PASSY, Mme A. : Sur l'éducation et les avantages de la poule de Cochinchine (1855).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (02.IX.2003)
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Texte établi sur l'exemplaire (BmLx : norm 850) de la Médiathèque de l'Annuaire des Cinq départements de l'ancienne Normandie publié par l'Association normande en 1855 (21e année) à Caen chez Hardel.
 
SUR L'ÉDUCATION ET LES AVANTAGES DE LA POULE DE COCHINCHINE
Par
Mme A. PASSY
 

J'ai reçu, en 1850, dix-neuf oeufs de Poule de Cochinchine dont j'obtins treize poussins seulement : sept mâles et six femelles, et, comme je ne pus en réunir que fort peu d'autres semblables jusqu'en 1852, ce ne fut qu'à dater de cette époque qu'il me devint possible de les observer comme je le voulais. Possédant alors en avril quatre-vingt-seize oeufs de mes Cochinchinoises, ils furent partagés entre six couveuses de même race, qui les acceptèrent avec empressement et couvèrent avec fruit, puisque, le 24 suivant, quatre-vingt-quatre poussins, réunis et confiés à une seule mère, en furent le résultat ; puis seize autres oeufs furent immédiatement redonnés à chacune des cinq couveuses qui avaient été frustrées de leurs petits à mesure qu'il éclosaient, et le 16 mai suivant soixante-quinze poussins obtenus furent encore confiés à une seule poule ; tandis que seize autres oeufs, de nouveau donnés à chacune des quatre couveuses restantes, permirent d'obtenir, le 7 juin, l'éclosion de cinquante-neuf poussins toujours confiés à une seule mère. D'autres oeufs, partagés aux trois poules restantes, donnèrent encore quarante-deux poussins, le 29 juin ; les deux couveuses restantes, traitées de même, procurèrent un résultat de vingt-neuf petits le 20 juillet, et enfin, la dernière amena à bien, le 12 août, quatorze poussins qu'elle conduisit elle-même. Le but de ceci fut bien moins pour moi la prompte possession de plus de trois cents poussins avec le peu d'embarras que peut causer le soin de six mères conductrices, que de savoir jusqu'à quel terme pouvait se prolonger l'amour effréné de couver que possède cette race, amour qui, s'il constitue un inconvénient pour quelques personnes, ne manquera pas certainement d'être pour d'autres un incontestable avantage ; en effet, ce besoin se manifestant tout aussi bien dans l'hiver que dans l'été, il devient d'une facilité très-grande d'obtenir quantité de volailles d'une merveilleuse précocité, avec aussi peu d'embarras que possible ; bien nourries, bien portantes, fortes, belles, ayant surtout un large développement de muscles pectoraux. Chacune des couveuses fut pesée avant d'être mise sur le nid, et le poids, qui s'élevait de 2 kilogrammes un quart à 2 kilogrammes et demi, fut noté sur chacun des paniers, de manière à pouvoir s'assurer quelle pouvait être la déperdition de chaque poule après chaque couvaison. Je n'en remarquai pas jusqu'à la quatrième, mais elle commença à être sensible à la cinquième : l'anima avait alors perdu 187 grammes, et lorsque ce fut le tour de la sixième, elle en avait perdu 53 en sus ; total 240 grammes de différence sur le poids premier, pris le 4 avril et vérifié le 12 août, espace de temps voulu pour l'obtention de six couvaisons complètes. Outre cette déperdition, toute l'organisation était sensiblement altérée par une fatigue excessive; la peau de l'abdomen, rouge violacé, était très-rugueuse, les yeux éteints, les pattes raides ; et les petits eurent tant de peine à éclore, que j'en attribuai la cause à ce que le calorique doux et humide nécessaire à la vitalité du poussin et à la facilité de l'éclosion, était sans doute épuisé chez cette pauvre mère fiévreuse, dont la chaleur brûlante et sèche pouvait être comparée à celle dont je constatai jadis les désavantages dans certains couvoirs artificiels, avant qu'ils fussent faits et perfectionnés comme l'a opéré si ingénieusement M. Vallée. La conclusion de ceci est donc pour moi, que plus et mieux que toutes les autres espèces de Gallinacés dont je me suis occupée jusqu'à présent, celle-ci offre sans contredit les meilleures couveuses qu'on puisse voir et avoir, puisqu'elles en ont le besoin comme on veut, quand on veut, et, il faut bien le dire, infiniment plus qu'on ne le voudrait, puisque si l'on n'entravait pas ce tenace désir, elles finiraient par en périr ! Il résulte de l'observation précédente que, bien soignées, elles peuvent supporter aisément quatre couvées consécutives, peut-être cinq, mais que la sixième est dangereuse et que la septième serait fatale. Je dis que ceci est possible, mais c'est en admettant toutefois un régime alimentaire bien compris, et les quelques soins bien entendus sur lesquels je demande la permission de dire quelques mots.

Je recherche, pour placer mes couveuses, un lieu dont la température ne soit pas trop élevée en été, ni trop basse en hiver ; je mets les oeufs sur un lit de paille sèche de quarante à cinquante centimètres d'épaisseur, dans un panier qui permet toute liberté aux mouvements de la poule, et il est très-remarquable, bien qu'ils se touchent tous et qu'ils soient parfaitement semblables, que jamais elle ne se trompe et ne le change avec celui de sa voisine. Une seule fois par jour, vers midi, elles en sont enlevées et posées à terre pour prendre leur repas et faire une promenade dont la durée n'excède pas, tout compris, dix à quinze minutes, promenade pendant laquelle elles s'ébattent et s'étirent les ailes avant de remonter sur le nid, où elles s'établissent doucement et avec précaution. Pour arriver à un bon résultat, il est indispensable de s'astreindre à assister à ce repas et à cette promenade, repas dont les éléments plus ou moins toniques ou émolliens devront dépendre de la nature des déjections de chacune. Là est le secret de la santé, de la gaîté et du bon entrain de la couveuse, puisque, ne se vidant qu'une seule fois par jour, mais avec abondance, une nourriture trop stimulante amènerait un échauffement dangereux ; le contraire procurerait un relâchement qui irait jusqu'à salir et infecter les oeufs. Il devient facile de comprendre par cela seul combien il est important d'établir l'équilibre de cette balance, en n'oubliant pas surtout de mêler à cette nourriture, quelle qu'elle soit, les petits fragments siliceux ou calcaires que la nature indique aux gallinacés de rechercher constamment. Si l'on veut joindre à ces quelques soins la pureté de l'eau la plus douce possible, le repos et le calme, la réussite sera inévitable dans quelque saison que ce soit. Aussi ai-je lieu d'espérer, en considération d'avantages réels et reconnus, que maintenant, dans notre Vexin, les couvées d'hiver seront faites seulement par les Cochinchinoises, en abandonnant celles de la Dinde, si lourde et si inhabile dans ses mouvements. J'ai eu une peine infinie à vaincre chez nos cultivateurs les préjugés inouis qu'ils s'étaient créés contre cette race nouvelle, car j'avais à combattre la routine, ce terrible fléau des intelligences ; mais tout ce j'ai répandu de Cochinchinoises et surtout tout ce qui m'en est redemandé de nouveau me prouve que j'ai réussi et que leurs avantages commencent à être appréciés, puisqu'en réalité elles deviennent plus communes autour de nous.

Si l'on avait dirigé de Paris ses promenades près de Versailles, du côté des fermes de Trappes et de Bois-d'Arcy de M. Dailly, mon gendre, on aurait pu y voir, l'automne dernier, une peuplade de quatre cents cochinchinoises dont les seuls ancêtres sont les poussins sortis des oeufs que j'ai reçus en 1850. Ma fille, qui les affectionne autant que je le fais, a reporté sur Trappes toutes les autres espèces pour que les belles étrangères régnassent seules à Bois-d'Arcy. Il y a peu de jours, j'ai été revoir ces enfants de mes enfants : une centaine seulement était réservée pour la production ; le reste avait été consommé par nos maisons ou vendu comme produit, après avoir été soumis au mode d'engraissement de lait coupé et de farine d'orge, qui nous donne au bout d'une vingtaine de jours des volailles de la qualité et de la succulence desquelles beaucoup de nos amis ont pu juger. Leur prix était de 6 à 7 francs en février dernier. C'est à ce moment-là que je visitai Bois-d'Arcy. La bergerie était remplie de jeunes poussins nés en janvier, et dont le nombre dépassait certainement plus de cent. Maintenant il en éclôt tous les jours, et, si l'on veut les visiter en avril, je serais très-satifaite de les montrer. On voit donc que les faits sont à l'appui des paroles, et que, considérée sous ce point de vue, il est impossible de ne pas reconnaître que, bien conduite et bien comprise, cette race deviendra d'une incontestable utilité.

De ce besoin répété de couver, devons-nous conclure que, douces et parfaites pendant tout ce temps-là, elles sont également bonnes et constantes mères ? Je dirais oui et non : oui, quant aux soins premiers à donner à la famille, et non peut-être, quant à la durée de cette tendre vigilance ; mais elle ne se ralentit jamais pourtant avant que les enfants ne sachent se suffire à eux-mêmes, et, si elles les abandonnent plutôt que ne le fait, par exemple, la poule de combat, qui possède au plus haut degré le sentiment de la maternité, c'est que le besoin de reproduire se réveille bien plus promptement chez la cochinchinoise que chez les autres, puisqu'elle ne quitte sa famille que pour se livrer de nouveau à une ponte incessante. Du reste, ce désir de couver se manifeste chez elle avec bien moins d'agitation que chez nos autres poules, bien qu'il soit d'une excessive ténacité ; l'abdomen est si brûlant qu'elle en arrache les plumes avec vivacité, la crête pâlit, et elle oublie tout, même jusqu'à l'heure ponctuelle du repas général. Mais, différente en cela de ses congénères, elle ne pousse pas l'agitation jusqu'au désordre ; et c'est seulement quand elle est au paroxisme de cette situation que les déjections changent complètement de nature, en devenant presque blanches. Il est quelquefois fort impossible de les satisfaire toutes à cet égard : aussi les voit-on s'amonceler jusqu'à huit et dix dans le même panier, au risque de s'étouffer, mais se figurant qu'elles y couvent. J'ai vainement tenté d'obvier à cet inconvénient par une nutrition de laitage et de laitue et par des bains répétés ; ce fut sans efficacité, et voici ce qui me réussit le mieux : c'est de fixer l'obstinée couveuse, dès le grand matin, dans une prairie avec une ficelle attachée à la patte et à un pieu, de l'y faire passer plusieurs jours de suite, en la faisant coucher le soir dans un lieu frais sans perchoir ; certes, cela m'a quelquefois réussi, mais comme en définitive il peut résulter de ce régime que des fraîcheurs lui arrivent dans les pattes, je ne voudrais pas conseiller un remède qui peut être pire que le mal lui-même. Dans notre Vexin, l'usage est de donner du vin et du pain émietté tout aussitôt après l'éclosion de la jeune famille ; je n'ai jamais cette manière de faire, que je ne crois rationnelle pour aucun et encore bien moins pour les poussins cochinchinois que pour d'autres. La mère s'abstient de toute nourriture tant que dure le travail de l'éclosion ; en gloussant elle répond ainsi aux mouvements de ses enfants éclos et aux piaulements de ceux qui, dans l'oeuf, manifestent le besoin qu'ils ont qu'elle leur vienne en aide ; car, malgré toute l'onctueuse humidité qu'elle dégage et dont la nature, si admirablement prévoyante, l'a douée sans doute à l'effet de faciliter l'éclosion, la coquille de ses oeufs est formée d'un calcaire rosé si épais et si dur, qu'elle est obligée d'aider les petits à en sortir infiniment plus qu'il n'est nécessaire de le faire aux mères des autres espèces. A peine les petits cochinchinois sont-ils sortis, qu'ils expriment déjà toutes les qualités paisibles de leur race ; ils veulent être tranquilles jusqu'à ce que très-probablement ils aient rendu leur méconium, et s'ils piaulent comme l'enfant qui vagit en naissant, cela ne veut pas dire qu'on doive les exciter en leur faisant avaler du vin, et qu'il y ait appétence chez eux ; cela signifie seulement que l'admirable alambic animal commence à fonctionner, puisque, dès que ce méconium est rendu, les poussins deviennent gais et vifs, ils mangent presque toujours avec plaisir dans les premières vingt-quatre heures. Je ne saurais trop recommander de s'abstenir de donner nulle grenaille pendant le premier mois ; de la mie de pain et un peu d'oeuf dur mélangés à du lait coupé d'au est une nourriture si parfaite, que je ne perds guère, par cette méthode, qu'un individu sur vingt. Mais je répéterai encore et toujours qu'il faut y adjoindre et laisser à la portée de la couvée quelques petites matières calcaires ou siliceuses, indispensables à leur santé générale. Si l'éclosion a lieu en hiver, les mères de cette espèce se prêtent avec docilité à être attachées par la patte à l'angle des murs des étables, comme je le disais plus haut, dans les prairies pour les couveuses si tenaces. La ficelle attachée à la patte de la mère a une longueur calculée qui ne permet pas à celle-ci d'arriver jusqu'aux bestiaux, et comme la famille ne s'éloigne pas d'elle, elle ne court ainsi nul risque d'être jamais écrasée. On m'a souvent objecté qu'il était difficile qu'une seule cochinchinoise pût conduire et surtout couvrir chaudement au-delà de quatre-vingt poussins, comme je vous le disais au début de cette lettre ; mais, pour obvier à cet inconvénient, augmenté par le peu d'étendue des ailes de ces poules, on les couche chaque soir dans un panier dont la forme ronde est aussi simple qu'avantageuse, surtout dans la froide saison, puisqu'il permet d'y clore exactement la poussinée, tout en lui laissant une somme d'air vital convenable, ménagée dans le pourtour et le haut du panier, qu'il est facile de saisir par l'anse, pour le transporter le soir là où la température et les convenances se trouvent les meilleures. Chaque famille sachant très-bien prendre possession du sien, ce n'est pas sans regret que les adultes le quittent peu à peu ; et si la mère délaisse ses enfants un peu trop tôt, peut-être pour aller se livrer à de nouvelles pontes, ce panier devient bien utile pour la remplacer, car, au milieu du pêle-mêle de toute la nichée, son absence ne se fait pas sentir. Moralement parlant, les cochinchinoises sont bonnes, douces et reconnaissantes envers ceux qui s'en occupent ; le monde leur est agréable, elles comprennent, elles ont de l'instinct et de la mémoire ; elles ne sont ni pillardes, ni querelleuses, et elles sont tellement peu dévastatrices, que je me permettrai d'en citer cet exemple. Ma basse-cour est assez éloignée de mon potager, dont on labourait une partie cet automne ; pour arriver de l'une à l'autre, il faut traverser les allées très-soignées de mon jardin ; il me prit donc l'envie d'engager la cinquantaine de cochinchinoises que je me réserve chaque hiver à venir avec moi là où étaient mes jardiniers, et, la porte ouverte, l'appel fut si bien compris, qu'elles me suivirent carrément, serrées les unes contre les autres, sans qu'aucune d'elles dépassât le bord des allées, s'arrêtât ou grappillât de droite ou de gauche, avec calme enfin, comme de bonnes et honnêtes bêtes qu'elles sont. Arrivées près des travailleurs, je leur indiquai le carré de labour dont elles prirent possession et où elles s'installèrent, guettant le retour de chaque fer de bêche pour saisir l'insecte ou le ver qui était à leur gré. Aucune ne chercha ni à courir ni à s'ébattre dans les plates-bandes voisines ; puis, lorsque, deux heures après, je vins les y reprendre, le bataillon se forma de nouveau en serrant les coqs au milieu, et nous revînmes dans le même ordre par la même route. Aussi la promenade fut-elle souvent répétée, à ma très-grande satisfaction, et aussi à la leur, je dois le croire. Mais, si je proclame hautement ma sympathie pour les femelles de cette espèce, je suis bien loin d'éprouver le même sentiment pour les mâles, poltrons pour la plupart, n'ayant ni la fierté ni la vaillance de nos indigènes, gourmands sans délicatesse, disputant à la poule le grain de blé dont nos coqs se privent toujours avec empressement pour l'offrir à leurs femelles avec tant de grâce et de galanterie. Les cochinchinois ne possèdent ni la hardiesse, ni l'ardeur, ni l'audace des autres coqs ; leur enfance est semblable à celle des autres gallinacés, mais leur adolescence est longue, et tandis que nos jeunes coqs manifestent avant trois mois des tendances non équivoques, celles de l'étranger ne commencent à se révéler que vers le dixième mois au plus tôt ! Jusque-là il est difficile de distinguer le mâle de la femelle, puisque c'est à cette époque seulement que quelques plumes différentes au cou et à la queue ; la crête droite et simple s'élève en même temps que le disque auriculaire s'élargit, et lorsque la voix grave profonde et lente se fait entendre, c'est alors que la nubilité se manifeste, mais elle est si loin de la vivacité de celle qui anime nos coqs, qu'il est indispensable, pour que les cochinchinoises soient bien servies (comme on le dit dans le Vexin), de leur donner le double de coqs de ceux que l'on mettrait dans une basse-cour d'espèces ordinaires.

(Extrait du n° 4 du Bulletin mensuel de la Société zoologique d'acclimatation.)


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