[LE FORT, Victor (18..-19..] : Les plantations modèles de M. l’abbé Bellière (1912).

Saisie du texte: S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (13.VI.2013)
Texte relu par A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 31bis) de la Revue illustrée du Calvados, 6e année n°1 - Janvier 1912.


Les plantations modèles de M. l’abbé Bellière
POIRIERS DISCIPLINÉS... POIRES PHÉNOMÈNES..
par
V. Le Fort

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L'abbé Bellière près de ses plants (3 photos)De l’autre côté de la grille qui s’ouvre au bout du chemin, des murs garnis d’espaliers, une profusion de poiriers en quenouilles remplaçant dans les plate-bandes les fleurs absentes, un fouillis de branches travaillées et pliées, dirait-on comme des fils de fer, à travers lesquelles on aperçoit à peine une jolie maison blanche... c’est le presbytère de Magny-le-Freule où habite un des meilleurs arboriculteurs normands et sans doute Français, M. l’abbé Bellière.

M. l’abbé Bellière aime les arbres fruitiers comme d’autres aiment les médailles ou les tableaux, et comme les amateurs d’art qui préfèrent dans les musées telle ou telle salle, le curé de Magny, dans les grandes collections horticoles, a une prédilection spéciale pour les poiriers.

Il n’y a que de ça chez lui.

Dans leur plantation, dans les soins qui y président, dans la direction de leurs branches on sent la présence vigilante d’une main savante et amie.

Les blanches floraisons du printemps et les princières merveilles obtenues à l’automne ont d’abord été la récompense de ses efforts patients. Puis, insensiblement et à force de planter, de tailler, de greffer, l’abbé, d’amateur est devenu producteur, et producteur si coté que de fort loin on vient visiter ses plants et solliciter ses conseils.

Aimablement il donne ceux-ci et orgueilleusement montre ceux-là mais cet orgueil est bien légitime et ne saurait charger aucune conscience.

Voici derrière la maison un grand enclos entouré de murs, surmontés de petits auvents en tôle ondulée.

Sur la blancheur des pierres, se détachent des lignes verticales régulières qu’on pourrait prendre  de loin pour un latis, ce sont autant de tiges de poiriers de Duchesse et de Doyenné d’hiver.

Ils sont taillés en double U et se ressemblent tous mieux que des frères.

Chaque pied supporte quatre tiges. On ne laisse produire à chacune d’elles que 10 fruits soit 40 par arbre et chaque poire peut se vendre de 0 fr. 50 à 0 fr. 70 pièce.

L’enclos en a 217. Et l’abbé n’a pas que ceux-là ; il en cultive plus de 2000 à Manneville ou ailleurs.

Un tel résultat ne s’acquiert pas sans peine, sans patience et... sans argent.

Il ne suffit pas, en effet, d’organiser un établissement déjà fort coûteux.

Les scions venus des pépinières de Vitry-sur-Seine et écussonnés au bout de l’an demandent cinq à six années avant de produire. Il faut les tailler, les diriger, les soigner.

Des bacs couverts recueillent l’eau des auvents qui est utilisée pour les pulvérisations de préférence à l’eau de source.

Une large bande de terrain doit rester inculte au pied des arbres et ne pas être plantée de fraisiers par exemple, ce qui serait alléchant, afin de laisser aux racines l’intégralité des sucs de la terre et d’éviter qu’au cours d’autres cultures, les fines nervures ne soient atteintes par la bêche du jardinier.

Les allées sont limitées par des bordures en céramique, le buis, nid à limaçons, étant sévèrement proscrit.

M. l’abbé Bellière fait de ses arbres ce qu’il veut ; il leur donne les formes les plus variées en vue du meilleur rapport. Il greffe sur le même pied du Beurré d’Aremberg et de la Belle Angevine... et pourrait en mettre d’autres s’il le désirait, ce qui fait qu’on pourrait avoir un dessert assorti avec un seul poirier ; il revivifie un vieil arbre qui est vieux par le pied et triomphalement jeune pour le reste.

Quel succès, s’il pouvait en faire autant pour les gens ! Par contre, s’il ne peut appliquer à ceux-ci le traitement des arbres, il fait l’inverse couramment. Un arbre est-il chlorotique et languissant ? Un trou de vilbrequin jusqu’à la sève, une forte pincée de sulfate de fer, un tampon et quinze jours après, les couleurs reviennent sous forme d’un beau feuillage vert et brillant.

En plus de ses fruits délicieux, M. l’abbé Bellière obtient aussi des poires phénoménales, moins délicates certes mais d’une beauté et d’une conservation parfaite.

Les grands restaurants parisiens se les disputent pour les faire figurer sur les tables luxueuses en compagnie d’autres raretés qu’on admire toujours et qu’on ne mange jamais.

A la récente exposition de la Société Nationale d’Horticulture de France un lot de 5 belles Angevines pesait 7 kilogs 420 grammes. L’envoi était complété par 48 Doyenné d’Hiver et autant de Passe-Crassannes. Ce magnifique ensemble valut au producteur une grande médaille de vermeil.

Voilà n’est-ce pas une récompense bien placée. L’an dernier l’abbé Bellière avait obtenu une poire pesant 1.885 grammes qui fut vendue 30 fr.

Il a réussi à surgreffer un poirier de Crassanne, de Beurré-Clairgeau, dont les fruits arrivent à peser près d’un kilog et se vendent 5 fr. pièce en raison de leur extrême rareté.

L’abbé Bellière est un sage. Sa philosophie est douce et sereine et la vie, dans son presbytère si moderne, y a pourtant comme un reflet biblique. En parcourant ses clos, on ne peut s’empêcher de penser aux derniers vers du Bonheur de la Vie, ce sonnet que le maître imprimeur Plantin tirait au XVIe siècle dans son atelier d’Anvers.

    Conserver l’esprit libre et le jugement fort,
    Dire son chapelet en cultivant ses entes,
    C’est attendre chez soi, bien doucement la mort.

V.L.F.


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