MENDÈS, Catulle (1841-1909) : Monstres parisiens. II : Les Protectrices ; La nouvelle Mariée ; Georges et Nonotte (1883).
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Monstres parisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883.– 10 fascicules en 2 tomes in-32, 242 + 232 p.)
 
Monstres parisiens
II
par
Catulle Mendès

~*~

LES PROTECTRICES

C'EST vous seules, ô très subtiles Parisiennes, qui savez, des choses les plus viles, tirer la grâce exquise et le charme. Faire du miel avec des roses, la belle malice ! toutes les abeilles, même en province, en sont capables ; ce qui est vraiment difficile et méritoire, c'est d'emprunter un parfum à la puante jusquiame. Innocentes, vous seriez aimables, trop naturellement ; il vous plaît de l'être dans le mal, par le mal ; et vous excellez à ce jeu, délicieuses raffi­nées ! Tout péché, même infâme, vous attire, et vous veut, et vous prend, mais non pas entières : la sensitivité de votre tact, votre horreur instinctive de l'excès brutal, vous avertit du point extrême où peut se hasarder la curio­sité rougissante, et, par une admirable entente de l'idéal, qui fait de vous, mondaines sans coeur ni sens, les égales des plus purs esprits poétiques, vous transformez, développez, exaltez en délicates imaginations, en perverses mais presque chastes chimères, les hi­deurs de la réalité. Même à l'alcool frelaté des bouges, — si le caprice vous prenait d'en boire, — vous ne de­vriez qu'une griserie de champagne ! car telle serait votre volonté. Et voici qu'à cette heure où d'exécrables Dam­nées, blêmes, aux yeux caves, convoitent et détournent la nubilité des vierges, vous avez inventé, — car il faut obéir à toutes les modes, un peu , — je ne sais quelle ingénieuse et rieuse tendresse, parodie irréprochable des malsaines amours ; pas une tache à vos fourrures même après la traversée de la boue : je baise vos pattes blanches, hermines !

Mme de Ruremonde, l'impeccable éducatrice, et son élève, la petite comtesse Hélène de Courtisols, suivaient au pas de leurs chevaux une allée étroite du Bois, où le soleil d'or blanc allume le vert des feuilles nouvelles.

— Tout à fait contente, mignonne, tout à fait contente de vous, dit la parfaite mondaine. Vous avez suivi mes conseils, fort adroitement. C'est au point que, depuis votre retour de Bretagne, je ne trouve rien à vous reprocher. Mille excentricités, pas une imprudence. A merveille. Qui peut croire que vous avez un amant ? tout le monde. Qui peut l'affirmer ? personne. Et vous n'en avez pas. Très bien. Ah! que d'espérances données ! et puis, que de refus ! Ne pensez-vous pas que M. de Puyroche se fera sauter la cervelle ? je vous complimente, flirteuse. Cependant vous n'êtes pas complète. Quelque chose vous manque pour mériter vraiment le renom que vous avez conquis.

— Et que me manque-t-il ?

— Avez-vous une protégée ?

— Une « Protégée ? » répéta d'un ton naïf Hélène de Courtisols, qui a gardé de son ingénuité de naguère l'air de l'avoir encore.

— Sans doute. Une protégée. Quelle femme de notre monde n'en a point ? d'où sortez-vous ? pourquoi cet éton­nement ? qui de nous n'est pas la pro­tectrice de quelque diva d'opérette, jolie à croquer en jupe courte d'Espa­gnole, ou de quelque belle fille un peu grasse qui joue les Princes Charmants dans les féeries du Châtelet ? Mais vous ne savez donc rien encore ? Fi ! je vous croyais plus experte. Est-ce qu'une impératrice n'honore pas de son amitié une écuyère illustre ? Nous suivons cet auguste exemple. Mme de Valensole envoie tous les matins un bouquet de gardénias à la petite Léo. C'est une chose que vous ignorez seule. Ouver­tement, par son valet de chambre, avec sa carte dans les fleurs. Vous avez remarqué, autour du lac, l'attelage gris souris de Rose Mousson ? c'est Mme de Lurcy-Sevi qui le lui a donné ; quinze mille francs ; si elle continue à faire de ces folies, elle ruinera son mari, vous verrez. Quand à Mme de Portalègre, elle ne refuse rien à Marthe Caro, qui lui demande tout ; et il y a deux ans que Mme Benjamin Meyer paye les notes de Constance Chaput, chez Pingat. Beaucoup trop grosse, cette Constance, mais que voulez-vous ? les parvenues ont de ces goûts médiocres.

La petite comtesse baissa vivement son voile pour cacher une rougeur qui, véritablement, était sincère !

— Oh ! madame, balbutia-t-elle avec un joli tremblement.

Mais l'éducatrice la regarda bien en face, haussa les épaules, et dit, presque sévère :

— Que vous prend-il donc ? quelle pensée grossière avez-vous ? quel sens donnez-vous à mes paroles ? En vérité, ma chère, je crois que vous nous prêtez des perversités absurdes de pensionnaires endiablées par la solitude, ou de modèles dépravées dans des orgies de rapins. Ceci me fâche parce que je vous aime. Vous avez lu de mauvais livres, qui ne savent ce qu'ils disent. Est-ce qu'on est abominable et sotte à ce point ? Pourquoi le serait-on ? Sapho elle-mème était une vraie femme, amoureuse de Phaon, et non point de Lysistrata. Elle a été calomniée par quelque poète envieux qui publiait en ces temps-là les « Monstres Athéniens » dans un journal du Céramique. Mais considérez qui nous sommes ! Nobles, belles, riches, éclatantes, tous les triomphes faciles, toutes les joies possibles. Quel homme n'est pas à nos genoux ? Je vous crois folle, oui. Entre nous et des femmes de théâtre, jolies, je ne dis pas non, mais banales comme le boulevard et les lèvres toutes fardées de baisers de cabotins, quelle intimité serait imaginable ? C'est bon pour nos maris, cela. Est-ce que nous leur avons jamais adressé la parole, à ces filles ? Est-ce que nous les avons jamais vues de près sinon dans quelque fête de charité où elles vendaient, déshabillées par Grévin, des fleurs et des programmes ? Concevez-vous Mme de Valensole amie de la petite Léo ? Mme de Lurcy-Sevi saluant Rose Mousson ? Je vous dis que Mme Benjamin Meyer elle-mème, la femme d'un banquier pourtant, n'a jamais monté l'escalier de la grosse Constance Chaput.

—    Mais alors, objecta l'élève intimidée, je ne comprends pas pourquoi...

—    Pourquoi nous sommes les protectrices de ces indignes protégées pourquoi les fleurs du matin, et les équipages offerts, et les factures acquittées ?

—    Justement.

—    C'est que vous êtes toute ingénue encore. Ecoutez. Vous avez les plus belles écuries de Paris ?

—    On le dit.

—    Et vous pariez aux courses, éperdument.

—    C'est un défaut que vous m'avez conseillé.

—    Eh-bien ! mignonne, les coulisses des théâtres bouffes sont pour nous des espèces d'écuries ; nous avons les petites cabotines comme on a des pur-sang, et nous les regardons jouer des opérettes ou des féeries, vivre, aimer, être folles, — de loin, — comme on regarde courir ses chevaux. Et sachez que c'est charmant ! continua Mme de Ruremonde. Du fond de la baignoire, les soirs de premières, on la voit, celle qu'on a choisie, chanter, minauder, renfler le cou, montrer ses bras fins et sa poitrine de neige, être jolie, adorée, triomphante. Tous les hommes l'admirent, la convoitent. Avoir quelque chose de commun avec cette grâce, avec ce sourire, avec ce succès, rien de plus amusant : et cela trouble aussi, d'un trouble adorable. On s'intéresse aux moindres incidents de la soirée. Si quelqu'un tousse pendant qu'elle chante, on est furieuse. On s'étonne de la froideur de la claque bien payée cependant. Si le public bissait les couplets du second acte, quel plaisir ! Quand M. Sarcey baille, c'est une grande alarme. On se sent, vraiment, comme si on était sur les planches, soi-même, et on y est, en effet ! car on a mis quelque chose de soi dans cette créature, — on ne la recevrait, pas même le matin, — qui détaille avec une coupable insistance les grivoiseries des refrains. Sa beauté, ne vous la doit-elle pas un peu, puisqu'on a fait faire soi-même, par un peintre célèbre, le croquis de ce costume, puisqu'on a envoyé, ce soir, les deux perles noires qui pendent à ses deux mignonnes oreilles, et les lilas qui se pâment dans ses cheveux d'or brun ? Mais la plus précieuse joie, c'est quand la divette, applaudie, acclamée, rappelée quatre fois, salue de votre côté, discrètement — oh ! trop discrètement — avec le plus tendre de ses sourires. Je n'ai jamais été plus heureuse qu'après la réussite éclatante de Rose Flaman, aux Bouffes. Une nouvelle étoile ! que j'avais découverte. D'autres délices encore. L'orgueil des rivalités victorieuses. Mme de Valensole avait l'air d'une folle, tant elle était contente, l'autre soir, parce que Marthe Caro, à Mme de Portalègre, avait eu beaucoup moins de succès que la petite Léo. Pour un peu on ferait siffler les protégées de ses amies ! On s'intéresse aussi à la vie de ces petites créatures. Quand on apprend par les journaux, — on les lit avec passion ! — qu'elles ont de mauvais rôles dans la pièce prochaine, ce sont des mélancolies, des colères. A quoi pensent ces auteurs et ces directeurs ? On a envie de se fâcher, d'écrire, de réclamer hautement. Leurs aventures plus intimes ne nous inquiètent pas moins. Elles ont été quittées par des amants imbéciles ? Voilà qui est fort stupide. Où pourraient-ils trouver de plus adorables maîtresses ? Ah ! les hommes ont bien mauvais goût. On voudrait consoler les abandonnées ; on l'essaye ; on y réussit quelquefois, les feux d'un bracelet de diamants, cela sèche bien des larmes. Et cette tendresse, — si désintéressée, — aucune d'entre nous ne le cache ; nous nous en faisons gloire au contraire. Mme Benjamin Meyer est allée à trois bals travestis en costume de blanchisseuse hollandaise, après le succès de Constance Chaput dans la Kermesse d'Amsterdam ! Qu'elles sont à nous, nos Protégées, nous voulons qu'on le sache, nous l'exigeons ; les toilettes, les nuances d'étoffes qu'elles préfèrent, nous les préférons effrontément, dans les salons, aux courses, à l'église même ; nous portons leurs couleurs comme un sportsman effréné arbore à son [.......;] les couleurs du cheval qui a gagné le grand prix de Paris !

La petite comtesse de Courtisols paraissait goûter médiocrement les nouveaux conseils de Mme de Ruremonde. Après le long discours, elle demanda seulement :

—  C'est donc Rose Flaman qui est votre protégée ?

Puis, plus un mot. Un silence sévère, qui désapprouve. Même quand les deux amies, descendues de cheval, furent remontées dans la victoria où l'intimité est plus facile, il n'y eut aucune causerie. Ni chuchotements, ni sourires.

Mais, sur le boulevard, Hélène de Courtisols fit un signe au cocher ; la voiture s'arrêta devant une boutique de fleurs ; les deux femmes, — Mme de Ruremonde, étonnée,— traversèrent le trottoir.

Un splendide bouquet était derrière la vitrine comme un soleil de flammes roses.

—  Vous ferez porter ces fleurs à Mlle Rose Flaman, aux Bouffes, dit Hélène de Courtisols.

—    De quelle part ? demanda le marchand.

—    Voici ma carte, dit la petite comtesse.

C'est depuis ce jour-là que l'éducatrice et l'élève sont irrémédiablement brouillées.


~*~

LA NOUVELLE MARIÉE

MONSIEUR, dit la nouvelle mariée, avant que vous preniez place à côté de moi dans ce lit où la loi vous confère le droit d'entrer mais d'où le sentiment de vos intérêts bien entendus devrait vous éloigner à jamais, je me dois à moi-même de vous adresser quelques paroles qui ne seront pas sans influence, peut-être, sur la nature de notre intimité prochaine.

— Hein ? dit le marié.

Et, plein de stupéfaction, les bras en l’air, — ces bras qu'il avait ouverts et levés pour la première étreinte, — il la regarda, bouche bée !

Elle reprit, blonde, blanche, tous les cheveux sur l'oreiller, défaits en gros tas qui s'enroulent, toute l'épaule avec un peu de gorge sortant de la chemise qui s'en va :

— Si je vous disais, monsieur, que j'éprouve pour votre personne autre chose qu'une répulsion parfaite, vous auriez le droit de me taxer d'hypocrisie. J'éviterai ce reproche. Il est certain que vous m'avez toujours déplu ; et mon aversion n'a fait que grandir à mesure que se rapprochait la journée de notre mariage. Aversion très logiquement motivée ! Quelle que soit votre bonne opinion de vous-même, vous ne pouvez pas ignorer totalement que vous avez la tête chauve et pointue, pareille à un pain de sucre rose, que le derrière de votre crâne repose sur un bourrelet de chair molle et blafarde, que vos petits yeux jaunes, striés de sang sale, s'égouttent en pleurs de résine, qu'une espèce de barbe broussaille à l'intérieur de vos narines, que vos lèvres grises, —dont la seule vue écarte pour toujours l'idée du baiser, — sont semblables à celles, presque absentes, des momies dans le caveau de Saint-Michel à Bordeaux. Tandis que moi, à vingt ans, je suis toute gonflée d'un sang généreux qui bat ! Et la grappe magnifique et pleine de ma jeunesse avait rêvé, monsieur, un autre pressoir.

— Oh ! dit le marié, tombé dans un fauteuil, les bras ballants, stupide.

*
* *

Elle continua, la gorge un peu plus nue, en souriant, d'une voix douce et lente :

— Quant à vos qualités morales, j'ai le chagrin de vous avouer que leur existence ne m'est, en aucune façon, démontrée. Je crois qu'il y a un excellent moyen de ne pas être entendu, c'est de parler à votre conscience ! Evidemment, vous ne vous faites qu'une idée très vague de ces candeurs sublimes : la vertu, l'amour, le dévouement, l'héroïsme. Une fois, je l'ai vu de ma fenêtre, que vous aviez donné une pièce d'un franc à une mendiante, vous avez patiemment attendu sous la pluie qu'elle vous rendit dix-huit sous de monnaie ! Monsieur, vous êtes mon mari, mais vous êtes un pleutre. Vous êtes aussi un imbécile ! Sans doute, on ne peut pas demander à tout le monde d'avoir du génie ou de comprendre pleinement le génie des autres ; si on dit Tartempion : « Sois Shakespeare ! » il se rebiffe avec raison, et Jocrisse refuse sans ridicule de mêler son âme à celle de Lope de Vega. Mais il y a des degrés dans la bêtise et dans l'incompréhension ! vous avez descendu les derniers ; un dimanche, — nous étions déjà fiancés, — un dimanche, chez Pasdeloup, à côté de moi, vous avez écouté le Prélude de Lohengrin avec un air d'ahurissement si ingénu, si complet, si impossible à imiter, que j'en ai eu aux yeux des larmes de méprisante miséricorde !

Il se révolta.

— Puisque je suis laid, vil et bête, cria-t-il, pourquoi m'avez-vous épousé, sacrebleu !

— Monsieur, répondit-elle, c'est parce que vous êtes riche.

*
* *

Elle écarta un peu la malines qui lui chatouillait, inutilement, le bout rose du sein gauche, et suivit son discours :

— Oui, parce que vous êtes riche. L'argent, monsieur, c'est très bien. Vous avez de l'argent, je vous loue d'en avoir. Par quelles usures, par quelles infamies, par quels fils de famille envoyés en correctionnelle, par quelle grand'mère réduite à manger de la panade presque sans pain, avez-vous formé, grossi, grossi, grossi encore votre tas remarquable de liasses et de métal monnayé ? Je ne vous le demande même pas. J'accepte et j'apprécie le résultat, sans m'inquiéter des moyens. L'argent ne sent pas les fanges d'où il vient ; il a le glorieux parfum de ce qu'il sera. Il contient la possibilité de toutes les chimères ! il est le divin réalisateur ! Orphée, Saint Antoine, Séraphita, — tous les adorateurs forcenés de l'idéal — doivent se garder de mépriser le transformateur tout-puissant. Il est, l'argent, le metteur en lumière des diamants, le metteur en beauté des femmes. Sans lui, rien n'existe, nul n'est soi-même. Il m'en fallait, à moi, pauvre belle fille, de l'argent, à cause des étoffes superbes et des meubles exotiques et des miroirs de Venise où la beauté se double, et des chevaux qui piaffent devant le perron, sur le sable pierreux du parc. J'avais deux moyens de l'obtenir : la prostitution, le mariage. J'ai choisi le mariage qui ne me déclasse pas. J'aurais pu me faire cocotte, j'ai préféré vous faire cocu.

— Madame ! hurla l'époux.

— Je conçois que ces idées, nouvelles pour vous, vous semblent passablement étranges ; vous vous y accoutumerez peu à peu. Cependant, monsieur, rendez-moi le service de soulever le rideau de la fenêtre et de me dire si quelqu'un ne se promène pas devant la porte en levant la tête vers la lueur de notre croisée ?

Hébété de surprise et de rage, le mari ne bougeait pas.

— Eh bien ? dit-elle.

Il souleva le rideau.

— Oui, quelqu'un en effet, un homme !

- Un très jeune homme, monsieur, aussi beau que vous êtes laid, aussi noble que vous êtes vil, aussi intelligent que vous êtes stupide, aussi pauvre que vous êtes riche. C'est lui qui sera mon amant, ce soir même, si vous le voulez bien. J'ai combiné cette nuit de noces. Il attend que vous lui fassiez signe.

C'était trop d'impudence ! l'époux bafoué se précipita sur elle ; il la battrait, la mordrait, l'étranglerait. « Ah! monsieur, si vous me tuez, dit-elle, mon cri sera bien invraisemblable ! » Sous cet exécrable sang-froid, il baissa la tête, s'éloigna, la considéra longtemps, avec des yeux d'idiot, béants.

*
* *

Elle acheva :

— Je viens au fait. Je vous ai épousé, parce que vous êtes riche, mais je voudrais ne pas être votre femme, parce que vous êtes hideux, physiquement et moralement. Au contraire, un désir éperdu m'attire vers le jeune homme qui marche sous nos fenêtres. Situation nette : vous, haï ; lui, adoré. Oh ! je sais bien que vous êtes mon maître, car vous m'avez acquise ! vous pouvez, — tout de suite, — entrer dans ce lit où l'on m'a couchée, et d'où je vous dédaigne. Je ne me défendrai pas ! je me soumets. Après le marché fait, libre à vous de prendre possession. Mais considérez, monsieur, que vous n'aurez peut-être pas à vous louer de l'exécution de la clause suprême. Outre que je me garderai bien de vous dissimuler mon dégoût, êtes-vous de ceux qu'extasient la beauté des vierges, et l'or des cheveux, et la neige des seins ? Votre âge s'occupe à d'autres soucis. Monsieur, l'enlacement serait une corvée pour moi, — et pour vous. Epargnez-nous-la. Et le lendemain serait terrible. Oui, terrible. Je vous jure que si vous dormez ne fût-ce qu'une heure dans cette alcôve, j'en sortirai demain, moi, pour me jeter au cou du premier homme rencontré. Dans l'antichambre, sur l'escalier ! Si vous faites de moi votre femme, prenez garde, je serai la maîtresse de tous ! et cela, avec une fureur décidée, sans mystère, en le montrant, en le criant. Renvoyez celui de vos valets qui n'a pas les cheveux gris! En vérité, vous serez moqué, raillé, vilipendé, montré au doigt. Ah ! je vous le promets ! Mais si, discrètement, — eh ! quel petit sacrifice, et quelle inquiétude de moins, peut-être ? — mais si vous entr'ouvrez la fenêtre, et frappez trois fois dans vos mains, et vous retirez sans bruit dans une chambre lointaine, en laissant la porte entr'ouverte pour qu'il entre, lui que j'ai choisi : oh ! alors, tout change. L'offense à votre honneur sera comme si elle n'existait pas, puisqu'elle demeurera à jamais secrète. Vous serez cocu, certes ! mais d'une façon qui n'aura rien de pénible pour votre amour propre ; et vous-même vous pourrez croire qu'il n'en est rien. Réfléchissez, monsieur. Voulez-vous que j'aie un amant, ignoré, ou vingt, avérés ? le premier parti est celui que je vous conseille, en bonne amie ; il vous assurera, d'ailleurs, ma reconnaissance, et même, demain matin, au déjeuner de famille, j'aurai, en vous regardant, de petits frissons comme involontaires, et des rougeurs ingénues, qui vous feront grand honneur.

*
* *

Ce fut, à peu près, tout le discours de la nouvelle mariée. Que fit le mari ? étrangla-t-il l'impudente, comme il en avait eu un instant le louable projet, ou mourut-il d'une congestion cérébrale dûe à l'émotion trop violente de la surprise et de la colère ? je ne sais. Ce conte n'a pas de dénouement ; pourtant Valentin affirme que, passant cette nuit-là sous les fenêtres des nouveaux époux, il a entendu, de la rue, le bruit de trois coups frappés dans la main, lentement, discrètement.


~*~

GEORGES ET NONOTTE

PRENDRA ! Prendra pas ! dit Nonotte avec un gros rire fait exprès, qui lui secoua la gorge dans son corsage de soie noire, éraflée, pisseuse, sous les jambes d’un maillot de carnaval qu’elle s’était noué autour du cou en guise de cache-nez.

Depuis un moment, à croppetons sur le carrelage dérougi, elle essayait de faire flamber, en promenant dessus des allumettes vite éteintes, un seul morceau de planche, arraché de quelque armoire, où il y avait des clous tordus.

Le bois blanc noircissait par places, fumait un peu, craquetait, ne s’allumait pas.

– Tant pis ! dit Nonotte. Puisque j’ai faim, je peux bien avoir froid. Comme ça, ce sera complet.

Elle prit l’un de ses genoux entre ses mains croisées, renversa son buste, puis le pencha en avant, se berça, les yeux fermés, dans une rythme de tangage.

*
* *

Mal éclairée d’une seule bougie brûlant à même sur le marbre en bois de la cheminée, la chambre, presque sans meubles, très étroite, avait le resserrement d’un couloir de prison. Une chambre à trente-cinq francs par mois, au quatrième étage d’un hôtel garni du boulevard de Clichy. Sous le plafond bas, dont le plâtre jauni çà et là en rond par des infiltrations d’eau sale se bouffissait vers les coins avec des effritements de plaie, entre le papier gris-blanc des murs, déchiré, pendant, qui montrait des envers de colle pierreuse, rougie de brique, le lit sans courtines, en sapin barbouillé d’une ocre couleur de lie, s’allongeait vers l’unique fenêtre à un seul battant, sans rideaux. La pièce était assez obscure, malgré le tremblement clair de la bougie pour que l’on pût voir à travers la plus haute des deux vitres, – l’autre, à demi brisée, s’aveuglait d’une taie faite d’un vieux journal, – un ténébreux étagement de murs, souvent défoncé par des blancheurs de croisées, zigzaguer vers Montmartre en hérissant des cheminées dans le soir ; par endroits une girouette, qui bougeait sur le ciel, semblait pousser et lâcher les étoiles comme la pâte difforme d’une bête jouerait avec des étincelles ; sur la hauteur, au loin, dans l’azur sombre, enfumé par la respiration de la ville, troué de mille petits points d’or pareils à la pluie de feu des chandelles romaines, les ailes d’un moulin, démesurées et noires, avaient l’air du squelette d’une pièce d’artifice, qui tourne encore, éteinte.

*
* *

Un bruit de pas monta l’escalier de l’hôtel.

– Voilà George !

Nonotte alla très vite vers la porte qui s’ouvrit du dehors.

– Eh bien ?

George lança furieusement son chapeau contre le mur, se laissa tomber sur le lit, tourna la tête vers la ruelle ; Nonotte l’entendait souffler, d’éreintement ou de colère.

Elle s’assit sur la couverture, à côté de lui.

– Alors, tu n’as pas d’argent ?

Il répondit sans la regarder :

Laisse-moi tranquille ! Je suis crevé, je veux dormir. Je te l’aurais dit, si j’en avais, de l’argent. Au café de Suède, personne, des cabotins que je ne connais pas. Je suis resté deux heures au café de Madrid ; quand quelqu’un entrait, je lui faisais signe, je le prenais à part. « Peux-tu me prêter cinq francs ? – Je ne serais pas ici si j’avais cinq francs ! – Blagueur ! donne-moi quarante sous, hein ? – Veux-tu voir la doublure de mes poches ? » Mais on m’offrait de l’absinthe.

– Au moins tu as bu, toi, dit Nonotte. As-tu du tabac ?

–Non.

Elle quitta le lit, alla se raccroupir devant la cheminée, recommença son lent mouvement de balançoire, en chantant très bas, comme une nourrice qui se bercerait elle-même :

J’ai un grand voyage à faire,
Je ne sais qui le fera.
Ce sera Rossignolette,
Qui pour moi fera cela.
La violette double, double,
La violette…

George, sans lever la tête, se mit à donner de grands coups de poings sur la paroi qui sonna comme un gond fêlé.

– Non ! c’est trop bête, à la fin ! Tout le monde mange, excepté moi. Vingt-six heures juste depuis la dernière soupe à l’oignon. Et j’ai du talent, plus que tout le monde. J’ai rencontré cet imbécile de Lahirolle en voiture de grande remise, il m’a crié par la portière : « Je vais dîner chez la princesse ! » Ces dîners-là, des roses autour des assiettes, et des femmes de soie et de diamants autour de la nappe, c’est pour les autres. Moi, je dîne à la brasserie Fontaine, entre la vieille Constance qui a une odeur de boutique d’herboriste avec sa boîte de parfumeries au rabais, et Noémie, un modèle, toujours mal rhabillée, qui me fume du caporal dans le nez. Quand je dîne ! Les bons jours ! Cinquante sous, ça ne se trouve pas tous les soirs, même en mendiant bien. Car je mendie, tonnerre de Dieu ! Et je vole aussi. Je ne peux plus laisser entrer le garçon d’hôtel dans la chambre, parce que j’ai mis au Mont-de-Piété, les rideaux de la fenêtre et la pendule !

En parlant ainsi, il martelait toujours la paroi de brique d’un poing lourd qui scandait les phrases ; comme enfonçant les mots dans la muraille.

– Nonotte dit, dans son indolent va-et-vient :

– Non, vrai, tu n’es pas égoïste pour un sou ! Je ne suis pas à plaindre, moi, peut-être ?

– Toi ! cria-t-il en sautant du lit, c’est toi qui es cause de tout !

Elle haussa les épaules et les tint levées, s’enfonçant le menton dans la gorge, ayant moins froid ainsi ; il marchait par la longue chambre, du lit à la fenêtre, de la fenêtre au lit.

– Si j’étais seul, je me tirerais d’affaire. Je trouverais une place dans un journal ou ailleurs. Je gagnerais ma vie, enfin ! Mais tu es là, toi, toujours, tu ne me lâches pas. Est-ce que je peux travailler, courir chez les éditeurs, dans les théâtres ? Si je m’asseois pour écrire : « Dis donc, tu sais, la blanchisseuse ne veut pas rendre le linge » , et si j’ai un rendez-vous : « C’est ça, je serai comme une croûte derrière une malle, alors ? » Tu ne me laisses sortir que pour aller emprunter de l’argent, et tu vas le jouer au rams avec les vieilles peaux du Rat mort. Je te dis que c’est toi, mon porte-malheur ; tu me pends après, comme un boulet collé par un emplâtre ; quand je veux m’échapper de la faim, de la paresse, de la honte, tu te fais lourde, et tu tires, et je retombe.

– Sur moi, s’écria-t-elle dans un éclat de rire. Ça n’est pas toujours désagréable.

Il s’arrêta, la considéra d’un air de dégoût comme une ordure qu’on va pousser du pied.

– Il y en a d’autres qui te sont tombés dessus, avant moi !

– Ça, c’est vrai, dit-elle en riant plus fort, tu n’en a pas eu l’étrenne !

Il levait le poing. Mais elle tourna la tête et le regarda fixement, du sang aux joues.

– Ah ! tu sais, pas de bêtises. Et ne fais pas le dégoûté, mon bonhomme ! Tu as été bien heureux de me trouver. Tu a beau te faire une tête à la Van Dick, pas une ne voulait de toi, parce que tu n’avais pas le sou. Moi, bête, je t’ai pris en pension, logement compris. Tu te fichais joliment des autres avant toi, quand tu mangeais de bons morceaux avec l’argent des bijoux et des bibelots que je n’avais pas gagnés en donnant des leçons de maintien dans les pensionnats de demoiselles, bien sûr !

Il était devenu blême, et lui tenait la tête entre ses deux mains, étroitement, jusqu’à faire bouffer les joues congestionnées, comme pour l’écraser.

– Tu mens ! Quand j’étais chez toi, j’avais de l’argent, tu le sais bien, et je le dépensais avec toi, pour toi.

– De l’argent de ta famille. Pas de l’argent gagné en travaillant. Ce n’est pas la même chose. Moi, ce que j’avais…

– Tu l’avais gagné en …

Ah ! dis donc, chacun son métier ! Puis, quand le mobilier a été vendu et la dernière bague, mise au clou, grâce à qui a-t-on dîné, quelquefois ? Grâce à Nonotte qui s’esquintait le tempérament à gueuler des chansonnettes, au concert des Deux-mondes, chez la mère Champion. Est-ce ma faute si je n’ai plus eu de voix, après ma fausse couche ? Il ne fallait pas me faire un enfant, tiens ! Sans le petit qui est venu, et qui n’est pas venu, tu pourrais encore boire tes douze bocks, le soir avec le reste de mon cachet, et tu n’avais pas envie de me donner des renfoncements dans le crâne, quand nous rentrions pompette à deux heures du matin dans la chambre où un bon feu avait chauffé les draps.

– Va-t’en ! cria-t-il. Oui, j’ai été un lâche, et c’est pour cela que je te déteste. Si tu m’avais seulement ruiné, plongé et retenu dans la misère, je te pardonnerais peut-être. Mais tu m’as avili, je te hais. Tu m’as donné à mangé et à boire, tu as payé l’habit que je porte et le loyer du lit où je dors : va-t’en, te dis-je, ou je t’assomme !

Elle s’était levé, elle était tout près de la porte.

– Où vas-tu ?

Elle se retourna.

– Je vais manger, tiens !

– Tu n’as pas d’argent.

– Ça ne fait rien, dit-elle.

Puis, le regardant en face, avec un air d’orgueil et de défi :

– On trouve toujours à manger avec une gorge comme celle-là.

Des deux mains elle avait fait sauter les boutons de son corsage ; large, pleine, ferme, plus ferme dans l’air froid de la chambre, qui la tendait et en gerçait le grain, sa gorge de belle fille bombait dure et crue ; et, à présent, dans l’éclat général de la peau, la face aux traits grossiers, aux joues trop grasses, aux lèvres trop grosses, cessant d’être le visage pour n’être plus qu’un morceau de nu, s’harmonisait magnifiquement à cette splendide explosion de chair.

Il la prit à bras le corps, avec fureur, la baisant au cou, dans les cheveux, sur les lèvres, balbutiant dans les baisers ! Elle le laissait faire, pas fâchée, contente. Elle appuyait à la porte le derrière de sa tête, renflait sa poitrine et son cou. Elle eut une langueur mouillée, sous ses paupières lourdes qui battaient doucement.

*
* *

Quand il se réveilla, pris d’un frisson, sous la seule couverture du petit lit sans rideaux, étirant ses bras dans la double langueur de la faim inapaisée et du désir repu, Nonotte n’était plus dans la chambre.

Mais elle avait écrit sur le bois blanc de la cheminée, à côté de la bougie, quelques lignes au crayon : qu’il ne s’inquiétât pas ; qu’elle avait eu une idée ; qu’elle allait chez la mère Champion, et ailleurs ; qu’elle le retrouverait à la Grand’Pinte ; qu’elle viendrait avant minuit ; qu’elle aurait de quoi souper.

Il s’habilla lentement, à demi, puis marcha dans la chambre, la tête basse, les bras ballants, – en manches de chemise malgré le froid qui se faisait plus vif.

Dans ses regards qui ne se levaient point, il y avait une infinie lassitude.

Il s’arrêta.

Il avait pris, en passant, dans le tiroir ouvert d’une petite table, un tas de feuilles éparses qu’il se mit à lire, accoudé à la cheminée.

Une flamme s’allumait, grandissante, dans ses yeux ; je ne sais quel bel orgueil lui enflait la poitrine, lui ouvrait les narines !

Ce qu’il lisait, c’étaient des vers qu’il avait écrits jadis.

Mais ce relèvement de son être ne dura pas longtemps, s’alanguit, s’affaissa dans une prostration plus morne ; et tout à coup, penchant la tête entre les papiers que froissaient ses mains tremblantes, il se prit à pleurer, à pleurer, avec des sanglots, dans ses vers, dans son passé, dans ses rêves.


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