LAIR, Pierre Aimé (1772-1839) : De l'utilité de la culture des fêves et des pommes de terre, dans le département du Calvados.- Caen : F. Poisson, 1812.- 8 p. 19 cm.
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DE L'UTILITÉ DE LA CULTURE DES FEVES ET DES POMMES DE TERRE,
DANS LE DÉPARTEMENT DU CALVADOS
Par
M. P. A. LAIR
 

CAEN, le 27 mars 1812.

Le SECRÉTAIRE de la Société d'Agriculture
et de Commerce de la ville de Caen,

 
A M. le baron MÉCHIN, Préfet du
département du Calvados.

MONSIEUR LE PRÉFET,

LA société nous a chargé, Messieurs Signard, Magneville et moi, de vous faire part des réflexions que la cherté du grain lui a suggérées. La confiance dont vous voulez bien l'honorer, et dont tout récemment encore vous venez de lui donner des preuves, l'a déterminée à vous soumettre quelques idées sur un objet d'une aussi grande importance.

On compte environ quatre mois d'ici à la récolte. Tout ce qui peut faire attendre avec patience cette époque, doit être adopté avec empressement. Il existe quelques végétaux que l'on pourrait cultiver et recueillir avant ce temps, tels que les pois, les pommes de terre hâtives, mais particulièrement les fêves ; car les pois se sement de préférence dans les jardins. Les pommes de terre hâtives sont rares même pour l'ensemencement ; tandis que les fêves fort communes et susceptibles d'être cultivées en grand, parviennent à la maturité dès le commencement de juillet, plus d'un mois avant le blé. Elles croissent partout et produisent beaucoup lorsqu'on les met en ceinture, comme c'est l'usage dans différentes parties septentrionales et méridionales de la France. Que de terrains perdus où elles viendraient abondamment ! Elles prospèrent le long des haies qu'on vient de couper, dans les terres nouvellement défrichées, dans les sentiers pratiqués l'hiver à travers les champs ensemencés et qui, n'étant plus fréquentés pendant la belle saison, deviennent propres à cette culture. Elles se plaisent encore dans les sillons où la stagnation de l'eau a fait périr le grain. Cet hyver pluvieux a occasionné beaucoup d'accidens de ce genre qu'on réparerait en partie par le remplacement des fêves ; enfin, elles réussiraient entre les rangs de betteraves dont on va cultiver une grande quantité dans le Calvados.

Nous avons cru devoir fixer particulièrement votre attention sur cette plante, parce qu'elle fournit une nourriture abondante et surtout parce qu'elle est hâtive. Car, nous le répétons, tout ce qui peut faire attendre la maturité du froment et des autres céréales, est précieux dans cette circonstance où même un jour se compte.

La sollicitude de la société s'est portée aussi au-delà du terme de la récolte prochaine. Il y a lieu d'espérer qu'elle sera très-bonne ; mais, enfin, nos espérances peuvent être trompées. Il peut même arriver qu'étant passable, de vaines craintes, une terreur panique occasionnent une disette factice, il est vrai, mais dont les effets seraient aussi funestes que si elle était réelle.

L'expérience nous a prouvé que la pomme de terre, cette production du Nouveau Monde, la seule, peut-être, qui n'ait pas fait couler des larmes et du sang, fournissait une récolte plus ou moins avantageuse, mais toujours abondante lors même que toutes les autres étaient médiocres ou mauvaises. Depuis qu'on a pris l'usage de la cultiver dans certaines parties de la France où les disettes avaient lieu fréquemment, on ne les y éprouve plus ; et nous devons le dire avec reconnaissance, c'est elle qui en 1793, il y a près de vingt ans, préserva la France entière des malheurs de la famine. Les services qu'elle rendit alors, elle peut encore les rendre cette année.

La pomme de terre cultivée à bras ou à la charrue, vient généralement bien dans les terrains sabloneux, calcaires, argilleux, dans les vallées, sur les côteaux. Toutes les espèces de sol, toutes les positions lui conviennent. Sa culture printannière, loin de nuire aux autres travaux de la campagne, se lie très bien avec les différens systêmes d'assolemens. Quoique plantée après d'autres substances végétales, souvent on la recueille plutôt et à peine récoltée elle devient un aliment substantiel dont on tire le plus grand parti pour la nourriture des hommes et des animaux ; enfin, sous quelque rapport qu'on la considère, elle présente des avantages inappréciables et d'ailleurs bien connus : ce n'est pas une nouvelle plante que l'on veut introduire ; ce n'est pas une expérience que l'on propose de faire.

Aussi depuis plus d'un siècle, dans beaucoup de départemens du nord, les habitans des campagnes et même ceux des villes, en font-ils leur principale nourriture. Ils en mangent à tous leurs repas. Ils la mêlent avec la farine de froment pour en faire un pain d'un excellent goût ; souvent ils la substituent au pain lui-même : elle est pour eux une source de richesses. Ils l'appèlent la pomme d'abondance.

Comment donc concevoir que les habitans du Calvados, dont le caractère réfléchi les porte à adopter toutes les productions utiles, s'opiniâtrent dans plusieurs endroits à rejetter de leur sol une substance si intéressante qui semble y prospérer presque sans culture.

En vain l'économie domestique recommande-t-elle cet aliment que l'on peut toujours se procurer à peu de frais et dans certaines années à vil prix ; envain la médecine convaincue de ses effets salutaires en prescrit-elle l'usage ; envain les gens riches le voient paroître sur leurs tables. Le villageois et l'artisan ont de la peine à l'adopter. Le pauvre, lui même, a rejetté quelque fois avec une espèce de dédain ce comestible d'un goût agréable et qui ne demande aucun apprêt, le seul peut-être que l'on puisse manger avec plaisir sans assaisonnement. Quelle est la nourriture qui offre autant d'avantage ? Le froment lui-même ne les réunit pas.

Au reste, nous avons observé que depuis quelque temps cette répugnance pour la pomme de terre était moins grande. Peut-être que la leçon de l'expérience et plus encore celle du malheur pourraient produire cet effet. Le moment est arrivé d'achever de convaincre le peuple pressé par le besoin. En y parvenant vous honorerez votre administration par un grand bienfait. Vous obtiendrez cet heureux résultat, vous, Monsieur le Préfet, qui jouissez de la confiance publique avec laquelle l'administrateur peut tout, et sans laquelle il n'a pas de succès à espérer. Une circulaire adressée à tous les maires du département, fixerait de nouveau l'attention sur les avantages de la pomme de terre. A votre voix les cultivateurs zélés qui sont en grand nombre dans ce pays, dirigés par des vues d'humanité et par le motif de leur intérêt personnel, planteraient avec empressement tandis qu'il en est encore temps, cette production bienfaisante qui confiée à la terre pendant quelques mois, en sortirait multipliée à l'infini et nous tranquilliserait pour l'avenir sur nos besoins.

Peut-être même jugeriez-vous à propos d'établir des primes d'encouragement en faveur de ceux qui cultiveraient un certain nombre d'hectares. Une récompense honorifique, une simple médaille, une distinction quelconque accordée dans chaque canton, dans chaque arrondissement, et enfin dans le chef lieu du département à ceux qui auraient planté le plus en grand la pomme de terre, suffirait pour stimuler les habitans de la campagne. Que de grandes choses chez les romains on a opéré avec une simple couronne de chêne ! Et combien les Français sont susceptibles de faire de bonnes actions lorsqu'ils sont mus par des sentimens généreux ! Nous venons d'en voir un exemple dans le Calvados même. Un cultivateur des environs d'Honfleur, dont nous ignorons le nom, que nous aurions tant de plaisir à faire connaître, vient d'offrir avec un désintéressement bien louable, tout le grain provenant de sa récolte pour approvisionner la halle de cette ville. Vous savez mieux que personne, Monsieur le Préfet, tout le parti que l'on peu tirer des passions, pour les diriger vers l'utilité générale et les faire tourner au profit de l'humanité. D'un autre côté, vous savez aussi combien l'article des subsistances est délicat, combien il demande à être traité avec ménagement et discrétion pour ne pas inquiéter le peuple toujours facile à s'alarmer sur cet objet, lors même que l'on cherche à prévenir ses alarmes.

Telles sont les idées que nous a inspiré l'amour du bien public dont vous êtes constamment animé et que les membres de la société se trouvent heureux de partager avec vous.

Agréez, Monsieur le Préfet, l'assurance particulière de mon profond respect.

P. A. LAIR.

~*~

M. le baron Méchin, adoptant les idées contenues dans cette lettre, l'a faite insérer dans le Recueil des Actes de la Préfecture (n° 17 et 18) et a pris un arrêté pour prévenir les habitans du département du Calvados qu'une médaille sera décernée par chaque arrondissement, le premier dimanche de décembre prochain, aux cultivateurs qui auront récolté une plus grande quantité de pommes de terre.

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A Caen, de l'imprimerie de F. POISSON.
 
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