LABOULAYE, Edouard de (1811-1883): Histoire de Coquerico.

Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (28.I.2005)
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Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) des  Cent et un contes, nouvelles et récits choisis et présentés par René Poirier et imagés par Pierre Luc, avec une présentation de Maurice Fombeure, parus à Paris, à la Librairie Gründ en 1951.
 
Histoire de Coquerico
par
Edouard de Laboulaye

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IL y avait une fois une belle poule qui vivait en grande dame dans la basse-cour d’un riche fermier ; elle était d’une nombreuse famille qui gloussait autour d’elle, et nul ne criait plus fort et ne lui arrachait plus vite les graines du bec qu’un petit poulet difforme et estropié. C’était justement celui que la mère aimait le mieux ; ainsi sont faites toutes les mères ; leurs préférés sont les plus laids. Cet avorton n’avait d’entier qu’un oeil, une patte et une aile ; on eût dit que Salomon eût exécuté sa sentence mémorable sur Coquerico (c’était le nom de ce chétif individu) et qu’il l’eût coupé en deux du fil de sa fameuse épée. Quand on est borgne, boiteux et manchot, c’est une belle occasion d’être modeste ; notre gueux de Castille était plus fier que son père, le coq le mieux éperonné, le plus élégant, le plus brave et le plus galant que l’on ait jamais vu de Burgos à Madrid. Il se croyait un phénix de grâce et de beauté, il passait les plus belles heures du jour à se mirer au ruisseau. Si l’un de ses frères le heurtait, par hasard, il lui cherchait pouille, l’appelait envieux ou jaloux et risquait au combat le seul oeil qui lui restât ; si les poules gloussaient à sa vue, il disait que c’était pour cacher leur dépit, parce qu’il ne daignait même pas les regarder.

Un jour que sa vanité lui montait à la tête plus que de coutume, il dit à sa mère :

- Ecoutez-moi, madame ma mère : l’Espagne m’ennuie, je m’en vais à Rome ; je veux voir le pape et les cardinaux.

- Y penses-tu, mon enfant ? s’écria la pauvre poule. Qui t’a mis dans la cervelle une telle folie ? Jamais, dans notre famille, on n’est sorti de son pays ; aussi sommes-nous l’honneur de notre race ; nous pouvons montrer notre généalogie. Où trouveras-tu une basse-cour comme celle-ci, des mûriers pour t’abriter, un poulailler blanchi à la chaux, un fumier magnifique, des vers et des grains partout, des frères qui t’aiment, et trois chiens qui te gardent du renard ? Crois-tu qu’à Rome même tu ne regretteras pas l’abondance et la douceur d’une pareille vie ?

Coquerico haussa son aile manchotte en signe de dédain.

- Ma mère, dit-il, vous êtes une bonne femme ; tout est beau à qui n’a jamais quitté son fumier ; mais j’ai déjà assez d’esprit pour voir que mes frères n’ont pas d’idées, et que mes cousins sont des rustres. Mon génie étouffe dans ce trou, je veux courir le monde et faire fortune.

- Mais, mon fils, reprit la pauvre mère poule, t’es-tu jamais regardé dans la mare ? Ne sais-tu pas qu’il te manque un oeil, une patte et une aile ? Pour faire fortune, il faut des yeux de renard, des pattes d’araignée et des ailes de vautour. Une fois hors d’ici tu es perdu.

- Ma mère, répondit Coquerico, quand une poule couve un canard, elle s’effraye toujours de le voir courir à l’eau. Vous ne me connaissez pas davantage. Ma nature à moi, c’est de réussir par mes talents et mon esprit ; il me faut un public qui soit capable de sentir les agréments de ma personne ; ma place n’est pas parmi les petites gens. Quand la poule vit que tous les sermons étaient inutiles, elle dit à Coquerico :

- Mon fils, écoute au moins les derniers conseils de ta mère. Si tu vas à Rome, évite de passer devant l’église de Saint-Pierre ; le saint, à ce qu’on dit, n’aime pas beaucoup les coqs, surtout quand ils chantent. Fuis aussi certains personnages qu’on nomme cuisiniers et marmitons : tu les reconnaîtras à leur bonnet blanc, à leur tablier retroussé et à la gaine qu’ils portent au côté. Ce sont des assassins patentés qui nous traquent sans pitié ; ils nous coupent le cou sans nous laisser le temps de dire Miserere ! Et maintenant, mon enfant, ajouta-t-elle en levant la patte, reçois ma bénédiction et que saint Jacques te protège ; c’est le patron des pèlerins.

Coquerico fit semblant de ne pas voir qu’il y avait une larme dans l’oeil de sa mère, il ne s’inquiéta pas davantage de son père, qui cependant dressait sa crête au vent et semblait l’appeler. Sans se soucier de ceux qu’il laissait derrière lui, l’ingrat se glissa par la porte entr’ouverte ; à peine dehors, il battit de l’aile et chanta trois fois pour célébrer sa liberté : Coquerico, coquerico, coquerico !

Comme il courait à travers champs, moitié volant, moitié sautant, il arriva au lit d’un ruisseau que le soleil avait mis à sec. Cependant, au milieu du sable, on voyait encore un filet d’eau, mais si mince que deux feuilles tombées l’arrêtaient au passage.

Quand le ruisseau aperçut notre voyageur, il lui dit :

- Mon ami, tu vois ma faiblesse : je n’ai même pas la force d’emporter ces feuilles qui me barrent le chemin, encore moins de faire un détour, car je suis exténué. D’un coup de bec tu peux me rendre la vie. Je ne suis pas un ingrat ; si tu m’obliges, tu peux compter sur ma reconnaissance au premier jour de pluie, quand l’eau du ciel m’aura rendu mes forces.

- Tu plaisantes ! dit Coquerico. Ai-je la figure d’un balayeur de ruisseaux ? Adresse-toi à gens de ton espèce, ajouta-t-il, et, de sa bonne patte, il sauta par-dessus le filet d’eau.

- Tu te souviendras de moi quand tu y penseras le moins ! murmura l’eau, mais d’une voix si faible que l’orgueilleux ne l’entendit pas.

Un peu plus loin, notre maître coq aperçut le vent tout abattu et essoufflé.

- Cher Coquerico, lui dit-il, viens à mon aide, ici-bas on a besoin les uns des autres. Tu vois où m’a réduit la chaleur du jour. Moi qui, en d’autres temps, déracine les oliviers et soulève les mers, me voilà tué par la canicule. Je me suis laissé endormir par le parfum de ces roses avec lesquelles je jouais, et me voici par terre presque évanoui. Si tu voulais me lever à deux pouces du sol avec ton bec, et m’éventer un peu avec ton aile, j’aurais la force de m’élever jusqu’à ces nuages blancs que j’aperçois là-haut, poussés par un de mes frères, et je recevrais de ma famille quelque secours qui me permettrait d’exister jusqu’à ce que j’hérite du premier ouragan.

- Monseigneur, répondit le maudit Coquerico, Votre Excellence s’est amusée plus d’une fois à me jouer de mauvais tours. Il n’y a pas huit jours encore que, se glissant en traître derrière moi, Votre Seigneurie s’est divertie à m’ouvrir la queue en éventail et m’a couvert de confusion à la face des nations. Patience donc, mon digne ami, les railleurs ont leur tour ; il leur est bon de faire pénitence et d’apprendre à respecter certains personnages qui, par leur naissance, leur beauté et leur esprit, devraient être à l’abri des plaisanteries d’un sot.

Sur quoi Coquerico, se pavanant, se mit à chanter trois fois de sa voix la plus rauque ;  Coquerico, Coquerico, Coquerico ! et il passa fièrement son chemin. Dans un champ nouvellement moissonné où les laboureurs avaient amassé de mauvaises herbes fraîchement arrachées, la fumée sortait d’un monceau d’ivraie et de glaïeuls. Coquerico s’approcha pour picorer, et vie une petite flamme qui noircissait les tiges encore vertes, sans pouvoir les allumer.

- Mon bon ami, cria la flamme au nouveau venu, tu viens à point pour me sauver la vie ; faute d’aliments, je me meurs. Je ne sais où s’amuse mon cousin le vent, qui n’en fait jamais d’autres ; apporte-moi quelques brins de paille sèche pour me ranimer. Ce n’est pas une ingrate que tu obligeras.

- Attends-moi, pensa Coquerico, je vais te servir comme tu le mérites ; insolente qui oses t’adresser à moi ! Et voilà le poulet qui saute sur le tas d’herbes humides et qui le presse si fort contre terre qu’on n’entendit plus le craquement de la flamme et qu’il ne sortit plus de fumée. Sur quoi, maître Coquerico, suivant son habitude, se mit à chanter trois fois : Coquerico, coquerico, coquerico ! puis il battit de l’aile, comme s’il avait achevé les exploits d’Amadis.

Toujours courant, toujours gloussant, Coquerico finit par arriver à Rome ; c’est là que mènent tous les chemins. A peine dans la ville, il courut droit à la grande église de Saint-Pierre. L’admirer, il n’y songea guère ; il se plaça en face de la porte principale, et, quoique au milieu de la colonnade il ne parût pas plus gros qu’une mouche, il se hissa sur son ergot et se mit à chanter : Coquerico, coquerico, coquerico ! rien que pour faire enrager le saint et désobéir à sa mère.

Il n’avait pas fini qu’un suisse de la garde du Saint-Père, qui l’entendait crier, mit la main sur l’insolent et l’emporta chez lui pour en faire son souper.

- Tiens, dis le suisse, en montrant Coquerico à sa ménagère, donne-moi vite de l’eau bouillante pour plumer ce pénitent-là.

- Grâce ! grâce, madame l’Eau ! s’écria Coquerico. Eau si douce, si bonne, la plus belle et la meilleure chose du monde, par pitié, ne m’échaude pas !

- As-tu donc eu pitié de moi, quand je t’ai imploré, ingrat ? répondit l’eau qui bouillait de colère. D’un seul coup elle l’inonda du haut jusqu’en bas, et ne lui laissa pas un brin de duvet sur le corps. Le suisse prit alors le malheureux poulet et le mit sur le gril.

- Feu, ne me brûle pas ! cria Coquerico. Père de la lumière, frère du soleil, cousin du diamant, épargne un misérable ; contiens ton ardeur, adoucis ta flamme, ne me rôtis pas.

- As-tu eu pitié de moi quand je t’implorais, ingrat ? répondit le feu qui pétillait de colère et, d’un jet de flamme, il fit de Coquerico un charbon.

Quand le suisse aperçut son rôti dans ce triste état, il tira le poulet par la patte et le jeta par la fenêtre. Le vent l’emporta sur un tas de fumier.

- O vent ! susurra Coquerico qui respirait encore, zéphyr bienfaisant, souffle protecteur, me voici revenu de mes vaines folies : laisse-moi reposer sur le fumier paternel.

- Te reposer ! rugit le vent. Attends, je vais t’apprendre comme je traite les ingrats. Et, d’un souffle, il l’envoya si haut dans l’air que Coquerico, en retombant, s’embrocha sur le haut d’un clocher.

C’est là que l’attendait saint Pierre. De sa propre main, le saint cloua Coquerico sur le plus haut clocher de Rome. On le montre encore aux voyageurs. Si haut placé qu’il soit, chacun le méprise, parce qu’il tourne au moindre vent. Il est noir, sec, déplumé, battu par la pluie ; il ne s’appelle plus Coquerico, mais Girouette ; c’est ainsi qu’il paye et payera éternellement sa désobéissance à sa mère, sa vanité, son insolence, et surtout sa méchanceté.


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