DEVILLE, Etienne : Le Miracle de la Châsse de Monsieur Sainct Ursin.- Lisieux : chez l'auteur, 1922.- 11 p.-2 f. de pl.
SAISIE DU TEXTE : Sylvie Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (20.02.1996). RELECTURE : Anne Guézou. ADRESSE : Bibliothèque municipale de Lisieux - BP 216 - F 14107 Lisieux cedex. TEL. : 31.48.66.50. MINITEL : 31.48.66.55. E-MAIL : [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com
Diffusion libre et gratuite (freeware)
illustrations non reproduites

Le Miracle de la Châsse de Monsieur Sainct Ursin

par

Etienne DEVILLE

(On le trouve à Lisieux chez l'auteur, qui ne le vend pas. MCMXX)

En ce temps-là, la ville de Lisieux était en liesse et se préparait, par des fêtes somptueuses, à célébrer la dédicace de la cathédrale romane que venait de terminer l'évêque Hugues d'Eu.

C'était au milieu du XIe siècle, en 1055 exactement. La piété des Lexoviens avait permis l'achèvement de la basilique, commencée par l'évêque Herbert, où devait avoir lieu, dans la suite, le 15 mars 1091, l'ordination du moine historien normand Orderic Vital.

Soudain, un mal terrible, la peste noire, s'abattit sur la paisible cité, causant chaque jour de grands ravages, dont rien ne semblait pouvoir arrêter le cours.

Les Lexoviens désolés adressaient au Seigneur d'ardentes supplications, mais leurs prières restaient toujours sans écho.

Ce fut alors que quelqu'un se souvint avoir ouï dire qu'il se trouvait, à Bourges, les reliques insignes d'un saint archevêque qui avait déjà opéré maint prodige et procuré de miraculeuses guérisons de maladies contagieuses.

Cette nouvelle ranima aussitôt une lueur d'espérance dans le coeur des malheureux Lexoviens, qui placèrent aussitôt leur confiance et leur espoir dans la puissante intervention de ce saint guérisseur.

L'évêque et les chanoines de Lisieux firent alors une pressante démarche auprès des chanoines de Bourges, à l'effet d'obtenir la cession momentanée des reliques du saint archevêque.

Les envoyés du chapitre de Lisieux s'acquittèrent si bien de leur mission qu'ils revinrent bientôt, ramenant avec eux la châsse précieuse renfermant le corps de Saint-Ursin.

Quelques notables de Bourges avaient tenu à escorter les saintes reliques, honneur qui disait assez aux Lexoviens de quelle estime Saint-Ursin jouissait dans la capitale du Berry.

Le corps de Saint-Ursin était à peine arrivé à Lisieux, que le fléau cessa tout à coup, et les supplications firent place à un enthousiasme général. La châsse du saint fut l'objet de la reconnaissance publique et, pendant les fêtes de la dédicace de la cathédrale, occupa la place d'honneur dans le sanctuaire nouvellement consacré.

Les notables de Bourges qui avaient assisté aux fêtes splendides de la consécration de la basilique lexovienne, se rémémoraient toutes ces choses pour les raconter chez eux à leur retour.

Ce moment du retour, que les uns attendaient impatiemment, mais que les autres redoutaient anxieusement, arriva bientôt.

La fierte de Saint-Ursin fut alors replacée sur le chariot qui l'avait amenée, doucement posée sur une étoffe de brocart pendant de chaque côté.

Les chanoines de Lisieux, en grand costume, croix en tête, les bourgeois, le peuple, toute la cité, voulurent, une dernière fois, témoigner leur reconnaissance à Saint-Ursin, et une procession générale s'organisa pour escorter, par delà la ville, le reliquaire étincelant de dorures et d'émaux, renfermant le corps saint qui avait été pour eux d'un si grand secours.

La longue theorie, chantant des psaumes, priant dévotement, se mit en route et gravit lentement la rude montée de la forêt Rathouin, laquelle se trouvait alors à l'endroit où s'élève aujourd'hui la croix de Saint-Ursin.

Arrivé à cet endroit, le chariot qui portait la châsse s'arrête soudain à la grande stupéfaction de l'assemblée ; le reliquaire est devenu si pesant que le cheval ne peut plus faire un pas. C'est en vain que le conducteur l'excite et le frappe de son fouet, rien ne le peut faire avancer. Epuisé par d'inutiles efforts, le cheval est remplacé par une génisse qu'un toucheur aiguillonne aussitôt. Même impossibilité pour la pauvre bête qui ne parvient pas à faire avancer le véhicule.

Alors, le pieux évêque de Lisieux, se faisant l'interprète de la multitude inquiète, s'avança près de la châsse et adressa au saint cette prière : "O Saint-Ursin, si votre désir est de demeurer parmi nous ou de retourner à Bourges, manifestez votre intention, exaucez nos prières !".

Ramenée vers la ville, la châsse devint aussitôt légère, et la génisse la traînait sans difficulté. Dirigée vers Bourges, elle redevenait aussitôt tellement pesante qu'il était impossible de faire un pas de plus.

L'évêque Hugues et tout le peuple de Lisieux comprirent aussitôt que la volonté de Saint- Ursin était de demeurer dans la ville qu'il avait si miraculeusement délivrée.

La procession reprit donc le chemin de la cité et la châsse de Saint-Ursin, au milieu des chants de reconnaissance et des acclamations populaires, fut reportée dans la cathédrale dont elle devint le palladium ; et c'est ainsi que Saint-Ursin, archevêque de Bourges, devint le saint patron de la ville de Lisieux.

Longtemps, longtemps après, les chanoines de Lisieux voulurent avoir, dans leur cathédrale, une représentation fidèle du miracle qui attirait chaque année des foules de pélerins sous les frondaisons de la forêt Rathouin.

Ils s'adressèrent à un artiste dont l'histoire n'a malheureusement pas conservé le nom, et lui exposèrent l'objet de leur désir. Ceci se passait au début du XVIe siècle, sous le règne du roi François Ier, de fastueuse mémoire.

L'artiste anonyme exécuta sa composition qui fut placée dans la cathédrale Saint-Pierre, dans la chapelle dédiée à Saint-Ursin. Cette chapelle se trouvait dans le déambulatoire sud, elle est aujourd'hui sous le vocable de Saint-Antoine de Padoue.

Pendant près de deux siècles, la naïve peinture charma les regards des Lexoviens, qui ne manquaient jamais de la faire admirer et de la commenter aux étrangers et aux pélerins, que la curiosité ou la dévotion amenaient dans la vieille cité épiscopale.

Mais un jour vint où la vétusté, les ans, la poussière rendirent incompréhensible le vieux tableau de jadis. Les chanoines songèrent alors à en faire exécuter une copie qui devait remplacer "l'original vieil".

Ils eurent recours à un peintre nommé Villers, lequel, moyennant la somme de 45 livres 7 sols, repeignit sur toile le fameux polyptique de la légende de Saint-Ursin.

Un siècle plus tard, la Révolution survint, le tableau connut les affres de l'exil et échoua dans la boutique d'un brocanteur de la ville.

La main pieuse d'un confrère de la Charité de l'église Saint-Jacques le découvrit au milieu d'inutiles ferrailles ; il l'acquit de ses deniers et en fit don à sa confrérie, qui le plaça dans sa chapelle, au-dessous de la curieuse verrière que la Charité avait fait peindre en 1526, et qui représente la légende du pendu miraculeusement délivré par Saint-Jacques.

Aujourd'hui encore, le tableau de Saint-Ursin retient l'attention des visiteurs de la charmante église Saint-Jacques, élevée à la fin du XVe siècle par l'architecte Guillemot de Samaison, et tous lisent, avec curiosité, la légende suivante tracée sur le tableau :

COMMENT LES RELIQUES DE MONSIEUR SAINCT URSIN FURENT APORTEES PAR MIRACLE EN CETTE VILLE EN L'AN 1055 PAR LES SOINS DE HUGO, EVESQUE DE LISIEUX. CE TABLEAU A ESTE REFAIT SUR L'ORIGINAL VIEIL EN L'AN 1681. AUX DESPENS DE LA FABRICQUE RETOUCHE L'AN 1815.

Cette inscription, dans son laconisme archaïque, laisse perplexes ceux qui s'efforcent d'en pénétrer le sens, et la vue des deux cortèges ne leur apprend pas beaucoup "comment les reliques de Monsieur Sainct-Ursin furent aportées par miracle en cette ville".

Si l'on se reporte à un vieux livre imprimé à Lisieux au XVIIIe siècle, la Vie des saints patrons du diocèse de Lisieux, on y trouve une longue description de ce tableau et on constate que, tel qu'il nous est parvenu, il est amputé d'un panneau qui disparut probablement au moment de la Révolution. On y apprend aussi que Saint-Ursin fut un personnage considérable dont il est question dans l'Evangile, qu'il eut l'honneur de s'entretenir sous le figuier avec Jésus-Christ et que le divin Maître le choisit pour faire la lecture à la dernière Cène, le Jeudi Saint.

C'est précisément ce dernier trait de sa vie qui se trouvait sur le panneau qui manque aujourd'hui.

Le tableau de Saint-Ursin, dans son état actuel, ne comporte que la conversation de Saint-Ursin avec le Christ et les deux scènes du miracle qui se produisit sous les chênes séculaires de la forêt Rathouin.

La page d'histoire locale a été heureusement respectée et, malgré les restaurations inhabiles et les retouches maladroites dont il a été l'objet, le tableau de Saint-Ursin se présente encore avec toute sa poésie, sa naïveté, son parfum de vieille légende qui charmaient tant nos aïeux !


Retour
table des auteurs et des anonymes