LE FORT, Victor (18..-19..) : Vignobles du Calvados (1913).
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Vignobles du Calvados

par

Victor Le Fort

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En Avril dernier, l'article étincelant de notre érudit collaborateur Jean Lesquier, nous a fait perdre l'illusion orgueilleuse que nous pouvions avoir sur l'origine normande de notre boisson régionale et sur l'antiquité de la pomme en Calvados. Quelque peu marris, il nous a bien fallu convenir que bière et cervoise devancèrent dans les pots de nos aïeux le cidre de pur-jus.

Continuons l'examen des liqueurs qu'ils surent préparer et... boire.

Peut-être y trouverons-nous un semblant de revanche et un nouveau titre capable de justifier la réputation de fécondité sans exemple de notre cher pays. Ensemble nous nous imaginerons déguster le fumet éteint de ses vieux vins.

A dire vrai, si le pommier est basque, le raisin est romain, sicilien et oriental. Mais s'il n'est pas un enfant de la terre normande,on peut convenir qu'il y a reçu un bon accueil et une longue hospitalité.

Les premiers ceps furent vraisemblablement plantés ou replantés sur les pentes de nos collines par les soldats de l'empereur Probus, qui avait ainsi trouvée moyen d'occuper les loisirs de ses troupes, tout en réparant l'injustice de ses prédécesseurs, lesquels avaient ordonné d'arracher impitoyablement toutes les vignes des Gaulois (1).

Les derniers fûts de vin ont été récoltés il y a cinquante ans à peine sur les côteaux d'Argences où rien ne marque plus la brillante existence des vignobles qui les couvrirent si ce n'est quelques pampres agrippantleurs vrilles folles aux doubles haies.

Commencée au IIe siècle de l'ère chrétienne par des soldats, la culture de la vigne fut continuée en Normandie avec succès par les solitaires et les moines.

Au IVe siècle, elle était prospère aux alentours de Paris et dans le Lieuvin. Grégoire de Tours rapporte qu'Ethérius, IIIe Evêque de Lisieux, voulant récompenser l'un de ses clercs, lui donna en largesse des terres et des vignes qu'il possédait autour de sa ville épiscopale.

M. de la Roque qui voyageait en 1727 en Basse-Normandie écrivait au Mercure de France : « On voyait autrefois une autre espèce de curiosité auprès de Lisieux, je veux dire des vignes, chose rare et presque inutile, Grégoire de Tours dit qu'Ethère, Evêque de Lisieux, avait des vignes dans le voisinage de cette ville : Dieu sçait, Monsieur, quel vin c'était. Il y a encore de petits vignobles dans la paroisse d'Argences, auprès de Caen, dont le vin détestable confirme mes conjectures sur celui de Lisieux. »

Ce bec-fin de M. de la Roque, était comme vous le voyez, très gentil pour nous et nos crus.

Tout à l'heure, nous ferons la part de vérité que son assertion pouvait contenir.

Elle parait en tout cas trop péremptoire, car tout le monde ne fut pas de l'avis du correspondant du Mercure, à commencer par le duc Richard Ier qui prisait le vin d'Argences au point de donner en 1027, le vignoble le plus riche de son duché et la baronnie où il était assis à l'abbaye de Fécamp pour l'usage de ses sacristies. Cette prérogative fut respectée jusqu'à la veille de la Révolution.

Le vin d'Argences était le plus renommé du Moyen-Age. Guillaume de Malmesbury le dit sans ambage « Le bourg d'Argences produit le meilleur vin » (2). Et il entendait de toute la Normandie.

Les moines de Fécamp tirèrent du cadeau princier qui leur était fait un excellent parti.

Ils détachèrent à Argences - j'allais dire une équipe - un groupe de moines qui bâtirent d'abord une chapelle sous l'invocation de Saint-Jean et un petit monastère à côté, sur le bord de la Muance. Au moment de la vendange, ce groupe était renforcé de quelques unités qui venaient complèter le personnel nécessaire à la récolte de l'énorme production annuelle.

Les uns étaient les procureurs ou représentants à la vendange, les autres étaient préposés à la surveillance de la cueillette ou des pressoirs.

La renommée du vin d'Argences devint si réelle, que les côteaux avoisinants se couvrirent de vignobles et que les abbayes et prieurés du Calvados recherchèrent avec empressement les achats ou les donations qui les mettaient en possession d'une part de ces crus enviés. Du même coup la culture de la vigne redoublait de faveur dans tout le Calvados et dans le Cotentin.

Cela n'alla pas sans rivalité et sans petites taquineries, témoin ce ce quatrain cité par Dumoulin au commencement du XVIIe siècle.

Le vin trenche-boyau d'Avranches - Et rompt-ceinture de Laval - A mandé à Renaud d'Argences - Que Collinhou aura le gal.

Le Gal, c'est-à-dire la priorité. Or les vignobles de Conihout, aupays de Caux étaient aux moines de Jumiéges qui en faisaient grand trafic avec l'Angleterre et les Flandres.

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Les désignations de communes, de hameaux ou de lieux qui rappellent l'existence de vignobles sont nombreuses dans le Calvados et nous ne les connaissons pas toutes ; citons les plus svmptomatiques : Cesny-aux-Vignes, Vignats, Canon-aux-Vignes, le Mont de la Vigne (commune de Monteilles), les côteaux appelés les Vignes, à Argences, Airan, Saint-André de Fontenay, etc.; la Ferme de la Vignerie à Saint-Laurent-du-Mont ; le Val au Vigneur à Beaumont-en-Auge, le lieu dit la Vignette à Tour-enBessin, etc., etc...

Les crus les plus réputés après ceux d'Argences, était ceux d'Airan. Leur valeur variait suivant les clos qui portaient des noms différents. L'abbaye de Troarn avait à Airan des dimes de vignes données par les d'Angerville et les de Tilly. Les abbayes et prieurés de Barbery, Fontenay. Saint-André-en-Gouffern, Le Plessis-Grimoult, etc... se procurèrent dans cette commune des propriétés ou des rentes en vins.

Disons en passant que dans les actes de vente de l'époque, on trouve très fréquemment mentionné après le prix « ... et un gallon de vin. » Pourboire ou supplément de prix, on peut compter que le « vin » du garçon ou du toucheur de boeufs, vient de là.

Nous avons résumé à la suite d'une liste de communes du Calvados qui possédèrent des vignobles, les preuves fournies par les chartes et papiers déposés aux archives départementales, et cela n'est pas sans quelque intérêt.

AIRAN. - En 1181, Robert Marmion donne à l'abbaye Sainte-Marie de Barbery toutes les vignes qu'il possédait à Airan, ainsi que diverses pièces de terre à BRETTEVILLE (sur-Laize),entre sa vigne et la haie de Bur. En 1207, Raoul de Giberville donne à Barbery, la dime,de toutes ses vignes d'Airan. En 1255, Richard Ameline d'Airan donne à l'abbaye de Fontenay, une tinée de vin à prendre tous les ans dans sa vigne d'Airan. Agnès de Campigny donne à l'abbaye de Saint-André-de-Gouffern, 3 sillons de vigne à Airan, sur le Montfaucon, entre les vignes de l'abbaye de Fontenay. Jean Boter, Guillaume, Raoul et Osbern de Giros donnent à la même abbaye des vignes situées à Airan. En 1230, Raoul de Guesberville donne à Saint André, 2 acres de vignes, paroisse d'Airan. En 1239, on enregistre encore de divers donateurs des vignes et redevances en vin à prendre à Airan. Une charte sans date de Roger d'Amondeville donne aux chanoines réguliers du Plessis-Grimoult les clos de Ruel et de Lessart à Airan.

ARGENCES. - La presque totalité du vignoble appartenait à l'abbaye de Fécamp ; cependant en 1272, Michel Erneiz, d'Argences, donne à l'abbaye de la Trinité de Caen, une prairie près celle de l'abbesse et reçoit en échange une pièce de vignes à Argences.

AUDRIEU.- En 1277, Hélie Jugan, vend au chapitre de Bayeux, une redevance à prendre dans le vignoble d'Audrieu, jouxte le fief de Burnonville.

BELLENGREVILLE. - Les actes des Tabellions de Caen font foi qu'il y avait des vignobles à Bellengreville en 1381.

BURES. - En 1251, Guillaume, abbé de Troarn, donne en fief à Albin Gorle, une acre de terre en vigne, située dans le vignoble de Bures.

ECAJEUL. - Henri d'Ecajeul donne au prieuré de Saint-Barbe en Auge, 1 vigne située entre le chemin de Falaise et celui d'Ecajeul.

CAEN. - Les côteaux qui dominent Caen vers la mer étaient couverts en partie de vignes. Il y en avait des plants entre l'ancienne église du Sépulcre et le château. Guillaume- le-Conquérant avait donné à l'Abbaye de St-Étienne de Caen le droit d'avoir un cellier et d'y conserver autant de vin qu'il serait nécessaire pour la consommation du monastère, se réservant toutefois les droits au-dessus de 100 mesures. En juillet 1275, Philippe, roi de France accorde et confirme à l'abbaye. le droit de commettre des experts pour visiter et goûter les vins dans les caves du Bourg-l'Abbé avec pouvoir de les détruire et de les répandre s'ils les trouvaient corrompus. Bernard Angot, bourgeois de Calix donne en 1259 à l'abbaye de la Trinité de Caen une maison à Saint-Gilles, jouxte le mur de la Vigne de la dite abbaye. Pierre Guérard, bourgeois de Caen, donne à l'abbaye d'Ardennes, une pièce de terre, située aux Essablons, entre le chemin des vignes et celui de Couvre-Chef.

FALAISE. - 1224, Béatrix de la Poterie donne à Raoul Levavasseur, une pièce de terre en vigne à Falaise

FRIARDEL. - Dans la charte de fondation du prieuré de Saint-Cyr de Friardel, Guillaume de Friardel, donne « à Dieu, à la Vierge et aux religieux » tous les droits qu'il pouvait avoir sur les terres, les moulins et le vignoble Saint-Jean,

FONTENAY. - Dans un acte contresigné par Guillaume-leConquérant, Guillaume Tesson 1er donne à l'abbaye de St-André des églises, des moulins et des vignes. En 1258, Guillaume le Diacre clerc de Fontenay-le-Marmion, échange le tènement de Fontenay « depuis le vignoble jusqu'au chemin du Roy ». En 1272, le prieur d'Aubigny et le curé de Marsy réclament investiture d'un arpent de vignes à Fontenay.

GARCELLES. - Hugues de Garguesale, ou Garcelles, donne à l'abbaye de St-André-en-Gouffern, son vignoble de Garcelles, « depuis la terre de Geslin-le-Forestier jusqu'au bois de Garcelles (1210).

MÉZIDON -1257, Martin Potevin donne une acre de vigne, située en cette paroisse à l'abbaye de Sainte-Barbe pour le service de l'aumônerie.

MOULT. - Les clos de Moult, clos Wimart, clos Wibord sont mentionnés dans les anciens actes. En 1442, Roger Le Cloutier, seigneur du Mesnil d'Argences y avait une vigne. Raoul du Moulin, d'Argences, Thomas de Mézidon et Osmont Karuel pour terminer leur différend avec les chanoines de Sainte-Barbe donnent au prieuré « le clos de la vigne près le bois de Moult ». Guillaume Gontier donne à Ste-Barbe, une pièce de vigne située « près des routes ».

MONTEILLES. - Nicolas des Taillis vend en 1244, une partie de bois, située à Monteilles, près le vignoble du prieuré.

MONTGOMMERY - Jean de Ponthieu donne à Saint-André-enGouffern, la dime des arbres à fruits et des vignes qu'il possède à Montgommery.

SAINT-PIERRE-SUR-DIVES. - En 1303, Jolle Bence vend une rente de 3 sols 8 deniers tournois à prendre sur une pièce de vigne à Saint-Pierre-sur-Dives.

TROARN. - Il y avait à Troarn, à Saint-Pair et aux alentours des vignobles estimés qui existaient encore au XVIe siècle. Robert Bouet donne à l'abbaye de Troarn en 1211, une pièce de vigne. Vigor de Saint-Samson et André Guérouart de Venoix abandonnent à l'abbaye tous les droits sur la vigne du grand « clos Agolhard, jouxte le bois de la Ramée ». L'abbé Roger de St-Ouen donne en 1220, à l'abbaye d'Ardennes le fief du Ham avec ses terres et vignes. Henri de l'Épine vend en 1253, aux religieux de Troarn, diverses redevances à prendre sur ses terres et vignobles situés près des leurs

OUEZY, CANON et CESNY avaient encore des vignes importantes au XVIe siècle.

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Le 2 mars 1511, Louis XII se félicite « de ce qu'en Normandie, il voit de présent, plus grande foisson et abondance de vins qu'auparavant, à cause que plusieurs gens dudit s'y estoient appliquez »    Mais cette prospérité attira sur nos vignerons des taxes immodérées, entre autres celle de l'écu par tonneau de mer, ce qui réduisait souvent leur gain pour cette quantité à 1 ou 2 fr. La crise viticole ne date pas d'aujourd'hui. Sous Louis XIII, les vignerons ne faisant plus leurs frais arrachèrent leurs vignes et plantèrent en leur place des pommiers et du blé. Les vignobles du Calvados allèrent s'appauvrissant de plus en plus. En 1833, la Société linnéenne qui visita le vignoble d'Argences, dit que c'est le seul qui subsiste dans le Calvados et la BasseNormandie.

M. Le Brun, rapporteur s'exprimait ainsi à son sujet. « Au détour que la route de Troarn fait en entrant dans le bourg d'Argences un peu avant la première maison, on aperçoit à gauche le côteau et la pièce de vignes la plus étendue. Elle contient moins de 100 ares. La distance entre les ceps est de un demi-mètre environ. Chaque année le bois est coupé à ras de terre ; souvent les anciens Romains vignicoles employaient ce procédé. Contrairement à la culture ordinaire, on ne se sert pas d'échalas ; dès que les jets nouveaux peuvent se joindre, on les enlace deux par deux et rang par rang. Ces dispositions ont pour but, l'hiver, de préserver la racine de la gelée ; l'été, de procurer au cep et surtout à la grappe toute la chaleur possible. Plus le raisin est près de terre, meilleur il est, on ne cultive que le raisin blanc ». D'autres pièces de vignes couronraient les côteaux, St-Eustache, des Vignes et de Ste-Catherine, elles étaient assez mal entretenues Les vignerons d'Argences ne faisaient subir aucune pression aux grappes déposées dans la cuve. C'est par leur propre affaissement, qu'elles s'écrasaient pour donner la mère-goutte. Le marc en était ensuite mélangé à du marc de poires et cela donnait une piquette agréable et forte.

Les derniers vins d'Argences, quand ils étaient jeunes étaient ternes, sans fumet et de goût un peu terreux, mais lorsqu'ils avaient un peu de cave, suivant l'avis des linnéens, leur couleur était celle du bon chablis, chaud, apéritif, d'un goût agréable, enfin digne d'être adjoint aux huitres de Courseulles, pour un déjeuner confortable ». Tout le vignoble d'Argences comprenait au plus en 1850 3 hectares. La production en bonne année était de 4.000 à 4.500 litres, qui se vendaient au prix approximatif de 0.40 l'un.

Contrairement à ce qui s'était passé pour les vignobles du XVIe siècle, celui d'Argences ne mourut pas écrasé sous le faix des impôts, car l'Administration des Droits réunis, assimilait ce vin au poiré et lui appliquait la moindre taxe de l'octroi. Il se pourrait donc bien, en fin de compte, que le vin d'Argences vécût un peu dans les derniers temps sur sa faveur passée, et qu'il ne put pas résister à l'invasion de crus plus délicats. Néanmoins sa carrière longue de plus de 1.500 ans, est, il nous semble, suffisante à lui continuer une réputation rétrospective.

V. LE FORT.


NOTES :
(1) « Gallis omnibus et Britannis permisit ut vites haberent vinumque conficirent » Chronique T. 1 Eusèbe.
(2) « Argentiae vicus qui optimi vini ferax est » de Gestis Reg. Angl. L. II. - C. F. Recherches historiques, Abbé cochet.

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Les Côtes du vignoble d'Argences Le Côteau Saint-Eustache



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