JANIN, Jules (1804-1874) :  L'Aveugle (1839).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (27.XI.2014)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : nc) des Mélanges et variétés – volume 1, tome deuxième des Oeuvres diverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en 1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles.



L’AVEUGLE
___

A. S. T.

PAR

Jules JANIN

~ * ~

JE vous prie de prendre à la lettre le titre de mon article. Ce chapitre n’a rien de politique ; il n’a rien de commun avec ces longues allusions, en termes souvent trop couverts, aux affaires et aux hommes du moment. Ceci est la simple histoire d’un accident funeste arrivé à l’un de mes plus chers amis ; et comme, je ne sais pourquoi, cette histoire a pris quelque peu une teinte artiste et littéraire, ne fût-ce que pour charmer les ennuis de mon cher Jules et les miens propres, j’ai entrepris de vous la raconter.

Jules est un homme d’esprit et de cœur ; c’est un sceptique sans fanatisme et sans ostentation, simple et bon toutes les fois qu’il n’est pas en colère, facile à s’indigner, aimant beaucoup les vrais plaisirs, la table, le jeu de piquet à un prix modéré, la conversation avec les femmes pourvu qu’elles ne fassent pas de romans ou de vers ; il ne déteste pas non plus le vin de Bourgogne quand il est vieux et le cigare quand il ne vient pas de la régie ; du reste, bon et colère, licencié en droit, moqueur et s’inquiétant peu de ce qui s’imprime, vers ou prose, livre ou journal.

Ce jeune homme s’était fait une vie heureuse à sa manière. Il ne s’était dévoué à la politique de personne, il n’avait insulté aucune décadence, il n’avait salué aucun avénement ; il méprisait autant le fanatisme que l’admiration ; la foi lui paraissait un contre-sens dans une créature raisonnable ; il n’avait de haine que pour ses ennemis et d’amitié que pour ses amis ; ce qui est fort rare, remarquez-le bien, dans cette pauvre espèce humaine, qui se passionne à tort et à travers sans que le plus souvent elle puisse savoir pourquoi.

Ajoutez à cette égalité d’âme une absence totale d’ambition. En fait d’autorité, il n’avait jamais rien désiré, pas même la présidence du conseil des ministres ; en fait de distinction honorifique, il n’avait pas même songé à demander la croix d’honneur. Il était fait ainsi, indifférent à tout ce que le vulgaire appelle de ses vœux. L’amour même le comptait au dernier rang de ses élus : c’était un enrôlé qui allait au pas, sans se presser, et toujours sûr d’arriver trop tôt.

Sans compter qu’il avait la plus sublime indifférence pour les objets extérieurs : le monde allant et venant le touchait peu ; les célébrités les plus fortes, celles de la veille, le touchaient peu. Il n’eût pas détourné la tête pour voir un pape saint-simonien. On lui eût dit, pendant qu’il était à dîner : Voici une révolution qui passe ! qu’avant le dessert il ne se fût pas mis à la fenêtre pour la voir passer.

Souvent je le grondais de tant d’indifférence. « Malheureux ! lui disais-je, tu ne sauras donc jamais un mot de l’histoire contemporaine ! Tu n’as vu ni M. Périer, ni M. le général La Fayette, ni le père Enfantin, ni Béranger ! tu n’as pas été admirer le monument en bois des héros de Juillet et l’éléphant en plâtre de la Bastille ! Tous nos grands hommes passeront, tous nos monuments crouleront, et tu ne pourras pas dire à tes petits-enfants : Je les ai vus ! Malheureux et insensible ami ! à quoi donc te sert d’avoir des yeux ? »

Ainsi je lui parlais souvent. Lui, railleur bonhomme, se moquait de mon enthousiasme ; il traitait toute l’histoire contemporaine comme de l’histoire ancienne ; il attendait, disait-il, qu’on l’eût écrite pour l’apprendre et pour y croire ; et puis, disait-il encore, n’avons-nous pas l’Iconographie des contemporains ? n’avons-nous pas le supplément à la biographie Michaud ? Et la lithographie donc, qui reproduit si bien tous les monuments et toutes les figures en plâtre ! Est-ce donc la peine de nous déranger ?

Et il allait toujours ainsi sans rien regarder ; ou bien, s’il regardait quelque chose, ce n’était pas l’histoire, ce n’était pas le fond solennel de cette riche et bizarre étoffe qu’on appelle le dix-neuvième siècle, ce fond ventre de biche et de vautour qui change éternellement, et qui pourtant est toujours le même à quelques nuances près : ce qu’il regardait, mon ami, c’étaient les franges de ce vaste tapis, c’était l’innocente bordure de cette monotone histoire : des chevaux fringants, des chiens sveltes, et quelquefois de jolies filles sveltes aussi, rieuses, boudeuses, aimable meute qui l’avait mis si souvent aux abois ! Ainsi, s’inquiétant peu d’histoire et ne sachant rien du siècle où il était, le malheureux jeune homme s’arrêtait des mois entiers à voir folâtrer ce monde d’accessoires, ce monde de superfluités, pendant que le monde grave et solennel, le monde de M. Persil et de M. d’Argout, allait toujours son train.

Moi, qu’affligeait tant d’insouciance, je répétais toujours : « Tu n’y vois pas ! tu es aveugle, ami ! Vois donc tout ce que tu as laissé passer sans le voir : l’empereur d’abord, ce géant sous lequel tu es né, tu ne l’as pas vu avant son départ pour sa tombe, et tu pouvais le voir ! la première et la seconde restauration, suivies et non pas précédées de cosaques, tu pouvais les voir, tu ne les a pas vues ; Louis XVIII, ce roi dans son char de triomphe et dans sa bière, mécréant et si habile, roi et cadavre, tu pouvais le voir ; tu pouvais voir la brillante calèche du sacre de Reims donnant la main au vaisseau de Cherbourg ; tu pouvais voir enfin le programme de l’Hôtel de ville, que si peu de gens ont vu. Tu n’as pas vu tout cela, ami ! tu n’as rien vu de tout cela, pas même le programme ! » Et je lui répétais encore ma malheureuse phrase : « A quoi donc te servent tes yeux, cher Jules ?

« Avoir des yeux pour voir des grisettes et des caricatures en plein vent ! avoir des yeux pour ne rien voir ! A quoi te sert d’avoir des yeux ? »

Tant et tant la répétai-je que la phrase maudite me porta malheur, et à lui aussi, mon pauvre ami. Un matin que j’allai le voir pour lui montrer l’abbé Châtel, je trouvai mon cher Jules enfoncé dans un fauteuil et dans l’attitude d’un profond recueillement. Je ne l’avais jamais vu penser comme cela.

Je pris un fauteuil à côté du sien, et j’attendis qu’il eût poursuivi son idée dans ses derniers retranchements.

Après un quart d’heure de silence :

« Pourquoi, me dit-il, ne m’as-tu pas fait encore ta question : As-tu des yeux ?

- J’attendais, lui dis-je, que tu m’eusses regardé et dit bonjour.

- Bonjour, me dit-il ; mais, je t’en prie, demande moi : As-tu des yeux ? »

Moi, sans me déconcerter, je lui dis :

« As-tu des yeux, Jules ? »

Il me répondit :

« Je ne sais pas si j’ai des yeux. »

Et, en effet, il était devenu presque aveugle. Une seule nuit avait obscurci cet œil vif et perçant ; un épais nuage s’était étendu sur ce regard qui embrassait tant d’espace. Soit que ce regard peu exercé ait perdu tout à coup sa vigueur, soit que mon maudit : As-tu des yeux ? ait porté malheur au pauvre Jules, c’était à peine s’il y voyait assez pour lire un livre de messe, en gros caractères, à l’usage de notre bonne vieille tante de quatre-vingt-dix ans.

« Diable ! lui dis-je, la question prend une telle gravité que je ne te la ferais plus qu’en tremblant à présent.

- Mais, dit Jules, à présent aussi ta question a pris un sens tellement restreint qu’il faut au contraire te hâter de me la faire ; car, entends-tu bien, avant de n’y plus voir je veux tout voir ; tout voir, entends-tu bien, voir tout ce que je n’ai pas vu quand j’y voyais, avant de ne plus rien voir. »

Je gardai le silence. Il reprit la parole l’instant d’après.

« Tu me mèneras, entends-tu, aux endroits les plus curieux de Paris, que je puisse dire : – « J’ai vu Paris, mes enfants, tout aveugle que je suis ! »

Moi, voulant flatter son mal, je lui dis : « As-tu vu les catacombes ?

- Oh ! dit-il, je n’ai pas besoin de voir les catacombes. Je me figure de grandes murailles d’ossements et des inscriptions latines, ou à peu près, et des vers français sans orthographe, et des passages tirés des Psaumes, des noms inconnus gravés sur la pierre. Non, mon ami, j’ai assez vu les catacombes comme cela ;

- Et la Chambre des députés, mon ami ?

- La Chambre des députés ! me dit-il. Songe donc que c’est une méchante baraque en bois mal peint ; Je ne puis pas me déranger pour si peu, conviens-en. Passe encore si on me laissait pénétrer dans le pavillon à côté.

- Veux-tu monter au clocher du Panthéon, ou descendre dans les souterrains ?

- J’attendrai que le sort du Panthéon soit décidé, et qu’on sache s’il appartient pour tout de bon à sainte Geneviève ou à Voltaire. En attendant, tous les clochers se ressemblent : je suis monté, il y a quinze ans, au clocher de Gagny, qui a cent soixante et quinze marches de hauteur.

- Si nous allions répondis-je, à l’Institut un jour de séance ? Tu verrais là plus de grands hommes que tu n’en peux imaginer.

- Des grands hommes d’Institut ! un crâne chenu, une perruque pelée, un habit débrodé, un jabot sale ! D’ailleurs j’ai vu les deux extrêmes en fait de grands hommes : j’ai salué un jour monsieur Cuvier, j’ai donné le bras à monsieur Cousin. Cela me suffit, j’imagine, pour juger des plus grands et des plus petits !

- Mais songe donc, repris-je, que demain peut-être ce monde si riche t’échappe ! Profite donc de la clarté qui te reste ; hâte-toi, si tu veux voir encore un homme d’État en grand costume, un maréchal en uniforme, une duchesse en robe de gaze, un empereur, un roi, que sais-je ? Les rois deviennent rares dans tous les cas. Il faut te hâter, Jules, car demain ton laquais lui-même n’aura plus de livrée pour toi.

- Que m’importe la livrée ? me dit-il. Or ou galon, gaze ou bure, tout cela n’est qu’une vaine décoration que mon œil ne regrette pas. Au demeurant, et en réfléchissant bien, j’ai vu Paris autant qu’on peut le voir : j’ai vu la colonne, voilà pour la gloire ; j’ai vu l’Hôtel-Dieu, voilà pour l’humanité ; j’ai vu Saint-Sulpice désert, voilà pour nos croyances ; j’ai vu les Tuileries sans vitres aux fenêtres, voilà pour la sécurité des rois ; j’ai vu le Palais-Royal, voilà pour les vices du peuple. Gloire, croyances, royauté, vices populaires, qu’ai-je donc de plus à voir ? »

Disant cela, il n’était pas triste, il n’était pas gai : il était comme un gentilhomme flâneur qui va faire un voyage solitaire, qui ne veut pas trop surcharger sa monture et qui discute avec un ami pour savoir ce qu’il n’emportera pas dans sa valise.

Je le savais quelque peu sensible à l’art. « Au moins, lui dis-je, n’est-il pas quelque visage que tu regrettes dans nos théâtres ? quelque comédien que tu veuilles revoir avant de dire adieu à la lumière du lustre, le soleil des mondes fardés ? »

Il réfléchit un instant ou deux, puis il reprit :

« J’ai beau y penser, mon cher Jules, je ne regrette la vue de personne dans le monde théâtral. Ce monde-là se divise en deux parties, le vieux et le jeune monde. Le vieux monde dramatique a été beau, j’en conviens ; mais à présent sa peau se contracte, les cheveux lui tombent, les rides le sillonnent de toutes parts. Veux-tu donc que je demande des yeux pour voir toutes ces horreurs, ces jeunes premiers d’un demi-siècle, ces ingénues de soixante ans ? Non, non, ce vieux monde n’est pas ce que je regrette ; le vieux monde du drame me faisait fermer les yeux quand j’y voyais. Quant au jeune monde, avoue, mon ami, qu’il est peu favorisé des dons de la beauté ? Quelle est la jeune fille de nos théâtres assez belle pour qu’on ne regrette pas la dent qui lui manque, ou qu’une de ses hanches ne soit trop haute, ou que sa main soit trop large, son pied trop long ? quel est le héros dramatique qui n’ait à se reprocher quelque imperfection théâtrale ? La beauté physique n’est plus dans le monde des arts ; pour ce monde-là, pauvre, humilié, malheureux, qu’il soit vieux ou jeune, à quoi me serviraient mes yeux ?

- Au moins, lui dis-je, pense à toi ; pense donc qu’un jour, si tu es aveugle, tu sentiras dans ton âme le besoin d’aimer et de choisir une compagne et de la voir ! Et comment pourras-tu la voir si tu ne la vois pas à présent ? comment referas-tu son visage si tu ne la vois pas d’avance ? Viens donc, mon Jules ; allons au bal ce soir. Tu y verras la foule de jeunes filles sans époux que leurs mères traînent après elles au bruit de l’orchestre de Tolbecque ou de Colinet, espérant pour leurs filles un mari qui ne vient pas. Viens au bal ce soir, afin que tu puisses choisir et jeter ton mouchoir à la plus belle quand tu n’auras plus tes yeux !

- Ne me parle pas du bal ! reprit-il vivement : le bal est le plus horrible  plaisir que je connaisse ; le bal est une prostitution anticipée, dont la fausse nudité est mille fois plus indécente que la véritable nudité. Ne me parle pas du bal, ni des filles à marier au bal ! Le bal est un théâtre pour elles. Au bal, elles s’étalent à plaisir et se montrent dans leur beau une heure, pour être maussades le reste de leur vie. Ne me parle pas du bal ! Quant à chercher une femme, je n’ai pas besoin de mes yeux pour la trouver : quand je serai aveugle, je la verrai à sa main, à son pas léger, à sa voix surtout, à son visage s’il rougit sur mes lèvres, à son cœur s’il bat contre mon cœur, à son haleine, au parfum virginal de ses vêtements. A ces signes je trouverai ma maîtresse ; je n’ai pas besoin d’y voir pour être encore le plus heureux des hommes, si je dois être encore heureux. »

Puis il reprit sur un ton moins sévère :

« Si je deviens aveugle, mon ami, je te conseille de ne pas trop me plaindre. A le bien voir, il n’y a plus rien de beau dans le vieux monde ; le monde est laid, vieux et monotone. Que m’importe la vue, si j’ai la paix et le calme chez moi, la chaleur du soleil, la promenade du soir, les fleurs du printemps, les fruits de l’automne, les brises murmurantes du vent d’hiver ? Plaisirs d’aveugle, bonheur d’aveugle, sais-tu rien de mieux ? La vue de nos grands hommes et de nos grands monuments fait pitié. Lire nos poëtes modernes, c’est dormir. Moi, quand je voudrai la poésie, je me répéterai deux ou trois cents vers que je sais par cœur. Moi, mon exil est fini dans ce monde mobile ; grâce à mes yeux, je suis sûr de rester le même quand tout change. Si j’y vois moins, j’entendrai mieux ; et qu’est-ce que l’histoire ? du bruit, plus encore que du mouvement. »

A ces raisons, ne sachant que dire, j’allai chercher les dessins de Charlet, la gravure de Dupont, les croquis de Delaroche, et de Decamps ; je montrai tout cela à l’aveugle.

« Tu as raison, dit-il, tout cela est l’art moderne : Decamps, Charlet, Ingres ; ajoutes-y quelques vers de M. de Lamartine, une page de Châteaubriand et de M. La Mennais ; et puis c’est tout !

- Donc, tu peux devenir aveugle, mon ami, et sans regret ?

- Oui, dit-il, aveugle et sans regret. Je sais tous vos visages, amis ; j’entendrai vos voix, je vivrai avec vous ; je ne verrai plus le monde extérieur : qu’importe au monde et à moi ? »

Je sortis ; il me rappela.

« Cependant, reprit-il, il est deux choses que je veux voir encore avant d’être aveugle tout à fait. C’est une fantaisie qu’il faut me passer, mon ami.

- Sans nul doute, lui dis-je ; et quelles sont ces deux choses ?

- D’abord je veux voir le caniche qui doit guider mes pas quand je serai aveugle tout à fait. Puis, va me chercher des yeux d’émail : je veux choisir les yeux qui remplaceront les miens. Avec des cheveux noirs comme les miens, depuis que j’existe j’ai toujours désiré des yeux bleu de ciel. »

Le lendemain je me levai de bonne heure ; j’allai chez mon ami avec mon chien à la main et mes yeux bleus dans ma poche. Mais mon ami était sorti avec ses yeux noirs plus clairvoyants que jamais, et je ne trouvai dans sa chambre que le père de Louise, sa lectrice, qui me dit :

« Où donc votre ami l’aveugle a-t-il conduit ma fille si matin ? »


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