VAN LERBERGHE, Charles (1861-1907) : Reine illusion (1889).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (17.II.2006)
Relecture : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) des  Contes hors du temps, publiés à Bruxelles en 1931 par les Amis de l'Institut supérieur des Arts décoratifs, dans la série des auteurs belges, n°5..

Reine illusion
par
Charles Van Lerberghe

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A son défaut d’être affreusement laide,
la fée joignait celui infiniment plus grave
de n’avoir pas lieu.
Théodore de Banville.


La lune en son plein apparaissait au-dessus des légers arbustes. Le jardin s'éveillait, sans bruit, immobile, baigné de rêve. En même temps, une délicieuse fraîcheur pénétrait les airs, due sans doute à la crue du lac qu'on entrevoyait sous les branches, comme une plaine métallique, et dont les limpides eaux, grâce  à un système d'écluses, alimentaient le bassin de la calme villa.

C'était le soir d'un ardent jour d'été. Là était assise, autour d'une table dressée sur la pelouse, et à prendre le thé en cette heure paisible, une famille de notables négociants hollandais dans l'exportation des harengs.

On avait causé d'affaires. Maintenant un abandon se faisait ; un peu du rêve de ce merveilleux soir avait fini par pénétrer jusqu'à ces graves questions, par les fêler d'on ne savait quoi de bleu. Ce n'étaient désormais plus choses à se dire ; chacun le sentait et s'y adonnait en soi-même, non sans quelque charme explicite, ainsi qu'à une trêve de l'esprit, une récréation en somme innocente, une petite condescendance à ses illusions. On se taisait donc, et à la fumée des pipes se mêlait un peu de lune.

Un léger craquement du côté des écluses, chose du reste absolument insignifiante et causée par la pression des eaux sur quelque ais vermoulu suffit cependant - tant le rêve est chose fragile ! - à en détourner le cours et à ramener les esprits au réel.

L'attention se porta sur le bassin, et le père émit un soucieux conseil à Blanche, une adorable jeune fille qui s'y baignait et reposait sur ses longs cheveux blonds, en contemplant le ciel : Le soir fraîchissait ; mieux valait que cette paresseuse pose-là, se donner quelque mouvement ; « et puis, ajouta-t-il, en se tournant vers ses voisins, il est utile d'apprendre à nager, même pour une jeune fille. » On fut généralement de cet avis. La baigneuse, seule, semblait n'en tenir aucun compte et il n'y eut, pour l'appuyer, que son oncle, un homme à l'air placide, assis sur la berge et qui pêchait à la ligne ; tout l'art, selon lui, était là : flotter. Puis il y avait ce soir une quantité de poisson vraiment miraculeuse, « et tenez ! poussa-t-il, en étouffant sa voix, en voilà encore un qui mord ! »

La conversation revint sur Blanche. Une vieille dame à tire-bouchons, qui tenait sur ses genoux un grand chien, se scandalisa : comment se faisait-il, à présent que les nouveautés de laine étaient partout à si bas prix, qu'on n'eût pas encore songé à lui donner un léger costume ? On était bien en famille et c'était le soir, mais il y a des yeux indiscrets jusque dans les caves. On résolut d'y remédier ; et le pasteur, qui était assis le dos tourné au bassin, perpétua cette sage résolution d'un long hochement de tête pensif, tandis qu'il s'arrêtait de boire à la fine tasse de chine bleue que, comme une fleur, il tenait.
    
La jeune fille, en effet, était nue, et son insidieuse position sur le dos aggravait considérablement, combien plus de tels soirs ! - l'indécence de cette nudité visible. Cependant, elle regardait toujours le ciel. L'azur était devenu plus profond et plus sombre. La lune, maintenant très haute, l'enveloppait de ses reflets, s'éparpillait dans sa chevelure, s'élargissait au miroir infini des eaux et de ses yeux. Longtemps elle la regarda : il lui semblait que doucement elle s'en rapprochait, et tout à coup une ondulation la souleva, une vague immense, sous elle, sourde, d'une volupté rare, roulant dans ses cheveux et la laissant frémissante et pâmée.
    
Elle ne redescendait plus, exhaussée, comme tendue au-dessus d'elle-même dans une aspiration irrefoulée de ses seins ; la lune visiblement s'était rapprochée. L'effet était si étrange que pour regarder autour d'elle, elle se releva dans les eaux :

Une infinie nappe brillante s'étendait jusqu'au loin ; là, sur d'immenses terrasses un royal jardin, comme une île, émergeait seul, plein de calme et de paix, de cette universelle ruine.

Longtemps, elle contempla en silence ces ombrages inconnus, frémissants dans la lune et le ciel. C'était une terre heureuse ; le parfum de ses invisibles fleurs venait jusqu'à elle sur la brise marine ; un enchantement s'en exhalait et tandis que doucement, à son insu, le sourd courant des eaux la portait, il lui semblait que maintenant la terre elle-même venait à sa rencontre. Mais elle était si solitaire et nue !... Soudain elle se rejeta, les yeux sombres, et une tristesse se répandit sur son visage : Les Siens ?
    
Allait-elle les abandonner, leur survivre ? ne fallait-il pas qu'elle redescendît vers eux, qu'elle partageât leur obscure détresse ? N'étaient-ils pas son sang et son amour, eux, au-dessus de qui ce profond désastre l'avait si inopinément portée ? Ils n'étaient plus ; de quel droit d'immortalité vivait-elle ? Elle se souvint de vagues paroles entendues autrefois, de légendes, d'êtres perdus là-haut, dans les eaux, dans les nuages, dans la lune, aux jardins des fables. Il lui sembla que des voix douces l'appelaient du fond de l'abîme, que des bras se tendaient vers elle du fond des tombes.

Lentement elle descendit dans les eaux. Un instant encore, et pour en emporter, à jamais sans doute au fond de son âme, la prestigieuse ivresse, ses lèvres s'arrêtèrent à cette surface du bonheur ; puis ses yeux à leur tour disparurent, et l'or de ses cheveux se fondit dans les eaux.

Elle pénétrait dans de froides ténèbres. Un jour de limbes, glauque et triste, à peine parvenait jusque-là. En bas, elle reconnut les arbustes, les sentiers autrefois parcourus, les pauvres fleurs noyées. Elle nageait à travers jusqu'à la pelouse. Tous étaient là ! blêmes, affalés, englués de vase, silencieux ; leurs membres ballottaient dans les eaux, tristement, faisaient des gestes. Ils semblaient vivre encore ; d'énormes poissons circulaient au milieu d'eux. Tous avaient gardé la même place, la même attitude, le même dodelinement de tête, la même expression de visage. L'oncle était toujours là sur la berge avec sa ligne, la vieille dame avec son chien, le pasteur assis en face. Sa mère aussi était là, mais ses mains ne s'agitaient pas comme celles des autres; elle était immobile, et ses yeux semblaient la regarder, même du fond de l'autre monde, avec une expression d'insolite amour. Une pitié sans bornes emplit le coeur de l'héroïque enfant, et déjà elle se penchait pour ouvrir ses lèvres en un irrévocable baiser de mort sur le front de la chère morte, lorsqu'elle aperçut en un éclair de sinistre épouvante qu'ils vivaient!
    
Ils vivaient ! - Et le sens de leurs attitudes, de leurs gestes, de la sévérité de leurs visages, confusément lui apparut. Même, ils lui criaient des paroles dont ses oreilles n'entendaient plus que les sons lointains et confus. Ainsi, pour eux, nul désastre, nulle ruine, nulles ténèbres, nulle mort ! Ils le niaient avec simplicité. Ils étaient heureux, ils buvaient toujours leur thé, fumaient leurs pipes, faisaient des rêves, tout comme avant. L'oncle pêchait toujours de merveilleux poissons ; le pasteur, à cause de sa présence, s'était couvert le visage de ses mains. La vieille dame, de plus en plus, se scandalisait... Le sentiment des choses lui revint : Elle était nue au milieu d'eux, équivoque et fantasque, visiblement une gêne pour tous. On attendait sa justification. Mais comment leur répondre ? Justifier cet exil, ce céleste voyage, son inviolable innocence? Comment faire comprendre à ces ombres la glorieuse et fatale volonté de Dieu ? Comment leur dire, à ces habitants de nuit, les aurorales merveilles dont son âme encore et ses yeux étaient pleins, puisque pour eux, - et leur existence le prouvait sans réponse, - Cela n'était pas ?

Et même, aurait-elle pu leur parler sans mourir ?

Elle releva les yeux vers l'éternelle et lointaine contrée dont elle venait de s'exiler, et touchant la terre de ses pieds, d'un bond léger remonta sur les eaux. Oh ! rouvrir enfin à la vie ses lèvres closes, ses étouffants baisers ! revoir le ciel, aspirer le ciel, remonter dans le ciel !

Là-bas, les merveilleux ombrages aux blancheurs de la lune, semblaient dormir en l'attendant.
    
Elle, nuptiale et pleine de sourires, suivait, en leur tendant ses mains, l'invisible courant de ses destinées.


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