TELLIER, Jules (1863-1889) : Promenade foraine (1887).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (06.I.2005)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) du recueil posthume Jules Tellier : ses oeuvres publiées par Raymond de La Tailhède (Paris : Emile-Paul, 1923-1925.- 2 vol.).
 
Promenade foraine
(Le Parti National, 26 Août 1887)
par
Jules Tellier

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Ceux qui font cas des divertissements forains n'ont point à en rougir. Nodier se plaisait à Guignol ; Hippolyte Rigault n'a pas dédaigné d'écrire la psychologie des poupées ; et dans ses Romances sans paroles l'étrange poète Paul Verlaine célèbre les chevaux de bois. Il en est de la foire comme de la religion au dire des dévots : un peu de sagesse en éloigne, beaucoup y ramène. Je vous suppose très sages ; et c'est pourquoi je vous conduirai aujourd'hui à la foire des Gobelins. Elle est modeste, mais non point dédaignable. Et d'ailleurs, petites ou grandes, c'est le même intérêt à peu près que toutes les foires inspirent au « penseur » (comme Hugo n'eût pas manqué de dire) et ce sont des réflexions analogues qu'elles lui suggèrent.

Le spectacle n'a tout son prix qu’à la nuit tombée. La foule ondule et se meut parmi les baraques illuminées, au grincement des orgues célébrant le général Boulanger avec une fidélité cruelle, dans des odeurs combinées de crêpes et de pommes de terre frites. Partout des enseignes lyriques. Une espèce de musée Grévin s'appelle Palais des illusions. Dans un tir, une cible compliquée s'intitule Château du bonheur. Des figures paraissent aux fenêtres de l'édifice qu'elle représente ; et ce sont elles qu'il faut viser. Aimable allégorie et délicieux enseignement ! Car j'imagine que cela veut dire : « O prolétaire, révolté d'hier et de demain, le bonheur est un château où tout le monde ne peut pas être admis. Mais c'est au moins une consolation pour ceux qui sont dehors que de casser, de temps à autre, la tête à ceux qui sont dedans. » Elle signifie cela, l'étiquette, ou rien peut-être ; et je ne prétends pas, d'ailleurs, que la foule se mette en peine d'y trouver un sens.

Cà et là tournent des ballons, des navires et des chemins de fer. Pour lutter contre ces concurrences, les chevaux de bois de jadis se sont transformés. Dirai-je qu'ils l'ont fait, à mon avis, de façon malheureuse ? Aujourd'hui, avec les chevaux, et en plus grand nombre qu'eux, tournent des lions naturels, d'autres lions à corps de poisson, des sirènes et des chimères. J'ai peur que les auteurs de ces innovations ne se soient mal rendu compte de l'instinct qui pousse les jeunes garçons vers les chevaux de bois.

Ce qu'ils veulent, c'est évidemment se figurer qu'ils sont grands déjà, et se jouer à eux-mêmes pour un instant l'existence qu'ils aimeraient. Ils ont lu Mayne-Reid et Jules Verne, et ils ont rêvé voyages et aventures. Ils ont lu aussi, je pense, M. Déroulède, et ils ont rêvé uniformes galonnés et parades militaires. Montés sur des chevaux, ils croient réaliser leur rêve. Mais que voulez-vous qu'ils fassent de vos lions ? S'ils en ont rêvé, c'est pour les tuer, nullement pour monter dessus. Ils savent bien que cela est impossible, et cela, dès lors, ne les touche point. Et quant aux monstres, soyez assurés qu'ils ne s'en soucient guère. On ne rencontre point de dragons dans Jules Verne, ni de sirènes dans Mayne-Reid. Le romanesque des garçons d'aujourd'hui garde, quand même, quelque chose de réel et de pratique. La représentation de ce qu'ils savent rigoureusement contraire à l'ordre naturel des choses leur paraît absurde. Et leurs aînés n'étaient-ils pas au fond comme eux ? S'ils s'intéressaient aux fées ou aux bêtes fabuleuses, c'est, je crois bien, qu'ils n'étaient pas sûrs qu'il n'y eût point de tels êtres, quelque part, très loin. S'ils en avaient été sûrs tout à fait, ils n'auraient eu que mépris pour ces contes. Le commun des hommes n'a point du tout le goût du mensonge, et ne se complaît aucunement dans l'amour du faux pour lui-même. Ce sont là des sentiments de poètes. Je ne serais pas sans inquiétude au sujet d'un adolescent qui aimerait trop les bêtes irréelles. Méfiez-vous, ô mères, des sirènes et des dragons en bois ; car cette ménagerie mythique est celle précisément de M. Jean Moréas, et si d'aventure vos fils y prenaient goût, il y aurait de grandes chances pour qu'ils fussent refusés au baccalauréat, et pour qu'ils imprimassent un jour des choses sans nom, en vers de quinze syllabes. Mais voyez : les garçons n'y prennent point goût. Ils restent fidèles au cheval traditionnel. Les bêtes fantastiques n'ont guère pour elles que des filles. Quoiqu'on fasse, et quelque éducation qu'on lui donne, la femme s'imaginera toujours, au fond de sa cervelle obscure, « qu'il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel » qu'il n'y en a dans la philosophie des garçons. Elle restera la rêveuse impénitente et l'éternelle chevaucheuse de Chimères.

Je rencontre, un peu partout, des théâtres de marionnettes. Et pourquoi n'y point entrer ? On joue là de petits drames muets, qui n'ont qu'une scène, et n'en valent pas moins. Voici le drame primitif à un personnage, dans la manière de Thespis. Une danseuse danse ; ses habits sont brillants et fripés ; sa figure est peinte crûment ; elle ressemble tout à fait aux danseuses réelles ; et quand elle a dansé, elle sen va. Et puis ? Et puis, c'est tout. Il n'en arrive ni plus ni moins Le tort de nos pièces, à nous, est d'attribuer toujours des conséquences aux actes humains, qui en ont si rarement. Et voici le drame à deux personnages, comme dans Phrynichus. Un Chinois et une Chinoise dansent ensemble, s'approchent pour se donner un baiser, dansent encore et sortent chacun d'un côté différent. Voilà qui résume, pour un esprit bien fait, l'éternelle histoire de l'amour. Pas de spectacle plus fertile en réflexions. Ce théâtre a sa philosophie, d'où le libre arbitre est tout d'abord exclu. Rien de plus évident que l'irresponsabilité des personnages : on peut compter les fils qui les font mouvoir. Et une telle représentation de la vie est pour enchanter un déterministe.

Les sages pensées que vous auront inspirées les marionnettes, ne les oubliez point. Vous aurez besoin de toute votre sagesse, en sortant, pour ne vous pas trop irriter contre la foule, contre cette foule étrange qui est ce qu'il y a de plus curieux à voir dans tous les endroits où elle va. Elle a une façon bien affligeante de s'amuser. Aux portes des baraques, des pitres au visage enfariné, au nez et aux pommettes très rouges, débitent des niaiseries et reçoivent des gifles ; et elle rit, et elle applaudit la laideur et la bêtise. Et ce n'est pas tout. Je recopie les légendes de ces « vues » à quinze centimes où elle se divertit : « Une mère brûlée vive par ses enfants... Double exécution des époux Thomas... Terrible catastrophe du pont de Dundee... Assassinat du préfet de l'Eure... Triple assassinat de la rue Montaigne. » Je sais qu'il peut y avoir plaisir à ressentir de certains frissons ; mais quelle tristesse aussi ils laissent après eux ! Quoi ! ces gens ne sont pas plus affligés que cela de tous ces crimes de la nature et de l'homme ? Ils n'en souffrent pas ? Et, comme dit Sully :

Ils n'ont pas honte au moins de n'en pas plus souffrir ?

Non. Ils n'ont ni de ces pitiés ni de ces scrupules. Et après tout, il faut leur pardonner, car s'ils oublient les misères des autres, ils oublient aussi les leurs. Cette idée de la mort qui suffisait à empêcher Lucrèce de goûter dans la vie aucune joie « sincère », elle leur est rappelée à tout instant, et ils s'amusent tout de même. Cela est merveilleux. Certes, il faut leur être indulgent et les envier aussi. Mais on peut leur être indulgent sans les aimer fort ; et l'on peut même les envier, comme le Bramin de Voltaire enviait la vieille femme, en s'avouant qu'il n'aurait pas voulu de son bonheur...


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