BOVE, Emmanuel (1898-1945) :  Un Raskolnikoff (1931).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (02.X.2015)
Texte relu par : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-126) du numéro 126 (décembre 1931)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .


Un Raskolnikoff
Nouvelle inédite
par
Emmanuel BOVE
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Changarnier s’assit dans le seul fauteuil de sa chambre misérable. Il neigeait depuis la veille et des flocons venaient se poser sur les vitres des fenêtres ainsi que des insectes sur un mur.

Changarnier regarda ses chaussures usées. « Je vais être mouillé si je sors, pensa-t-il, mais si je reste, que vais-je faire ? » Il se leva, alluma une cigarette. Il n’avait pas soif et il avait envie de boire. Il n’avait pas faim et il avait envie de manger. Il jeta sa cigarette, car il n’avait pas envie de fumer. Dans l’air froid de sa chambre pourtant close, une odeur désagréable flottait. « Je ne suis tout de même pas un zéro », murmura-t-il. Il s’approcha d’une glace. « Toi, un zéro ! » Avec une brusquerie inattendue, comme s’il eût voulu blesser un ennemi, il tourna le dos à son image, hésita quelques secondes. Il ne savait que faire. Se rasseoir dans le fauteuil ? Il ramassa la cigarette qu’il avait jetée, la ralluma. « Où suis-je ? » se demanda-t-il en souriant. Finalement, il se laissa tomber dans le fauteuil.

Il somnolait depuis quelques minutes lorsqu’on frappa à sa porte.

- Qu’est-ce que c’est ? dit-il machinalement.

- C’est moi, répondit une voix de femme.

Il alla ouvrir et se trouva en présence d’une jeune femme d’aspect souffreteux qui, pourtant, ne semblait même pas se rendre compte de sa déchéance. Changarnier ralluma encore sa cigarette, puis, narquois, il toisa la nouvelle venue.

- Tu n’as pas honte, dit-il, d’être une pauvresse ? Tu n’as pas honte d’inspirer de la pitié à tous les gens qui te connaissent ? Tu n’as donc pas la moindre dignité au fond de ton cœur ? Tu vis donc comme une bête ? Un homme t’offre à boire, tu le suis. Il te conduit dans une chambre infecte comme celle-ci, tu le suis encore. Tu ne lui demandes rien avant, mais après, à cet heureux repu, tu essayes de soutirer de l’argent. Et tu vis, et tu as le corps parfait des êtres humains, des mains à cinq doigts, des pieds à cinq doigts. Pauvre déchue que tu es ! Tu ne comprends donc pas qu’il y a autre chose en ce monde que la bassesse où tu croupies ? Tu ne comprends donc pas qu’il y a des êtres supérieurs ?

La nouvelle venue écouta cette tirade sans étonnement et sans l’interrompre. Elle était vêtue d’un pauvre manteau de lapin teint, aux boutonnières déchirées. Une toque la coiffait. Cet accoutrement banal en somme donnait à cette femme accablée sous les sarcasmes quelque chose d’encore plus dramatique. Mais Changarnier ne semblait pas sensible à ce drame. Il suivait une idée fixe. La misère, le désœuvrement, le peu de goût qu’il avait à tout, le rendaient dur envers autrui.

- Tu es une pauvre loque, continua-t-il. Tu n’as même pas le respect de toi-même. N’est-ce pas que c’est vrai ?

Elle hocha la tête en signe d’acquiescement.

- Tu pourrais travailler comme tout le monde. Pourquoi ne le fais-tu pas ? Tu préfères donc mendier, recevoir des menaces et des coups, te prostituer à n’importe quel homme sale et grossier.

Violette se mit à pleurer. Le tableau que faisait d’elle le jeune homme ne la surprenait pas. Quand elle se donnait la peine de réfléchir, ce qu’il venait de dire était bien ce qu’elle pensait d’elle-même. Mais, d’ordinaire, elle aimait mieux ne pas penser.

- Tu as raison, se contenta-t-elle de répondre.

Alors, il se passa une scène imprévue. Changarnier, qui jusqu’alors avait témoigné de l’arrogance à Violette, eut un sourire triste, puis il dit :

- Tu es au contraire un ange, tu traverses la souffrance, la laideur, en gardant intact ton cœur. C’est ce qu’il y a de plus beau au monde, et ceux qui voudraient te faire un reproche, envoie-les-moi ; je leur dirai qui tu es. Et s’ils ne veulent pas me croire, je me battrai avec eux.

Changarnier, en prononçant ces mots, était transfiguré. Il se voyait déjà défenseur de la faiblesse humaine. D’un pas nerveux, il allait et venait dans sa petite chambre, en proie à une vive surexcitation. Soudain, il s’arrêta, regarda longuement sa visiteuse qui essuyait ses larmes.

- Est-ce que tu m’aimes ? lui demanda-t-il.

- Oui, répondit-elle simplement.

Il s’approcha alors de la jeune femme et, lui prenant les mains, la regarda avec reconnaissance.

- Aie confiance en moi, dit-il, jamais ne perds cette confiance et tu verras qu’un jour nous serons heureux. Ce qu’il faut à présent, c’est que nous puissions compter l’un sur l’autre, que toujours nous soyons unis. Sortons, sortons…

A cette invitation, Violette retrouva son sourire. Elle croyait à la vertu de l’espace. Sortir, pour elle, avait toujours été l’espoir, le plaisir, l’inconnu. Mais, dans l’escalier, elle fut prise d’un étourdissement et faillit tomber. Changarnier eut juste le temps de la saisir dans ses bras.

- Qu’est-ce que tu as ?

- Oh ! rien, rien… balbutia-t-elle comme si, par sa faute, elle allait être privée du plus grand des plaisirs.

- Tu veux que nous remontions ?

- Oh ! non, non, sortons.

Il était six heures du soir. La neige tombait toujours. Les passants se hâtaient de rentrer chez eux, où les attendaient, du moins c’était ce que s’imaginait Changarnier, un bon feu et une famille aimante. Ils marchèrent quelques minutes dans le quartier populeux où ils habitaient. Des enseignes lumineuses, rouges, jaunes, vertes, semblaient fondre la neige autour d’elles.

- Est-ce qu’on entre là ? demanda Changarnier en désignant un petit café d’aspect misérable mais chaud. Ou bien est-ce que nous allons chez Lavignol ?

- Entrons là, dit Violette qui n’en pouvait plus.

Une douce chaleur les accueillit, toute parfumée d’un dîner qui se préparait dans une cuisine proche. Pour la millième fois peut-être, Changarnier déplora que les cafetiers ne voulussent jamais, même contre argent, faire partager leur repas à leurs clients. Ils s’assirent à une table à l’écart. Durant quelques minutes, ils n’échangèrent pas une parole. Mais lorsque le garçon vint enfin à eux, Changarnier dut parler. D’avoir entendu le son de sa propre voix fit qu’il continua, le tiers parti.

- Violette, dit-il, il y a un fait certain, c’est que cette vie ne peut durer. Tout le monde sur terre a de l’argent, de l’amour, du plaisir, sauf nous. Tout le monde va, vient, vit, sauf nous.

Changarnier frappa la table du poing :

- Cela ne peut plus durer.

Violette le regarda avec étonnement. Dans son âme primitive n’entrait pas l’esprit de révolte. Elle subissait son sort et, au lieu d’essayer de sortir de sa misère, elle s’était peu à peu aigrie à regarder les autres. Son impuissance était telle que de vouloir qu’elle réagît eût été insensé. Brusquement, elle se redressa et sembla sortir de sa torpeur. L’homme qui était à son côté, Changarnier, pleurait. D’un seul coup, cette femme qui n’avait aucune raison, semblait-il, de vivre, cette femme qui était la bêtise même, qui jamais n’avait songé même qu’elle était malheureuse, cette même femme se transforma. Elle se pencha vers son voisin, timidement lui prit une main et, sans oser plus de caresses de peur d’être rabrouée, elle lui demanda avec la plus grande des compassions :

- Qu’est-ce que tu as ?

Il ne répondit pas. Elle s’approcha davantage de lui, encouragée par cette détresse.

- Dis-moi donc ce que tu as ?

Il balbutia alors quelques mots inintelligibles. Puis, se redressant à demi, il dit :

- Qui veux-tu sur terre qui me comprenne, qui veux-tu qui ait pitié de moi. Je suis seul, sans rien, et que vais-je devenir ?

Il ne vint pas à l’esprit de Violette, tellement sa misérable existence l’avait rendue modeste, de dire qu’il avait elle. Elle le regarda avec une pitié impuissante. Tous deux, bien que réunis, ainsi que tous les couples de ce monde, par les mêmes liens, étaient désespérément loin l’un de l’autre. A les voir ainsi coude à coude, on sentait que l’amour est peu de chose sans les circonstances heureuses qui lui permettent de s’épanouir. Ils étaient réunis comme tous les amoureux et ils étaient pourtant des étrangers l’un pour l’autre. Brusquement, Changarnier se leva comme s’il allait partir, puis aussi brusquement il se rassit. Sa colère contre le monde était si violente qu’il ne savait que faire, qu’il ne savait plus à quoi penser, qu’il était prêt à tout et à rien.

- Sortons, dit-il soudain.

Violette, comme dans la chambre, accepta cette proposition avec joie. Ils firent une centaine de mètres sans se parler, sous la neige qui tombait toujours. La foule, bien que l’heure fût plus avancée, était encore plus grande, et les automobiles, qui se touchaient tellement elles étaient nombreuses, étaient immobilisées. Une immense clameur s’élevait d’elles. C’était comme si la vie elle-même appelait Changarnier, comme si ce vacarme était la preuve tangible qu’il y avait autre chose en ce monde que son misérable horizon.

Ils s’enfoncèrent ainsi, pendant une dizaine de minutes, vers plus et plus de monde, de bruit, de neige et de lumières. Violette le suivait de son petit pas craintif. Tout à coup, il se retourna. Elle venait de lui dire :

- Tu veux que je te donne de l’argent ?

Il la regarda un instant, sans répondre.

- Oui, toi ou une autre, ou tout le monde. Peu importe d’où il vienne, pourvu qu’il vienne. De l’argent, de l’argent, qui me permettrait de tout faire, voilà ce que je veux, voilà mon rêve, voilà le but de ma vie.

- Mais je ne peux pas t’en donner, continua d’une voix plaintive la pauvre fille.

- Je le sais bien. Tu ne peux pas, ni toi, ni les autres, ni personne.

Il s’arrêta encore, épuisé d’avoir parlé trop vite. Une sueur fine perlait sur son front. Il l’essuya de sa main mouillée par la neige. Puis il leva les yeux au ciel. Il était rose de la lumière de la ville, de l’épaisseur de ses nuages de neige. Et cela lui sembla un spectacle saisissant que cette immensité au-dessus des limites de la ville, au-dessus de l’ordre et des constructions humaines, un spectacle qui contrastait avec le monde où il se trouvait. Il comprit qu’il y avait une immensité dont il ne faisait pas partie, dont personne ne faisait partie, et puisque personne n’en faisait partie, il lui apparut, sous ce ciel grandiose, que c’était sur cette terre surpeuplée à celui qui saurait le mieux se débrouiller. Il se vit un instant semblable aux heureux, aux malheureux, aux riches, aux malades. Il ressemblait à tous les hommes, et cela lui donna un frisson de joie. Mais, aussitôt après, il lui apparut que ceux-ci avaient raisonné ainsi avant lui et que c’était pour cela qu’ils avaient si bien su prendre une part du bonheur de ce monde alors que lui en était incapable.

- Marche plus vite, dit-il à Violette qui commençait à peiner derrière lui.

- Mais où allons-nous ? lui demanda-t-elle, car pour la première fois elle était lasse de se trouver dehors.

- Je ne sais pas. Nous allons droit devant nous avec l’espoir qu’il nous arrivera quelque chose. Il faut aller au bonheur puisqu’il ne vient pas à nous. Que reste-t-il à des misérables comme nous si ce n’est d’aller de l’avant avec l’espoir qu’il nous arrivera du nouveau ? Marchons tant que nos forces pourront nous porter, marchons jusqu’à ce que nous ne puissions plus, et alors on verra bien, il n’en pourra rien se passer de pire. Ne sommes-nous pas la médiocrité, la maladie, la faiblesse de ce monde ? Il faut marcher, Violette.

Elle le regarda avec des yeux éplorés. Ses jambes se refusaient à la porter. L’eau coulait sur son visage et sa pauvre fourrure des nuits de bal de quartier ressemblait à une loque. Changarnier s’arrêta pour regarder sa compagne. Il n’avait pas mangé depuis le matin et la migraine battait sa nuque, ses tempes, lui faisait voir tout à travers un halo de dégoût et d’horreur.

- Marche quand même, dit-il sans faire un pas, épuisé qu’il était également. Il ne pouvait plus avancer. Ses pieds étaient trempés. Parce qu’il n’avait pas relevé tout de suite le col de son maigre pardessus, il ne voulait pas le faire de peur de se mouiller le cou. Il fut pris d’un tremblement et faillit tomber. Un passant le retint, le remit d’aplomb et disparut.

- Marchons… dit-il encore d’une manière somnambulique. Nous ne pouvons pas rester là. Il faut aller quelque part. Il faut faire quelque chose, et marcher est notre seul moyen.

Violette ne répondit pas. Elle obéit et fit quelques pas, mais Changarnier n’eut pas la force de la suivre. Pourtant, il lui cria de loin :

- C’est cela, marche. Il faut avancer, il faut aller à la fortune et au bonheur puisqu’ils ne viennent pas à nous.

Violette continuait d’avancer. Déjà des passants la cachaient par instant aux yeux du jeune homme. Alors, dans un sursaut, il se raidit et s’élança à sa poursuite comme si, en l’abandonnant, elle allait trouver le bonheur et le laisser à son misérable sort. Comme le voyageur perdu au milieu du désert trouve les forces de suivre ses compagnons en route vers une oasis, il réussit à la suivre. Pourtant, il n’y avait pas d’oasis. Quand il l’eut rejointe, il continua à l’encourager. Mais cet effort était au-dessus de ses possibilités. Apercevant un café, il s’arrêta de nouveau et d’une voix complètement changée dit à Violette :

- Entrons nous reposer un instant. Je ne peux plus. D’ailleurs, à quoi cela sert-il de marcher puisque c’est toujours la même chose ? A quoi cela sert-il de courir ainsi puisque jamais nous ne trouverons de quoi nous rendre heureux ?

- Tu changes ? demanda-t-elle.

- Non, je suis toujours le même, mais je suis fatigué.

Les lumières de la rue sautillaient sur leur visage. La neige tombait toujours, fondant dès qu’elle touchait le sol et transformant les chaussées en marécages. Ils entrèrent dans le café où des gens secs jouaient aux cartes, où les banquettes étaient sèches, où une douce chaleur flottait ainsi que la joie de vivre. Comme la première fois, ils s’assirent à l’écart. Un doux bien-être les envahit. Il est un instant particulièrement aimé des insatisfaits, c’est celui des transitions. Elle est un luxe pour eux, et dans cette manie qu’ont certains d’entrer toujours dans d’autres cabarets, il ne faut pas voir les effets du besoin de s’enivrer, mais celui de changer d’état. Ils rentrent, ils sortent. Ils commencent par vouloir sortir, puis ils veulent rentrer. Changarnier tira une cigarette d’une de ses poches.

- Tu la veux ? demanda-t-il à Violette. C’est la dernière, ajouta-t-il pour qu’elle refusât.

Mais elle ne refusa ni n’accepta. Elle était indifférente à tout. Il alluma alors sa cigarette avec une allumette du café, une allumette ne lui appartenant pas, et, dans sa misère, il eut conscience que c’était un don.

- Violette, qu’allons-nous boire ?

- Ce que tu voudras.

Il appela le garçon et commanda deux grogs au rhum. Puis il aspira avec une joie profonde la fumée de sa cigarette. « Je fume en ce moment avec plus de plaisir que n’importe quel heureux », pensa-t-il. Il n’y a rien de tel que manquer d’une chose pour en apprécier la valeur. Puis il but son rhum également avec une profonde joie.

- Qu’est-ce que je veux de plus ? La satiété ? Après tout. Nous sommes peut-être plus heureux ainsi, n’est-ce pas Violette ?

Elle le regarda avec stupeur. Elle était femme. Elle ne comprenait pas ces joies. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle était la dernière des dernières, et jamais, la plus grande satisfaction serait-elle venue la ranimer, elle n’eût pu croire qu’elle était heureuse. Comment l’eût-elle cru après ce que lui avait dit Changarnier chez lui, avant de sortir ?

Après avoir passé une dizaine de minutes dans ce calme, brusquement Changarnier se leva.

- Allons, dit-il, il faut sortir, nous ne pouvons pas rester là. Nous allons manger un sandwich quelque part et puis on ira au cinéma. Et demain, demain, il ne restera rien, rien pour déjeuner, rien pour l’hôtel, rien pour rien.

- Ce n’est peut-être pas prudent, nous ferions mieux de garder les quelques francs qui nous restent.

- Et si je m’engageais dans la Légion, et si je me tuais, et si je travaillais, et toi si tu travaillais aussi, ouvreuse de cinéma par exemple, et moi opérateur, et tous les deux dans le même cinéma, et des payes fixes, tous les vendredis probablement, jour des changements de programme. Alors, tous les jours au restaurant, toutes les nuits dans la chambre, tous les matins au lit, et le journal à lire, et le paquet de maryland assuré. Qu’en penses-tu ?

- J’ai toujours pensé qu’il faudrait finir comme cela.

- Oui, mais après ? Nous ne pourrons plus nous arrêter. Dès qu’on s’arrête, c’est exactement comme aujourd’hui.

- On ferait des économies.

- Alors, ce n’est pas la peine de travailler puisqu’on n’aura aucun plaisir.

- Et plus tard ?

- Mais plus tard ce sera la même chose, car tu ne t’imagines pas qu’on pourra faire assez d’économies pour vivre de nos rentes. Donc il faut travailler pour vivre. Mais puisque ne pas travailler ne nous enlève pas la vie, autant ne rien faire puisqu’on vit comme si on travaillait.

Il s’arrêta pour ricaner.

- Tous ceux-là n’ont qu’à s’arrêter, ils sont comme nous.

Mais ils ne s’arrêtaient pas.

- Oui, mais ils sont comme nous quand même, hé, hé…

Il se leva avec une brusquerie telle qu’il faillit renverser la table qui se trouvait devant lui. Un verre roula à terre et se brisa. Le garçon et le patron s’approchèrent.

- Ici c’est un franc cinquante le verre.

Changarnier eut une expression méprisante.

- Où a-t-on vu qu’on paye les verres cassés ?

- Ici, monsieur… ici justement. Allez, dépêchez-vous. Je n’ai pas le temps d’attendre.

- Je ne le paierai pas. J’ai besoin de mon argent pour aller au cinéma.

- Le cinéma passe après les dettes. Allez, dépêchez-vous.

Mais Changarnier ne voulait rien entendre, cependant que sa maîtresse, s’animant enfin, prenait parti pour lui. N’étant pas certain qu’un sergent de ville, pour un tel enfantillage, lui donnerait raison, le patron sentait en lui une rage impuissante. Mais il en fut détourné par cette parole stupéfiante de Changarnier :

- Allons, ne te fâche pas, prends ton chapeau et viens avec nous vers le bonheur.

Il crut avoir affaire à un fou et d’un seul coup sa colère tomba. Ce n’était donc pas le sentiment bas qu’il soupçonnait toujours chez ceux qui ne voulaient pas payer. Pourtant, il voulut montrer aux autres clients que, si on ne le payait pas, il était néanmoins chez lui. Il s’approcha de Changarnier et, le prenant par le bras, voulut le pousser dehors afin de faire acte d’autorité. Mais à peine eut-il touché le jeune homme que celui-ci, d’un mouvement d’une violence disproportionnée à l’effort qu’il avait à faire pour se dégager, s’écarta. Il était blanc de fureur. On l’avait touché. On avait voulu le pousser. Il ne se maîtrisait plus et comme un fou il courut vers la porte du fond qui donnait sur un lavabo, dans un mouvement sans signification, puis il revint, toujours en courant, au milieu du café. Des gens s’étaient levés. Il était de plus en plus blême de colère, au point qu’on avait l’impression qu’on pouvait s’attendre à tout de sa part. Puis comme tout le monde se faisait de plus en plus menaçant, brusquement il se résigna. Il se dirigea vers la porte. Comme le patron voulait encore le tenir par le bras, il se recula en tendant ses mains en avant comme ces hommes ivres que les agents refoulent devant eux. Puis, d’une voix douce, dénuée de toute colère, il dit :

- Au lieu d’être si méchant, viens avec nous. Ma femme est jolie et nous irons loin, loin, loin.

Le patron eut un sourire de mépris, puis, prenant à témoin les consommateurs, il cria :

- Vous voyez cet énergumène, il veut que je sorte avec lui.

Tout le monde éclata de rire. Des quolibets fusèrent. Changarnier avait mis son chapeau à l’envers, sans s’en apercevoir, et, les mains dans les poches, les jambes écartées, il avait l’air d’un homme ivre qui s’amuse à rester droit sans bouger les pieds. Violette se trouvait à deux mètres derrière lui, une main sur la poignée de la porte, prête à fuir en cas de danger. Elle tremblait de peur devant ce patron, un colosse, qui, les manches retroussées, la moustache conquérante, s’approchait à présent de Changarnier avec une rage concentrée prête à exploser.

- Tu t’es assez moqué de moi, galopin, dit-il d’une voix tonitruante. Non content de venir chez moi casser des verres, tu veux encore te moquer de moi devant tout le monde. Allons, sors immédiatement, sinon je t’assomme de mon poing.

Changarnier recula et, obéissant finalement, sortit, suivi de Violette.

Il venait à peine de faire quelques pas lorsqu’un petit bonhomme correctement coiffé d’un chapeau melon s’approcha du jeune homme :

- J’ai assisté à toute la scène, dit-il d’une voix presque féminine. Je tiens simplement à vous dire que vous avez bien fait de ne pas trop insister, car cet individu…

Il s’arrêta de parler, se haussa à l’oreille de Changarnier et continua :

- … est de la police…

Puis, comme s’il avait annoncé une nouvelle capable de bouleverser le monde, il parut satisfait et attendit le résultat de son indiscrétion. Mais il n’y eu aucun résultat. Changarnier demeura indifférent. Le petit homme en parut à la fois surpris et dépité. Il ne se tint pourtant pas pour battu. S’approchant de Violette qui suivait les deux hommes à quelques pas en arrière, il lui dit :

- Vous ignorez sans doute ce que je viens de dire à votre ami. Je viens de lui dire que le patron du café où vous étiez tout à l’heure est…

Il s’arrêta à nouveau, puis, à voix plus basse, continua :

- … de la police.

Comme la première fois, il attendit. Cette fois le résultat fut autre. La jeune femme poussa un léger cri et parut bouleversée par cette nouvelle. Au son de cette voix, Changarnier se retourna.

- Mais cela n’a aucune importance, dit-il.

Puis, s’adressant directement au petit homme :

- Que voulez-vous insinuer avec vos histoires, vous ? Expliquez-vous. D’abord, je ne vous connais pas. Ensuite, laissez-nous tranquilles.

- Mais je ne veux rien insinuer, répliqua le petit homme. Je veux simplement vous mettre en garde contre votre nature emportée. On ne sait jamais ce qui peut arriver quand on n’est pas prévenu. C’est pour votre bien que je parle ainsi.

Nos trois personnages marchèrent quelques minutes ensemble sans plus ouvrir la bouche. Le temps était épouvantable. Un vent de tempête soufflait dans les rues surpeuplées et la neige glaciale volait dans tous les sens. Le petit homme pouvait avoir une cinquantaine d’années. Il avait un visage ridé de vieille sorcière. Il ne lui restait aucune dent, si bien que sa lèvre supérieure avait complètement disparu. Ses vêtements étaient usés, mais propres. On sentait que cet individu aspirait à dégager de la dignité, ce qui n’allait pas sans un certain côté comique.

- Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Changarnier qui commençait à être agacé par la présence continuelle de cet homme à son côté.

- Rien… rien… je me promène.

- Vous feriez mieux de rentrer chez vous et de laisser le monde tranquille.

- Je ne vous dérange pourtant pas.

- Si, vous me dérangez.

- Je ne vais tout de même pas changer de direction pour vous faire plaisir.

- Je vous demande de ne pas marcher près de moi.

- Je ne m’occupe pas de vous.

Changarnier s’arrêta et le petit homme l’imita.

- Ah ! cela dépasse les bornes. Voulez-vous, je vous prie, une dernière fois, continuer votre route.

- Je ne suppose pas qu’il soit défendu de s’arrêter où bon vous semble.

- Bien ! Arrêtez-vous si cela vous plaît. Moi, je m’en vais.

Et, sur ces mots, prenant le bras de Violette, Changarnier se remit en route. Mais avant qu’il eût eu le temps de faire quelques pas, l’inconnu, lui aussi, s’était mis en mouvement. Changarnier pressa le pas. Malgré sa petite taille et son air mal portant, l’inconnu le suivit avec aisance. De nouveau, Changarnier s’arrêta. Mais, comme une ombre, l’inconnu s’arrêta également.

- Est-ce que vous croyez que cela va durer longtemps ainsi ? dit Changarnier hors de lui. Est-ce que vous croyez que je suis disposé à laisser le monde se moquer de moi ? Est-ce que par hasard vous ne seriez pas fou ? Une dernière fois, je vous demande de me laisser tranquille.

- Mais je vous laisse tranquille.

- Je vous demande de ne plus me suivre, de ne plus vous arrêter quand je m’arrête, de vous en aller.

- Je suis libre de m’arrêter où il me plaît.

- Vous n’avez pas le droit de me suivre.

Durant ce dialogue, Violette, indifférente, regardait fixement devant elle. Elle semblait en proie à une hallucination. Parfois, sans doute parce qu’elle sentait brusquement sa faiblesse s’accroître, elle se serrait contre Changarnier. Ce dernier était rendu méconnaissable par la colère. Il aurait voulu écraser ce petit homme sous son poing, le réduire en bouillie, tellement celui-ci lui portait sur les nerfs.

- J’ai le droit d’aller où il me plaît, continua justement ce petit homme, sur un ton étrange. Nous avons tous ce droit, et si nous apercevons une porte ouverte sur la lumière, une porte que personne n’a encore vue, ce n’est plus une question de devoir, mais de salut que de s’y engager.

Changarnier ne comprit rien à ce langage.

- Que voulez-vous dire ? demanda-t-il.

- Je veux dire que vos paroles n’ont pas été perdues pour tous. Vous vouliez entraîner le cafetier vers le bonheur. Il n’a pas voulu venir. Tout le monde a ri. Mais moi, sans rien dire, silencieux dans mon coin, j’ai compris.

- Vers le bonheur ?

- C’est cela même.

Changarnier resta muet un instant, durant lequel il laissa aller son regard du petit homme à Violette et de celle-ci à celui-là. Puis, soudain, il éclata d’un rire bruyant.

- Qu’avez-vous ? demanda le petit homme.

- Tu as peut-être la fièvre, dit Violette.

- Je n’ai rien, répondit Changarnier entre deux accès. Je ris… je ris… mais enfin, monsieur, est-ce que vous êtes fou, oui ou non ? Est-ce que vous n’avez pas subitement reçu un coup sur la tête ?

Interloqué, le petit homme ne répondit pas.

- Pauvre inconnu, il va falloir que j’appelle un sergent de ville pour vous conduire à l’hôpital. Là, au moins, on vous soignera.

- Vous voulez chercher un sergent de ville ? demanda le petit homme avec une soudaine ironie.

- Deux sergents de ville.

- Malheureux ! Vous ne savez pas ce que vous dites ! Vous parlez… vous parlez… vous finissez par vous écouter parler… Et vous ne savez pas ce que vous dites… malheureux que vous êtes !

Cette fois, Changarnier ne put se contenir davantage. Saisissant le petit homme par sa cravate, il le bouscula avec violence, puis le poussa contre un mur et l’y maintint quelques secondes. Puis, le lâchant, il prit Violette par la main et l’entraîna à grandes enjambées.

- Je respire à présent, dit-il, en arrivant sur une place au milieu de laquelle il y avait un square.

- Qu’est-ce qu’il nous voulait ? demanda Violette comme si elle venait de se réveiller.

- Je ne sais pas. Il voulait nous suivre.

- C’est un fou.

Les deux amants se regardèrent.

- Mais où est-il ? demanda avec anxiété Changarnier.

- Tu l’as serré contre le mur.

- Pourquoi ne nous suit-il plus ?

- Il est peut-être étourdi. Tu l’as peut-être serré trop fort.

Ils se regardèrent encore, puis sans échanger une autre parole, comme s’ils s’étaient compris par les yeux, ils revinrent sur leurs pas. Ils repassèrent devant le mur contre lequel Changarnier avait brutalement poussé le petit homme. A ce moment, une sueur glacée coula dans le dos du jeune homme.

- C’est effrayant, dit-il à Violette.

- Quoi ?

- Ce que je viens de penser. C’est épouvantable.

- Mais à quoi as-tu pensé ?

La neige tombait toujours. Un vent tiède s’était levé. Et une foule toujours aussi dense courait par les rues, se rencontrant aux croisements, se heurtant sans même s’excuser.

- Je vais te le dire, répondit Changarnier. Mais viens dans ce bar, nous allons prendre quelque chose de chaud. Viens.

Lorsqu’ils furent assis, un lourd silence les environna.

- J’ai pensé, commença Changarnier, que j’avais tué ce petit homme sans le vouloir, mais qu’il me poursuivait quand même de sa vengeance, qu’il déposait une plainte, qu’il ameutait tout le monde contre moi et que, finalement, on m’arrêtait. On me conduisait en prison. Devant le juge, j’affirmais que cet homme m’avait continuellement suivi, qu’il s’était arrêté quand je m’arrêtais et que, finalement excédé, je n’avais pu m’empêcher de le rudoyer, sans pourtant avoir seulement eu la pensée de lui donner la mort. Mais le juge me regardait avec incrédulité : « Évidemment, vous ne diriez pas le contraire. » Je protestais de ma bonne foi. Il sourit. Il était évident que, dans son esprit, non seulement j’avais commis le crime, mais je l’avais prémédité. Et c’est à ce moment que le petit homme est venu gravement déposer : « Il m’a tué, dit-il, en me montrant du doigt, sans la moindre provocation de ma part. Quand il affirme que je le suivais, il ment. Je marchais simplement derrière lui. D’ailleurs, monsieur le Juge, nous sommes tous libres de marcher où nous voulons. – Menteur, criai-je dans un accès d’impuissance. Vous m’avez suivi. Et il suffisait que je m’arrête pour que vous vous arrêtiez également. Vous êtes un menteur, un infâme menteur. » Et c’est alors que j’eus conscience d’une chose extraordinaire. Il n’y avait pas de témoins et on le croyait, lui, alors que moi on ne me croyait pas.

Nous étions pourtant tous les deux aussi dignes de foi l’un que l’autre. Mais c’était lui qu’on croyait et pas moi. Et sais-tu, Violette, pourquoi, dans mon songe, on le croyait ?

- Non, pourquoi ?

- Tu ne cherches pas à le deviner par toi-même ?

- Je cherche… je cherche… mais je ne trouve pas.

- Eh bien ! je vais te le dire ! On le croyait, on croyait tout ce qu’il disait parce qu’il était mort.

- Parce qu’il était mort ?

- Parfaitement. Parce qu’il était mort.

- Mais s’il était mort, il ne pouvait parler, encore moins accuser.

- Je te demande pardon, mais je te parle d’un rêve. Dans ce rêve, la mort ne lui ôtait aucune réalité. Au contraire, elle lui donnait l’apparence d’une victime, d’un martyr, et par conséquent elle attirait sur lui la sympathie et la protection de tous. Mais assez parlé de cette histoire. Si nous voulons aller au cinéma partons… partons… partons… et oublions tout… et partons… et…

Il s’interrompit net. Le petit homme était devant lui et le regardait avec des yeux pleins de reproches.

- Que me veux-tu demanda Changarnier.

- Mais rien, rien du tout. J’ai tout de même le droit d’entrer dans ce bar. Vous n’allez pas vous imaginer, cher monsieur, que vous seul avez le droit de vous mouvoir.

- Je n’imagine rien. Je vous demande simplement de me laisser en paix et de ne plus vous trouver sur mon chemin.

- Mais c’est vous, monsieur, qui vous trouvez continuellement sur mon chemin. Si j’avais votre caractère, il y a longtemps que je me serais emporté. Faites attention.

Changarnier se tourna vers Violette.

- Ce gringalet, tu vois, me conseille de faire attention… N’est-ce pas que c’est extraordinaire ? Enfin, oui ou non, cet homme me laissera-t-il en paix ? Oui ou non, suis-je un homme libre ? Oui ou non, ai-je le droit de vivre, d’être heureux, de rendre heureux mon entourage ?

Un immense éclat de rire accueillit ces paroles. Changarnier s’y attendait si peu qu’il en resta interloqué. Mais, tout à coup, il fut pris d’une terreur panique. Il faillait quand même que cet homme fût sûr de lui pour le braver ainsi, pour ne point le craindre. Cependant que sa compagne l’exhortait au calme, il se sentait de plus en plus effrayé. « Voilà, pensait-il, où les nerfs me mènent. Je ne sais plus penser. J’ai peur quand il n’y a rien à craindre. Je plastronne au moment où je devrais être prudent. Quel homme suis-je donc ? Ne suis-je pas plutôt une misérable épave sans volonté, sans suite dans les idées. » Changarnier, dans la fièvre qui l’avait envahi, perdait de plus en plus le contrôle de lui-même. Au milieu de cette soirée balayée par la neige, le vent, l’incertitude du lendemain, il se sentait à la fin capable du plus grand courage et de la plus grande lâcheté.

- Si je mourais, dit-il au petit homme dans son délire, vous seriez bien content.

- Mais vous ne pouvez pas mourir, répondit celui-ci avec un air énigmatique.

- Vous croyez cela ?

- J’en suis certain. Vous ne pouvez et ne devez pas mourir.

- Tu entends ? dit Changarnier à Violette. Est-ce que je suis fou ? Tout cela tourne au cauchemar. Allons-nous-en. Partons. Marchons droit devant nous.

Depuis quelques minutes, la neige avait cessé de tomber, et l’air, sans flocons, semblait tout à coup inhabité. Violette ôta son manteau de fourrure et le secoua. Durant un instant, les passants purent la voir dans une robe légère, courte, décolletée. Lorsqu’elle se fut recouverte, les deux amants s’éloignèrent cependant que le petit homme les regardait partir. Mais il ne resta pas longtemps immobile. Brusquement, il se mit à courir derrière eux.

- Monsieur, monsieur, écoutez-moi. J’ai à vous parler. Il faut que vous m’excusiez. Je me rends bien compte de ce que mon attitude a de bizarre en apparence. Mais quand vous m’aurez entendu, vous comprendrez tout.

Le lecteur nous pardonnera d’ouvrir une parenthèse. Qu’il s’imagine nos trois personnages réunis dans la salle éclairée d’un café et qu’il ait la patience d’écouter, durant quelques instants, parler l’inconnu :

La confession du petit homme.

« Je pourrais être votre grand-père, jeune homme. Je vais avoir cinquante et un ans et vous, tel que vous m’apparaissez en ce moment, vous en avez peut-être dix-sept. En supposant que j’eusse eu un enfant à dix-sept ans, et que cet enfant m’eût imité, je pourrais être grand-père. Tout ceci, je vous le dis à seule fin d’attirer sur moi votre pitié et votre indulgence. J’aime la jeunesse, et dans mes moments de désespoir, c’est vers elle que je me tourne. Malheureusement, comme vous avez pu vous en rendre compte, avec trop de maladresse. Au lieu de lui inspirer quelque tendre sentiment, je me l’aliène. Aujourd’hui, par cette soirée glaciale et humide, j’ai besoin d’un réconfort, j’ai besoin de ne plus me sentir seul, j’ai besoin d’une approbation et d’une affection. Vous me pardonnerez, mes enfants, de remonter si loin, mais, il y a vingt ans, j’étais un tout autre homme qu’aujourd’hui. J’avais une femme, j’avais des enfants, j’avais des amis, j’avais une maison. J’étais, en outre, appelé à jouer un rôle très important dans mon pays. Après avoir été battu une première fois aux élections législatives par un candidat socialiste, j’allais me représenter avec la certitude d’être élu. Les menaces qui pesaient sur la France avaient ouvert les yeux des électeurs et un revirement s’était opéré. Le peuple sentait la nécessité d’être protégé. Il ne croyait plus à la chimère de la paix. Et il s’était tourné vers celui qui, sans succès la première fois, lui avait pourtant tenu le langage qu’après il attendait. Cette forte position dans mon arrondissement m’avait apporté un nombre incalculable d’amis dévoués et sincères. Un ministre, mort depuis, m’honorait de son amitié. Dans notre appartement de l’avenue du Piémont, nous recevions, ma femme et moi, tout ce qu’une grande ville comme Paris peut contenir d’esprits inquiets et tourmentés, de célébrités. Mon fils Jean-Pierre avait alors deux ans, et ma fille Reine-Maria quatre. Moi-même j’étais en pleine force, en pleine possession de mes moyens. La brillante carrière qui s’ouvrait devant moi, loin de me tourner la tête, me rendait modeste sans affectation. Lorsqu’il m’arrivait de rencontrer un ancien camarade de lycée que le sort avait malmené, je n’avais de cesse que cette injustice fût réparée et j’intercédais en sa faveur partout où cela m’était possible. Qu’à ma vue, mes enfants, ce tableau enchanteur ne vous fasse pas sourire. Il n’est que peu de chose à côté de ce qu’était la réalité. Il n’y a rien en ce monde qui ne laisse aussi sceptique et qui soit aussi difficile à faire revivre aux yeux d’autrui qu’un bonheur perdu. Il semble qu’on le montre comme on se le représente dans le souvenir, c’est-à-dire paré de douceurs qu’il n’avait pas, mais que les années lui ont données. Je dois vous dire pourtant que je suis resté en dessous de la vérité, justement pour ne pas tomber dans ce travers, et que, si je voulais le dépeindre tel qu’il était, on me taxerait d’exagération. Mon mariage lui-même avait été celui que je désirais de toutes mes forces. De toutes les jeunes filles que je connaissais alors, Danièle-Thérèse était certainement la plus fière, la plus jolie, la plus intelligente. Je l’aimais avant même d’espérer un consentement de sa part. Je l’aimais en secret, avec une telle force que j’avais peur de le lui avouer et que je me contentais de conserver en moi cet immense amour. Un jour, pourtant, je me trouvai dans un bal, seul avec elle, à l’écart. Mon émotion fut telle que je n’osai ouvrir la bouche de peur de me trahir. Quant à elle, elle semblait si maîtresse d’elle-même que j’avais la certitude qu’elle n’avait pour moi aucun sentiment. Mais soudain, elle se mit à rire nerveusement. Je crus d’abord qu’elle se moquait de moi et j’en fus horriblement peiné. Je voulus pourtant la calmer, convaincu que j’étais que, dans son hilarité, elle ne s’apercevrait pas de mon trouble. »

Arrivé à ce point de son récit, le petit homme s’épongea le front. Il avait le sang à la tête. Une sueur fine couvrait son front. Ses mains tremblaient.

« Je croyais, reprit-il, qu’elle ne s’en apercevrait pas. Je lui demandai en balbutiant ce qui occasionnait une telle gaieté. En riant toujours, elle me répondit qu’elle n’était pas gaie et qu’au contraire elle était très malheureuse. Je crus qu’elle continuait à se moquer de moi, mais cela me semblait tellement bas, d’une telle nature, que je me fis violence pour cacher cette impression. Subitement, elle se calma, et alors, sur son visage redevenu normal, je vis en effet toutes les traces d’une profonde détresse. « Mais qu’avez-vous ? » demandai-je toujours avec émotion. Elle ne répondit pas. Elle tira un fin mouchoir d’une de ses manches et se tamponna les yeux. « Qu’avez-vous ?... Qu’avez-vous ? » redemandai-je avec inquiétude. Elle me regarda alors avec une telle douceur que j’en fus bouleversé. « Je n’ai rien, dit-elle. Je n’ai rien qu’un peu de tristesse. Vous ne pouvez pas savoir comme c’est pénible pour une jeune fille d’être malheureuse dans sa famille, de sentir continuellement autour de soi de l’hostilité. Ah ! comme je voudrais partir au loin et ne plus voir personne, personne, personne… » Soit à cause de l’imprévu de cet aveu, soit encore à cause d’un subit besoin d’épanchement, je prononçai alors deux mots qui décidèrent de tout, deux mots pourtant bien quelconques. « Même moi ? » dis-je avec une émotion sincère. Devant cette attaque inattendue, elle parut d’abord tellement surprise que je crus qu’elle allait m’abandonner sur place sans desserrer les lèvres. Puis cet étonnement s’évanouit et elle me regarda avec de tels yeux que je compris qu’elle m’avouait son amour. Dire dans quel bonheur je fus plongé à la suite de cette scène serait impossible. Vous ne savez pas, mes enfants, ce qu’est un homme heureux. Vous ne pouvez pas vous en faire une idée. C’est quelque chose d’impossible à décrire. Imaginez un homme, vous, moi, le monsieur qui est en face de nous, imaginez-le marcher sous la neige, sous la pluie, au milieu d’une tempête effroyable, imaginez-le ayant ainsi à parcourir des kilomètres et des kilomètres. Ensuite, songez qu’il chante, qu’il ne sent pas la pluie glacer insensiblement son dos, qu’il ne s’inquiète pas d’un logis ni de ses repas. Je ressemblais à un tel homme. Comme lui, je n’attachais plus d’importance à tous les petits ennuis qui, malgré tout, naissent de chaque journée. Six mois après, nous étions mariés. Un bonheur parfait commença pour moi. Je ne laissais aucune liaison derrière moi. La famille de ma femme et la mienne sympathisaient. Tout semblait devoir se dérouler éternellement dans le bien. Je ne tardai pas à avoir deux charmants enfants aux jeux desquels, lorsque je rentrais le soir, après une journée de lutte, j’aimais à participer. J’éprouvais alors ce sentiment agréable de délassement que l’on ressent lorsque, oubliant les soucis et les préoccupations d’homme, on laisse remonter à la surface tout ce qu’il peut y avoir d’enfantin dans le cœur d’un homme, fût-il le maître d’un pays. Ce tableau de mon bonheur, mes chers enfants, n’est pas destiné à rendre votre condition présente plus pénible encore. Dans quelques instants, vous allez découvrir sa raison d’être. On était à deux mois des élections de 1910. La campagne électorale battait son plein. Toutes mes soirées, je les passais à haranguer les électeurs, à leur montrer la nécessité d’avoir une armée forte en prévision des événements que nous étions malheureusement trop peu à prévoir. De toutes parts, la certitude de mon élection m’était confirmée. Regardez le petit homme que je suis aujourd’hui. Sachez pourtant qu’alors, dans la presse, comme dans la foule, on m’avait couvert d’éloges. Un soir, donc, je me rendis à une réunion électorale. Cette soirée, je m’en souviendrai toute ma vie, et au moment de m’en aller pour toujours, ce sera à elle que je penserai. J’arrivai donc vers neuf heures au préau de l’école de la rue Sansot. Une atmosphère orageuse y régnait déjà. Des acclamations mêlées de coups de sifflets m’accueillirent. La salle était divisée. Les socialistes avaient envoyé des émissaires pour troubler mon discours. Je montai sur l’estrade et, tout de suite, je devinai l’hostilité que je rencontrerais. Mais je fis semblant de ne pas m’en apercevoir et je me mis à parler avec toute la chaleur de mes convictions. Peu à peu, le brouhaha s’apaisa et un silence religieux se fit. J’avais forcé mon auditoire à m’écouter. Une joie profonde était en moi d’avoir dompté ce peuple, si hostile un instant auparavant. Je m’échauffai. Aux interruptions succédèrent des acclamations. A ce moment, je dois l’avouer, j’eus un sentiment d’orgueil qui fut la cause de ma perte. Il était à peine dix heures. D’habitude, mon discours prononcé, comme tous mes collègues je restais jusqu’à la fin de la réunion, c’est-à-dire minuit, quelquefois même une heure du matin, afin de répondre aux contradicteurs, et surtout pour veiller à ce qu’aucun orateur adverse ne retournât la salle. Ce soir-là, pourtant, par orgueil, par forfanterie, pour punir en quelque sorte l’auditoire de m’avoir mal accueilli, arrivé au terme de ma péroraison, je remis lentement mon pardessus et, sans répondre aux acclamations, avec l’attitude digne d’un homme qui a remis les choses au point, je sortis. Je me retrouvai dans la rue Sansot. Il était à peine dix heures un quart. Encore tout vibrant du contact de la foule, j’étais en face de moi-même. Tout homme devrait avoir connu ces instants où l’ivresse se mêle au sentiment de notre faiblesse. On éprouve alors le besoin de renvoyer sa voiture et de marcher seul, droit devant soi. Les hommes que l’on croise nous semblent des enfants, leurs occupations des vétilles. On respire à pleine poitrine. On éprouve le besoin de se mêler à la foule sans lui dire ce que l’on est. On marche vite, et lorsque la pensée vous vient qu’on n’est après tout qu’un faible homme, on éprouve la plus haute et la plus noble satisfaction qui puisse être donnée à un être humain, celle d’être puissant malgré cette faiblesse, celle de pouvoir disposer à son gré de cette masse en même temps qu’on a la notion très nette qu’elle n’aurait qu’à vouloir pour vous écraser. Le ciel était constellé. La vie du jour continuait dans la nuit et donnait à mon succès nocturne quelque chose d’éclatant. Les pensées les plus ambitieuses traversaient mon esprit, et je me voyais le chef de mon pays, un chef sans caprices, un chef indulgent aux pauvres, un juge pardonnant les fautes, sans pour cela perdre son autorité. Ce fut dans cet état d’esprit que j’arrivai chez moi. Thérèse serait la femme de ce chef. Thérèse par ses caprices le rendrait parfois injuste. Et je me sentais fier des injustices que je ferais pour la femme que j’aimais par-dessus tout. J’écoutais avec délectation les propos des mécontents. Ils diraient : « C’est à cause de sa femme qu’il a fait cela. C’est elle qui l’a voulu. Il ne peut rien lui refuser. » Quelle joie je ressentais à être à la fois cet homme fort et juste et cet homme qu’une femme conduirait. Je rentrai donc chez moi. J’appelai. Personne ne répondit. Je pensai que Thérèse était couchée et qu’elle s’était déjà endormie. Je me rendis dans notre chambre. Il n’y avait personne. Alors, d’un seul coup, toute ma griserie disparut. Je me rendis dans la chambre des enfants. Ils dormaient. Je retournai dans mon bureau avec l’espoir d’y trouver un mot de ma femme. Mais rien. Une inquiétude mêlée de soupçons m’envahissait. Je regardai l’heure. Il n’était pas dix heures et demie. « Où peut-elle être, pensai-je. Si je téléphonais à sa famille, à mes amis. » Mais une force incompréhensible me retint, comme si j’avais la certitude qu’elle n’était nulle part. Ma nervosité s’accroissait. Je ne pouvais plus rester chez moi tant je m’y sentais à l’étroit. Je redescendis dans l’avenue pour guetter le retour de ma femme. Il n’y avait presque personne. Le seul restaurant qui s’y trouve était déjà fermé. Les taxis se faisaient de plus en plus rares. Jusqu’à onze heures, je vécus ainsi dans l’angoisse à faire les cent pas devant ma porte. Soudain, une automobile s’arrêta à cinquante mètres de ma maison. Je me dissimulai au coin d’une rue. Je vis une femme embrasser l’homme qui se trouvait au volant. Puis cette femme descendit de la voiture. Comme Thérèse elle avait une fourrure blanche autour du cou. Mais au lieu de venir vers notre maison, elle se dirigea dans la direction opposée. « Ce n’est pas elle, pensai-je. Ce n’est pas possible. » Pourtant, obéissant à une force inconsciente, je la suivis. « Si c’est elle, où peut-elle aller ? » me demandai-je, fou de colère. Tout à coup, elle tourna dans une rue, sur sa droite. Alors, je compris tout. Elle feignait d’aller à ma rencontre rue Sansot. Je me mis à courir et tout à coup, je me trouvai à côté d’elle. « Thérèse ! criai-je. Où vas-tu ? » Elle avait une telle maîtrise d’elle-même qu’elle ne parut pas le moins du monde surprise. « Mais j’allais te chercher, dit-elle. « – Je te demande d’où tu viens, criai-je, ivre de douleur et de colère. – D’où veux-tu que je vienne, si ce n’est de la maison. » Je passerai sur la conversation qui suivit. Je veux simplement vous rapporter le plus exactement possible les faits. Tout en parlant avec une violence inouïe, nous avions marché droit devant nous sans nous rendre compte exactement de l’endroit où nous allions, si bien qu’à un moment, nous nous trouvâmes dans une rue donnant sur les fortifications et absolument déserte. Je ne savais plus ce que je disais. Thérèse me le fit remarquer. Elle ajouta que puisque je n’avais pas confiance en elle, il valait mieux divorcer. Alors, je ne sais plus ce qui se passa. Tout ce dont je me souviens, c’est que j’eus conscience qu’il n’y avait personne autour de nous, que nous étions seuls dans la nuit. Je lui pris les poignets. Elle se débattit, appela au secours. Une fenêtre s’ouvrit, puis se referma. Je me souviens qu’alors je la saisis à la gorge, que je la maintins contre le mur avec une force non destinée à la tuer, mais à lui faire du mal. Tout à coup, elle tomba à terre. Je regardai de tous les côtés pour appeler à l’aide. Je criai. Cette rue n’était bordée que de petites usines. Je courus chercher de l’aide. Arrivé au bout de la rue, je ne vis personne. A trente mètres de moi, j’apercevais Thérèse étendue le long du mur comme une mendiante sans abri. J’appelai, mais je dus le faire si faiblement que personne ne m’entendit. Je songeai à retourner auprès de Thérèse, mais, brusquement, je fus pris d’une terreur folle. Pendant quelques minutes, je marchai droit devant moi. Je croisai un passant. Je voulus tout lui avouer, mais quelque chose en moi, ce quelque chose qui a fait mon malheur, me retint. Pourtant, au bout d’un instant, je ne pus m’empêcher de revenir sur mes pas. Mais de nouveau une frayeur folle me cloua sur place. Je n’entreprendrai pas de vous narrer tout le détail de ma nuit, ni du transport du corps chez moi, ni de l’enquête de la police, ni de toutes les pressions exercées sur moi pour me faire avouer un crime pour lequel on n’avait que des présomptions. Ce serait trop long à vous raconter. Je me contenterai de vous rapporter une parole d’un des inspecteurs qui chaque jour venaient me harceler. « Avouez donc que c’est vous le coupable. Elle vous trompait. Vous l’avez tuée. C’est le banal crime passionnel. Vous serez acquitté et vous aurez la conscience tranquille. » Mais je ne cédai pas. J’avais peur du châtiment. Je puisai la force de ne pas me trahir dans le sentiment que je me forçais à ressentir d’avoir accompli un acte de justice. J’avais peur de la police, de la prison. Je n’avais pas la même confiance en le jury de la Cour d’assises que l’inspecteur qui me tint les propos que je vous ai rapportés. C’était instinctif et irraisonné. Et pourtant, Dieu sait combien cela m’aurait soulagé d’avouer. Il y avait aussi le sentiment, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, d’avoir accompli un acte de justice. Devant des dénégations, la police envisagea un crime crapuleux. On m’abandonna à moi-même. On chercha, sans grande conviction, le coupable ailleurs. Peu à peu, le vide se fit autour de moi. Ma belle-famille me demanda de lui confier la charge des enfants, ce que je fis. Quelques années s’écoulèrent. Je puisais la force de vivre dans la conviction que j’avais agi comme n’importe quel homme. Mais, peu à peu, avec le temps, cette conviction s’émoussa. C’est à partir de ce moment que mon calvaire commença. « Pourquoi Thérèse est morte ? » me demandais-je quelquefois, sans raison, brusquement, alors que j’étais occupé à quelque travail. Et je répondais : « C’est toi qui l’as tuée. Il ne faut donc pas t’en étonner. » J’avais tué un être vivant et je me levais tous les matins, je prenais mon petit déjeuner en lisant les journaux, j’allais me promener, je rentrais déjeuner, je ressortais en ville, je flânais chez les libraires et, le soir, j’écoutais les concerts par T. S. F. Mais toujours, dans ces multiples occupations, quelque chose me rappelait que j’étais un assassin et, ce qui est pire encore, un assassin qui n’a pas expié. Parfois, l’idée me venait d’aller tout avouer à l’inspecteur qui m’avait tellement durement traité. Mais aussitôt une frayeur folle m’envahissait. Me livrer aux hommes ? Non, c’était impossible. Peu à peu, mes griefs contre Thérèse s’évanouirent, et il ne resta plus, dans mon souvenir, que l’image d’une femme qui ne méritait pas de mourir pour une question d’amour-propre. Les années ont continué implacablement de s’écouler. Aujourd’hui, plus personne ne se souvient de ce drame, sinon moi. Ma vie n’est qu’un long repentir, mais écoutez-moi bien, mes enfants, il n’y a pas eu de châtiment, il n’y a pas eu de châtiment. Je n’ai pas payé aux hommes la dette que j’ai contractée envers eux. Le châtiment, j’ai voulu être seul à me l’infliger. Je n’ai pas eu la force de dire aux hommes : Faites de moi ce que vous voulez. Punissez-moi aussi rigoureusement que la loi l’exige. Je le mérite. A cause de moi, un être vivant a cessé d'exister. Et aujourd’hui, seul avec moi-même, j’ai conscience, malgré la sincérité de mon repentir, de rester misérable toute ma vie. Aucune joie ne réchauffera plus jamais mon cœur. Aucun bonheur ne m’est accessible. Le seul qui me soit dévolu, celui d’expier, je n’ai pas la force de l’atteindre. Que me reste-t-il ? Le repentir, mais ce repentir aussi sincère soit-il, mais le regret de mon acte aussi grand soit-il, que peuvent-ils devant mon crime ? Aussi, vous me voyez aller, venir, m’efforçant surtout de ne penser à rien. La seule chose qui me fait un peu de bien, voyez-vous, mes enfants, c’est lorsque j’ai la chance de rencontrer deux visages sympathiques comme les vôtres à qui je peux ouvrir mon cœur. J’en suis soulagé pour quelques jours seulement, car le sentiment de ma lâcheté, de ma laideur, ne tarde pas à reparaître et à me poursuivre jusque dans les actes les plus insignifiants de ma vie. »

Ici prend fin la confession du petit homme. Changarnier et Violette l’avaient écouté avec émotion. La détresse de cet inconnu les avait touchés. Pas une fois, ils ne l’avaient interrompu. Le drame lointain était éclipsé par ce qu’était devenu son auteur.

- Enfin, monsieur, dit Changarnier, puisque tout est oublié, puisque vous avez abandonné toutes les jouissances de ce monde pour vivre dans le repentir, ne trouvez-vous pas que vous vous êtes en quelque sorte infligé un châtiment aussi rigoureux que celui que la justice humaine vous eût infligé.

- Ce que j’ai fait, répondit tristement le petit homme, je l’eusse dû à la mémoire de ma femme si je n’avais pas été la cause de sa mort. J’eusse abdiqué tous les plaisirs pour elle.

Il s’arrêta un instant, puis reprit avec une animation inattendue :

- Mais c’est moi qui l’ai tuée… moi… moi… et cela mérite un châtiment terrible… Vous m’entendez… terrible… Je devrais travailler nuit et jour dans les mines, je devrais être enfermé dix ans, vingt ans, entre quatre murs de pierre… et c’est de cela que j’ai peur… heu… non… je ne pourrais endurer un tel châtiment, je deviendrais fou… Et pourtant il n’y a que cela au monde, que cela qui puisse me racheter.

Le petit homme faisait peine à voir. Sa confession l’avait transformé. Il devenait de plus en plus nerveux. Un tic lui faisait porter à chaque instant une main à son front, comme si ainsi il eût aidé à la clarté de ses réflexions. Quant à Changarnier, il était pâle. Pas un muscle de son visage ne remuait. Ses yeux étaient fixés sur le petit homme comme sur un spectacle extraordinaire. Brusquement, il poussa un cri.

- Qu’avez-vous ? demanda le petit homme redevenu subitement normal.

- Qu’as-tu ? répéta Violette.

Changarnier promena une expression hébétée sur ses voisins. Il semblait ne pas s’être remis d’un coup qu’il avait reçu. Finalement, il retrouva son sang-froid.

- Je comprends, dit-il alors au petit homme avec volubilité. Ce qui est terrible, c’est de rester seul avec le crime que l’on a commis, c’est de fuir le châtiment, c’est de le craindre. Ce qui est encore plus terrible, non… non… je veux dire que c’est un soulagement immense de se livrer à ses juges… d’expier dans la douleur…

Comme un fou, Changarnier se leva, et, sans prendre congé du petit homme, il sortit dans la rue. La neige s’était remise à tomber. Il y avait moins de monde. Les magasins étaient fermés. Sur la chaussée, les automobiles circulaient lentement, mais ne s’immobilisaient plus. Il se retourna. Violette était à son côté.

- Tu m’as suivi, lui demanda-t-il machinalement, sans s’étonner qu’elle fût près de lui alors qu’il était parti en courant.

- Je ne te quitterai jamais, répondit-elle.

- Et lui ?

- Il est resté. Il ne peut plus ouvrir les yeux. Je crois qu’il est ivre.

- Eh bien ! partons, profitons-en pour partir, pour fuir… Je ne peux plus le voir, cet homme, il m’écœure. Quel lâche ! Quel infâme personnage ! Et il rit, et il noie son remords dans l’alcool. C’est trop simple. Il devient philosophe. Il s’attriste sur la faiblesse de l’humanité dans laquelle il met la sienne. Partons… Partons… Il me semble que si je le rencontrai de nouveau… je le tuerais…

Le couple se remit en marche. Changarnier était absolument exténué. Il titubait en marchant. Violette le suivait à petits pas, comme un chien fidèle.

- J’ai peur, dit brusquement le jeune homme.

- Tu as peur de quoi ?

- Je ne sais pas… j’ai peur… je crois que je vais mourir… que cela vaut mieux… Que veux-tu qu’un homme comme moi, un homme… je m’appelle un homme… ne trouves-tu pas cela comique… du plus haut comique… Dis, Violette, Violette, je te parle… réponds-moi… je te demande de me répondre.

- Mais répondre à quoi ?

- A tout. Réponds… Alors tu trouves que je ne suis plus un homme, que je ne suis plus rien maintenant, que je ne mérite aucune pitié…

- Mais je t’aime.

- Tu me suis, c’est tout. Tu es seule comme moi et tu me suis… Mais tu n’as peur de rien… Tu n’as rien fait… Tu ne feras jamais rien… Tu es contente de ton sort. Tu trouves que tout est bien. Est-ce que tu comprends un homme qui ne pense pas comme toi ? Réponds-moi.

- Mais naturellement.

Changarnier s’arrêta de parler. Son visage était décomposé par la fatigue, la faim, le froid.

- Où allons-nous ? demanda-t-il.

- Où tu voudras.

Il s’arrêta pour s’appuyer contre un mur. Tous deux se trouvaient dans une rue sombre où il n’y avait que peu de monde.

- Ecoute-moi, Violette… je ne peux plus… je dois…

- Tu dois quoi ?

- Je dois avouer… je dois subir le châtiment qu’on jugera bon de m’infliger…

En prononçant ces paroles, Changarnier s’avança vers Violette. Une fois près d’elle, il pencha sa tête pour la cacher entre l’épaule et le cou de la jeune femme.

- Tu as donc fait quelque chose ? demanda-t-elle avec inquiétude.

Il ne répondit pas. Il remua la tête à plusieurs reprises comme s’il sanglotait. Elle se recula pour le regarder. Ses yeux étaient secs.

- Si tu as fait quelque chose, dit-elle, et si tu crois qu’on ne te prendra pas, il vaut mieux ne rien dire. Mais si tu crois qu’on te prendra, il vaut mieux te rendre, parce qu’alors on aura plus d’indulgence pour toi.

Elle lui prit la main pour le réconforter. Il demeura insensible à cette marque de tendresse. De temps en temps, il levait les yeux au ciel, puis, comme si une lumière éclatante l’avait aveuglé, il les baissait brusquement et regardait la pointe de ses souliers.

- Tu ne me quitteras pas, je t’en supplie, dit-il finalement. Si je sais que tu es près de moi, cela me donnera la force de tout supporter. Allons, il faut que je me rende… que veux-tu que je fasse d’autre… Ecoute-moi… nous nous arrêterons tous les deux devant le premier commissariat de police que nous rencontrerons… Je t’embrasserai alors sur le front. Tu me prendras les mains comme pour me retenir. Mais je me dégagerai doucement. J’entrerai le premier dans le commissariat. Tu me suivras à quelques pas et tu me regarderas avec amour, en pleurant, je dirai : « Je veux parler au commissaire lui-même au sujet d’une affaire très importante. »

- Mais le commissaire n’y sera certainement pas, fit Violette, qui avait déjà eu affaire à eux.

- Cela ne fait rien. Je dirai qu’on me laisse attendre. Si on refuse, je dirai à l’agent : « C’est moi qui ai tué… Je suis prêt à subir la justice des hommes… je mérite le châtiment qu’on m’infligera… Faites de moi ce que vous voulez…

- Tu es complètement fou, mon garçon… Le petit homme t’a tourné la tête avec ses histoires de meurtre.

- Enfin, tu ne vas tout de même pas m’empêcher de me dénoncer. Je suis un criminel, je mérite un châtiment… Ah ! ah ! tu voudrais peut-être que je ressemble à ce misérable petit homme sans courage, sans force. Tu voudrais que je vive avec ma faute, que je m’y habitue et que je finisse par l’oublier.

- Ecoute, il faut rentrer… tu es malade… Tu as la fièvre… Tu as besoin de repos. Je dirai à la propriétaire qu’elle fasse venir le médecin.

- Tu ne vois pas la neige qui tombe, se mit à crier Changarnier. Tu ne vois pas notre misère… Tu ne vois donc rien… et tu me parles de propriétaire, de médecin… c’est toi qui es complètement folle… laisse-moi… laisse-moi aller à mon destin.

Se dégageant brusquement, Changarnier se mit à courir. Parfois, il se retournait et, était-ce à cause de sa faiblesse, il entendait toujours, à quelques mètres de lui, les pas de Violette qui battaient le sol à la même cadence que les siens. Finalement, à bout de souffle, il s’arrêta.

- Calme-toi, mon chéri, calme-toi, dit Violette en le prenant par le bras. Tu ne vois donc pas que tu rêves… Si tu continues, je vais être obligée de demander de l’aide aux passants.

- Aux passants ? Laisse-moi… laisse-moi… je vais me tuer… il faut que tout cela finisse… il le faut… m’entends-tu ? Il le faut… Il neige… j’ai tué… je n’ai plus de famille, plus d’amis, car si tous savaient la vérité, ils se détourneraient de moi. Viens… Au premier agent que nous rencontrerons, j’avouerai tout, je lui tendrai mes mains et je lui dirai : « Faites de moi ce que vous voudrez. »

- Mais on ne fera rien du tout de toi.

- Tu crois cela…

- On te dira : « Voulez-vous nous laisser tranquilles. Nous n’avons pas de temps à perdre avec vous… » Et tu seras bien obligé de te coucher.

A ce moment, un coup de sifflet retentit aux oreilles du couple. Des phares d’automobiles brillèrent aux deux extrémités de la rue. Puis d’autres sifflets retentirent. Changarnier se mit à trembler des pieds à la tête. Il voulut parler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Les lumières se rapprochaient.

- Qu’est-ce que cela peut bien être ? demanda Violette.

- Laisse-moi marcher le premier… laisse-moi… lâche-moi je te dis… Il faut que j’aille à eux…

En disant ces mots, Changarnier se dégagea, et d’un pas mal assuré, il s’avança à la rencontre des lumières qui l’aveuglaient, dans un vacarme de trompes et de sifflets. Deux hommes, puis deux autres, puis deux autres encore coururent à lui. Il entendit Violette qui poussait un cri strident. Mais il avait retrouvé toute la maîtrise de lui-même. Il entendit encore avant qu’il fût complètement encerclé des exclamations : « C’est lui… Nous le tenons enfin… On peut dire qu’il nous aura donné du mal… on ne le lâchera plus… Mais Changarnier n’écoutait déjà plus… Les mains tendues vers ses poursuivants, il marchait à eux comme à une source bienfaisante. Quand il fut assez près d’eux pour pouvoir être entendu sans crier, il dit :

- C’est moi… Je vous cherchais pour me rendre et pour que vous m’infligiez le châtiment que je mérite….

Changarnier venait à peine d’achever ces paroles qu’une explosion de rires retentit :

- Vous entendez ce qu’il dit, fit une des voix.

- Il nous prend pour des enfants.

- Il est toujours facile de se rendre quand on est pris.

- Ils disent tous cela, les criminels. Dès qu’ils sont pris, ils allaient se rendre.

- Nous arrivons toujours une minute trop tôt… C’est curieux… ajouta un homme qui semblait le chef de la bande des policiers.

Alors une lumière se fit dans l’esprit de Changarnier. Il aurait beau jurer, personne ne le croirait. Jamais personne ne croirait qu’il avait l’intention de se rendre. Il était un vulgaire assassin et le châtiment serait d’autant plus terrible qu’il avait essayé de l’éviter. Changarnier fut alors pris d’une frayeur folle. On allait le tuer comme une bête. Comment pourrait-il se justifier ? Il regarda autour de lui. Partout il y avait des hommes. Alors, comme un fou furieux, il se jeta sur l’un d’eux, le bouscula pour s’enfuir. Il réussit à faire quelques pas, mais il fut tout de suite immobilisé par des bras robustes. Il se mit à hurler, à appeler au secours, et malgré ses propres cris, qui l’assourdissaient, il entendait des voix qui disaient de l’attacher avec des cordes. Il se débattit encore. Soudain, il crut voir devant son visage celui de Violette. Il lui cria :

- Tout est de ta faute… Si tu m’avais laissé faire, je me serais rendu et rien de tout cela ne serait arrivé, rien… à cause de toi…

Mais il se passa alors un phénomène extraordinaire. Plus il criait, plus il parlait doucement. Bientôt, il eut conscience que ses paroles étaient devenues complètement silencieuses. Il regarda les policiers. Leur bouche s’ouvrait et se fermait, mais il n’entendait plus également ce qu’ils disaient. Pourtant, un murmure confus vint à ses oreilles.

Il voulut se débattre encore, mais il se sentit maintenu avec une force telle qu’il eut brusquement notion à travers sa fureur, à travers son instinct de conservation, qu’il était pris. En une seconde, toutes ses forces l’abandonnèrent. Et ce fut comme un homme ivre que deux solides gaillards, le maintenant sous les aisselles ainsi qu’une loque, le conduisirent jusqu’au plus proche poste de police. Des curieux s’arrêtèrent pour regarder, encadré d’autos qui allaient au pas, dans un vacarme de cris, de vociférations, cet homme dont les jambes suivaient derrière, se prenaient subitement l’une dans l’autre, pour finalement, sous le coup d’une bourrade, se trouver droites mais molles. Il y eut même, parmi ces passants, quelques timides protestations contre les brutalités policières. Mais un tel déploiement de forces liguées contre un seul être imposait malgré tout la crainte et faisait naître dans l’esprit de ces braves gens le souvenir de tous les crimes horribles dont l’assassin était resté impuni. Quand Changarnier revint à lui, il se trouvait assis sur une chaise, dans un bureau éclairé au gaz et à l’électricité en même temps. Deux agents se tenaient debout derrière lui. En face de lui, il y avait une longue table. De l’autre côté de cette table, un homme assis également le regardait. Cet homme qui était chauve portait un lorgnon qui brillait ainsi qu’une épée. Une douce chaleur flottait dans la pièce.

- Violette, murmura Changarnier.

Aussitôt l’homme se pencha et écrivit. Changarnier le regarda avec étonnement.

- Violette, répéta-t-il pour voir si l’homme allait écrire de nouveau.

Comme la première fois, la plume se remit à courir sur le papier. Alors Changarnier comprit brusquement que l’inconnu était le commissaire de police. D’un bond, il se leva. Il s’apprêtait à crier, à appeler au secours, lorsque brutalement il se sentit saisi par les épaules, puis poussé en arrière sur sa chaise en même temps qu’un croc en jambe à rebours l’empêchait de reprendre son équilibre.

- Je vous jure, monsieur, que j’allais me rendre au moment où on m’en a empêché, je vous le jure, je vous le jure… je ne suis pas l’homme que vous pensez…j’ai une conscience.

- On ne vous demande pas cela, répondit froidement le commissaire de police. Nous n’avons pas à nous occuper de ce que vous alliez faire. Ce que vous avez fait seul nous intéresse. L’heure est venue de vous expliquer.

- Laissez-moi partir… laissez-moi partir… balbutia Changarnier, les yeux brillants de sincérité. Rendez-moi ma liberté… et je reviendrai vers vous… je vous le jure… et vous me jugerez… et vous me condamnerez à la peine la plus sévère qui soit… Mais laissez-moi partir.

- Je n’ai pas de temps à perdre, fit sèchement le fonctionnaire, parlons sérieusement.

- Où est Violette ? Interrogez-la. Elle vous dira la vérité. Il n’y a qu’elle qui puisse vous montrer que je ne suis pas celui que vous pensez.

- Je l’interrogerai après vous.

Changarnier mettait tout son espoir en la jeune femme et il sentait combien fragile était cette planche de salut. Il leva les yeux au ciel. Toute la détresse d’une vie misérable, d’une vie sans joie, d’une vie qu’aucun amour n’avait embellie, se peignit sur son visage. C’était cette expression que l’on surprend chez tous les hommes quand ils ignorent qu’on les voit et que, cessant de s’observer et d’observer les autres, ils sont durant une seconde, eux-mêmes. Il leva donc les yeux au ciel, serra ses mains avec désespoir et murmura, comme se parlant à lui-même.

- Mon Dieu, vous qui pouvez tout, venez à mon secours. Faites qu’on croie une chose qui est, que vous savez qui est. Faites que malgré toutes les preuves qui sont contre moi on cesse de douter de l’intention que j’ai eue de me rendre.

Et une voix du ciel, que seul Changarnier entendit, descendit jusque dans ce bureau où seules, parmi les lâchetés humaines, venaient échouer celles qu’il était possible de saisir.

- Je sais qu’au moment où on t’a arrêté, tu allais te rendre. Mais je ne peux t’apporter l’aide que tu me demandes, car je ne peux savoir si, quelques instants après, tu n’aurais pas changé d’avis. Tu oublies que les hommes sont libres et séparés de moi. Toi seul sais ce que tu allais faire. Comme l’enfant qui, une fois qu’il a quitté le ventre de sa mère, respire avec allégresse la vie qui s’offre à lui, l’homme en voulant tout connaître s’est séparé de moi. Il est seul et le restera jusqu’à son dernier jour. Les beautés de la vie l’attirent et lorsqu’il se trouve en face d’un autre homme, semblable à lui mais autre quand même, ce serait une folie que d’essayer de se faire comprendre comme de le comprendre.

En entendant ces paroles, Changarnier poussa un cri.

- Cette comédie a assez duré, fit le commissaire.

- Ce n’est pas une comédie, cria Changarnier. J’allais me rendre au moment où on m’a arrêté.

- Il n’y avait pas autre chose à faire.

- Comment ? Si j’avais voulu éviter le châtiment, j’aurais pu fuir.

- Mais c’est ce que vous avez essayé de faire. Les témoignages sont là.

- J’ai essayé de fuir pour courir à vous, pour me rendre.

- Cessez. Si vous avez l’intention de continuer à vous moquer de moi, je vous fais mettre au cachot. Cela vous rafraîchira les idées.

- Dis la vérité, fit fraternellement un des agents qui se tenaient aux côtés de Changarnier.

- Mais on ne veut pas me croire.

- Si tu mens, évidemment.

- Mais je jure que je ne mens pas.

- Très bien… très bien… dis la vérité.

Changarnier regarda autour de lui avec terreur. Le calme l’entourait. Un léger ronflement s’élevait du poêle. Les deux agents, dans leur uniforme, attendaient d’être relevés par deux autres agents. Quant au commissaire de police, il avait l’importance de ceux qui ne marchandent pas les heures supplémentaires de travail. Il voyait plus loin. Pour tirer des aveux de Changarnier, il resterait, s’il le fallait, quarante-huit heures dans ce bureau, quitte à prendre plus tard, un repos mérité. Une porte s’ouvrit. Un employé apporta un papier.

- Ecoutez-moi, monsieur le Commissaire. Je vous parle avec toute la sincérité, toute la franchise, dont un homme peut être capable. Je n’ai peur d’aucun châtiment puisque je les mérite tous. Mais je vous supplie de croire ce que je vais vous dire, je vous supplie de toutes mes forces. Si vous refusez de me croire, c’est que vraiment il n’y a rien sur terre, ni sincérité, ni justice, ni vérité. Rien, vous m’entendez, rien. Car, quand une chose aussi vraie que celle que je vais vous dire semble un mensonge… que faire alors ? que faire ? je vous le demande, monsieur le Commissaire, que faire ? Se tuer, tout de suite, passer pour un illuminé, un fou, un faible, un peureux, et laisser derrière soi l’erreur, le mensonge. Ce que je veux vous dire, c’est qu’au moment où on m’a arrêté, j’allais me rendre.

Le fonctionnaire, à ces mots, sourit ironiquement. Changarnier le regarda avec stupéfaction.

- Vous souriez ? demanda-t-il avec douceur.

- Oui, je souris.

- De quel droit souriez-vous ? je vous parle, monsieur le Commissaire, de quel droit ? Oui, de quel droit ?

- Vous me permettrez de vous dire que ce que vous avez fait est si épouvantable que tous vos repentirs, que toute votre sincérité, que toutes vos meilleures intentions perdent leur vertu.

- Alors je suis un criminel, même après.

Changarnier se leva si brusquement que les agents ne purent l’en empêcher. Il se précipita vers le bureau avec de grands gestes. Mais il n’eut pas le temps de faire autre chose que de pousser un cri rauque. De nouveau saisi à bras le corps, ceinturé, immobilisé ainsi qu’un fou furieux, il fut porté comme un enfant jusqu’à sa chaise. Cependant qu’il essayait de se débattre, il criait : « J’ai droit à la justice. Il y a une justice… il y a une justice… une justice. » Pour tous autres hommes que ces policiers endurcis, ce spectacle eût été émouvant. C’était celui de l’homme que l’on conduit au supplice et qui refuse de s’y rendre, qui se débat, qui supplie, menace, appelle, puis perd connaissance, qu’on traîne quand même vers le bourreau ainsi qu’une loque, et qui brusquement se ressaisit, implore à nouveau, essaye de se dégager, pour finalement rester sans un atome de force, mais conscient. Haletant, les narines écartées, la bouche crispée, Changarnier ne pouvait ôter son regard du commissaire de police.

- Tuez-moi, dit-il finalement.

- Mon rôle se borne à vous interroger et à vous remettre entre les mains de la justice.

- De la justice ?

- Parfaitement. De la justice.

- Violette, Violette, cria Changarnier. Au secours, au secours… Violette.

A ce moment une porte s’ouvrit, et la jeune femme, encadrée, elle aussi, de deux agents, entra dans le bureau. Alors, transformé, Changarnier tourna son visage vers elle.

- Violette, je t’en supplie, dis la vérité.

La jeune femme ne semblait pas se rendre compte de la gravité de la situation. Comme l’un des agents l’avait un peu bousculée, elle sourit. A la vue de son ami, maintenu ainsi qu’un forcené sur sa chaise, son visage pourtant se rembrunit.

- Violette, dis la vérité, répéta Changarnier qui se tournait vers la jeune femme comme vers la délivrance.

- Quelle vérité ?

- N’est-ce pas que j’allais me rendre au moment où on m’a arrêté.

- Pourquoi te serais-tu rendu ?

Changarnier, encore une fois, essaya de se dégager.

- Tu veux donc qu’on me tue ? cria-t-il.

Cette fois, M. Maitrot (ainsi se nommait le commissaire de police) s’impatienta. Depuis quatorze ans qu’il exerçait, il n’avait jamais eu affaire à pareil inculpé. Au commencement, malgré l’horreur du forfait imputé à Changarnier, il avait fait preuve de bonté. Il savait par expérience que le meilleur moyen de découvrir la vérité est d’employer la douceur, de laisser parler, d’écouter avec une apparente crédulité les dénégations des coupables. Il avait donc commencé par suivre sa ligne habituelle de conduite. Ne lui avait-elle pas valu de retentissantes victoires ? Mais l’homme est ainsi fait qu’il ne badine plus quand, s’étant contraint à une attitude favorable à son interlocuteur, il s’aperçoit que ce dernier ne lui en sait aucun gré. Il oublie que cette attitude  n’était favorable qu’en apparence. Il oublie les pièges qu’elle servait à cacher pour ne retenir que ce qui lui apparaît tout à coup comme une trop grande bonté. Ce fut donc avec une voix dure qu’il ordonna aux agents de conduire Changarnier et Violette en cellule.

Lorsqu’il fut seul dans son bureau, il alluma une cigarette, puis, durant quelques secondes, pensa à ce qui venait de se passer. « Etrange, cette histoire, » se dit-il. Il se leva, fit quelques pas, puis entr’ouvrant sa porte :

- François, faites entrer Mme Chobar.

Quelques secondes après, une petite vieille pauvrement vêtue fit irruption dans le bureau. Elle était si intimidée, elle savait si peu qu’elle était une femme âgée, qu’elle n’osait faire un geste.

- Asseyez-vous donc, lui dit gentiment M. Maitrot, sans pourtant se lever.

- Oh ! merci, merci, ce n’est pas la peine.

- Mais si, mais si.

Finalement, la pauvre vieille obéit. C’était un autre spectacle propre à émouvoir un homme moins habitué que le commissaire à toutes les misères humaines que celui que donnait cet être timide, peureux, dans ce lieu. Le plus haut personnage à qui Mme Chobar avait parlé jusqu’alors était peut-être quelque employé de mairie. Et aujourd’hui, témoin important, elle était reçue dans le bureau d’un commissaire de police.

M. Maitrot la regarda avec indulgence. Plusieurs points étaient obscurs dans les déclarations de Mme Chobar. Certains soupçons effleurèrent son esprit. Les yeux sur la première déposition, prêt à saisir toutes les variations que pourrait faire le témoin, le commissaire de police dit :

- Je voudrais, madame, que vous me relatiez à nouveau les circonstances du drame avant de vous mettre en présence de l’individu que nous supposons être l’assassin.


*
*   *


L’histoire d’un meurtre
racontée par Mme Chobar.

- Je ne dors plus, monsieur le Commissaire, depuis le soir terrible. Il y a vingt-deux ans que j’étais au service de Mlle Sorelli. Il y a vingt-deux ans que je répétais que c’était imprudent d’être éclairées comme nous l’étions. Pensez donc, un magasin dont la devanture, large comme une porte, est la seule éclairée dans tout le passage. Partout de l’obscurité, des chiffons, des légumes, un cordonnier, tout cela dans un quartier envahi d’étrangers. Et puis, un seul endroit éclairé comme dans un boulevard et, dans cette lumière, des montres, des bagues, des foulards de soie, des bibelots anciens.

- Je voudrais que vous me parliez du crime.

- Eh bien, voilà comme cela s’est passé. Je m’apprêtais à chercher les planches avec lesquelles je fermais la devanture chaque soir. Ces planches se trouvent, car nous n’avions presque pas de place, dans une remise au bout du passage. Je venais de faire quelque pas, lorsque je vis entrer dans la boutique une jeune femme, assez élégante. Comme je savais que Mlle Sorelli n’aimait pas que je ferme la boutique pendant qu’il y avait un client parce que cela le faisait partir, je suis rentrée de nouveau. L’inconnue a demandé à voir une bague. Je me rendis alors dans le fond de la boutique pour y mettre un peu d’ordre, et surtout pour ne pas regarder ma maîtresse vendre, car elle n’aimait pas cela non plus. A ce moment, un homme jeune, grand, fort, entra à son tour et referma la porte derrière lui, avant elle était restée entr’ouverte. Toutes les étoffes de la devanture et celles accrochées à  la porte faisaient que du passage on ne pouvait pas voir ce qui se passait dans le magasin. J’entendis alors l’homme dire : « Nous allons garder cette bague. » Comme la femme la rendait pourtant à Mlle Sorelli, il la prit des mains de ma maîtresse et la mit dans sa poche. Ce simple fait me parut déjà drôle, car il n’avait pas encore été question de son prix. Mlle Sorelli dit alors :

- Elle est de cent cinquante francs.

- Bien, bien, je la prends, dit l’homme, mais j’en voudrais d’autres.

- Est-ce que vous sauriez reconnaître cet homme et cette femme ?

- Oh ! certainement.

- Bien, continuez.

- A ce moment, Mlle Sorelli se tourna vers moi. A son regard, je compris qu’elle était inquiète et qu’elle voulait que j’ouvre la porte. Je revins donc dans le milieu du magasin, mais comme il était très petit, il aurait fallu, pour que je puisse passer, que l’homme me fît de la place. Il ne bougea pas. Je n’osai lui demander de me laisser entrer. Sa femme, elle, ne s’occupait ni de lui, ni de moi, ni même de Mlle Sorelli. Elle regardait attentivement une robe qui pendait à un clou et semblait ne connaître personne. « Montrez-moi donc d’autres bagues », répéta l’homme. Je regardai Mlle Sorelli. Elle me fit un petit signe de tête. Ce fut à cet instant que le drame se produisit. « Est-ce que vous me prenez pour un bandit ? » dit cet homme en nous regardant l’une et l’autre. En réfléchissant j’ai compris que cet homme était décidé, en entrant, à faire un mauvais coup. Et s’il a mis si longtemps à le faire, c’est qu’il avait peur, qu’il cherchait une provocation pour se donner du courage. Comme il venait de me demander si nous le prenions pour un bandit, ma maîtresse lui répondit que c’était l’heure à laquelle nous avions l’habitude de fermer le magasin et que c’était pour cela que je devais le déranger pour passer. « Elle ne passera pas », dit-il brusquement. En même temps il tira un revolver de sa poche. « Votre argent, vite, vite, à toutes les deux. » Je me souviendrai toujours de la réponse de ma maîtresse : « Je veux bien… je veux bien », dit-elle. Je répondis comme elle : « Je veux bien », puisque je ne possède rien. Mlle Sorelli se dirigea alors vers le fond de la boutique comme pour chercher sa sacoche. Mais vous ne connaîtrez jamais Mlle Sorelli, puisqu’elle n’est plus. Elle tenait à son argent plus qu’à sa vie. Après avoir cherché ou plutôt fait semblant de chercher, elle dit : « Je ne le trouve pas. Attendez un petit peu. – Si tu ne me le donnes pas tout de suite, tu es morte. – Bien, je vous le donne. » Ce furent ses derniers mots. Elle s’approcha de l’armoire qui se trouve contre le mur de gauche, et qui est cachée par plusieurs fauteuils empilés les uns sur les autres. Derrière ces fauteuils, au pied de l’armoire, il y avait un tas de vieilleries, des dentelles, des peignoirs, une robe. Brusquement, elle prit à pleines mains ces hardes, les porta jusque devant sa poitrine et, se croyant à l’abri elle poussa un cri strident. Au même moment, il tira et, comme un fou, me repoussa dans le fond de la boutique. Au même moment, prise de peur, la femme ouvrit la porte et sortit en courant sans la refermer. L’homme, occupé qu’il était à chercher partout l’argent, ne s’aperçut même pas que la porte était ouverte et que du passage sombre on pouvait voir tout ce qui se passait dans le magasin éclairé. Pendant qu’il fouillait, je regardais de tous mes yeux le passage. Je ne sais pas combien de temps il resta, mais je sais que je vis un homme passer, puis un autre et que ni l’un ni l’autre ne détournèrent la tête. « Et ton argent à toi ? » me dit-il au bout d’un instant. J’étais tellement hypnotisée par la porte ouverte que je ne le regardai pas ni ne lui répondis. Il se retourna, vit le passage. Alors, sans plus s’occuper de moi, il s’enfuit. Et ce fut à ce moment que je perdis connaissance.

Lorsque Mme Chobar eut terminé son récit, le commissaire de police alluma une nouvelle cigarette, prit un crayon entre ses doigts et, à brûle-pourpoint, demanda :

- Vous avez un fils, madame Chobar ?

La pauvre femme, comme si elle se fut attendue à cette question depuis longtemps, répondit d’un trait :

- Oh oui, monsieur le Commissaire. Je sais ce que vous allez dire. Mais je vous jure que ce n’est pas lui. C’est une forte tête, il a tout fait, mais je vous jure que ce n’est pas lui.
- Comment se fait-il qu’il n’est plus reparu à son domicile depuis le soir du crime.

- Il a peut-être eu peur qu’on l’accuse. Je ne sais pas. Il est peut-être parti avec une femme. Mais je l’ai vu, l’assassin, et je sais que ce n’est pas mon fils. D’ailleurs, Mlle Sorelli avait fait son testament depuis longtemps. Elle n’avait pas de famille. Elle était très vieille, elle me léguait tout.

- Justement. Il faut chercher, dans un crime, quel en est le bénéficiaire. L’assassin n’a rien trouvé. Par conséquent, tout ce que possédait Mlle Sorelli va vous revenir.

M. Maitrot était un homme cruel. Il était convaincu de l’innocence de la vieille femme. L’enquête avait révélé, en effet, que le fils Chobar avait bien disparu depuis le soir du crime, malheureusement deux heures trop tôt. A 5 h. 45, il prenait le train à la gare de l’Est pour se rendre à Châlons-sur-Marne, où il allait rejoindre une femme employée dans une maison hospitalière de la ville. Ce détail, sa mère l’ignorait. M. Maitrot ne pouvait résister au plaisir de jouer avec cette malheureuse. Il lui était pénible de s’être trompé. Cette servante avait donc dit la vérité, elle avait donc gagné la partie ! Il aurait voulu pouvoir relever contre elle un grief quelconque. Il ne lui pardonnait pas d’être femme, d’avoir pour fils un chenapan, et d’être innocente et d’avoir dit la vérité. Il se vengeait en l’effrayant. Il espérait que dans sa peur d’être accusée, dans sa peur de perdre son fils, tout à l’heure, quand il la mettrait en présence de Changarnier et de Violette, elle se forcerait à les reconnaître dans son affolement. Alors, si Changarnier n’était pas le coupable, ce dont il était certain au fond de lui-même, ce ne serait pas fini avec cette femme dont le seul tort était d’être innocente comme un enfant.

- Je vais vous présenter un individu, dit le commissaire, qui, à nos yeux, est certainement l’assassin de Mlle Sorelli. Nous l’avons arrêté tout à l’heure, à deux cents mètres du passage où le crime a été commis. Il répond ainsi que sa compagne au signalement que vous nous avez donné de ce couple. Vous les regarderez avec la plus grande attention. Vous comprenez qu’il ne faut pas s’amuser à tromper continuellement la justice. Faites bien attention. Et avant de prononcer un mot, réfléchissez bien aux conséquences que vos paroles pourront avoir.

Quelques instants après, Changarnier et Violette étaient introduits dans le bureau du commissaire de police. Aveuglés par la lumière, ils restèrent un instant désorientés. Puis, comme s’il fut brusquement revenu à la réalité, Changarnier, toujours encadré par deux agents, dit avec volubilité :

- Alors, monsieur le Commissaire, vous me croyez maintenant, vous croyez que je vous ai dit la vérité, que je ne suis pas un vulgaire assassin, que je me suis rendu parce que ma conscience me commandait de le faire…

Il n’eut pas le temps de terminer. Mme Chobar l’interrompit.

- Ce n’est pas lui… non… non… non… ni elle. Ils étaient tout à fait différents, les miens.

__________


La neige tombait toujours. Il y avait peut-être une heure que Changarnier et Violette étaient sortis du commissariat. Ils marchaient côte à côte. Ils ne parlaient pas. Déjà les cafés fermaient leurs portes. La neige commençait à couvrir les chaussées où ne circulait aucune voiture.

Parfois, cependant, deux lignes noires, parallèles, s’en allaient sur le sol, vers le lointain.

- Ils ont finalement compris que j’avais raison, dit Changarnier avec calme. Ils ont compris que je ne mentais pas. Ils ont compris que je n’étais pas un vulgaire assassin. Enfin, toi-même, tu sais très bien que, lorsqu’ils m’ont arrêté, j’allais me rendre.

- L’essentiel est qu’ils nous aient relâchés.

- Naturellement, la vérité a été la plus forte. On peut se tromper, on peut commettre des injustices, mais tôt ou tard la vérité éclate. Il n’y a rien à faire contre cela. Les plus grandes puissances du monde sont devant elle comme des enfants. Quand un homme a la vérité pour lui, il vaincra. Ah ! ils auraient bien voulu que je ne dise rien, que j’accepte d’être pris comme un rat. Leur coup était bien monté. Mais nous avons la vérité pour nous, n’est-ce pas, Violette ?

- Depuis ce soir, je ne comprends plus rien à ce que tu dis. Je crois que le commissaire avait raison quand il a dit qu’on n’allait certainement pas tarder à t’enfermer dans une maison de fous.

- Tu me fais rire. Tu n’as donc pas compris qu’il a dit cela par dépit. Pense donc. Sur le point de gagner la partie, ils la perdent. S’il y a quelque chose qui n’est pas drôle, c’est bien cela.

- Je ne te comprends toujours pas.

- Enfin, c’est pourtant simple. On arrête un assassin au moment où cet assassin allait se rendre.

- Cela, je le comprends.

- Eh bien, on n’a pas le droit de dire qu’on l’a arrêté. On n’a pas le droit parce que, je ne sais pas comment te dire cela, on n’a pas le droit.

- Pourquoi ?

- Parce que je me suis déjà arrêté moi-même, que j’ai décidé d’expier un crime…

- Quel crime ?

- Laisse-moi parler. Ils ont cru arrêter un assassin et ce n’était plus un assassin.

- Il faut rentrer. Tu es malade. Tu as la fièvre. Tu as besoin de repos.

- Oh ! je n’ai pas sommeil. Je suis heureux. Je sens que je m’élève. Toute la bassesse humaine reste derrière moi et tu voudrais que j’aille dormir ! Marchons. Il neige, mais la neige est blanche, légère, heureuse comme moi. Elle tombe de plus en plus, mais au lieu de nous cacher l’autre monde, elle nous l’annonce. Il tombe toujours de la neige dans la nuit de Noël. Ne sois donc pas fatiguée au moment où je suis si heureux. Nous étions sans but, sans argent, sans amis, et maintenant tout est joyeux. Les hommes m’ont battu, accusé, puis ils ont compris la vérité.

- Quelle vérité ?

- Ils ont compris qu’il n’y avait rien de vulgaire en mon cœur, que si j’étais capable, dans un moment d’oubli, de commettre la plus terrible des actions, j’étais capable aussi de la plus grande pureté. Ils auraient pu m’enfermer, me martyriser. Ils ne l’ont pas fait et m’ont laissé à mon destin. « Suis ton chemin », m’a dit le commissaire de police. Oui, je le suivrai, mon chemin, tout seul, avec toi à mon côté. Plus personne ne nous barrera le passage.

- Il est une heure du matin, il faut rentrer.

- Je ne peux pas rentrer. Il faut que je suive mon chemin. Je ne veux pas les tromper.

Violette s’arrêta. Elle prit la main de Changarnier, le regarda dans les yeux.

- Tu sais que tu es malade ?

- Je ne sais pas.

Il voulut repartir droit devant lui. Violette le retint. Puis, comme il insistait toujours pour se dégager, elle le lâcha brusquement avec terreur. A son insistance douce, à ses paroles sans suite, à son expression égarée, il venait de lui apparaître subitement qu’il était peut-être réellement fou. Prise de frayeur, elle le regarda marcher devant elle, lentement, sans se retourner. Un instant, elle voulut courir derrière lui. Mais elle eut peur. Lorsqu’il fut à une cinquantaine de mètres d’elle, elle se décida à le suivre. Alors commença dans les rues désertes une promenade étrange. Deux êtres, comme s’ils ne se connaissaient pas, marchaient lentement à travers la ville. Le premier ne se retournait jamais. Le deuxième n’accélérait jamais le pas. Pourtant, après une demi-heure de ce manège, Changarnier s’arrêta, un peu comme un cheval qui arriverait au bout d’une impasse. Violette, malgré sa frayeur, le rejoignit.

- Maintenant, il faut rentrer.

Changarnier ne répondit pas. Il ne regarda même pas Violette. Il leva simplement sa main jusqu’à hauteur de sa tête, puis, avec la même tranquillité, reprit sa marche. Quand il eut fait une vingtaine de pas, Violette cria :

- Pierre.

Il continua sans entendre. Elle l’appela encore une fois, puis une autre. Quand il eut disparu à un tournant, elle resta un instant indécise, puis tristement elle se dirigea vers l’hôtel.


EMMANUEL BOVE.


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