COURTELINE, Georges Moineaux dit Georges (1858-1929) : La correspondance cassée (1893).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (02.V.2007)
Relecture : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Livre des Nouvelles : Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en 1899.


La correspondance cassée
par
Georges Courteline

~ * ~

SCÈNE PREMIÈRE


Place de la Bastille à la tête de ligne des tramways
« Place-Blanche-Boulevard-Richard-Lenoir ».
On va partir.
Debout sur la plate-forme du véhicule, le contrôleur appelle les numéros.


LE CONTROLEUR

CINQUANTE-HUIT !... Cinquante-neuf !... Soixante !... Soixante et un !...

LA BRIGEqui a le 61 s’approchant :

Monsieur, je descends à l’instant même du tramway de la porte Rapp, muni de cette correspondance, que j’ai cassée sans le faire exprès. En voici les deux morceaux. Est-ce qu’elle est tout de même valable ?

(Le contrôleur ne dit ni oui ni non. Il borne sa réponse à un hochement négatif, absolument imperceptible d’ailleurs, de sa casquette brodée d’argent. C’est, en effet, un personnage considérable, qui doit aux seules supériorités de sa rare intelligence la haute situation qu’il occupe dans la vie. Il se sait fils de ses oeuvres ; il est en outre homme d’esprit et a la repartie facile, toutes qualités qui l’enorgueillissent fort et le portent à traiter avec quelque dédain les petites gens que leur humble condition oblige à prendre le tramway.)

LE CONTROLEUR

Soixante-deux !... Soixante-trois !... Soixante-quatre !... Soixante-cinq !...

LA BRIGEqui recommence.

Monsieur, j’ai le soixante et un ; mais, ainsi que je vous l’ai déjà dit, voici ce qui m’est arrivé : en descendant du tramway de la Porte Rapp, je me suis flanqué les quatre fers en l’air, si bien que ma correspondance s’est cassée dans mes doigts, en deux. Est-elle tout de même valable ?

LE CONTROLEURqui cette fois ne s’abaisse même plus jusqu’à agiter sa casquette.

Soixante-six !... Soixante-sept !... Soixante-huit !... Soixante-neuf !...

LA BRIGE

Pardon. - Est-ce que vous êtes sourd, idiot ou empaillé ?

LE CONTROLEUR

Vous dites ?

LA BRIGE

Je dis : « Est-ce que vous êtes sourd, idiot ou empaillé ? »

LE CONTROLEUR

Dites donc ! Je vais aller vous enseigner la politesse, moi.

LA BRIGE

Vous aurez donc à l’aller apprendre d’abord. Voilà deux fois que je vous demande si cette correspondance cassée peut encore servir, oui ou non.

LE CONTROLEURdans un aboiement.

Non, elle ne peut pas servir !!!

LA BRIGE


Il fallait le dire tout de suite. - Puis, d’où vient qu’elle ne puisse servir ? Les morceaux en sont bons, pourtant.

LE CONTROLEURspirituel.

Mangez-les, s’ils sont si bons que ça. (Il rit. - Un temps.) Eh bien ?... Quoi ?... Quand vous resterez là une heure, avec votre correspondance !... je vous répète qu’elle ne vaut rien !

LA BRIGE

Elle ne vaut rien parce que vous ne voulez pas la prendre. Vous n’avez pas de complaisance, voilà tout. - Voyons, quel plaisir prenez-vous à me faire dépenser trois sous inutilement ?

LE CONTROLEUR

Il ne s’agit pas de tout ça. Voulez-vous monter et payer ?

LA BRIGE

… Et remarquez bien, je vous prie, que chacun des deux morceaux de cette correspondance cassée est absolument intact, qu’en rapprochant ces deux moitiés nous formons un tout parfait, timbré à la date du jour et aux couleurs réglementaires…

LE CONTROLEURqui ne discute plus.

Soixante-dix !... Soixante et onze !... Soixante-douze !

LA BRIGE

Il suffit ; je paierai ma place.

LE CONTROLEUR

Vous vous décidez ? C’est heureux !

(La Brige escalade l’impériale et s’installe. Le tramway part. Deux minutes s’écoulent.)


SCÈNE II

Soudain :

LE CONDUCTEUR
apparaissant brusquement.

Places, siouplaît !

LA BRIGEqui a tiré de sa poche un portefeuille bourré de billets de banque et en a pris un dans le tas :

Voici.

LE CONDUCTEUR


Qu’est-ce que c’est que ça ?

LA BRIGE

C’est un billet de mille.

LE CONTROLEUR

De mille !... Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?

LA BRIGE

Payez-vous.

LE CONDUCTEUR


Je n’ai pas de monnaie.

LA BRIGE

Vous m’en voyez pénétré de tristesse !... (Un temps.) J’en ai, moi.

LE CONDUCTEUR

De la monnaie ?

LA BRIGE

Certes !... Au point que j’en suis comme cousu. Tenez (Tapant sur son gousset), entendez, en mes poches, la joyeuse chanson du billon. Dites, n’ai-je point l’air d’avoir sur moi des escadrons de mules harnachées ? Ah ! la voix harmonieuse des pièces de dix centimes !... N’est-elle pas la plus douce du monde ?

LE CONDUCTEURagacé.

Allez-vous me payer, à la fin ?

LA BRIGE

Je serais le dernier des hommes si je prétendais occuper sur une impériale de tramway, une place dont je n’acquitterais point le montant. (Souriant.) Mon brave, voici cinquante louis ; les voulez-vous ou ne les voulez-vous pas ?

LE CONDUCTEUR

Je n’ai pas de monnaie, encore une fois.

LA BRIGE

Allez-en faire.

LE CONDUCTEUR

Est-ce que vous vous fichez du monde ? Nous allons peut-être changer l’itinéraire de la voiture et passer par la Banque de France !

LA BRIGE


Passez par où il vous plaira ; mais quant à avoir un seul sou des innombrables sous contenus en mes poches, abandonnez cette espérance.

LE CONDUCTEUR


Cependant…

LA BRIGE

Je vous demande pardon. - Les règlements en vigueur disent-ils que je dois payer ma place en espèces déterminées ?

LE CONDUCTEUR

Il ne s’agit pas de ça. Du reste, je m’en bats l’oeil… Vous êtes voyageur sans argent ; je vous signalerai au prochain bureau, boulevard des Filles-du-Calvaire.

LA BRIGE

Non.

LE CONDUCTEUR

Pourquoi donc ?

LA BRIGE

Pourquoi ?... Parce que je descends ici. Voulez-vous faire arrêter, je vous prie ?

LE CONDUCTEUR

Vous ne descendrez pas.

LA BRIGE

Je descendrai, au contraire ; je descendrai à l’instant même, attendu qu’il n’est point de lois ni de prophètes s’opposant à ce qu’un voyageur descende du tramway quand il lui plaît d’en descendre. J’en appelle aux personnes présentes, et, si cela devient nécessaire, à MM. les gardiens de la paix.

LE CONDUCTEUR

Payez d’abord.

LA BRIGE

Vous dites toujours la même chose. Pour la troisième et dernière fois, pouvez-vous me rendre sur mille francs ?

LE CONDUCTEUR


Non.

LA BRIGE

Eh bien ! allez vous asseoir… (Il se lève.)

LE CONDUCTEUR

Bon Dieu ! voulez-vous rester là ?

LA BRIGE

Mon ami, je suis un homme fort doux, mais il ne faut pas abuser. Si vous avez le malheur de me barrer le chemin, je vous saisis par la culotte et je vous envoie sur la chaussée par-dessus cette balustrade. - Voulez-vous me laisser passer ?

LE CONDUCTEURimmédiatement revenu à de meilleurs sentiments.

Au fond, je crois volontiers qu’une correspondance cassée est, jusqu’à certain point, valable ! Celle de Monsieur n’est peut-être pas si mauvaise… et si Monsieur, qui est beaucoup trop honnête homme pour laisser un pauvre diable comme moi casquer de trois sous à sa place, voulait avoir la complaisance de venir jusqu’au bureau des Filles-du-Calvaire.


Georges COURTELINE.


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