PORTO-RICHE, Georges de (1849-1930) :  Dieu qui passe, (1884).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (30.VII.2005)
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire  (coll.part.) des Histoires débraillées par l’auteur de Pommes d’Eve illustrées par de joyeux artistes publiées à Paris par Ed. Monnier en 1884.
 
Dieu qui passe
par
Georges de Porto-Riche

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Le prêtre, ce matin, est sorti dès l’aurore, et à travers les rues de la grande cité bretonne, c’est Dieu même qu’il accompagne. Sous le dais de satin il marche tête nue, son surplis de mousseline éclate de blancheur, son étole est d’argent, une broderie précieuse recouvre le saint-ciboire qu’il porte à pleines mains. A gauche et à droite, deux enfants tiennent haut deux lanternes gothiques à manches d’ivoire, tout en faisant tinter de temps à autre une sonnette. Les voitures s’arrêtent, les femmes se jettent à genoux sur le pavé de granit, les hommes se découvrent, et les soldats du poste devant lequel Dieu passe, lui font escorte l’arme au bras. Qui donc va mourir ? Où s’en vont-ils ainsi ? Dans le coin le plus reculé de la paroisse, ils gagnent une rue mystérieuse. Les maisons résonnent de petits bruits secs comme des échos de baisers, de rires voluptueux et de râlements étranges. L’air sent l’opoponax et le sol est jonché des bouquets de la veille. Au bruit de la sonnette, quelques femmes en chemise et largement dépoitraillées, ont risqué leurs têtes de chattes derrière les persiennes, mais, comme effrayées du prêtre et de son escorte, elles se sont précipitamment retirées en poussant de petits cris de honte, de surprise et d’effroi. Pourtant, à une porte borgne, le cortège s’arrête et le prêtre seul est monté. Dans la rue, il reste encore le dais de satin, les lanternes d’or et les soldats, l’arme au pied. Pour qui tout cela ? Une vieille passe et dit : « C’est une fille qui se meurt. » Dans le couloir, la maîtresse du garni raconte : « Que c’est bien sa faute et qu’elle a par trop nocé. »

Le prêtre l'a trouvée debout, pâle comme un cierge. Elle est vêtue d’un peignoir de dentelles blanches et transparentes.

A son approche, elle a tressailli. Sans pouvoir parler, elle tombe à genoux sur un sopha, dans les plis duquel brillent encore plusieurs louis égarés. Durant quelques secondes elle parle bas à l’oreille du prêtre, et dans un accès de désespoir elle avoue : « J’ai peur de la mort. »

Alors le ministre de Dieu ouvre un livre saint, et, détournant  ses regards de cette poitrine demi-nue qui ne bat plus qu’à peine, de ces bras blancs qui ne se tendent plus sans efforts, il lui indique du doigt la parole du Christ à Madeleine : « Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a beaucoup aimé. »

Un rayon d’espoir illumine alors le visage de la jeune femme et elle entr’ouvre la bouche pour recevoir l’hostie.

Puis, comme par un mouvement accoutumé, elle enlace de ses bras amaigris le cou du prêtre, et , sans qu’il puisse se défendre, elle applique vigoureusement ses lèvres brûlantes contre les siennes : « J’embrasse Dieu, » s’écrie-t-elle ! Le prêtre, troublé, s’échappe interdit.

Bientôt la clochette tinte de plus belle, et le convoi, sans personne pour le suivre, reprend le chemin de l’église.

Alors la fille d’Eve mourante court à la fenêtre, jette sur le dais et sur le prêtre les dernières roses du dernier bouquet du dernier amant, et pensant à Dieu, elle murmure, en rendant le dernier soupir : « Quel dommage que je ne l’aie pas connu plus tôt ; comme je l’aurais aimé, lui aussi. »


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