FÉRET, Léon : Les Sociétés d'agriculture et l'enseignement agricole primaire.- Caen : Typographie C. Hommais, 1868.- 28 p. ; 17,5 cm.
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LES SOCIÉTÉS D'AGRICULTURE ET L'ENSEIGNEMENT AGRICOLE PRIMAIRE
par
Léon FÉRET
Officier d'Académie, ancien Président de la Société d'Agriculture de Pont-L'Evêque, etc.

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I

Plusieurs Sociétés d'agriculture encouragent depuis quelques années le développement de l'enseignement agricole dans les écoles primaires. Dans sa dernière session le Congrès de l'Institut des provinces demandait : « quelle part plus grande les Sociétés d'agriculture et les associations agricoles doivent prendre dans la direction de l'enseignement primaire agricole ? » Nous allons essayer de répondre en examinant d'abord dans quels établissements nos Sociétés doivent tenter de faire admettre l'enseignement agricole ; ensuite, comment elles doivent intervenir dans cet enseignement.

Nous pensons que, dans l'état actuel des choses, l'enseignement agricole doit être introduit dans toutes les écoles primaires, surtout dans les écoles rurales, et généralement dans tous les établissements d'instruction, soit primaire, soit secondaire, quand les besoins de la contrée le réclament. Nous savons bien que l'idée de donner des notions d'agriculture dans les établissements d'enseignement secondaire n'a pas été bien accueillie partout ; nous même, nous avons soulevé presque des colères en nous adressant, au nom d'une Société d'agriculture, au directeur d'une institution libre, pour l'engager à introduire l'enseignement agricole dans son établissement. Ce directeur, trop peu partisan de l'initiative privée, nous déclara alors, au milieu d'arguments longuement développés et qu'on est vraiment étonné de rencontrer sous la plume d'un homme sérieux, qu'il avait sous la main un professeur très capable, mais qu'il attendait que l'exemple lui fût donné par le lycée voisin.

A cette raison assez peu admissible il ajoutait que d'ailleurs le programme des études pour le baccalauréat étant trop chargé, il voyait de l'inconvénient à alourdir encore le bagage scientifique de ses élèves. Eh bien ! soit, avons-nous répondu, ne parlons pas de notions d'agriculture pour ceux qui se destinent au baccalauréat, - bien que nous croyons qu'elles leur soient utiles, - mais au moins, Monsieur le Directeur, ouvrez un cours facultatif pour ceux qui n'aspirent pas au diplôme de bachelier et qui se destinent à la vie rurale. Bien que l'institution dont nous parlons soit au centre d'un pays de culture, bien que la plupart des enfants qui la fréquentent ne suivent que les classes de français, M. le directeur a été inébranlable dans sa résolution. Les collèges d'Autun, de Pont-à-Mousson, de Parthenay, de Fougères, de Dieppe, les séminaires de Soissons, de Beauvais, l'institution Pagny, de Caen, etc., fournissent pourtant de beaux exemples d'enseignement agricole, mais ils ne suffisent pas encore, à ce qu'il paraît, pour déterminer les récalcitrants tels que M. le directeur de l'institution *** dont nous parlons.

Les Sociétés d'agriculture doivent donc s'attendre à trouver de la résistance dans quelques établissements d'enseignement secondaire. Est-ce une raison pour qu'elles ne fassent aucune tentative de ce côté ? Loin de là. Nous sommes de ceux qui redoublent d'efforts lorsqu'ils se heurtent à des oppositions, surtout à des oppositions systématiques. Nous conseillerons donc, parce que nous avons la conviction d'indiquer une chose utile et bonne, à toutes nos Sociétés d'agriculture, de répandre et de propager, le plus possible, l'instruction primaire agricole partout où elle peut rendre quelques services. Comment doit se faire cette propagande ?

L'ardeur qu'on est tout disposé à déployer pour la défense d'une cause que l'on croit éminemment bonne ne doit pas faire négliger les moyens conseillés par la prudence. En toutes choses, mais surtout en fait de progrès, la prudence assure le succès.

Ne cherchons pas à aller trop vite. Il ne s'agit pas, pour nos Sociétés, de transformer les écoles primaires en écoles d'agriculture, mais seulement d'y introduire l'enseignement agricole de manière à ce qu'il ne nuise pas aux autres branches de l'enseignement et que, néanmoins, il soit profitable, dans la plus grande mesure possible, à ceux qui le recevront.

M. Chauchard, député, dont l'opinion fait autorité en matière d'enseignement, disait l'année dernière aux instituteurs de la Haute-Marne : « La meilleure des écoles rurales est celle qui est empreinte du plus grand caractère de simplicité, et le meilleur des instituteurs est celui qui inspire le mieux aux jeunes paysans le goût de l'agriculture, le respect de la profession paternelle, l'amour du clocher natal. »

Cette ligne de conduite nous paraît très sagement tracée. Nous voudrions la voir recommandée par toutes nos Sociétés d'agriculture et suivie par tous les instituteurs. C'est là un programme, sinon d'instruction, au moins de véritable éducation agricole. Son application aurait, selon nous, l'immense avantage de bien disposer les enfants à apprendre les choses de l'agriculture et à les aimer ; par suite, ils seraient moins portés, lorsqu'ils deviennent grands, à déserter les champs paternels.

Ici nous nous trouvons en désaccord avec la majorité des fonctionnaires de l'Université : 63 inspecteurs d'Académie sur 89 pensent qu'il ne faut point regarder l'instruction primaire, telle qu'elle est donnée aujourd'hui, comme une des principales causes de la désertion des campagnes. Malgré des autorités aussi nombreuses et aussi imposantes, nous persistons à croire avec l'enquête agricole, que, jusqu'à ce jour, l'instruction primaire a fait plus de citadins que de cultivateurs.

La raison en est bien simple : jusqu'alors on a enseigné, dans les écoles primaires, précisément tout ce qui peut éveiller chez l'enfant l'idée des diverses carrières ou professions qui s'exercent à la ville, et on ne lui a jamais rien dit de l'agriculture. Ses parents, eux-mêmes, ont rêvé de le voir citadin, et ils ont fait tous les efforts, tous les sacrifices pour transformer le rêve en réalité.

Il est temps que l'on raconte à l'enfant les merveilles de l'agriculture comme on lui a raconté les merveilles de l'industrie ; il est temps de lui apprendre qu'aujourd'hui l'estime, la considération et les distinctions vont tout aussi bien trouver l'homme des champs que l'homme des villes ; qu'il est aussi honorable de tenir les manchons de la charrue ou d'élever de beaux animaux, que de conduire une machine ou de fabriquer de belles étoffes ; il est temps, en un mot, qu'on inspire à l'enfant, par tous les moyens possibles, l'amour de la vie rurale. Que nos Sociétés d'agriculture entreprennent cette noble tâche et nous croyons fermement que la génération qui peuple aujourd'hui les écoles primaires sera, quoi qu'on en dise, moins portée à abandonner la campagne.

II

M. le ministre de l'instruction publique a arrêté un programme d'enseignement agricole pour les écoles normales et les écoles primaires rurales, dont tout le monde connaît les dispositions. En le modifiant, selon les besoins et les cultures spéciales de chaque contrée, en y ajoutant quelques instructions sur les méthodes et les livres que les instituteurs doivent préférer, sur les devoirs des élèves et sur les travaux pratiques qu'ils doivent exécuter, ce programme pourra être suivi avec fruit dans nos écoles primaires.

Il est une recommandation importante à faire aux instituteurs, c'est de conduire leurs élèves, au moins une fois la semaine, pendant la saison des travaux, sur les exploitations agricoles et horticoles les mieux dirigées, et de les faire accompagner, autant que possible, par le directeur de l'exploitation ou par un membre de la Société d'agriculture qui leur donnera des explications à pied d'oeuvre.

Il serait vivement à désirer qu'un jardin d'expériences pût être annexé à chaque école rurale. Chaque Société d'agriculture devrait avoir aussi un champ où les méthodes et les cultures seraient expérimentées, les engrais et les amendements essayés. Ce champ serait un enseignement permanent, un livre constamment ouvert à l'usage des cultivateurs de la contrée, des instituteurs et des enfants des écoles. De temps en temps, un professeur d'agriculture, un agronome, y ferait des conférences, y donnerait des enseignements et des conseils.

A côté de l'espace réservé spécialement aux expériences, la Société pourrait avoir un terrain où elle ferait des cultures modèles et qui serait exploité à son profit. C'est ainsi qu'un comice agricole cantonnal qui ne demande à ses membres qu'une cotisation de cinq francs par an, est arrivé à une situation prospère en exploitant une pépinière modèle d'arbres fruitiers, dont tous les sujets sont vendus à un prix très modique.

A défaut de cette combinaison qui, dans certaines circonstances, peut présenter quelques difficultés d'application, chaque Société d'agriculture pourrait s'entendre avec un cultivateur de la contrée qui consentirait à faire sur ses terres les expériences qui lui seraient indiquées. Ainsi se trouveraient fondées de véritables stations expérimentales dans le genre de celles qui rendent de si grands services en Allemagne. Chacune de ces stations servirait d'école pratique à tous les cultivateurs, surtout à la jeunesse de nos écoles rurales. La Société d'agriculture de Nancy organise en ce moment une semblable station.

L'enseignement agricole ne doit pas s'arrêter aux enfants, il doit s'étendre aux adultes pour lesquels nous réclamons les conférences, les cours par des professeurs spéciaux, les soirées agricoles pendant lesquelles l'instituteur fera des lectures ou des causeries agricoles, enfin, les cercles agricoles où les adultes trouveront des journaux et des livres traitant de l'agriculture et des sciences qui s'y rapportent.

Si les moeurs et les habitudes rurales manquent aux jeunes paysans, elles ne manquent pas moins aux paysannes. Aujourd'hui l'école primaire des filles ne fournit que des couturières, des lingères, des blanchisseuses, des femmes de chambre. La servante de ferme ne se rencontre plus. Rendons-lui l'existence en faisant donner à la jeune paysanne une éducation et une instruction rurales, c'est-à-dire en lui apprenant à trouver le bonheur et la satisfaction de son amour-propre dans les soins et la direction d'un ménage rural, en lui enseignant à s'occuper de la laiterie, de la basse-cour, du parterre, du linge, etc.

Chez l'enfant comme chez l'adulte, le zèle a souvent besoin d'être soutenu et encouragé, c'est pourquoi l'attrait des récompenses a toujours une heureuse influence quand il s'agit de faire produire un effort quelconque, soit à la volonté, soit à l'intelligence. Que l'enseignement agricole se présente donc avec un brillant cortège de récompenses et d'encouragements. Pour les adultes, on organisera des concours de canton ou d'arrondissement ; dans chaque école primaire, les enfants auront également leurs concours et leurs palmes, enfin, les maîtres qui auront le mieux secondé les efforts des Sociétés d'agriculture en recevront aussi des récompenses.

Nous avions songé encore à l'établissement de concours de canton et d'arrondissement entre les meilleurs élèves des écoles primaires, mais des hommes compétents nous ont fait remarquer l'inconvénient de ces sortes de luttes. Les instituteurs prépareront quelques élèves spécialement en vue de ces concours. Cette préparation de quelques élèves seulement se fera aux dépens du temps qui doit être consacré à tous ; il en résultera que, forcément, le plus grand nombre sera négligé, et cela souvent pour une simple question d'amour-propre ; c'est d'ailleurs ce qui se passe dans l'ordre des faits matériels : tous les concours le démontrent surabondamment.

Il en résulte que beaucoup de primes s'égarent malheureusement trop souvent et viennent récompenser des faits isolés, des exceptions, au lieu de s'adresser à des faits normaux et accomplis d'après les règles d'une sage et intelligente administration. Ces considérations, également applicables à l'école et à la ferme, nous empêchent d'insister davantage sur les concours d'école à école entre les enfants.

III

Nous avons parlé d'organisation, d'enseignement, de récompenses, d'encouragements ; mais les ressources de nos Sociétés pourront-elles se faire face à ces nouvelles exigences ? Oui, si elles le veulent, et voici comment : Il fut un temps où l'agriculture était délaissée, abandonnée, presque méprisée. Quand on eut l'heureuse idée de la faire sortir de cette triste situation pour la replacer au rang qu'elle mérite, on multiplia les primes et les encouragements, on multiplia surtout les fêtes et les discours en l'honneur de l'agriculture. Tout cela attira l'attention de son côté et en peu de temps - on passe vite en France du dédain à l'enthousiasme - elle fut honorée de toutes parts et entourée d'estime et de considération. Aujourd'hui, l'agriculture marche fièrement à la tête de toutes les professions libres, elle a ses entrées partout, elle a sa place d'honneur dans les hautes sphères du gouvernement, en un mot, elle est fêtée, choyée, par toute la nation.

Nous applaudissons sincèrement à ce retour solennel du sentiment national, surtout s'il est bien sincère, vers l'agriculture. Fêtons-la, c'est justice, mais prenons bien garde de la griser.

Il est bon qu'au lendemain des discours, des palmes, des ovations, des banquets joyeux, l'agriculture fasse le bilan de sa situation ; il est bon qu'elle scrute ses propres forces. Eh bien, cet examen a été fait par l'enquête agricole. Qu'en est-il ressorti ? Une vérité affligeante : c'est que l'agriculture est ignorante. La plupart des cultivateurs de nos jours prétendent qu'on ne peut leur en remontrer. Nous voulons bien, pour leur être agréable, avoir l'air de penser comme eux et ne pas les renvoyer à l'école, mais au moins nous voulons y envoyer la génération qui grandit.

Les récompenses accordées aux laboureurs, aux éleveurs, aux engraisseurs, quoiqu'ayant réussi dans une certaine mesure, n'ont cependant pas atteint complètement le but ; pourquoi ? Parce qu'elles s'adressent le plus souvent à des hommes dont l'instruction agricole est à peu près nulle, ou au moins défectueuse, et que ces hommes consentent difficilement à changer leurs méthodes et leurs habitudes. Ils préfèrent, pour une raison de vanité et d'amour-propre, se borner à produire seulement en vue des concours et non pas en vue d'une amélioration véritable, d'un progrès sérieux et durable. Nos Sociétés d'agriculture pourraient donc supprimer avec avantage plusieurs des primes qu'elles distribuent depuis longtemps et diminuer l'importance des autres. Elles devraient surtout changer la nature de ces primes.

Les récompenses en argent et en médailles ont eu leur raison d'être. Il fallait d'abord frapper les yeux et s'adresser aux instincts pour remporter une première victoire. Aujourd'hui que l'agriculture a reconquis les sympathies générales et qu'elle est replacée sur son piédestal, il faut changer de moyens et s'adresser à la raison et à l'intelligence. Si on ne supprime pas brusquement les récompenses en argent, nous conseillerions au moins, ainsi que nous venons de le dire, d'en diminuer le nombre et l'importance pour les remplacer par des instruments et des machines agricoles, par des livres d'agriculture, d'économie domestique, d'histoire naturelle, etc., et par des abonnements aux journaux agricoles.

Nous insistons tout particulièrement sur ce dernier genre de récompenses. Le meilleur et le plus puissant instrument de propagande, c'est, sans contredit, le journal. Il fait chaque jour l'éducation politique de la France, pourquoi ne ferait-il pas son éducation agricole ? Les populations rurales n'aiment pas encore la lecture du livre, elles préfèrent celle du journal. Un livre est toujours trop long et manque d'actualité, sa forme est souvent trop didactique ; le journal, au contraire, est court, c'est l'actualité même et sa forme est plus légère, plus française. Le livre, c'est l'ami monotone qui n'a qu'une histoire à conter et qui la redit toujours, sans aucune variante, quand on l'interroge ; le journal, c'est le causeur agréable et plein d'entrain qui, chaque jour, apporte son histoire nouvelle : à lui donc tout naturellement les préférences. Il suit de là que c'est par le journal que nos Sociétés d'agriculture doivent répandre l'instruction agricole parmi les cultivateurs qui généralement n'aiment pas tout ce qui a la forme d'un enseignement, d'une leçon ; pour un grand nombre, il faudrait même trouver le moyen de les instruire sans qu'ils s'en doutassent, et, s'il était possible, inventer un journal qui fût agricole sans en avoir l'air. Nous n'exagérons rien. Cependant, la tâche, toute difficile qu'elle est, n'est pas au-dessus des forces de nos Sociétés d'agriculture, et si elles rencontrent quelques cultivateurs qui persistent à croupir dans l'ornière de la routine, elles auront la satisfaction d'en faire avancer le plus grand nombre dans la voie du progrès.

Mais il faut plus que des abonnements offerts à titre de primes pour que les journaux agricoles se répandent dans les campagnes, il faut l'organisation de cercles agricoles ruraux. En offrant des abonnements aux lauréats, eux seuls en profiteront, c'est-à-dire une très petite fraction de la population rurale et précisément la fraction qui, relativement, en aura le moins besoin. Au moyen des cercles agricoles, tous les cultivateurs, sans exception, pourront en profiter. Deux mots sur l'organisation de ces cercles.

Pour que l'institution fût complète et qu'elle révélât, dès le début, son caractère d'incontestable utilité, chaque chef-lieu de canton rural devrait être le siége d'un cercle agricole qui se tiendrait dans une des salles de la mairie ; on y recevrait les meilleurs journaux d'agriculture qui seraient à la disposition des cultivateurs et autres personnes, tous les dimanches et jours de marché, plus souvent même si besoin était. Chaque lecteur paierait une faible rétribution de 10 ou 20 centimes par séance.

De leur côté, les Sociétés d'agriculture affecteraient annuellement une modique somme de 20 ou 30 fr., plus si elles le pouvaient, à chacun des cercles de leur circonscription, puis viendraient s'ajouter à cette première somme les 10 ou 20 centimes payés par chaque lecteur et quelques dons particuliers ; enfin, chaque conseil municipal du canton pourrait porter, tous les ans, à son budget, une somme, ne fût-ce que 10 ou 15 fr. seulement, pour les besoins du cercle agricole cantonal. Avec ces ressources, qui ne seraient une charge pour personne, dans le plus petit canton, on pourrait créer un cercle agricole dont les revenus annuels seraient au moins de 350 à 400 fr., somme qui serait plus que suffisante pour payer les abonnements des journaux, et sur laquelle on pourrait encore prélever, chaque année, une portion pour achat de livres destinés à faire un fonds de bibliothèque agricole. Pour faciliter la lecture de ces livres, on pourrait, sur la demande qui en serait faite, en déposer chez quelques instituteurs, surtout chez ceux qui seraient éloignés du chef-lieu de canton.

Telle est l'économie, dans toute sa simplicité élémentaire, des cercles agricoles dont nous demandons la création et dont nous attendons les meilleurs résultats. Selon les ressources et le besoin, on pourrait, dans certains cantons, organiser plusieurs cercles agricoles, et les bibliothèques scolaires pourraient contenir des livres d'agriculture.

En parlant de l'organisation des cercles agricoles, nous ne croyons pas nous être éloigné de la question d'enseignement primaire agricole posée par le Congrès, car, selon nous, la science agricole étant nulle ou à peu près dans nos campagnes, enfants et adultes doivent recevoir le même enseignement, c'est-à-dire l'enseignement primaire ; la forme de cet enseignement seule peut varier. Nous avons la conviction que les journaux agricoles viendraient très utilement en aide à nos Sociétés d'agriculture et à nos instituteurs en consacrant quelques-unes de leurs colonnes à des notions élémentaires d'agriculture. De cette façon, l'enseignement primaire serait partout : au cercle comme à l'école, et partout, il serait à la portée de tout le monde et répondrait ainsi parfaitement aux indications du moment.

IV

Le Congrès a posé la question d'enseignement agricole ; nous aurions désiré lui voir poser aussi la question d'éducation agricole. Ce qui manque en France, généralement à tout le monde, c'est le goût des choses de la campagne, c'est l'esprit rural, c'est, en un mot, l'éducation agricole. De sages conseils, des lectures bien choisies, des visites aux exploitations, une couleur agricole donnée à tout l'enseignement primaire, peuvent faire naître chez les enfants une vocation agricole. Les cercles et les soirées agricoles peuvent arriver au même résultat chez les adultes. Sans cette précaution de la part des instituteurs primaires, de développer chez les enfants l'amour de l'agriculture, leur enseignement sera à peu près infructueux. Il faut donc de toute nécessité, à côté du livre d'instruction, le livre d'éducation agricole, à côté de la formule toujours un peu aride, l'histoire, le conte qui amuse et délasse. Malheureusement, nous avons fort peu de livres, de publications, en un mot de productions littéraires qui puissent nous aider à atteindre le but que nous recherchons. Parmi le très petit nombre que nous possédons, nous signalerons en première ligne aux Sociétés d'agriculture, aux instituteurs, enfin, à tous ceux qui s'occupent sérieusement d'enseignement agricole, deux livres : La Prime d'honneur et Petit Pierre ou Le Bon Cultivateur (1) ; ces livres sont dûs à la plume élégante et facile d'un homme de bien, d'un savant agriculteur à qui l'Institut des provinces vient de décerner sa plus haute récompense : M. Ch. Calemard de La Fayette.

Ces deux petits romans agricoles offrent un attrait soutenu du commencement à la fin. Une preuve de leur mérite, c'est qu'il s'en est vendu en peu de temps plus de 50 mille exemplaires. Voilà pour l'enseignement des enfants et des adultes ; mais il est important, et plusieurs voix très autorisées l'ont soutenu au Congrès, que l'éducation et l'instruction agricoles existent à tous les degrés de l'échelle sociale ; il faut que les jeunes gens qui se destinent aux fonctions du gouvernement, soit à l'administration, soit à la magistrature, puissent posséder le goût agricole, comme ils possèdent plus ou moins le goût littéraire, le goût musical ; il faut développer chez eux, jusqu'à un certain point, l'amour des choses de l'agriculture et surtout leur donner des idées justes et vraies sur cette science si importante et si peu connue chez nous ; il faut, enfin, suivre l'exemple de l'Allemagne, où tous les fonctionnaires connaissent l'agriculture. M. Léonce de Lavergne propose comme moyen d'arriver à la réalisation de cette idée, la création d'une Faculté des sciences agricoles, qui aurait ses grades comme les autres Facultés. Cette proposition a été unanimement appuyée par le Congrès.

Nous sommes très partisan des idées que M. de Lavergne et nous en appelons la réalisation de tous nos voeux. C'est alors que cette infériorité de nos agriculteurs, malheureusement trop constatée disparaîtra, c'est alors que les sympathies - trop souvent de convention - dont elle est entourée aujourd'hui, deviendront sincères. Mais pour en arriver là il faut que chacun se mette à l'oeuvre, il faut surtout que nos établissements d'enseignement secondaire entrent franchement dans le mouvement progressif ; au reste, nous sommes heureux de le déclarer ici, le nombre de ceux qui s'occupent d'enseignement agricole augmente tous les jours, et nous ne désespérons pas de voir M. le directeur de l'institution ***, qui nous a pris sans doute pour un révolutionnaire, organiser aussi des cours d'agriculture... peut-être un peu tard, mais cela viendra.

Nous devons nous arrêter là, car nous venons de franchir les limites de l'enseignement primaire. Nous nous résumerons donc en formulant les propositions suivantes :

1° Nommer, au sein de chaque Société d'agriculture, une commission dite Commission de l'enseignement agricole, composée de l'inspecteur des écoles primaires et de quelques membres de la Société, pour organiser et surveiller l'enseignement agricole dans tous les établissements d'instruction, principalement dans les écoles primaires rurales ;

2° Modifier le programme d'enseignement agricole adopté par M. le ministre de l'instruction publique et l'approprier au genre de culture de chaque contrée, y joindre des instructions concernant les méthodes et les livres que l'instituteur doit employer de préférence, sur les travaux théoriques et pratiques des élèves ;

3° Recommander les promenades agricoles et horticoles, insister tout particulièrement sur la création d'un jardin d'expériences auprès de chaque école et sur la création de stations expérimentales auprès de chaque Société d'agriculture ;

4° Encourager l'organisation de conférences, de cours d'agriculture, de soirées agricoles pour les adultes, et surtout de cercles agricoles ;

5° Faire donner une direction agricole à l'éducation et à l'instruction des filles, les habituer au soin d'un ménage rural ;

6° Insister tout particulièrement sur l'habile emploi de tous les moyens qui peuvent développer chez l'enfant, comme chez l'adulte, l'amour de la vie rurale ;

7° Récompenser les maîtres et les élèves. Nous croyons que le temps est venu d'opérer ces réformes dans les programmes de nos Sociétés d'agriculture. Tous ceux qui suivent attentivement le cours des événements reconnaîtront facilement que ce qu'il était bon et utile de faire, il y a dix ou quinze ans, dans l'intérêt de l'agriculture, n'a plus la même raison d'être aujourd'hui. A l'heure qu'il est, l'agriculture a d'autres besoins, elle en a un plus impérieux, plus pressant que les autres et qui est constaté à chaque page de l'enquête : c'est celui de s'instruire. C'est à nos Sociétés d'agriculture d'y pourvoir le plus promptement et le plus complètement possible.

V

Nous avons la certitude, à l'avance, que les propositions que nous avons formulées plus haut soulèveront des objections plus ou moins sérieuses, qu'on peut ramener à trois principales :

Première objection : Si vous changez la nature des primes, c'est-à-dire si vous supprimez les récompenses en argent pour les remplacer par des livres, des journaux, des instruments et des machines agricoles, etc., les concurrents n'étant pas suffisamment stimulés par ces moyens, se retireront de la lice et vos concours, vos fêtes agricoles disparaîtront.

« L'argent va assez souvent au cabaret, dit M. Delagarde dans le Journal de l'agriculture, et puis est-il bon, est-il moral de faire toujours de l'argent le couronnement de toutes choses ? Ne pouvons-nous donner un but plus élevé au génie du cultivateur ? Pourquoi ne pas prononcer le mot devoir à ce soldat de la bêche et de la charrue, à ce soldat de la vie, mot qui a tant d'empire sur le soldat du sabre et du canon, sur le soldat de la mort ? »

C'est dans l'enseignement, dans les livres, que le cultivateur apprendra la signification de ce mot : devoir ; c'est donc pour son instruction que les Sociétés d'agriculture doivent aujourd'hui faire les plus grands sacrifices.

Nous comprenons fort bien que quelques cultivateurs hésitent devant les frais qu'entraînent la participation aux concours ; qu'on accorde alors, dans certaines circonstances, une indemnité en argent, s'il y a lieu, même à ceux qui n'ont pas de primes, nous n'y trouvons rien à redire, mais que les récompenses ne consistent qu'en médailles, livres, journaux et instruments agricoles et jamais en argent.

Qu'on ne dise pas que, si l'on introduit ces modifications dans les programmes des concours, ils disparaîtront. C'est là une profonde erreur. Ils seront peut-être un peu moins tapageurs, ils ressembleront peut-être un peu moins à une cohue, mais ils seront plus sérieux et plus profitables, en même temps ils seront plus civilisateurs et plus moralisateurs. Qu'on ne dise pas non plus que l'émulation sera détruite, parce que le prix de la victoire s'adressera à l'intelligence et à la raison du cultivateur plutôt qu'à sa cupidité, parce qu'il consistera en livres et en instruments perfectionnés et non pas en argent.

On a pu penser ainsi tant que l'agriculture a été ignorante et méprisée ; mais au moment où le génie agricole de la France se développe, au moment où il plante partout son drapeau, les services et les progrès de l'agriculture ne doivent plus avoir, quand il s'agit de concours, l'argent pour stimulant, pour mobile, d'autant plus que la bonne agriculture, l'agriculture qui marche au flambeau de la science trouve toujours sa récompense en argent, c'est-à-dire la rémunération de ses efforts et de ses sacrifices, dans les merveilleux résultats qu'elle obtient.

Deuxième objection : Si tous les enfants de la campagne arrivent à posséder des connaissances en agriculture, ils auront dès lors d'autres vues, d'autres aspirations, ils trouveront trop humble la situation de domestiques ou d'ouvriers agricoles et voudront monter.

Assurément, l'instruction répandue dans les classes laborieuses agricoles et autres y développera - et cela fort heureusement - de nouveaux désirs ; assurément naîtront des ambitions légitimes, et nous nous en réjouissons. Mais, est-ce parce que l'ouvrier connaîtra mieux les choses de son métier et exécutera avec plus de perfection les travaux qui lui seront confiés, qu'il sera plus déraisonnable ? Est-ce parce qu'on aura développé son intelligence, que sa raison et son bon sens disparaîtront ? Evidemment non. Nous l'avons recommandé plus haut : tout en nous occupant de l'instruction, il faut nous attacher à l'éducation agricole, et, si nous considérons les ouvriers en général, nous dirons que, tout en propageant l'instruction parmi les classes ouvrières, il faut s'occuper avec soin de leur éducation sociale. Voilà ce qu'on néglige trop en France. On donne à l'ouvrier certaines notions spéciales qui lui sont fort utiles, sans doute, mais on ne lui dit rien de ses droits, de ses devoirs et des conditions auxquelles doit satisfaire une société pour le maintien d'un sage équilibre et d'un bon fonctionnement entre ses divers éléments ; c'est cela que l'ouvrier devrait apprendre dès son enfance.

L'éducation agricole des enfants n'est qu'une branche de l'éducation sociale. L'éducation agricole se développant en même temps que l'instruction, il en résultera que chacun, tout en désirant avancer, restera au poste qui lui sera échu et s'acquittera consciencieusement de ses devoirs, soit comme régisseur, contre-maître, domestique, ouvrier agricole, etc. Cette conclusion n'a rien d'exagéré.

En effet, l'éducation sociale-agricole enseignera aux paysans que, pour qu'une société soit prospère et marche sans secousse dans la voie du progrès agricole, il est de toute nécessité qu'il y ait des hommes, à divers degrés, qui commandent et distribuent le travail, et qu'il y ait aussi des hommes, également à divers degrés, qui exécutent ce travail ; elle leur enseignera encore que l'instruction est un capital qui produit d'autant plus qu'il se trouve dans de meilleures conditions pour son développement ; que ces conditions ne pouvant être les mêmes pour tout le monde, le produit de ce capital doit nécessairement varier et créer des situations inégales ; que ces situations inégales constituent précisément un état régulier, normal, sans lequel aucune société ne peut fonctionner.

Si l'instruction produisait les mêmes résultats chez tous les hommes, il s'en suivrait que tous seraient portés à entrer dans la même voie, à jouer le même rôle, ce qui serait un affreux contre-sens social. Dans ce cas, la société ressemblerait à une machine dont tous les rouages, ou pièces, auraient exactement les mêmes proportions, ce qui rendrait le fonctionnement du mécanisme impossible.

Eh bien, ces vérités si utiles à connaître, c'est l'éducation et l'instruction qui les rendront accessibles à tous les hommes. Donc, la diffusion de l'instruction est une oeuvre éminemment sociale qui, loin d'inspirer des inquiétudes, doit au contraire faire naître toute confiance dans l'avenir. Si maintenant nous appliquons les généralités qui précèdent à la question d'enseignement primaire agricole qui nous occupe, nous arrivons exactement à la même conclusion : c'est que l'agriculteur, loin de craindre les résultats de l'instruction que nous désirons voir répandre dans nos campagnes, doit les appeler de tous ses voeux.

Troisième objection : Les instituteurs primaires n'auront ni le temps suffisant, ni les connaissances pour enseigner l'agriculture à leurs élèves ; d'ailleurs, les enfants quittent, chez nous, l'école trop jeunes pour qu'il leur soit possible de profiter des notions d'agriculture qui pourraient leur être données.

En matière d'études, la distribution du temps est chose fort importante. On peut faire beaucoup ou peu, selon que l'on distribue bien ou mal son temps. Dans l'arrondissement de Pont-l'Evêque, un grand nombre d'instituteurs trouvent le temps, sans nuire aux autres branches de l'enseignement primaire, d'enseigner l'agriculture et la musique. Ce que nous voyons faire sous nos yeux depuis plusieurs années peut se faire partout et, à plus forte raison, s'il ne s'agit que de l'enseignement agricole. Quant aux connaissances des instituteurs, elles seraient insuffisantes s'il fallait dépasser les limites d'un enseignement très élémentaire, mais nous ne leur demandons que des éléments, et ils ont à leur disposition beaucoup de petits livres qui les exposent d'une façon très claire et très intelligible.

Avec ce secours, et quelques promenades agricoles, un instituteur de bonne volonté peut enseigner l'agriculture d'une façon très profitable. Sans doute, quand les enfants sortiront de l'école, ils sauront encore peu de chose, mais ils retrouveront, s'ils veulent en profiter, les cours d'adultes, les conférences où ils pourront continuer de s'instruire.

Nous croyons avoir répondu aux principales objections qu'on est dans l'habitude de faire contre l'enseignement primaire agricole. Encore une fois, nos Sociétés d'agriculture doivent porter de ce côté tous leurs soins, toute leur sollicitude, car c'est de ce côté que nous sommes faibles.


(1) En vente chez Hachette.
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