MENDÈS, Catulle (1841-1909) : George et Nonotte (1883).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (25.XI.2001)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Monstres parisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883.– 10 fascicules en 2 tomes in-32, 242 + 232 p.)
 
George et Nonotte
par
Catulle Mendès

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Prendra ! Prendra pas ! dit Nonotte avec un gros rire fait exprès, qui lui secoua la gorge dans son corsage de soie noire, éraflée, pisseuse, sous les jambes d’un maillot de carnaval qu’elle s’était noué autour du cou en guise de cache-nez.

Depuis un moment, à croppetons sur le carrelage dérougi, elle essayait de faire flamber, en promenant dessus des allumettes vite éteintes, un seul morceau de planche, arraché de quelque armoire, où il y avait des clous tordus.

Le bois blanc noircissait par places, fumait un peu, craquetait, ne s’allumait pas.

– Tant pis ! dit Nonotte. Puisque j’ai faim, je peux bien avoir froid. Comme ça, ce sera complet.

Elle prit l’un de ses genoux entre ses mains croisées, renversa son buste, puis le pencha en avant, se berça, les yeux fermés, dans une rythme de tangage.

*
* *

Mal éclairée d’une seule bougie brûlant à même sur le marbre en bois de la cheminée, la chambre, presque sans meubles, très étroite, avait le resserrement d’un couloir de prison. Une chambre à trente-cinq francs par mois, au quatrième étage d’un hôtel garni du boulevard de Clichy. Sous le plafond bas, dont le plâtre jauni çà et là en rond par des infiltrations d’eau sale se bouffissait vers les coins avec des effritements de plaie, entre le papier gris-blanc des murs, déchiré, pendant, qui montrait des envers de colle pierreuse, rougie de brique, le lit sans courtines, en sapin barbouillé d’une ocre couleur de lie, s’allongeait vers l’unique fenêtre à un seul battant, sans rideaux. La pièce était assez obscure, malgré le tremblement clair de la bougie pour que l’on pût voir à travers la plus haute des deux vitres, – l’autre, à demi brisée, s’aveuglait d’une taie faite d’un vieux journal, – un ténébreux étagement de murs, souvent défoncé par des blancheurs de croisées, zigzaguer vers Montmartre en hérissant des cheminées dans le soir ; par endroits une girouette, qui bougeait sur le ciel, semblait pousser et lâcher les étoiles comme la pâte difforme d’une bête jouerait avec des étincelles ; sur la hauteur, au loin, dans l’azur sombre, enfumé par la respiration de la ville, troué de mille petits points d’or pareils à la pluie de feu des chandelles romaines, les ailes d’un moulin, démesurées et noires, avaient l’air du squelette d’une pièce d’artifice, qui tourne encore, éteinte.

*
* *

Un bruit de pas monta l’escalier de l’hôtel.

– Voilà George !

Nonotte alla très vite vers la porte qui s’ouvrit du dehors.

– Eh bien ?

George lança furieusement son chapeau contre le mur, se laissa tomber sur le lit, tourna la tête vers la ruelle ; Nonotte l’entendait souffler, d’éreintement ou de colère.

Elle s’assit sur la couverture, à côté de lui.

– Alors, tu n’as pas d’argent ?

Il répondit sans la regarder :

Laisse-moi tranquille ! Je suis crevé, je veux dormir. Je te l’aurais dit, si j’en avais, de l’argent. Au café de Suède, personne, des cabotins que je ne connais pas. Je suis resté deux heures au café de Madrid ; quand quelqu’un entrait, je lui faisais signe, je le prenais à part. « Peux-tu me prêter cinq francs ? – Je ne serais pas ici si j’avais cinq francs ! – Blagueur ! donne-moi quarante sous, hein ? – Veux-tu voir la doublure de mes poches ? » Mais on m’offrait de l’absinthe.

– Au moins tu as bu, toi, dit Nonotte. As-tu du tabac ?

–Non.

Elle quitta le lit, alla se raccroupir devant la cheminée, recommença son lent mouvement de balançoire, en chantant très bas, comme une nourrice qui se bercerait elle-même :

J’ai un grand voyage à faire,
Je ne sais qui le fera.
Ce sera Rossignolette,
Qui pour moi fera cela.
La violette double, double,
La violette…

George, sans lever la tête, se mit à donner de grands coups de poings sur la paroi qui sonna comme un gond fêlé.

– Non ! c’est trop bête, à la fin ! Tout le monde mange, excepté moi. Vingt-six heures juste depuis la dernière soupe à l’oignon. Et j’ai du talent, plus que tout le monde. J’ai rencontré cet imbécile de Lahirolle en voiture de grande remise, il m’a crié par la portière : « Je vais dîner chez la princesse ! » Ces dîners-là, des roses autour des assiettes, et des femmes de soie et de diamants autour de la nappe, c’est pour les autres. Moi, je dîne à la brasserie Fontaine, entre la vieille Constance qui a une odeur de boutique d’herboriste avec sa boîte de parfumeries au rabais, et Noémie, un modèle, toujours mal rhabillée, qui me fume du caporal dans le nez. Quand je dîne ! Les bons jours ! Cinquante sous, ça ne se trouve pas tous les soirs, même en mendiant bien. Car je mendie, tonnerre de Dieu ! Et je vole aussi. Je ne peux plus laisser entrer le garçon d’hôtel dans la chambre, parce que j’ai mis au Mont-de-Piété, les rideaux de la fenêtre et la pendule !

En parlant ainsi, il martelait toujours la paroi de brique d’un poing lourd qui scandait les phrases ; comme enfonçant les mots dans la muraille.

– Nonotte dit, dans son indolent va-et-vient :

– Non, vrai, tu n’es pas égoïste pour un sou ! Je ne suis pas à plaindre, moi, peut-être ?

– Toi ! cria-t-il en sautant du lit, c’est toi qui es cause de tout !

Elle haussa les épaules et les tint levées, s’enfonçant le menton dans la gorge, ayant moins froid ainsi ; il marchait par la longue chambre, du lit à la fenêtre, de la fenêtre au lit.

– Si j’étais seul, je me tirerais d’affaire. Je trouverais une place dans un journal ou ailleurs. Je gagnerais ma vie, enfin ! Mais tu es là, toi, toujours, tu ne me lâches pas. Est-ce que je peux travailler, courir chez les éditeurs, dans les théâtres ? Si je m’asseois pour écrire : « Dis donc, tu sais, la blanchisseuse ne veut pas rendre le linge » , et si j’ai un rendez-vous : « C’est ça, je serai comme une croûte derrière une malle, alors ? » Tu ne me laisses sortir que pour aller emprunter de l’argent, et tu vas le jouer au rams avec les vieilles peaux du Rat mort. Je te dis que c’est toi, mon porte-malheur ; tu me pends après, comme un boulet collé par un emplâtre ; quand je veux m’échapper de la faim, de la paresse, de la honte, tu te fais lourde, et tu tires, et je retombe.

– Sur moi, s’écria-t-elle dans un éclat de rire. Ça n’est pas toujours désagréable.

Il s’arrêta, la considéra d’un air de dégoût comme une ordure qu’on va pousser du pied.

– Il y en a d’autres qui te sont tombés dessus, avant moi !

– Ça, c’est vrai, dit-elle en riant plus fort, tu n’en a pas eu l’étrenne !

Il levait le poing. Mais elle tourna la tête et le regarda fixement, du sang aux joues.

– Ah ! tu sais, pas de bêtises. Et ne fais pas le dégoûté, mon bonhomme ! Tu as été bien heureux de me trouver. Tu a beau te faire une tête à la Van Dick, pas une ne voulait de toi, parce que tu n’avais pas le sou. Moi, bête, je t’ai pris en pension, logement compris. Tu te fichais joliment des autres avant toi, quand tu mangeais de bons morceaux avec l’argent des bijoux et des bibelots que je n’avais pas gagnés en donnant des leçons de maintien dans les pensionnats de demoiselles, bien sûr !

Il était devenu blême, et lui tenait la tête entre ses deux mains, étroitement, jusqu’à faire bouffer les joues congestionnées, comme pour l’écraser.

– Tu mens ! Quand j’étais chez toi, j’avais de l’argent, tu le sais bien, et je le dépensais avec toi, pour toi.

– De l’argent de ta famille. Pas de l’argent gagné en travaillant. Ce n’est pas la même chose. Moi, ce que j’avais…

– Tu l’avais gagné en …

Ah ! dis donc, chacun son métier ! Puis, quand le mobilier a été vendu et la dernière bague, mise au clou, grâce à qui a-t-on dîné, quelquefois ? Grâce à Nonotte qui s’esquintait le tempérament à gueuler des chansonnettes, au concert des Deux-mondes, chez la mère Champion. Est-ce ma faute si je n’ai plus eu de voix, après ma fausse couche ? Il ne fallait pas me faire un enfant, tiens ! Sans le petit qui est venu, et qui n’est pas venu, tu pourrais encore boire tes douze bocks, le soir avec le reste de mon cachet, et tu n’avais pas envie de me donner des renfoncements dans le crâne, quand nous rentrions pompette à deux heures du matin dans la chambre où un bon feu avait chauffé les draps.

– Va-t’en ! cria-t-il. Oui, j’ai été un lâche, et c’est pour cela que je te déteste. Si tu m’avais seulement ruiné, plongé et retenu dans la misère, je te pardonnerais peut-être. Mais tu m’as avili, je te hais. Tu m’as donné à mangé et à boire, tu as payé l’habit que je porte et le loyer du lit où je dors : va-t’en, te dis-je, ou je t’assomme !

Elle s’était levé, elle était tout près de la porte.

– Où vas-tu ?

Elle se retourna.

– Je vais manger, tiens !

– Tu n’as pas d’argent.

– Ça ne fait rien, dit-elle.

Puis, le regardant en face, avec un air d’orgueil et de défi :

– On trouve toujours à manger avec une gorge comme celle-là.

Des deux mains elle avait fait sauter les boutons de son corsage ; large, pleine, ferme, plus ferme dans l’air froid de la chambre, qui la tendait et en gerçait le grain, sa gorge de belle fille bombait dure et crue ; et, à présent, dans l’éclat général de la peau, la face aux traits grossiers, aux joues trop grasses, aux lèvres trop grosses, cessant d’être le visage pour n’être plus qu’un morceau de nu, s’harmonisait magnifiquement à cette splendide explosion de chair.

Il la prit à bras le corps, avec fureur, la baisant au cou, dans les cheveux, sur les lèvres, balbutiant dans les baisers ! Elle le laissait faire, pas fâchée, contente. Elle appuyait à la porte le derrière de sa tête, renflait sa poitrine et son cou. Elle eut une langueur mouillée, sous ses paupières lourdes qui battaient doucement.

*
* *

Quand il se réveilla, pris d’un frisson, sous la seule couverture du petit lit sans rideaux, étirant ses bras dans la double langueur de la faim inapaisée et du désir repu, Nonotte n’était plus dans la chambre.

Mais elle avait écrit sur le bois blanc de la cheminée, à côté de la bougie, quelques lignes au crayon : qu’il ne s’inquiétât pas ; qu’elle avait eu une idée ; qu’elle allait chez la mère Champion, et ailleurs ; qu’elle le retrouverait à la Grand’Pinte ; qu’elle viendrait avant minuit ; qu’elle aurait de quoi souper.

Il s’habilla lentement, à demi, puis marcha dans la chambre, la tête basse, les bras ballants, – en manches de chemise malgré le froid qui se faisait plus vif.

Dans ses regards qui ne se levaient point, il y avait une infinie lassitude.

Il s’arrêta.

Il avait pris, en passant, dans le tiroir ouvert d’une petite table, un tas de feuilles éparses qu’il se mit à lire, accoudé à la cheminée.

Une flamme s’allumait, grandissante, dans ses yeux ; je ne sais quel bel orgueil lui enflait la poitrine, lui ouvrait les narines !

Ce qu’il lisait, c’étaient des vers qu’il avait écrits jadis.

Mais ce relèvement de son être ne dura pas longtemps, s’alanguit, s’affaissa dans une prostration plus morne ; et tout à coup, penchant la tête entre les papiers que froissaient ses mains tremblantes, il se prit à pleurer, à pleurer, avec des sanglots, dans ses vers, dans son passé, dans ses rêves.


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