il avait retrouvé la vie. Bientôt après, un caïque rapide comme une flèche le portait vers Stamboul : son dessein était de passer encore quinze jours à Péra afin de préparer son départ pour la Palestine.

Est-il besoin de dire les larmes qui coulèrent des yeux de Maria ? les adieux du voyageur déchirèrent son âme. Elle se trouva tout à coup comme anéantie ; il lui sembla que plus rien n’était resté dans la maison. Cet amour qu’elle avait nourri dans un délicieux silence éclatait en son cœur comme la foudre. Un jour charmant faisait place à une affreuse nuit, le sol se dérobait sous les pas de la jeune fille, elle souffrait, elle étouffait, elle mourrait. Maria aurait confié son secret à une mère ; elle ne le confia point à Catherine. Elle se mit au lit, pâle et brisée ; comme l’espoir est toujours au fond de la vie humaine, elle imagina que peut-être si Pierre savait son amour, elle deviendrait heureuse. Mais comment instruire le jeune Européen ? la pauvre fille chercha longtemps, médita plusieurs jours et plusieurs nuits. Enfin l’idée lui vint de se confier à un vieux juif, moitié truchement, moitié homme d’affaires, en fréquents rapports avec les Francs de Péra ; Maria connaissait ce juif, lui avait adressé deux ou trois fois la parole et savait l’heure où de temps en temps il passait devant la porte de sa maison. Un jour que Catherine et son mari s’étaient rendus à Thérapia, Maria, assise sur le seuil de sa demeure, aperçoit l’Israélite, et, s’armant de tout son courage, elle s’avance et le prie d’entrer. Un meuble incrusté de nacre s’ouvre tout à coup devant le vieil Israélite ; il renfermait toute la fortune de la jeune fille. « Choisis parmi ces trésors, » dit Maria au vieux juif ; et lui prononçant le nom de l’hôtel où Pierre était logé à Péra, « va lui annoncer que je l’aime » ajouta-t-elle, « et, que s’il veut unir sa vie à la mienne, je le suivrai partout. » Salomon, (c’était le nom du juif) mit une coupe d’argent dans une poche de sa grande robe, promit de remplir fidèlement son message, s’inclina devant la jeune fille et s’en alla prendre un caïque qui le conduisit à Péra. Inutile message ! vain espoir ! aux premiers mots de Salomon à l’hôtel de Péra, on lui répondit que Pierre était parti la veille et qu’il avait pris passage à bord d’un navire ragusais qui faisait voile pour la Syrie.

Maria, privée à jamais de l’espérance de rencontrer Pierre sur la terre, songea à se rapprocher en quelque sorte de lui en entrant dans la même communion religieuse. Elle était schismatique, elle se fit catholique. Un vieux prêtre accueillit sa douleur et ses vœux. Mais le courant de la vie ordinaire n’était plus fait pour ce cœur fermé à toute joie d’ici-bas. Il y avait à peine un mois que Pierre était parti, et déjà la pauvre jeune fille avait enseveli ses jours dans un couvent des environs de Constantinople. La lutte de Maria avec la douleur était la lutte de la colombe avec l’oiseau de proie. Les jours de Maria dans le monastère ne furent pas longs ; la jeune fille des bords du Bosphore mourut quelques mois après son entrée au couvent ; son dernier souffle s’exhala sur la petite croix d’or que Pierre lui avait donnée.

Pierre a connu toute cette histoire. Il n’a pu retenir ses larmes au souvenir de Maria, et ce souvenir attriste à ses yeux la beauté des paysages du Bosphore. Il voit toujours à travers la magnificence de ces rivages une colombe blessée, un lys frappé dans son plus pur éclat par un souffle orageux, un tombeau qui s’est ouvert avant le temps.
                               
(1) Correspondance d’Orient.

POUJOULAT.



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