ANGOT DES ROTOURS, Baron Jules (1859-19..) :  Les brûleurs de 1830 en Basse-Normandie (1930).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.X.2008)
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1538) de Normannia, Revue bibliographique et critique d’histoire de Normandie, 3ème année - n°2, à Caen : chez Jouan & Bigot, 1930, pp. 685-708.

Les brûleurs de 1830 en Basse-Normandie
par
Le Baron Angot des Rotours

~*~ 

I

Parmi ce que l’on pourrait appeler les prodrômes ou les préludes de la révolution de 1830, l’épidémie d’incendies qui, déclarée quelques mois auparavant, jeta en Basse-Normandie des alarmes rappelant la grande peur de juillet 1789, est certainement l’un des plus curieux et surtout des plus mystérieux. Mystère voulu par ces brûleurs, dont manifestement l’action était concertée, et mystère bien gardé. Ni les instructions judiciaires de l’époque, ni les recherches ultérieures des historiens ne sont arrivées à l’éclaircir par des pièces à conviction irrécusables. Des incendiaires d’alors, souvent des jeunes filles, de pauvres bergers, Madame de Boigne a écrit dans ses Mémoires : « Il était évident qu’ils avaient été séduits, fanatisés. Mais par qui ? C’est ce qu’on n’a jamais pu découvrir ». Cette demi-obscurité ne me paraît pas rendre moins intéressant - au contraire - cet épisode centenaire d’histoire française.

Pour replacer les faits dans la couleur du temps, il faut avertir qu’alors n’étaient pas rares les incendies criminels, isolés ou par traînée, bien que la répression fût sévère (2). Les administrateurs et les magistrats de la Restauration avaient eu à se demander plus d’une fois si l’agitation révolutionnaire ne se manifestait point par ce genre d’attentats, notamment en 1816, 1822 et 1825. Au mois de mai 1822, en Picardie et en Haute-Normandie, les incendies s’étaient multipliés. On crut remarquer que les circonscriptions les plus atteintes étaient celles qui avaient à nommer des députés pour le renouvellement d’un cinquième de la Chambre. Un écrivain de l’époque (3), très royaliste évidemment, n’hésite pas à voir dans ces crimes une manoeuvre électorale. Il assure que les cultivateurs paisibles trouvaient, à leur porte, des avis de ce genre : Vote pour nous, ou ta maison sera brûlée. Le feu ne cessera que si les Bourbons ne sont plus en France. Le ministre de l’Intérieur, M. de Corbière, écrivait alors aux préfets de l’Oise, de la Somme et de l’Eure que ces sinistres semblaient renouveler les premières horreurs de la Révolution, et il ne doutait pas qu’à l’oeuvre des incendiaires ne fussent liées (les insinuations aussi odieuses qu’absurdes répandues sourdement dans les campagnes contre les nobles et les prêtres. » En 1825, nouvelle épidémie du même fléau dans l’Oise. Mais le préfet, M. de Puymaigre (4), se refuse à y soupçonner aucune machination politique : il préfère déclarer qu’il n’y voit goutte en cet odieux mystère qui trouble souvent son sommeil. Du faîte de la tour de l’ancien évêché de Beauvais, hôtel de la préfecture, il aperçoit parfois l’horizon nocturne flamber de lueurs sinistres. On parla beaucoup des incendies de Sissonne, près Laon, en mars 1829. Le feu, dans plusieurs fermes, paraissait avoir été mis par un berger jeteur de sorts, cerveau fêlé, avec certaines apparences de religiosité. C’était après un passage de missionnaires, qui n’avaient guère eu de succès et qui auraient, disait-on, menacé le pays des vengeances du ciel. Un pareil prétexte aux plus perfides insinuations fut copieusement exploité. Voilà de quelle série de troubles et de quel état des esprits il n’aurait pas convenu d’isoler l’épidémie du printemps 1830.

Ce qu’il faut surtout rappeler, c’est à quel degré de surexcitation les passions politiques étaient alors montées. La constitution du ministère Polignac, en août 1829, avait été accueillie par l’opposition libérale comme une insolente provocation. La Chambre des députés, par sa célèbre adresse des 221, le 16 mars 1830, notifia que le cabinet n’avait pas sa confiance. Rien ne pouvait choquer davantage le vieux roi, intraitable à revendiquer le droit de choisir ses ministres. Il prononça la dissolution de la Chambre par l’ordonnance du 16 mai, qui provoqua la retraite de MM. de Chabrol et de Courvoisier, l’entrée au Conseil de MM. de Chantelauze, de Peyronnet et du baron Capelle. Charles X, évidemment, avait plus de goût à s’occuper des préparatifs de l’expédition d’Alger, qui capitula le 5 juillet. Mais, à l’intérieur, les élections du 23 juin et du 3 juillet infligèrent une cruelle défaite à sa politique. Mettant son point d’honneur à ne pas céder, il crut pouvoir s’autoriser de l’article 14 de la Charte pour signer, le dimanche 25 juillet, les fameuses et fatales ordonnances, qui suivirent de si près les trois glorieuses (27, 28 et 29 juillet), et puis, le 16 août, l’embarquement du convoi royal à Cherbourg. Rarement la mer ne fut plus mauvaise qu’en ces quelques mois pour la pauvre nef de l’Etat français.

II

Si le Bocage normand, au sens étroit et vigoureux du mot, ne comprend guère que l’arrondissement de Vire, on peut, avec M. André Siegfried (5), appeler ainsi, en un sens élargi, « une région plus étendue et, d’ailleurs, homogène, qui s’étend entre St-Lô, Vire, Falaise, Ecouché, Alençon, Domfront, Mortain et la zone côtière de la Manche », contrée appartenant au « massif armoricain par ses grès rouges, ses schistes, ses landes semées de rochers qui affleurent ». Voilà où s’allumèrent, aux derniers jours de février, et où se propagèrent principalement, les mystérieux incendies. On peut dire que le pays leur convenait (6) avec ses habitations généralement isolées et d’un facile accès, aux toitures de chaume et tombant bas, avec sa population vive et impressionnable, avec ses clôtures plantées, ses fourrés et ses chemins creux, qui naguère avaient permis de chouanner longuement.

Au Nord-Est de Vire, en la commune de Bremoy, donnant son nom à une butte qui est l’un des points culminants du Bocage, ce ne fut qu’un poulailler qui brûla le premier dimanche de Carême, 28 février. Mais le feu reprit sept fois dans la même localité en mars, et il allait se rallumant aux alentours, en de capricieuses surprises, à St-Pierre-Tarentaine, à Saint-Georges-d’Aunay, à la Bigne, au Tourneur, au Bény, à Saint-Germain-de-Tallevende, à Saint-Jean-le-Blanc, aux Besaces, à Saint-Pierre-la-Vieille, à Vassy, au Champ-du-Boult, à Saint-Germain-du-Crioult, au Gast, à Saint-Sever, à la Graverie, à Chênedollé, à Coulonces, à Beaumesnil.

Non seulement la Cour de Caen, estimant avec sagesse que les autorités locales pourraient manquer de sang-froid et d’indépendance, évoqua nombre d’affaires d’incendie et envoya, pour les instruire, un conseiller et un substitut à Vire, où le feu fut mis le 29 avril en un cellier, mais, dans la capitale du Bocage, se rendirent aussi le préfet et conseiller d’Etat, comte de Montlivault, et le maréchal de camp commandant la subdivision militaire, comte d’Hautefeuille. Leur présence aurait fait dans le pays beaucoup d’effet et de bien, assurait-on à M. de Montlivault, qui écrit le dimanche 2 mai : « Nous avons été à la messe, en uniforme, avec les autorités locales et le détachement ».

Le 3 mai pourtant, presque sous leurs yeux, à Saint-Ouen-des-Besaces et à la Graverie, éclataient deux incendies. Il semblait que les brûleurs, après avoir été opérer dans les arrondissements de Mortain et de Saint-Lô, à Coulouvray, à Périers, à Sourdeval, à Percy, revinssent à celui de Vire, où, d’ailleurs, ils ne se cantonnèrent pas. Sans parler de ceux de l’Orne qui touchent au Calvados, le reste de ce département ne fut pas épargné. Le feu jeta l’alarme à Saint-Denis-de-Méré (16 mai), où dix-sept bâtiments furent atteints, à Epaney, à St-Martin-de-Sallen, à Falaise (26 mai), à Jort (16 juin), à Canon, au Breuil, à la Cressonnière, à Cambremer, etc. Dans le ressort de la cour de Caen du 18 février au 7 juillet, on n’avait pas relevé moins de 178 incendies ou tentatives d’incendie.

En vain, par de judicieuses adresses, M. de Montlivault s’efforçait-il de rassurer et de calmer ses administrés. Dans celle du 25 mai, il leur annonçait qu’en outre des renforts déjà parvenus et de l’ordre donné au 4e de ligne de suspendre son départ, une force militaire imposante allait arriver : deux régiments de la garde (7), l’un d’infanterie, l’autre de cavalerie, et qu’un des lieutenants généraux les plus distingués (le vicomte de Foissac-Latour), appelé à commander la 14e division, allait prendre la direction des troupes. « Ainsi, se plaisait-il à expliquer, se montrera d’un manière éclatante l’intervention du gouvernement. Ainsi seront démenties d’absurdes et perfides insinuations, que votre premier magistrat ne croit pas devoir combattre, parce qu’elles blessent à la fois le bon sens et l’honneur d’un département toujours fidèle. Aussi ne sont-elles pas votre ouvrage ; c’est encore une machination de ces lâches incendiaires, qui veulent ainsi exciter un mal moral plus grand que le fléau dont ils frappent ces contrées. Rappelez donc votre sagesse accoutumée, et défendez-vous de ces criminelles suggestions, comme vous vous défendez des torches qui menacent vos habitations. »

Tous les moyens étaient mis en oeuvre - bruits alarmants, lettres de menaces - pour effrayer et surexciter la population. Et l’on n’y réussissait que trop. Surtout dans les campagnes, l’insécurité provoquait un affolement contagieux. On montait la garde autour des habitations. « La surveillance des patrouilles s’annonçait au loin pendant les nuits par de fréquents coups de fusil, le son des cornemuses et le bruit qu’on produisait en frappant violemment des tonneaux vides. » Des histoires fantastiques se racontaient. Les paysans superstitieux s’en prenaient aux lutins. D’autres parlaient de l’homme au cheval blanc, qui aurait passé de la Manche dans le Calvados. Un soir, on l’aurait aperçu, fuyant à bride abattue.

Dans tout étranger, tout voyageur, colporteur ou mendiant qui passait, la population soupçonneuse espérait saisir l’un des brûleurs exécrés. Et l’on trouvait que ces passants étaient plus nombreux que de coutume. Beaucoup, semblaient, d’après leurs passeports, venir du Midi, de Toulouse notamment. On observa que certains colporteurs proposaient des montres marquées à l’aigle impériale ; d’autres, des Italiens, vendaient des bustes de Napoléon. Des agents de police secrète, dont se saisirent les paysans aux environs de Vire, furent très maltraités et les autorités eurent grand’peine à les sauver. Il serait même, dit-on, dans les environs de St-Lô, arrivé malheur à une innocente bourrique, laquelle n’ayant pas répondu à un qui-vive nocturne, fut prise pour un incendiaire, et fusillée.

Les récits dramatisés de ces malheurs étaient accueillis avec complaisance par la presse ; celle surtout des libéraux, non seulement par telle feuille locale comme l’Echo de la Manche (8), mais par le Constitutionnel, qui, dans la seconde quinzaine d’avril, revient cinq fois sur ce sujet. Les autorités administratives et judiciaires paraissent, au contraire, du moins au début, soucieuses d’atténuer les événements et de ne pas leur donner d’interprétation trop alarmante. De St-Lô, le préfet, qui manie facilement la plume, le comte d’Estourmel, écrit le 4 juin : « La chose est grave sans doute, mais les journaux ont pris soin de l’augmenter encore. D’officieux amis nuisent presque autant à l’ordre public que ses ennemis déclarés, et la maladresse de certains récits égale la malveillance de certains autres… J’apprends journellement par les gazettes nombre de choses arrivées dans le département, dont ni moi ni personne n’avons garde de nous douter. »


III

Le département de l’Orne, dont la partie occidentale, le pays du Houlme, confine au Bocage et que même certains géographes y englobent, ne fut point épargné par l’épidémie. L’évêque de Séez, Mgr Saussol, dans son mandement du 27 mai, ordonnant des prières publiques, leur donnait pour intention, non seulement la victoire sur le Dey d’Alger et l’heureux succès des élections, mais encore la cessation des incendies. « N’oubliez pas, prêchait-il aux fidèles, qu’au commencement de notre Révolution, on faisait aussi brûler les châteaux, et on publiait partout que c’étaient les nobles qui brûlaient eux-mêmes leurs habitations. Aujourd’hui qu’on brûle aussi les chaumières, on a l’audace d’accuser le gouvernement du Roi de ces incendies. » (9). Et d’Alençon, le préfet, le comte de Kersaint, écrivait le 21 mai : « L’inquiétude gagne… Dans plusieurs cantons, les habitants armés parcourent les campagnes en troupes nombreuses pendant le jour, et veillent, pendant la nuit, à la garde de leurs habitations. Les voyageurs surtout sont victimes de l’exaltation publique. Le moindre soupçon les expose aux excès… Ils sont arrêtés, fouillés. On tire sur ceux qui s’évadent. Il est difficile de croire que l’armement de la population ne soit pas le but auquel tendent les agitateurs. »

Si aucun des incendiaires du département ne put être saisi et traduit en justice (10), la nature de certains attentats, la traînée de certaines rumeurs, les réactions de la population furent des plus caractéristiques.

Il ressemblait à beaucoup d’autres l’incendie qui, le lundi 24 mai, sur les cinq heures du soir, s’alluma dans la toiture d’une ferme de M. de Caix, en la commune des Yveteaux. Mais des bergers racontèrent que, peu avant que le feu ne prit, ils avaient vu rôder trois inconnus dans le voisinage. Et ce fut l’occasion d’un grand émoi à Putanges, petit bourg assez voisin, où des gars excités chantèrent :

Ah ! ah ! ah ! c’est Polignac,
C’est Polignac qui nous vaut çà. (11)

Il dut y avoir aussi émoi à Briouze, le lundi 7 juin, lors de l’arrestation d’un homme aux allures suspectes, sur lequel furent trouvées des mèches soufrées ; et sans doute les récriminations allèrent bon train lorsque, conduit à Argentan, il fut aussitôt mis en liberté, s’étant fait reconnaître pour un agent de la police secrète. Dans les rapports officiels, je n’ai pas trouvé mention de l’incendie d’une grange à Chanu ; elle me paraît pourtant intéressante la tradition locale, longtemps conservée (12), d’après laquelle cette grange aurait servi pendant la Révolution à célébrer des cérémonies religieuses.

Le premier incendie de l’arrondissement d’Argentan - et il y en eut plus de dix autres, tant dans cet arrondissement que dans celui de Domfront - éclata au commencement de la nuit du samedi 22 mai, en un grenier dépendant du poste d’Habloville, sur la ligne du télégraphe aérien de Paris à Brest. Si les brûleurs avaient choisi ce point relativement culminant (256 m. d’altitude), n’était-ce point pour que la flamme s’aperçût de loin ? Ne semblait-il pas aussi que ce télégraphe attirât les incendiaires ? Le feu y avait été mis le 10 prairial an VII (29 mai 1799) par les chouans de Billard de Veaux, qui massacrèrent ensuite trois des gardiens (13). Des malveillants, qui ne furent pas découverts, avaient tenté de l’y remettre dans la nuit du 27 au 28 thermidor an VIII (15 au 16 août 1800). En mai 1830, il prit à l’extrémité des communs bordant l’un des côtés de la cour, dans un petit bâtiment que longeait un chemin. Il fut éteint assez vite, et les autorités, qui furent disposées à le croire accidentel et qui ne découvrirent pas de coupable, ne voulurent pas qu’il parût bien alarmant. Mais le dimanche matin 23 mai, à cinq heures et demie, le directeur du poste avait envoyé à son administration une dépêche moins rassurée, disant que le feu avait gagné une fenêtre de l’une des tours du télégraphe et que l’on n’avait pu qu’avec beaucoup de peine sauver la maison. Ce fut néanmoins de ce poste que parvint à Falaise, dans la soirée du 9 juillet, la nouvelle de la reddition d’Alger, quatre jours auparavant (14).

Le procureur du roi à Argentan dut se souvenir de l’instruction qu’il avait ouverte à la suite de cette alerte. Le juge d’instruction et lui revenaient d’une enquête sur les lieux lorsque, sur les neuf heures du soir, en traversant un village de la commune de Commeaux, ils furent assaillis et violemment menacés par une bande de paysans ivres et furieux. Ces hommes, qu’avaient sans doute fanatisés les bruits répandus sur la complicité du gouvernement, criaient aux magistrats : « Vous êtes des misérables, vous ne nous échapperez pas. »

A Antoigny, dans les environs de Bagnoles, ce n’était qu’à un monceau de fagots que l’on avait mis le feu, à la fin de la journée du 31 mai, lundi de la Pentecôte. Mais une servante qui avait donné le signalement d’individus suspectés, fut, peu après, trouvée dans un champ voisin, les yeux bandés et pendue à un arbre. Une autre fille de la ferme arriva juste à temps pour la dépendre et lui sauver la vie. On put rapprocher de ce fait ce qui était arrivé au Tourneur, près Vire. Là, un bûcheron, en mars, avait trop jasé sur un inconnu qui s’était fait servir, chez lui, à boire et à manger, puis avait fait flamber un feu mystérieux ; sa chaumière se trouva brûlée en avril. De pareils exemples étaient bien faits pour conseiller à ceux dont on sollicitait les témoignages dans les affaires d’incendie, un silence prudent. Ils le gardaient généralement, ce qui faisait dire au colonel de gendarmerie de Caen : « La vérité s’obtient difficilement dans ce pays. »

IV

Si, en juillet, l’affaire des incendies continue à passionner, c’est moins à cause des sinistres nouveaux, qui ne sont pas nombreux, qu’en raison du procès des incendiaires aux Assises de Caen. Leur tenue devançait d’un mois l’époque accoutumée. Elles s’ouvrirent le 15 juillet et durèrent une semaine. L’accusation fut soutenue par le procureur général lui-même, M. Guillibert (15). Il obtint quatre condamnations capitales, toutes contre des femmes, sans parler de la condamnation à vingt années de réclusion d’une fille Bourdeaux, qui n’avait pas seize ans lorsqu’elle avait mis le feu à Bremoy. L’intérêt portait moins sur la matérialité des faits, qui n’était guère contestable, lorsqu’elle n’était pas avouée, que sur les mobiles qui avaient fait agir les pauvres filles, sur les instigations dont elles auraient été les instruments. On s’efforçait d’obtenir des révélations ardemment réclamées à droite et à gauche.

La première condamnée fut une fille Marie Pauline, vingt-deux ans, journalière à Saint-Martin-de-Sallen, sans famille légitime. Elle avait essayé vainement de compromettre un domestique du général de Grouchy. Elle aurait, racontait-elle, été soudoyée par un cavalier inconnu, armé de deux pistolets, qui lui aurait ordonné, sous menaces, d’user d’une mèche incendiaire qu’il lui remettait. Elle aurait, d’ailleurs, entendu dire que le gouvernement serait bien aise de ce qu’elle allait faire, puisque l’on voulait faire revenir les étrangers en France. Elle se déclara près d’être mère, peut-être pour obtenir une commutation de peine. La nommée Marie Amand, de Vire, ne fut déclarée coupable qu’à la majorité, et le jury signa une supplique en commutation de peine. Elle n’avait opposé à l’accusation que ses dénégations et ses larmes. Lorsque l’arrêt lui fut lu, à une heure du matin, dans une salle mal éclairée par des lampes qui baissaient, elle poussa des cris lamentables. Une femme Couliboeuf, mère de cinq enfants, fut convaincue, malgré ses démentis obstinés, d’avoir tenté d’allumer un incendie à Jort le 18 mai (16).

L’intérêt porta principalement sur Joséphine Bailleul, dont les journaux détaillèrent le procès. On l’accusait, et elle se reconnaissait coupable d’avoir, le mercredi 26 mai, à Falaise, rue d’Acqueville, mis le feu à la maison dont sa maîtresse, une veuve octogénaire, était locataire. Ce commencement d’incendie, vite éteint, dans une cave servant de bûcher, n’avait certes rien de bien pathétique. Ce qui émouvait, c’était l’accusée elle-même, avec son morne désespoir et le mystère des motifs de son acte. Cette servante de dix-huit ans, de petite taille, au visage coloré, aux yeux et cheveux noirs, avait une physionomie agréable et douce. Ses parents, qui eurent neuf enfants, habitaient, cultivateurs modestes mais bien estimés, une commune voisine (17), dans le département de l’Orne. Elle y avait fait sa première communion à un âge peu avancé, et avait laissé bonne réputation. Elle avait dû, pour gagner sa vie, se placer d’abord chez un jardinier, où le travail se trouva au-dessus de ses forces, puis à Caen, et, en 1829 à Falaise. Sa vieille maîtresse ne trouvait à lui reprocher que d’aimer à causer et d’être un peu étourdie. Si le beau-fils du propriétaire de la maison lui témoignait quelque amitié, il n’y avait, sur sa conduite, rien à redire.

Les incendies du voisinage avaient paru l’impressionner. A propos de ceux qui, le 17 mai, à Epaney, brûlèrent une vingtaine de bâtiments et donnèrent lieu à de nombreuses arrestations, elle avait présagé qu’ils gagneraient Falaise et elle aurait murmuré que ceux que l’on arrêtait étaient parfois plus honnêtes que ceux qui les arrêtaient. De ces sinistres elle aurait, comme bien d’autres, accusé un grand personnage. Le crime lui fut-il, ainsi qu’elle le conta au cours de l’instruction, suggéré et payé par des cavaliers inconnus ? Faudrait-il chercher son mobile dans une autre voie, ingénieusement proposée (18) par le comte de Bastard ? Elle pouvait désirer que fût rendu libre l’emplacement de la maison occupée par sa maîtresse, parce qu’il était question de la remplacer par un café, que tiendrait le jeune homme qui lui témoignait de l’amitié. Aurait-elle, pour y arriver, mis le feu dans une cave ? On ne le saura probablement jamais. Les réponses qu’elle donnait aux magistrats, ne semblaient pas pleinement sincères. On avait l’impression qu’elle gardait son secret, et que, désespérée, elle souhaitait mourir.

Arrêtée le soir même de l’incendie qui avait été découvert à quatre heures et demie, elle avait tout de suite avoué. Elle était tombée dans une désolation éperdue. Avant de quitter sa maîtresse qui était couchée, elle s’était jetée sur son lit, criant : « Ah ! ma bonne dame, je veux rester toute ma vie avec vous. Ah ! si mes parents étaient donc là ! » Elle aurait dû dire plutôt : « s’ils avaient été là », parce qu’alors elle n’eut pas cédé à l’infernal vertige qui l’avait entraînée. Comment l’expliquer ? Aux magistrats de Falaise qui ouvrirent l’instruction avant que l’affaire ne fût évoquée par la Cour de Caen, elle raconta une histoire alors courante, d’inconnus qui lui auraient donné un peu d’argent et commandé de mettre le feu. « Je ne croyais pas, ajoutait-elle, que cela aurait de la suite en le mettant dans le bûcher. » A Caen, devant le président des Assises, le conseiller Barbé de Longprey, elle reprit le même thème avec quelques variantes.

Au début des poursuites, il lui était échappé des paroles étranges. A l’aube du jour qui suivit son arrestation, elle fut prise de suffocations et de déchirements d’estomac si cruels que l’on se demanda si elle ne s’était pas empoisonnée. Elle pria qu’il lui fut permis de voir son confesseur, le curé de Saint-Gervais. Ce prêtre fut appelé. Mais, avant qu’il arrivât, une personne qui donnait des soins à la détenue l’entendit murmurer d’une voix basse et altérée : Va, va ne crains pas. Se parlait-elle ainsi à elle-même ? Répétait-elle des paroles de quelqu’un dont elle ne voulait pas trahir le nom ? Mystère. Deux jours plus tard, ses parents vinrent la voir. A leurs adjurations de faire connaître qui l’avait poussée elle ne répondit que par des pleurs. Mais, eux sortis, elle se jeta hors de son lit et se mit à sangloter par terre, en disant qu’elle seule avait eu l’idée de mettre le feu, que personne ne l’y avait excitée, que c’était une pensée qui lui avait été inspirée par Satan.

La salle des Assises à Caen, le mardi 20 juillet, était comble. Dans les places réservées, les dames se mêlaient aux magistrats. L’abattement et l’épuisement de Joséphine Bailleul impressionnaient. Depuis son arrestation jusqu’à sa translation à Caen (2 juin), elle n’avait pris d’autre aliment que quelques verres d’eau sucrée, comme si elle eût voulu se laisser mourir de faim. Au début de son interrogatoire, elle fut prise de convulsions qui obligèrent de suspendre l’audience, et on la conduisit, seule avec son avocat, Me Bardout, dans la salle des jurés, où elle resta plus d’une heure. Pour la faire parler, on lui fit adresser d’émouvants appels. On lui lut une lettre écrite par un oncle, curé de campagne. Un autre de ses oncles, un vieux cultivateur aux cheveux blancs, vint la presser de ses supplications. Elle pleurait sans rien dire.  Le curé de Saint-Gervais, que l’on reprochait aux magistrats de Falaise d’avoir laissé, le 27 mai, conférer avec la détenue, comparut et fut invité par le procureur général à préciser la doctrine de l’Eglise sur le devoir de conscience de l’accusée. « Je crois avec les meilleurs théologiens, déclara-t-il, que dans un cas pareil, lorsque les intérêts de la société sont compromis, que la sûreté générale est exposée, un accusé est, en conscience, dans l’obligation de faire connaître ses complices ». La plaidoirie de l’avocat fut surtout une adjuration à la cliente, en vue de la décider à livrer son secret. Celle-ci se pencha vers lui, par un geste qui fit sensation, lorsque le président commençait son résumé. Mais ce fut seulement pour lui dire : « Je vous en supplie, laissez-moi condamner ». Elle écouta la lecture de son arrêt de mort avec une froide et silencieuse résignation.

Au mois de novembre suivant, fut mis en vente à Paris un volume anonyme intitulé Les incendies de la Normandie en 1830. Scènes historiques contemporaines. C’est ce que nous appellerions aujourd’hui de l’histoire romancée, très romancée et plus faible encore comme roman que comme histoire. Le texte a dû être rédigé en hâte, puisqu’il contient quelques-uns des propos caractéristiques de Joséphine Bailleul à son procès. Les paysages sont tellement conventionnels que l’on hésite à imputer ces pages à la plume d’un Normand. L’auteur ne se révélerait tel que par sa prudence à ne pas prendre parti entre les accusations opposées qui s’échangeaient alors de droite et de gauche. Mais il les rapporte tant bien que mal. Et son livre très médiocre, peut servir à donner quelque impression de cette atmosphère surchauffée.

V

Les comptes rendus des Assises de Caen parurent dans les journaux à la veille ou au lendemain des ordonnances du 25 juillet. Celles-ci devaient occuper davantage que les exploits des brûleurs qui se raréfiaient. « Le feu ne va plus », aurait dit (19), vers cette époque, un de leurs chefs. C’est vrai, mais seulement en gros. D’abord de nouveaux incendies s’allumaient encore, de ci de là, sinon en Basse-Normandie, du moins ailleurs. Puis les anciens se ravivaient, en quelque sorte, au cours d’ardents débats.

Il ne faudrait pas croire que les incendiaires n’aient opéré qu’en Basse-Normandie. De Bretagne, Lammenais (20) écrivait à Berryer, le 22 mai 1830 : « Ce pays-ci est dans de cruelles alarmes : la bande d’incendiaires qui désole la Normandie y a pénétré… déjà plusieurs crimes de ce genre ont été commis dans notre voisinage ; nous n’avons nous-même échappé que par un grand bonheur ». Peu après, on signale aussi des sinistres dans la Mayenne. En juillet, ils se propagent aux environs d’Angers et affolent la population. Le préfet, le comte de Bagneux, écrit le 11 juillet, au Ministre de l’Intérieur : « L’exaspération est à son comble dans les campagnes. Un grand nombre de colporteurs étrangers continue à se montrer : ils ont tous des passeports délivrés de Paris et de fraîche date... Des propos inquiétants sont répandus et accrédités. Les reproches de complicité n’épargnent ni les classes les plus élevées de la société, ni le gouvernement lui-même ». En octobre, dans la partie orientale du département de l’Orne (arrondissement de Mortagne), qui faisait autrefois partie de la petite province du Perche, s’allument à la Fourche, près de Condé-sur-Huisne, des incendies qui se propagent bientôt dans l’arrondissement de Nogent-le-Rotrou et aux environs de Bellème. Au cours de ce même automne, on en signale d’autres dans le canton de Méru (arrondissement de Beauvais) et à Dijon. Ce n’est pas en un tour de main que s’apaisent les flots soulevés par la tempête.

Puis d’autres débats judiciaires firent suite à ceux qui, en juillet, avaient rendu si émouvantes les Assises de Caen. Dans cette ville même se tinrent, en décembre, de nouvelles Assises, avec condamnation capitale pour incendie ; mais le principal incendiaire était le propriétaire de la maison brûlée, qu’il n’avait pas encore payée et qu’il avait eu soin d’assurer. Aux Assises de Coutances, en novembre, fut condamnée à mort, une fille convaincue d’avoir, en juin, incendié un pressoir à Jobourg. Le maire dudit lieu, cultivateur de son principal métier, et greffier de la justice de paix de Beaumont-Hague, donna un intermède comique par son adresse normande à répondre sans répondre aux questions du président. Aux Assises tenues dans la même ville en juin-juillet 1831, il y eut encore un ricochet d’une affaire d’incendie de l’année précédente dans la Manche. Mais c’était surtout à la Cour d’Assises d’Angers, en janvier, que les débats avaient été passionnants et passionnés. Ils aboutirent à la condamnation d’une fille incendiaire, qui dénonçait comme instigateur son confesseur. On fit appel au témoignage de magistrats qui avaient pris part aux poursuites contre les brûleurs de Basse-Normandie. Le procureur général fit de son réquisitoire une véhémente mercuriale contre le gouvernement déchu et contre les Jésuites.

Evoquée à Paris même, l’affaire des incendies de Basse-Normandie fut débattue en des tribunes retentissantes : à la Chambre des Députés et à la Chambre des Pairs. Dans le célèbre procès des ministres de Charles X (21), l’accusation avait cherché, si étrange que cela nous paraisse aujourd’hui, à trouver là des griefs à la charge de Polignac et de ses collègues. Soupçon insinué assez directement par M. de Salverte dans son discours du 13 août à la Chambre. Il n’est pas absolument écarté par le rapporteur de la Commission, M. Bérenger (23 septembre), qui déclare que de ces terribles trames on n’a pas encore révélé le secret. Aussi l’examen minutieux de cette ténébreuse affaire tint-il une place notable dans les travaux de la Commission de la Cour des Pairs, chargée d’instruire le procès, commission composée du baron Pasquier, président, du comte de Bastard, rapporteur, du comte de Pontécoulant et du baron Séguier.

Les hauts commissaires eurent la curiosité de faire venir et d’interroger, en novembre, trois condamnées de Caen. Naturellement, ils n’en purent rien tirer de nouveau. Marie Pauline, l’incendiaire de Saint-Martin-de-Sallen, ne fit, au dire du rapporteur, qu’ajouter quelques contradictions de plus à celles dont ses interrogatoires antérieurs étaient remplis ; on reconnut en elle une fille dépravée depuis sa plus tendre jeunesse, et que le vice avait préparée pour le crime. La fille Bourdeaux, la mineure qui avait mis le feu à Bremoy, renouvela bien contre le curé dudit lieu les dénonciations qu’elle avait faites tardivement, en octobre, et qui semblaient lui avoir été conseillées alors par un oncle. Mais, vraiment, elles étaient trop peu confirmées par l’instruction pour qu’il fût possible d’en faire état. Quant à l’intéressante Joséphine Bailleul, dont le comte de Bastard a imaginé, je l’ai indiqué, d’expliquer la conduite par une hypothèse ingénieuse, elle resta mystérieuse, laissant se demander s’il fallait attribuer ses réticences « à la terreur que lui auraient inspirée de grands coupables, ou à la crainte de compromettre par des aveux plus complets l’objet d’une secrète affection. »

L’ancien préfet du Calvados fut entendu aussi. Avec une fermeté courageuse, et tout en reconnaissant qu’il ne pouvait appuyer sa thèse d’aucune preuve positive, le comte de Montlivault maintint son opinion que « les incendiaires étaient dirigés par des gens intéressés à agir contre le gouvernement ». Il tint surtout à affirmer que toutes les autorités administratives et judiciaires avaient fait les plus grands efforts pour arriver à la découverte de la vérité. C’est ce dont rendirent aussi témoignage les déclarations autorisées de M. de Guernon-Ranville devant la Commission de la Chambre.

Sur l’énigme des incendies elles n’apprirent rien, mais elles sont bien révélatrices de l’état des esprits, les observations de quelques députés libéraux du pays, qui crurent devoir prendre la parole à la Chambre des députés, et que la commission des pairs crut devoir entendre. M. Enouf, député de Saint-Lô, raconta une histoire de deux prétendus trappistes, arrêtés à Saint-Hilaire-du-Harcouet, relâchés trop vite, et il ne craignit pas d’insinuer « que le clergé aurait pu être l’intermédiaire entre l’administration et ceux qui auraient été les exécuteurs de ses ordres secrets ». Le baron Mercier, député d’Alençon, reprocha aux autorités d’avoir eu l’idée préconçue de voir dans les incendies « une tentative révolutionnaire », et dauba sur la manière dont les poursuites avaient été menées. Le comte de Bricqueville, député de Valognes, ne put se dispenser de faire écho aux récriminations de son parti, tout en déclarant qu’il n’entendait se porter accusateur de personne. C’était un gentilhomme de vieille souche, brave et ardent. Ancien aide de camp du général Lebrun, lieutenant-colonel de lanciers en 1814, il eut alors un geste heureux (22). Rencontrant Louis XVIII qui revenait et qu’escortaient des Prussiens, il se fit céder la place par l’officier étranger et dit au roi qu’il allait accompagner jusqu’à Saint-Ouen : « Sire, Votre Majesté ne doit rentrer en France que sous la protection des Français. »

Le rapport du comte de Bastard, présenté le 29 novembre, à la Cours des Pairs, consacre à l’affaire des incendies de longues pages très étudiées. Il conclut, on ne peut plus affirmativement, à la non culpabilité des ministres. Mais il s’en tient à cette conclusion négative. Le chancelier Pasquier, dans ses Mémoires, fait exactement de même. Le 18 décembre, au nom des commissaires de la Chambre des députés, M. Persil, en son réquisitoire, aboutit lui aussi à un non-lieu à l’égard de Polignac et de ses collègues. Il faut pourtant trouver une explication au déclenchement de ces attentats. Oh ! ce n’est pas bien difficile à découvrir. Il y a une conjecture qui seule paraît vraisemblable à M. Persil. « Les incendies, expose-t-il, appartiennent à ceux qui ont poussé à l’adoption des fatales ordonnances. Au-dessus des ministres, au-dessus du roi lui-même trop faible pour ne pas céder quand on lui parlait au nom du ciel, s’était formée une puissance que la religion du serment cachait à tous les yeux. On l’a appelée gouvernement occulte, camarilla, congrégation, jésuitisme, le nom est indifférent ».

Ce qui aurait dû être pour les accusateurs de Polignac d’abord, puis du parti prêtre, une salutaire leçon de prudence, c’est l’appui compromettant que vint leur offrir un certain Berrier ou Berrié. Détenu à Toulouse, il écrivit, en octobre, deux lettres, l’une à M. Bérenger, l’autre au rédacteur de La France méridionale, annonçant qu’il était à même de faire des révélations (23) sensationnelles. Cela lui valut du moins un voyage à Paris, où il fut logé à la Conciergerie et entendu par la commission de la Cour des Pairs. Il chargeait à fond les Jésuites, disant qu’il avait, par eux, été mis en relation avec Polignac, et que celui-ci l’avait chargé d’organiser les incendies. Convaincu de mensonges éhontés, de vols, des pires malpropretés, ce dégoûtant personnage s’effondra dans le mépris et dans la boue. Mais on avait fait à ses dénonciations une publicité très étendue : je doute qu’il en ait été faite une pareille à son effondrement.

Cependant, le thème donné par M. Persil devenait, en quelque manière, la version officielle. Elle est reprise par le procureur général aux Assises d’Angers en janvier 1831. C’est sur elle que les Annuaires du Calvados et de la Manche, rédigés sous l’inspiration de la préfecture, exécutent des variantes. On la porte, un peu transformée, au théâtre. Un auteur en quête de succès, Alexis de Comberousse, fait jouer par Mme Dorval, à la Porte Saint-Martin, le 24 mars 1831, une sorte de mélodrame en trois actes et sept tableaux, intitulé L’Incendiaire, ou le Curé et l’Archevêque. On y noircit à plaisir un orgueilleux prince de l’Eglise, qui aurait ordonné à une pauvre fille de mettre le feu chez un cultivateur impie, et que l’on oppose à un prêtre de campagne, philosophe à la Béranger. Si l’on se souvient que le pillage de l’archevêché de Paris date du 14 février, on reconnaîtra que la pièce avait, du moins, un certain mérite d’actualité.

VI

Que conclure ?

Si, avec le recul du temps, il apparaît aussi absurde d’imputer les incendies de 1830 aux jésuites qu’à Polignac, si les deux rumeurs se valent, on ne saurait en rester là. Personne, parmi les contemporains tant soit peu informés, ne doutait que la plupart de ces attentats ne fussent la mise en oeuvre d’une obscure machination. Son mystère est-il absolument impénétrable ? Sans doute on peut regretter qu’aucune preuve positive n’ait été découverte, permettant de saisir, en quelque sorte, sur le fait les meneurs. Mais n’y a-t-il pas des présomptions assez fortes pour fonder une opinion raisonnable ? Reconnaître en cette traînée d’incendies une effervescence de passion révolutionnaire me paraît une explication très plausible, à condition, évidemment, de la bien entendre.

Il ne s’agit pas de soutenir que, dans cette épidémie d’incendies qui semblent contagieux, tous absolument aient été d’inspiration révolutionnaire. Ce serait une vue trop simpliste, et peu conforme à l’habituelle complexité des affaires humaines. D’autres facteurs ont pu jouer : cupidité, vengeances, inimitiés souvent si âpres entre voisins, esprit d’imitation qui produit une sorte de suggestion et qui, spécialement en ce genre de crimes, agit souvent. Notre temps a volontiers étudié ces phénomènes de monomanies morbides, d’obsessions et d’impulsions irrésistibles. On ne les ignorait pas alors. Le procureur général de Caen notait, en novembre 1830, que l’on avait vu des enfants jouer entre eux à l’incendie, tant l’idée de feu dominait les esprits. On citait ce propos d’un petit Virois à son camarade : « Tu vas voir comme ça flambe. » Mais qui donc avait déterminé ce courant ? Qui avait donné et multiplié des exemples pouvant entraîner les têtes et les consciences faibles ?

Si l’on me disait que parler d’effervescence révolutionnaire c’est rester dans un certain vague (24), je répondrais que c’est intentionnel. Les journaux et les propos de l’époque (25), du côté droit, allaient bien plus loin dans leurs soupçons et leurs insinuations. On incriminait carrément les libéraux. Ceux-ci protestaient, indignés, et la plupart, sans doute, à très bon droit. Mais, tout de même, les brûleurs de 1830, comme Louvel dix ans plus tôt, besognaient, en francs-tireurs, dans le même camp que les adversaires irréductibles de la branche aînée des Bourbons, ceux qui étaient déterminés à la renverser par tous les moyens. Les quatre sergents de La Rochelle, qui, en septembre 1822, avaient payé par une mort brave leur crime de conspirateurs, s’étaient refusés à dénoncer aucune personnalité notable, plus ou moins complice ; mais on a l’impression qu’ils l’auraient pu. L’affaire des incendies devait rester plus secrète encore, comme une conspiration anonyme des passions révolutionnaires qui se soulevaient. Leur flot continua, d’ailleurs, à s’agiter, alors même que cela déplaisait fort à la bourgeoisie libérale, satisfaite d’avoir vu congédier Charles X et voulant s’en tenir à une révolution politique.

S’il nous est moins difficile, à un siècle de distance, de reconnaître le véritable caractère des incendies de 1830, j’imagine pourtant qu’il avait été entrevu déjà par nombre de contemporains. Le Français moyen d’alors c’est, si vous voulez, Joseph Prudhomme. Sans doute, on l’entend bien répétant des phrases comme celles-ci : « Que l’ultracisme se reconnaisse à ses oeuvres : les incendiaires de la Normandie ne sont que les exécuteurs de ses arrêts (26) », - ou bien : « Les incendies… fléau politique… né dans les gothiques ateliers où se retrempent et les fers usés des peuples, et les poignards émoussés des disciples de Loyola » (27). Mais il arrivait à Joseph Prudhomme, comme au reste des humains, de varier en ses opinions. En d’autres moments, plus lucides, j’ai idée qu’il devait se tenir des propos dans le genre des suivants : « Si bête et si noir que puisse être M. de Polignac, ceux qui ont voulu le faire passer pour un brûleur de chaumières se sont tout de même par trop moqués du peuple. - Pour éclaircir la justice, lorsque l’horizon se rembrunit, que le char de l’Etat navigue sur un volcan, la crainte et l’horreur du jésuite ne suffisent point. - Ce n’est pas impunément que l’on agite les brandons de la discorde civile et que l’on attise les haines révolutionnaires. - Quand donc les Français auront-ils pitié de la France ! »


Baron ANGOT DES ROTOURS.


NOTES :
(1) Comme éléments de documentation je dois me contenter ici d’indiquer, parmi les documents manuscrits : aux Archives nationales BB18 1182, F7 9314 et 9317, CC 546-551 (affaire du 25 juillet 1830, et, à la Bibliothèque de Caen, le ms. des Mémoires de L. Esnault ; - parmi les imprimés : La Gazette des tribunaux et les journaux de l’époque, - Louis Blanc (Histoire de dix ans) ; Dulaure, Histoire des cent jours), - les histoires de la Restauration de Lamartine, A. Nettement, L. de Viel-Castel, le Procès des ex-ministres (1830, 3 vol. in-18), le Journal d’un ministre (Guernon-Ranville, 1837), les Souvenirs politiques du comte de Salaberry (1900), les Mémoires du chancelier Pasquier (t. VI), l’Annuaire du Calvados pour 1831 (article, non signé, de F. Boisard, alors conseiller de préfecture du Calvados, l’Annuaire de la Manche pour 1830-1831 (article, non signé, de Julien Travers).
(2) Avant d’être remanié par la loi du 28 avril 1832, l’article 134 du Code pénal portait : « Quiconque aura volontairement mis le feu à des édifices, navires, bateaux, magasins, chantiers, forêts, bois taillis ou récoltes, soit sur pied, soit abattus… sera passible de la peine de mort. » Même peine pour la tentative.
(3) A d’Egvilly, Esquisses parlementaires (1824). Il reprend à peu près les mêmes assertions dans ses Mémoires politiques de 1820 à 1830.
(4) Comte Alexandre de Puymaigre, Souvenirs (1884).
(5) Tableau politique de la France de l’Ouest sous la troisième République (1913).
(6) Au pays Virois d’avril 1913 : Les incendies de 1830, par le Docteur Porquet.
(7) Cet envoi avait, dès le commencement de mai, été réclamé par Gurnon-Ranville, qui attira plus d’une fois - (voir son Journal) - l’attention du Conseil des ministres sur l’affaire des incendies.
(8) Contre lequel le procureur du Roi de Saint-Lô s’avisa (11 mai) d’engager des poursuites, qui furent arrêtées par la Chambre d’accusation de la Cour de Caen.
(9) Cité par M. Louis Duval, dans un très intéressant article de la Revue normande et percheronne de 1895 : Les incendies du Bocage normande en 1830.
(10) Il y avait bien eu, le 26 avril, condamnation capitale, qui fut suivie d’exécution, pour tentative d’incendie à Saint-Acquilin en février ; mais cet attentat ne semblait pas se rattacher à la mystérieuse épidémie.
(11) J’ai recueilli ce refrain de quelqu’un qui, enfant, l’avait entendu chanter alors, un vieux curé des Rotours, qui avait la mémoire fidèle.
(12) Voir Tinchebray et sa région (t. III, 1885), par l’abbé L. V. Dumaine. Il rapporte aussi qu’alors on racontait aux paysans que Charles X ne voulait plus de chaumières, mais seulement des châteaux.
(13) Voir Le télégraphe aérien d’Habloville, par H. Tournoüer, dans le Bulletin de la Société historique de l’Orne de 1909.
(14) La maison où logeaient le directeur et sa famille était flanquée de deux pavillons pour les signaux ; l’un au levant, côté de Paris ; l’autre au couchant, côté de Saint-Mâlo.
(15) Après la révolution de Juillet il fut nommé conseiller à la Cour d’Aix et, en octobre 1830, il adressa à la Chambre des Députés une Réponse au discours prononcé le 27 septembre par MM. les députés Mercier, Enouf et de Bricqueville.
(16) Je pense qu’elle seule fut exécutée. Dans une pièce curieuse de la Bibliothèque de Caen : But évident des incendies (Extrait du Journal de la Normandie, mai 1832) on semble faire grief à Louis-Philippe d’avoir vite grâcié trois femmes condamnées à Caen.
(17) La Forêt-Auvrai (canton de Putanges). Joséphine y était née le 7 septembre 1811.
(18) Cour des Pairs, 29 novembre 1830. - Rapport fait à la Cour par le comte de Bastard, l’un des commissaires de l’instruction du procès des ministres.
(19) Gazette des tribunaux, 5 janvier 1831.
(20) Oeuvres posthumes (1859), par E. D. Forgues.
(21) Il a été étudié en 1887, avec une maîtrise précoce, par M. L. de Lanzac de Laborie, dans un discours prononcé à l’ouverture de la conférence des avocats. - Je rappelle que le 20 décembre, la Cour des Pairs devait condamner MM. de Polignac, de Peyronnet, de Chantelauze et de Guernon-Ranville à la détention perpétuelle, avec la mort civile en plus pour Polignac.
(22) S’il faut en croire le Dictionnaire des parlementaires - et pourquoi pas ?
(23) Révélations sur les incendies par Berrier, écrites par lui-même à la Conciergerie. Paris, 1830.
(24) Peut-être certains préfèreront-ils l’expression employée par M. H. Monin dans une étude fouillée qu’il donnait naguère (novembre 1894) à la Revue internationale de sociologie ; Une épidémie anarchiste sous la Restauration. Les conclusions auxquelles il aboutit sont voisines des miennes.
(25) Voir Salaberry, Souvenirs politiques, t. II, p. 307-309). Voir, dans le même sens, Edmond Marc, Mes journées de juillet 1830, édité par Geoffroy, de Grandmaison (1930), p. 130-131.
(26) Cela se lit au Courrier français du 17 mai 1830, et sous la signature de Benjamin Constant. Il ne serait pas honnête de taire que cette phrase est une réplique, que l’on prétend avoir le droit d’opposer à l’accusation, exactement inverse, portée contre le libéralisme.
(27) Annuaires de la Manche de 1830-1831.

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