Normandie, revue régionale illustrée mensuelle, n°19 novembre 1918.Normandie : Revue régionale illustrée mensuelle de toutes les questions intéressant la Normandie : économiques, commerciales, industrielles, agricoles, artistiques et littéraires / Miollais, gérant ; Maché, secrétaire général.- Numéro 19 Novembre 1918.- Alençon : Imprimerie Herpin, 1918.- 16 p. : ill., couv. ill. ; 28 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.X.2014).
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NORMANDIE

REVUE RÉGIONALE ILLUSTRÉE MENSUELLE
DE TOUTES LES QUESTIONS INTÉRESSANT LA NORMANDIE
Économiques, Commerciales, Industrielles, Agricoles, Artistiques et Littéraires

DEUXIÈME ANNÉE. - N°19 NOVEMBRE 1918

Normandie, revue régionale illustrée mensuelle, n°19 novembre 1918.

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Vers une Action Normande

XI. – LES CAUSES.

(Suite.)


L’utile n’est rien, sans élément spirituel.
M. BARRÈS.


Avant de clore le chapitre des « causes » et de commencer celui si important des « remèdes », je veux tenter, en un dernier article, de démontrer que s’il y a unanimité entre tous les éléments vraiment français sur les maux à guérir, il doit y avoir même unanimité (bien que celles-là soient moins visibles), sur les causes qui les ont engendrés. J’ai d’ailleurs la conviction que sur cette question plus délicate mais essentielle aussi, des causes, l’accord doit se faire et même qu’il est à  peu près fait.

Pourquoi cette certitude que le pays est prêt à avouer ses fautes, à renoncer aux erreurs fatales d’avant-guerre, puis à unir toutes ses forces pour le nécessaire relèvement de nos ruines ? Mais parce qu’une aussi terrible et aussi longue leçon ne peut pas demeurer stérile ! Parce qu’il est impossible que l’intelligence la plus fruste ou la moins cultivée n’en ait pas reçu une impression ineffaçable et dégagé deux ou trois idées directrices fortes et simples suffisantes pour la guider utilement dans les graves et pressantes questions que posera la paix retrouvée. Venez dans nos régiments et voyez si l’accord ne s’est pas fait sur cette nécessité de demain : « Plus de politique, mais des affaires », à l’exemple de la grande et puissante nation américaine. Cherchons donc, en vue de réaliser l’unanimité sur les causes, les deux ou trois grandes idées qui se dégagent des leçons terribles de la guerre.

Celle-ci, source de tant de maux, mais aussi de tant de vertus, aura rendu aux Français cet inestimable service de leur permettre de retrouver instantanément un fond d’idées communes qui doit, tant son apparition fut soudaine et générale, constituer comme la substance même de l’âme et de la culture françaises. Il a suffi, en effet, que le barbare séculaire réapparût aux grandes routes d’invasion pour que le péril national, devenu réalité, chassât les nuées des idées fausses et mauvaises et réalisât l’union forte et durable de toutes les activités, de toutes les énergies.

Elles sont venues comme par miracle de L’Action Française aussi bien que de La Guerre Sociale se fondre de façon durable au creuset du plus ardent patriotisme. Pourquoi ce miracle ? Mais parce que la France est une très vieille nation et que ses enfants si divers en apparence sont unis par ce fond d’idées communes dont le germanisme est la vivante antithèse. Un sûr instinct venu des profondeurs de la race, les a fait se blottir immédiatement, à  l’image des poussins de nos fermes normandes, sous l’aile protectrice de la mère, lorsqu’est apparu dans le ciel bleu de la plus douces des Patries l’oiseau de proie aux serres cruelles.

Eh bien, ce fond d’idées communes, c’est le trésor inestimable déposé en nous par la civilisation gréco-latine et chrétienne ! Tranchons le mot, c’est l’esprit opposé à la matière, c’est le spiritualisme opposé au matérialisme. Aucun, j’imagine, des lecteurs sérieux de cette revue, n’invoquera contre cette thèse l’esprit religieux dont n’a cessé de faire montre le kaiser allemand… la preuve de la plus grande hypocrisie, de l’imposture la plus cynique de tous les siècles n’est plus à faire et tous ceux qui ont quelque sens critique ont depuis longtemps compris que sous l’hypocrite dévotion de l’Allemagne se cachait le matérialisme et son aboutissement logique, le culte exclusif de la « Force créatrice du Droit » ! Je m’en voudrais d’insister sur ce point, qui est devenu bien commun, tant la question a été traitée dans les académies, dans les grandes revues.

On a cent fois, au cours de cette guerre, écrit l’histoire de la perversion du sens moral allemand depuis les « Discours à la nation allemande de Fitche » et je crois la cause bien entendue. Cette vérité a été, au surplus, mise en pleine et définitive lumière par l’intervention de l’Amérique.

C’est, en effet, au nom des idées de Droit, de Justice, d’Humanité, c’est-à-dire d’intérêts purement spirituels que la grande démocratie d’outre-mer est venue jeter dans l’un des plateaux de la balance le poids décisif de ses ressources illimitées.

Ayons le courage d’avouer, qu’hypnotisés par les progrès matériels, d’ailleurs prodigieux, de l’Allemagne, nous commencions à rejeter, comme responsables de notre routine et de nos faiblesses, ces règles spirituelles que nous avaient léguées notre vieille civilisation gréco-latine et chrétienne, pour nous gorger de philosophie matérialiste allemande.

A l’appui de ceci, je rappellerai la « sensation » que produisit chez nous sous le second empire, je crois, l’apparition du livre de Buchner : Force et Matière, qui contenait en germe déjà toute la monstrueuse doctrine ; qu’on me permette de dire que ce livre rallia de trop nombreux suffrages dans les milieux intellectuels ; qu’on me laisse enfin noter en passant, combien le poison allemand s’était insinué chez nous, surtout après 70, dans nos Universités, nos grandes écoles et jusques dans les doctrines politiques des partis qui prétendaient régir le domaine français. Combien faillit nous être funeste l’orientation Marxiste donnée par Jaurès au socialisme français ! C’est de tout cela que l’âme française retrouvant sa vraie nature, a été subitement guérie en 1914. Oui, spiritualisme d’un côté, matérialisme de l’autre ! Si bien que l’on peut dire sans exagération, tant il est vrai que l’élément spirituel est bien la pierre de touche de la pensée vraiement française qu’il y a plus de « christianisme » enclos dans la pensée d’un socialiste français (1) que dans celle du plus dévot des pangermanistes.

Au lourd et pédant savant d’outre-Rhin qui refuserait de comprendre le sens de cette formule, je préciserais ma pensée en termes plus concrets et je dirais : La philosophie allemande peut s’enorgueillir jusqu’à un certain point d’une science qui ne s’est pas absolument occupée, je le reconnais, de la fabrication de gaz effroyablement meurtriers ou du superkanon, mais elle a à son « actif » (rappelez-vous le manifeste des intellectuels !), la thèse des traités chiffons de papier, des guerres conduites sans pitié et ceci suffit à m’empêcher d’admirer cela ! Le peuple civilisé n’est pas celui qui a réalisé le plus de progrès scientifiques, mais bien celui qui atteint le plus haut degré de moralité… Or, à ce point de vue, vous n’êtes, de l’aveu du genre humain, que des barbares ! Vous voyez donc bien que : matérialisme = barbarie, et que spiritualisme = humanité, C. Q. F. D., comme l’on dit en géométrie !

Maurice Barrès, qui a réalisé le beau dessein de dresser le livre d’or de toutes les familles spirituelles de France, écrivait, le 25 avril 1917, ces lignes qui résument magnifiquement cette idée :

« La libre pensée latine elle-même travaille, fût-ce, à son insu, pour que l’influence du Christ demeure persistante sur les hommes. Dans la racine de leur pensée réside le principe chrétien et que ce principe vienne à périr, à céder au germanisme, vous verriez la fleur, les fruits, toute la plante se dénaturer, disparaître : il est l’antidote contre la philosophie allemande. La Germanie le sait ; deux principes s’affrontent : elle voit le cœur divin où il faut viser la société latine. Le dernier des grands bûcherons qu’elle a envoyé de ses forêts, la hache sur l’épaule, pour défier le monde – tels ces géants du nord qui venaient jusqu’aux portes du camp, sous les murs d’Aix-en-Provence, provoquer l’Impérator romain – et Nietzche s’attaquent directement au Christ «(2) ! »

A ceux qui s’attarderaient encore, admirant (justement d’ailleurs), l’organisation allemande, le commerce allemand, l’industrie allemande, je réponds que c’est confondre progrès matériel et progrès moral et que les peuples de l’Entente qui dominent le Germain de toute leur hauteur morale, viennent de démontrer que leur vieille civilisation, est capable, avec de l’ordre, de la discipline, de réaliser des progrès matériels aussi sérieux que ceux de l’ennemi.

Changeons de méthode de travail, mais de grâce, ne rejetons pas ce principe spirituel qui, la guerre l’a démontré, constitue le criterium de la civilisation supérieure ! Tous les peuples en guerre contre l’élément germain ont, au surplus, reconnu depuis longtemps sur quels monstrueux principes reposait le puissant édifice et ne cherchent plus aujourd’hui à réaliser les mêmes progrès chez eux par emprunt des méthodes allemandes : en France, où la civilisation atteint un degré de perfection et de finesse que personne ne nous conteste, ces méthodes sont bien et définitivement condamnées.

Il est donc avéré désormais que le matérialisme et le régime de la force ne seront jamais des aliments de l’âme française. D’ailleurs, le Français qui deviendrait sincèrement matérialiste, ne serait pas « âgi » à la manière d’un germain : chez nous, la doctrine n’engendrerait pas la perversion du sens moral et la soumission au seul culte de la Force ; elle conduirait bien au seul culte de la Force ; elle conduirait bien plutôt à l’anarchie et au désespoir ! L’Alfred de Musset des heures de doute et de désespérance semble bien en témoigner : peut-être chez quelques âmes fières, mènerait-elle à un stoïcisme hautain…. Au surplus, ce point est sans importance pour notre étude.

Que tous les Français restent donc fidèles à leur vraie nature faite de générosité impulsive, à leur vieille discipline si pénétrée du souci de l’harmonie de l’équilibre et des principes de charité humaine : c’est bien ainsi que la Race trouvera force et santé.

(A suivre.)               

G. VINCENT-DESBOIS.

P.S. – Je corrige ces épreuves au moment où Paris acclame la Victoire et ces mots du grand Vieillard tombent sous mes yeux : … Grâce à nos Morts la France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’Humanité, sera toujours soldat de l’Idéal !... N’est-ce pas la formule lapidaire de ce que nous avons tâché de démontrer dans cette dernière étude.
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(1) J’entends de ceux qui n’ont pas versé dans les idées marxistes.
(2) Il est curieux de noter que Deherme, l’ancien ouvrier typographe du faubourg Saint-Antoine, aboutit à d’identiques conclusions. (La France Militante.)



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L’Œuvre de Reconstitution
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L’article de notre collaborateur, M. Anoyaut, paru dans le dernier numéro de Normandie, sous ce titre, a trouvé une confirmation éclatante dans les paroles prononcées par M. Clémenceau à la mémorable séance de la Chambre des députés du 18 octobre. Ces paroles, – car l’on peut, ce nous semble, faire confiance à leur auteur – nous laissent entrevoir un prochain avenir de réalisations : « Nous avons combattu pour notre droit. Nous voulons notre droit tout entier…» Ce que nous ferons de ce droit, un mot suffit à le dire : D’abord, la reconstitution nouvelle de toute la vie française dans tous les domaines. » Paroles pleines d’encouragement pour tous ceux qui, tels Normandie et ses nombreux amis, consacrent leur effort et leur cœur à assurer, pour les lendemains de la guerre, « l’organisation de la démocratie dans la plus grande France. »

N. D. L. R.

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L’Organisation Economique régionale
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Le projet de division de la France en régions, a été examiné par le Conseil général de la Seine-Inférieure dans sa séance du 30 septembre dernier ; M. G. Bouctot, député et conseiller général, ayant bien voulu nous communiquer le rapport dont il avait été chargé, nous croyons intéressant de le publier  in extenso, car sa lecture fera mieux comprendre qu’un résumé, aussi fidèle soit-il, l’état de la question. Voici ce rapport :

Réorganisation administrative de la France

La vieille distribution du sol français en départements, qui dispersa l’organisation provinciale de l’ancien régime, avait déjà fait son temps avant que le monde ne fût bouleversé par le cataclysme dans lequel nous nous débattons. Les nécessités économiques contemporaines ne cadrent plus avec des classifications administratives, imposées jadis par des motifs surtout politiques. Auguste Comte, Le Play, Prévost-Paradol, et plus tard Vidal de la Blache, firent le procès de la division du territoire par raison d’Etat, réclamant un système moins suranné, et plus en harmonie avec les déplacements de population commandés par les progrès successifs des transports et des industries.

Au lendemain de la guerre, cette besogne de transformation s’imposera, sans retard, et selon le mot de mon collègue Groussau, il faudra « en faisant du nouveau, faire du mieux ».

Le principe fédératif, que la Révolution a justement repoussé, est repris à la suite de Proudhon, par nombre de bons esprits, que semble conduire au combat M Jean Hennessy. Nous avons une conception tout autre ; et sans nous embarrasser de théories compliquées, sans être impressionnés par des autorités périmées qui d’ailleurs s’exerceraient peut-être, de nos jours, dans un sens bien différent, nous sommes pour une décentralisation, ou mieux pour une « déconcentration » qui, enlevant aux directeurs, dans les ministères, l’omnipotence dont ils abusent, conférerait des pouvoirs d’initiative, de gestion financière et de contrôle aux mandataires d’un organisme nouveau, la région.

Un effort a déjà été fait, vers 1850 ; il a été renouvelé par la grande commission d’enquête administrative de 1895. Le projet Barthou tendant à la création de dix-huit conseils de préfecture régionaux, en fut la conséquence la plus appréciable. Mais rien n’aboutit ; il en a été de même d’autres projets conçus par des parlementaires tels que MM. Raudot, Hovelacque, Beauquier, de Lanjuinais, de Ramel, Cornudet. Arriva enfin la proposition Jean Hennessy qui tombant au moment opportun, a forcément retenu l’attention de la Commission de l’administration générale et de décentralisation de la Chambre.

C’est pour déférer aux indications de cette Commission que tous les Conseils généraux sont appelés à donner leur avis sur le questionnaire suivant :

« 1° Convient-il de superposer aux unités administratives existantes : communes, cantons, arrondissements et départements, une division nouvelle qui, sous le nom de région, grouperait plusieurs des départements actuels en leur conservant leur personnalité et leur organisation propres ;

» 2° Quels seraient dans l’affirmative les départements auxquels le vôtre devrait être rattaché ;

» 3° Faudrait-il composer les régions en groupant des départements entiers ou bien les arrondissements d’un même département pourraient-ils être rattachés à des régions différentes et, dans ce cas, comment devraient être répartis les arrondissements de votre département ;

» 4° Les régions économiques projetées par le ministre du commerce et dont quelques-unes ont été déjà constituées, pourraient-elles servir de base à la nouvelle division administrative. »

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*   *

Votre première Commission estime qu’il n’y a pas lieu de superposer aux unités existantes (communes, cantons, arrondissements et départements), une division nouvelle, qui compliquerait bien inutilement la vie administrative. S’inspirant des coutumes anglaises et américaines (boroughs et townships), vantées par Alexis de Tocqueville dans sa Démocratie en Amérique, René Goblet de 1883 à 1887, perdit son temps à poursuivre avec Colfavru et Thellier de Poncheville, la création d’un nouveau rouage : le canton. Goblet échoua parce que le parlement, fort de l’opinion publique, ne voulut ni d’un nouveau budget, ni de nouveaux fonctionnaires. Ces raisons suffisent.

Toutefois, si nous refusons la superposition, nous sommes partisans d’une transformation des organismes existants. Le département est un cadre trop étroit qu’il convient d’élargir, pour mieux concentrer les affinités originelles et les intérêts économiques des populations.

Mais pour que dès maintenant les éléments, appelés à se confondre, se rencontrent, pour que le public se familiarise avec l’idée de la région, c’est-à-dire du « plus grand département », les Conseils généraux ont le devoir de ne  pas laisser à l’état de lettre-morte le titre VII (art. 89, 90 et 91) de la loi organique du 10 août 1871, relatif aux intérêts communs à plusieurs départements, et en vertu duquel des conférences interdépartementales sont autorisées. Il importerait que ces réunions fussent rendues obligatoires à des dates légalement déterminées ; elles prépareraient le travail commun des futures assemblées régionales. Leur composition pourrait être ainsi réglée : le président du Conseil général et le président de la Commission départementale d’une part ; d’autre part, le préfet.

On arriverait donc, par une mesure transitive, à une formation automatique de la région.

Quelle sera la région dont nous ferons partie ?

Le ministère du commerce, s’inspirant de Vidal-Lablache, nous soumet un projet qui groupe en une région n° 2 les pays dont la basse-Seine est l’artère commune. « Les industries rouennaises, dit le projet, remontent le long des vallées cauchoises et s’étendent dans la plaine du Roumois et la campagne de Neubourg. C’est aussi dans ces régions que Rouen et les villes voisines trouvent leur alimentation agricole. Le Havre forme avec Rouen un couple fluvial maritime d’indissoluble unité. »

Les lignes que nous venons de citer résument admirablement les raisons qui rendent nécessaires la fusion des départements de la Seine-Inférieure et de l’Eure. Rouen, ancienne capitale de la Normandie, serait à sa place géographique, au centre de deux contrées agricoles de même importance ; l’équilibre entre les habitants des villes industrielles et ceux des campagnes, menacé d’être rompu par les installations considérables qui se préparent entre Elbeuf et Caudebec-en-Caux, se verrait, du fait, définitivement rétabli, et l’intérêt général y trouverait son compte.

Faut-il aller au delà, et comprendre dans une seule région, avec la Seine-Inférieure et l’Eure, le Calvados, la Manche et l’Orne ? Nous ne le pensons pas. Ces trois derniers départements, depuis 1790, ont acquis leur complète indépendance, et reconstituer l’ancienne province de Normandie serait un anachronisme. Caen paraît bien le centre tout désigné pour une autre région. Agricole, jusqu’à ce jour, son arrondissement sera, demain, industriel et métallurgique ; il veut avoir un port, un grand port ; il a sa zone d’attraction en arrière-pays, que nous devons lui laisser.

Par fusion de la Seine-Inférieure et de l’Eure, nous entendons réunion totale des deux départements, sans « franges d’interférence », sans dissidences locales ni séparatisme d’arrondissement.

Les Chambres de Commerce de Normandie sont au nombre de quinze pour les cinq départements, et de sept pour la Seine-Inférieure seulement. Elles ont été consultées sur l’organisation des régions économiques. Celles de Rouen, Elbeuf, Dieppe et Bolbec sont pour la fusion de l’Eure et de la Seine-Inférieure ; le Havre n’a pas fait connaître son avis, et Le Tréport a demandé son rattachement à la région du nord.

Dans ces conditions, votre première Commission estime qu’il convient d’ajourner la réponse à la quatrième question, jusqu’au jour où toutes nos Chambres de commerce auront pris position.

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L’approbation du présent rapport implique le vote des conclusions suivantes, qui constituent la réponse aux questions posées par M. le Préfet, au nom de M. le Ministre de l’Intérieur :

1° Le principe de la région doit être adopté, mais il ne convient pas de superposer de nouvelles unités administratives à celles déjà existantes.
2° Les départements fusionnés de la Seine-Inférieure et de l’Eure doivent constituer, à eux seuls, une région indépendante de la région basse-Normandie.
3° Les régions doivent être formées de un, deux ou plusieurs départements entiers.
4° Il y a lieu d’ajourner la réponse du Conseil général à la quatrième question de M. le Ministre de l’Intérieur, jusqu’au jour où toutes les Chambres de commerce du département auront formulé leur avis.


Ainsi l’honorable rapporteur reconnaît tout d’abord que les nécessités économiques contemporaines ne cadrent plus avec les classifications administratives actuelles et qu’elles ont rendu nécessaire « une DÉCONCENTRATION qui, enlevant aux directeurs, dans les ministères, l’omnipotence dont ils abusent, conférerait des pouvoirs d’initiative, de gestion financière et de contrôle aux mandataires d’un organisme nouveau, la région ».

Plus loin, il se déclare opposé à la superposition d’une division nouvelle qui compliquerait la vie administrative et il se dit partisan d’une transformation des organismes existants. Pour opérer cette transformation, il propose d’élargir le cadre du département trop étroit, pour MIEUX CONCENTRER les affinités originelles et les intérêts économiques des populations.

Puis, après avoir dit que ce serait un anachronisme de réunir les cinq départements normands dans une même région économique, il conclut en proposant la fusion des deux départements de l’Eure et de la Seine-Inférieure en un seul, sous prétexte que cette fusion établirait l’équilibre entre les habitants des villes industrielles et ceux des campagnes, ce qui favoriserait l’intérêt général.

Nous ne voyons pas très bien les améliorations que cette simple fusion de deux départements apporterait à la situation actuelle et il nous semble, au contraire, que cette DÉCONCENTRATION dont M. Bouctot se déclarait partisan au début de son rapport, devient une nouvelle CONCENTRATION puisque on devrait attendre d’un seul préfet, la solution de toutes les questions soumises aux deux fonctionnaires existant actuellement.

Puis, dans cette nouvelle organisation, où sont les mandataires de l’organisme nouveau, la région, qu’admettait l’honorable conseiller général du canton de Saint-Saens, au début de son rapport ?

Qui seront-ils ? Quel sera leur rôle ? Quelles seront leurs prérogatives ?

Nous ne pensons pas que ces mandataires soient les conseillers généraux des deux anciens départements réunis en un seul Conseil et n’ayant d’autres attributions que celles dévolues actuellement aux conseillers généraux, car il n’y aurait alors rien de changé et nous ne croyons pas que c’est à cette solution que pense M. Bouctot quand il évoque les paroles de M. Grousseau : « Au lendemain de la guerre, il faudra en faisant du nouveau, faire mieux. »

Il nous semble donc utile que M. Bouctot complète ses explications, en nous disant comment il comprend l’organisation et le fonctionnement de la région qu’il nous propose.

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Le Conseil général de l’Eure s’est également occupé de cette question ; – dans notre prochain numéro nous analyserons le très remarquable rapport de M. Abel Lefèvre, député qui, lui, voit la solution dans l’organisation d’une région comprenant les cinq départements normands.

Nous publierons ensuite le rapport de M. Lefèvre, président de la Chambre de Commerce de Caen, au Ministre du Commerce, dans lequel il demande la constitution de la région de Basse-Normandie.

Nous aurons mis ainsi, sous les yeux de nos lecteurs, tous les éléments de la question, ce qui leur permettra de juger en toute connaissance.

La région économique de Basse-Normandie a été constituée officiellement dans une réunion tenue à la Chambre de Commerce de Caen le 26 septembre dernier. A cette dernière réunion, des discours ont été prononcés par MM. Fighiera, directeur des affaires commerciales et industrielles au Ministère du Commerce, et Henri Hauser, professeur à la Faculté de Dijon, délégués du Ministre du Commerce, qui expliquent les idées de M. Clémentel sur les Régions économiques. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces explications.

A. MACHÉ.

- La Chambre de Commerce de Paris, saisie d’un projet de division de la France en régions économiques, a émis l’avis que ce projet ne saurait être réalisé sans l’intervention du législateur, et que, lorsqu’une organisation régionale de la France pourra être établie sur des bases légales, Paris devra être considéré comme formant à lui seul une région économique distincte.


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La “ Pommée ʺ Normande
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En ces temps de vie chère et de pénurie de sucre, c’est le moment ou jamais de faire valoir les ressources dont la pomiculture normande est privilégiée par les produits qu’elle peut fournir à l’alimentation (1).

Les vrais normands, les ménagères normandes, tous les enfants du « pays de la pomme » connaissent la « pommée » préparée, de temps immémorial, avec le jus pur et non fermenté des pommes à cidre, produit alimentaire qui, selon le procédé de préparation employé, se présente sous forme de gelée de confiture ou de marmelade. La « pommée » normande, que l’on appelle aussi « compote normande aux pommes » et, bien plus souvent – quoique l’expression soit moins appropriée à la nature du produit – « raisiné de Normandie », est au jus de pommes à cidre ce qu’est le raisiné au moût de raisins de table.

On pourrait peut-être reprocher avec raison à nos pomiculteurs normands, à ceux qui ont la possibilité de ne pas se borner à la seule production du cidre, de n’avoir pas cherché, jusqu’à présent, à exploiter industriellement ce mode d’utilisation, de transformation de la pomme. Qu’on veuille bien considérer, en effet, la situation actuelle au point de vue des ressources alimentaires, notamment en ce qui concerne l’utilisation et la conservation des fruits, en présence de la pénurie, ou, du moins, de l’insuffisance de sucre, et l’intérêt qui, par conséquent, s’attache spécialement à la préparation de conserves de fruits sans sucre. Il est de toute évidence que, par le développement des industries de la pomme – et indépendamment de la pomme séchée dont nous avons déjà parlé ici même – la Normandie, en faisant connaître, par une habile propagande, ses produits, aurait les éléments d’un fructueux commerce. La « pommée » ne devrait pas être seulement un produit préparé et consommé dans les ménages ; elle devrait, par une méthode industrielle de fabrication, vulgarisée dans notre pays, en vue de développer cette utilisation de la pomme, devenir une source de bénéfices à ajouter à la production du cidre. Il convient donc d’examiner, dans cette revue où l’on se préoccupe des intérêts économiques de la Normandie, des moyens de tirer de son sol tous les profits qu’il peut procurer, les conditions dans lesquelles cette industrialisation doit être rationnellement comprise, comment on doit procéder pour faire de la pommée un produit alimentaire de marque, capable de conquérir une large place sur le marché de l’alimentation, surtout dans les circonstances actuelles, alors que les ressources alimentaires sont peu variées et que le rationnement de sucre met obstacle à la préparation des confitures et conserves de fruits utilisant le sucre. Le consommateur paiera toujours volontiers à sa valeur un produit avantageux, vendu à un prix abordable.

La « pommée » normande peut être simple ou composée, et avoir le caractère d’une marmelade ou d’une confiture ou encore d’une gelée. Le jus de pommes à cidre, non fermenté, est réduit par la chaleur au septième de son volume, et dès lors, on en obtient par refroidissement, sans addition de sucre, une excellente gelée, ou bien, par simple addition et cuisson nouvelle de quartiers de pommes douces, de poires épluchées, de mélange de pommes et de coings, ou même de poires et de coings, on fabrique des marmelades ou des confitures qui se conservent très bien et constituent le produit dit « Raisiné de Normandie ».

Le jus de pommes concentré au septième de son volume donne des confitures de fruits sans sucre, avec leur pulpe conservée par la méthode Appert, c’est-à-dire par ébullition. Ces mêmes jus concentrés servent à fabriquer des compotes ou des sirops sans sucre.

Les pommes qui conviennent le mieux doivent être de saveur douce ou à peine amère et acidulées, parfumées, très saines et mûres à point, mais au début de la maturité. Le dernier jus recueilli dans la cuve du pressoir, le « beslou », est plus sucré, plus parfumé, et aussi plus limpide, et c’est celui qu’on doit préférer.

Les meilleures de nos pommes douces, à employer pour faire la pommée, sont les variétés suivantes : Binet, Bergerie, Peau-de-vache, Rousse-Latour, Rousse de l’Orne, Ambrette, Aufriche, Belle-Cauchoise, Bonne-Chambrière, Bonne Sorte, Bon Ordre, Bras d’Or, Côtelée de Caumont, Cul noué, Diard, Douze à gober, Ecarlatine, Ente au gros, Feuillard, Filasse, Gagne-Vin, Gallot, Gros Bois, Haut Griset, Joly blanc,  Joly rouge, Longuet, Moulin-à-vent, Moussette, Orange, Or-Milcent, Orpolin, et Rouge Duret.

Parmi les pommes douces-amères, propres au même usage, on distingue les bonnes variétés suivantes : Argile, Rouge-Bruyère, Barbarie, Gros-Matois, Muscadet, certaines variétés de Fréquin qu’il faut savoir apprécier par la dégustation, puis, celles-ci : Bédan des Parts, Bérat rouge, Bisquet, Boulanger, de Boutteville, Caillouel, Citron, Domaines, Herbage sec, Noël Deschamps, Omont, Ozanne, Saint-Martin et Secrétaire Pinel.

La pommée faite dans le département de l’Eure, plus particulièrement dans l’arrondissement de Pont-Audemer, avec la pomme Binet – la blanche ou dorée et la grise – est connue et appréciée de longue date, C’est cette même pomme Binet, une des meilleures de notre riche collection normande, que l’on produit dans la Seine-Inférieure, où on la désigne sous les noms de Gros Binet, Gros Binin, Gros-Rethel ; et dans le Calvados, où elle porte le nom de Gros Doux, de seconde saison.

Il y a des variantes, dans la préparation de la pommée, suivante les coutumes locales et la nature des fruits employés : pommes à cidre, ou pommes de table. Tantôt on pèle les fruits et on enlève les pépins ; tantôt, et plus particulièrement lorsqu’on emploie les pommes de table, on ne supprime pas la peau ni les pépins, afin que ces parties communiquent au produit un arome agréable. En tout cas, la préparation est bien simple, et par les années de fortes récoltes, nos pomiculteurs, nos ménagères, devraient voir là une industrie de l’alimentation capable de donner de beaux bénéfices.

Les pommes, coupées en moitié ou en quartiers, suivant leur volume, sont mises à cuire dans un chaudron fermé par un couvercle, avec très peu d’eau (un litre pour dix kilogr. de pommes). On chauffe à feu doux jusqu’à ce que la chair se ramollisse suffisamment, puis on verse dans des terrines, en passant à travers un tamis ou une passoire pour retenir les peaux et les pépins. On laisse refroidir pendant une nuit, en lieu frais, après quoi la marmelade est soumise à une seconde cuisson le lendemain et à une troisième le surlendemain, en ayant toujours soin de remuer fréquemment avec une spatule, jusqu’à ce qu’une petite quantité refroidie ne cède pas son eau. La marmelade ainsi obtenue est alors mise en pots lesquels sont portés deux ou trois fois au four après qu’on en a retiré le pain. La marmelade se recuit et il se forme à sa surface une croûte qui en assure la conservation. Pour aromatiser cette pommée, on peut y incorporer des coings, soit pour cent pommes, une dizaine de coings coupés en tranches.

Voilà comment on prépare la pommée avec des pommes de table très ordinaires.

Dans bon nombre de nos localités normandes, on utilise les pommes à cidre de la manière suivante : On prend, de préférence, celles qui appartiennent aux variétés de deuxième et de troisième saison, celles qui ont une saveur douce et sont réputées comme « faisant gros », c’est-à-dire donnant un cidre coloré et alcoolique. Les fruits, sains et très propres, débités comme il est dit ci-dessus, sont mis dans une bassine, à raison de 20 kilogr. de pommes pour 10 à 12 litres de jus très limpide, selon qu’elles sont plus ou moins aqueuses ; on fait bouillir jusqu’à cuisson suffisante, ce qui demande deux heures environ ; après quoi on verse le tout sur un tamis. La purée liquide est recueillie ; on la fait bouillir de nouveau, pendant six à huit heures, en prenant la précaution de la remuer de temps à autre ; l’ébullition doit durer jusqu’au moment où la purée devient assez épaisse pour qu’une petite quantité se solidifie en refroidissant. Cette pommée, qui est une marmelade, est mise alors en pots de grès de préférence à ceux de verre.

Pour faire, comme dans le département de l’Eure, la pommée avec la seule variété de pomme dite Binet – fruit à chair ferme, à saveur très douce, parfumée, et de bonne conservation – on opère de façon différente.

Le jus est d’abord réduit à la moitié de son volume, et ce n’est qu’à ce moment qu’on y ajoute les pommes pelées, évidées, épépinées et coupées par moitiés ou par quartiers. On fait cuire à petit feu, pendant huit à neuf heures, temps nécessaire en raison de la fermeté de la pulpe et pour que, tout en étant remuées fréquemment, les portions de fruits se conservent entières, autant que possible, et forment une confiture. L’opération s’achève comme celles décrites ci-dessus. Les poires de table et les poires à poiré peuvent être traitées semblablement et donner un produit excellent. C’est ainsi que, dans le pays d’Auge, on fait de la « pommée aux poires », que l’on appelle aussi « raisiné au poiré », avec les bonnes poires appartenant à la variété dite « Grosse Grise », à saveur douce, et dont le jus se rapproche beaucoup de celui des pommes, de même qu’avec la poire de « Frisée », que l’on désigne aussi sous les noms de « Fizée » ou de « Margot ».

Il conviendrait de généraliser cette industrie connexe de la pomiculture, et nous aurions tout à y gagner, ne serait-ce que par le commerce très rémunérateur auquel donnerait lieu cette ressource alimentaire aussi précieuse pour le consommateur des villes que pour celui des campagnes. N’est-il pas tout indiqué d’utiliser de cette façon, chez nous, les produits de nos vergers, notamment ces poires de la variété « Grosse Grise », et tant de nos pommes des variétés les plus méritantes, que les Boches surent apprécier de particulière façon, et dont ils importèrent, pendant tant d’années, jusqu’en 1914, dans le Wurtemberg, notamment, des centaines, des milliers de wagons, chaque année ?

Dans la revanche économique que nous devrons prendre sur les barbares d’outre-Rhin, après la victoire de nos armes, dans cette œuvre qui, après la grande guerre libératrice, précipitera la débâcle du germanisme, anéantira à tout jamais les tentatives d’hégémonie mondiale de ce peuple de proie, et ouvrira enfin une ère nouvelle de paix, de liberté et de prospérité aux nations civilisées, unies dans le respect et la suprématie du Droit et de la Justice, toutes les provinces françaises auront leur part contributive. C’est par l’accroissement de la production, la création et le développement d’industries locales, l’expansion commerciale, la multiplicité des initiatives, et enfin par l’action régionaliste, que la France, en pleine possession de ces moyens, augmentera ses sources de richesse.

La Normandie n’est certes pas la région la moins favorisée pour concourir à cette œuvre de prospérité nationale.

Henri BLIN,
Lauréat de l’Académie d’Agriculture de France.
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(1) Il est sous-entendu que l’on doit attribuer à cette étude une portée générale, eu égard aux intérêts de la pomiculture normande, et par les années de bonne récolte de pommes. – Note de l’Auteur.


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Tout en causant…
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Lundi, 11 novembre 1918… Le « quart moins de midi » vient de sonner au « Gros-Horloge » ; avant de sortir pour aller confier à la poste mon article pour Normandie, j’ouvre mes fenêtres ; il fait ce matin un si beau soleil automnal. Qu’est-ce cela ? Quel est ce bruit ? Un coup de canon ! deux, trois coups de canon, puis voilà que du quai tout proche, monte et s’étend, en longues sonorités, la voix des sirènes. Je descends précipitamment dans la rue, oubliant mon enveloppe sur ma table de travail. Me voilà sur la Bourse !

Quel spectacle ! quelle minute inoubliable, et que je me sens heureux de l’avoir vécue, oh ! oui, bien pleinement heureux ! La « Petite Provence » est noire de monde ; et pendant que sur les navires qui ont maintenant arboré leur grand pavois des jours de fête, les puissantes sirènes continuent à mugir, on s’aborde sans se connaître, on se serre les mains. « Hein ! ça y est ! » On n’entend que ces mots, prononcés d’une voix étranglée et tremblante d’émotion. Des yeux sont mouillés. Un capitaine d’artillerie est là, légion d’honneur, croix de guerre avec palme, visage martial aux traits énergiques, vraie figure de soldat, et il pleure sans songer à dissimuler ses larmes, il pleure en regardant tendrement sa jeune femme appuyée à son bras et qui le contemple, la face illuminée de bonheur !

Midi ! C’est l’heure de la sortie des bureaux et des magasins. Les midinettes envahissent la rue Grand-Pont, déjà toute bourdonnante d’un joyeux tumulte ; il n’y a pas dix minutes qu’elles connaissent « la grande nouvelle », et elles ont déjà trouvé le moyen de se procurer les rubans tricolores dont elles ont orné leurs corsages. Des cortèges s’organisent ; précédés de drapeaux et de fanfares improvisées, bras dessus bras dessous, des groupes où se mêlent soldats et civils, des femmes, des enfants, toutes les classes sociales fraternellement unies parcourent les quais et les grandes artères du centre, portant jusque dans les faubourgs populaires l’enthousiasme de la Cité frémissante de l’ivresse magnifique et noble de la Victoire.

La Victoire ! Comme ce mot est beau à écrire, comme il auréole, si je puis ainsi parler, cette feuille de papier où je note ces impressions d’un moment historique. Ce moment-là, nous l’avons attendu si longtemps, sans jamais douter, certes, de le voir venir, mais parfois, tout de même, nous pouvons bien l’avouer maintenant, avec tant d’anxiété et d’angoisse ! La victoire ! mot magique qui se libelle aujourd’hui sous des plumes françaises.

Avez-vous remarqué ce détail du protocole de l’armistice signé par le maréchal Foch. Il ne me semble pas que ce détail ait encore été relevé dans aucun journal et pourtant il mérite de fixer l’attention et d’être retenu parce que c’est pour nous un motif de légitime orgueil.

Le document mémorable qui met fin aux hostilités en consacrant l’écrasement de l’Allemagne se termine ainsi :

« Le présent armistice a été signé le 11 novembre 1918, à cinq heures, heure française !

Vous avez lu, heure française !

Ah ! oui, c’est une heure française qui a sonné au cadran de l’histoire que celle où les représentants de l’empire de rapine et de proie qui prétendait asservir le monde ont dû, contraints par la force et la rage au cœur, subir l’humiliation d’apposer leurs signatures au bas de leur sentence de défaite…

… L’après-midi, laissant la ville où l’animation joyeuse – joyeuse et fraîche – croissait d’heure en heure, j’ai été faire un tour aux environs, dans un petit pays que j’aime par les chers souvenirs qui m’y rattachent. Là aussi, la joie régnait ; le drapeau flottait à la mairie, et les cloches de la vieille église sonnaient à toute volée.

Et tout à coup, je me suis rappelé un autre après-midi, où également les cloches des églises campagnardes avaient été mises en branle. Mais ce jour-là, le samedi 1er août 1914, ce n’était pas un carillon d’allégresse qu’on entendait, c’était le tocsin qui envoyait par-dessus les champs et la plaine son appel lugubre, l’appel aux armes de la France à ses enfants !

Que de choses formidables se sont passées, quel chapitre grandiose et tragique de notre histoire nationale tient entre ces deux dates : 1er août 1914, la mobilisation ; 11 novembre 1918, l’armistice, prélude de la paix victorieuse !

Mais nous avons, nous autres Français, cette fierté de pouvoir nous dire qu’au cours de cette longue épreuve, dans cette accumulation de souffrance et de deuils, notre chère patrie, même aux instants les plus critiques, est toujours restée, par l’héroïsme de ses soldats, à la hauteur de son glorieux passé.

Nos poilus – (le poilu, mot trivial anobli et magnifié par les braves qui l’ont porté) – nos poilus ont fait l’admiration du monde et forcé même l’estime de leurs adversaires ! Honneur et gloire à nos poilus !...

… Quand je suis redescendu à Rouen, la nuit venue, j’ai trouvé la ville illuminée. Et c’était une fête pour les yeux – et aussi pour le cœur – ce resplendissement de lumières succédant à l’obscurité des soirs précédents. Je me mêle à la foule ; je prends ma part de la fièvre populaire ; et je crie : hip, hip, hourrah ! au passage des tommies, dont déborde la joie exubérante. Devant le théâtre des Arts, des Ecossais dansent une gigue effrénée ; on chante dans tous les carrefours ; on chante la Marseillaise, on chante Madelon, on chante  Tipperary ; tous les idiomes se mêlent et se confondent en un crescendo formidable. C’était du délire !

Je rentre chez moi, et qu’est-ce que j’aperçois sur ma table, l’enveloppe contenant mon article pour Normandie !

De quoi parlais-je dans cet article ? Peu m’importe ! et peu importe aussi aux lecteurs de la Revue. Est-il aujourd’hui un autre sujet de causerie et peut-on, vraiment, en ce moment, parler d’autre chose que… de la Victoire.

Vive la France et vive aussi la Normandie, notre vieille et chère province dont les fils ont prouvé, sur les champs de bataille, qu’elle n’a pas dégénéré, la race des « gas normands ! »
                                                                                       
Henry BRIDOUX.


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Le Nouveau Sphinx
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A Georges NORMANDY.

Son corps, tout écaillé d’azur, est couvert d’ailes.
Il s’étire et se tord à travers les chemins,
Surveillant, jour et nuit, les repaires germains
Qui font de nos hameaux autant de citadelles.

S’il frappe, tout est rouge, et ses griffes sont telles
Que leur acier paraît humecté de carmins ;
Et lorsque sa voix tonne en éclats surhumains,
Les secousses de l’air sont des gifles mortelles.

Parfois, une pensée émeut ses yeux de lynx.
Puis, il se lève, gai, d’une gaîté de sphinx
Qui sait que sa vigueur lui vaut l’omnipotence.

Beau monstre énigmatique, au sourire troublant,
Que diras-tu, plus tard, quand maint élu tremblant
Viendra, comme jadis, provoquer ta sentence ?

                Jean MIRVAL.

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FIGURES NORMANDES
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Manuel MARQUEZ
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Manuel MarquezNous sommes heureux de présenter aujourd’hui aux lecteurs de Normandie, en la personne de M. Manuel Marquez, l’une des plus belles figures de notre province, et un de ses plus brillants représentants dans la capitale.

Né à Coutances (Manche), en 1843, M. Marquez conquiert rapidement tous ses diplômes, devient de bonne heure pharmacien interne des hôpitaux de Paris et s’établit à Clichy en 1867.

Républicain de la veille, il lutte sous l’Empire dans sa circonscription contre les candidats officiels et aide à l’élection de ceux de l’opposition : Emmanuel Arago et Hérold.

En 1870, alors que la France est en proie aux horreurs de l’invasion, que Victor Hugo revient d’exil pour prendre les armes, il s’engage pour la durée de la guerre, et participe comme sergent-major, au 2e régiment de Paris, aux sanglantes batailles qui se livrent sous les murs de Paris assiégé.

La guerre terminée, il est élu conseiller municipal, puis premier adjoint au maire et en 1896, conseiller général, mandat qu’il détient depuis cette époque, c’est-à-dire depuis vingt-trois ans. Il est successivement secrétaire, vice-président et président de cette haute assemblée, et est décoré de la Légion d’honneur. Membre et vice-président du Conseil d’hygiène de la Seine, il obtient en 1910 du ministère de l’Intérieur la médaille d’or des services d’hygiène.

Mutualiste convaincu, il fonde de nombreuses sociétés mutualistes auxquelles il communique une vigoureuse impulsion et comme récompense légitime de son effort, le ministre du Travail lui décerne la médaille d’or de la Mutualité.

Manuel Marquez est un militant très actif du parti radical-socialiste avancé, il est partisan du Fourriérisme, c’est-à-dire de l’union intime du capital et du travail, de la coopération patronale et ouvrière, par opposition à la lutte des classes, aux grèves, génératrices de mouvements révolutionnaires.

Depuis plus de cinquante ans qu’il habite Paris, il est resté normand dans l’âme et ne cesse de s’intéresser à tout ce qui lui rappelle sa petite patrie.

Il a fondé ou encouragé les principales sociétés normandes de Paris dont il a été président ou vice-président : Le Bouais-Jan, les Normands de Paris, La Pomme, les violetti Normands, les Gars normands, les Coutançais de Paris, la Société des Beaux-Arts de Cherbourg ; les Normands de Clichy savent le concours précieux qu’il leur a toujours apporté.

D’une plume alerte et dans un style rempli de spirituelles saillies il a écrit de nombreux articles dans la revue du Bouais-Jan et dans un certain nombre de périodiques de Province et de la Seine ; il fit des conférences éducatives.

Rapporteur du budget des Beaux-Arts du département de la Seine, il a toujours su distinguer les artistes originaires de sa Normandie et faire voter les encouragements à nos auteurs et poètes régionaux.

Il y a quelques années, lors de l’inauguration du monument de Formigny (Calvados), il fut délégué par le Conseil général de la Seine pour le représenter à cette cérémonie où il prononça un discours très remarqué, qui lui valut les félicitations de Mgr Amette, alors évêque de Bayeux.

A l’occasion des fêtes inoubliables du Millénaire de la Normandie, grâce à son esprit d’initiative et à son inlassable activité, les admirables salons de l’Hôtel de Ville de Paris furent le lieu d’une imposante cérémonie où les normands furent reçus solennellement.

Il y aura tantôt dix ans, c’est avec une joie véritable qu’il présida, délégué par M. le Ministre de l’Instruction publique, la distribution des prix du Lycée, dans sa chère ville de Coutances à laquelle il reste si fidèlement attaché.

A cette occasion, ses amis lui offrirent un grand banquet à Coutainville, présidé par M. le Préfet de la Manche.

Telle est dans ses grandes lignes l’œuvre de ce robuste normand dont la large et franche physionomie respire à la fois la douceur et la force et dont le regard calme et droit révèle une raison saine et exempte de préjugés : œuvre d’un « Administrateur » qui n’a pas cessé de mettre les brillantes qualités de son esprit au service de ses concitoyens, œuvre d’un « Humanitaire » qui n’ pas eu d’autre idéal que celui de se pencher vers les humbles afin de leur marquer une place meilleure au soleil de la Justice, œuvre d’un « Régionaliste » qui s’est continuellement employé à stimuler toutes les énergies de la Province ; œuvre en un mot d’un homme qui a toujours communié avec une égale ferveur dans le culte de « l’Humanité », de la « Grande et de la Petite-Patrie ».

Aussi, avons-nous plaisir à saluer dans cette revue ce vétéran de 70 qui, pour rester encore à son poste de combat, n’a point voulu prendre de repos depuis le début des hostilités et dont le fils, M. Maurice Marquez et le petit-fils, M. Marcel Turpin, viennent d’être tout récemment l’objet : le premier d’une citation à l’ordre du jour de l’armée et le second d’une citation à l’ordre du jour de la division et du régiment.

Eléonor DAUBRÉE.

Au dernier moment nous apprenons que M. Marcel Turpin, dont notre collaborateur rappelle plus haut les citations, a trouvé une mort glorieuse sur le champ de bataille, frappé par une balle qui lui a fracassé la tête. Nous prions notre éminent compatriote de trouver ici l’expression de nos plus sincères compliments de condoléances. – LA RÉDACTION.

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A propos de Vie Régionale
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IMPRESSIONS VERNONNAISES (1)

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II

Et maintenant, entrons à l’hôpital de Vernon.

La même puissance d’oubli va nous accabler d’un poids plus lourd encore.

Voilà certes un établissement profondément incorporé à la vie intime de la ville, et de vieille date ! car il s’enorgueillit d’avoir été doté par saint Louis, et le premier nom de ses bienfaiteurs, gravés sur la grande table de marbre noir qui accueille l’arrivant, celui de Richard Guiscard, remonte à 1225.

Peut-être surprendrai-je quelques lecteurs qui ne s’en doutent pas – mais mon histoire cependant démontre la réalité de cet état d’esprit – en disant que l’ouvrier indispensable de l’hôpital, celui sans qui il n’existerait pas et ne pourrait être qu’une charitable maison de refuge, c’est le médecin. Or, c’est une évidence que les commissions administratives ne semblent pas avoir découverte encore.

Combien de ces humbles, mais dévoués praticiens, ont œuvré ici depuis 1225 ! Combien se sont penchés, apitoyés ou intéressés, fiers de leur science ou navrés de leur impuissance, sur les misères de leurs frères vernonnais ? Combien ont dépensé ici le meilleur de leur cœur peut-être et de leur esprit sûrement, car on ignore trop à quel point le « sacerdoce » médical saisit et pénètre celui qui l’exerce dignement ? Il n’est personne cependant qui n’ait connu un au moins de ces vieux médecins de province pour qui les fonctions de « médecin de l’hôpital » fut la suprême consécration de la carrière, pour qui la « visite » journalière était non seulement le plus sacré des devoirs, mais la plus intime des satisfactions – au point que la suppression brusque de cette âpre volupté a souvent tué l’homme.

Combien ont vécu ici cette vie-là depuis le treizième siècle ? Cherchez. Et là encore vous ne trouverez RIEN !

Les grandes plaques vous rediront religieusement – et c’est justice, certes – les noms de tous ceux qui, légitimement enrichis dans l’honorable négoce des étoffes, ou dans celui des denrées alimentaires, ont libéralement légué à cet établissement un peu de leur or, et acquis ainsi régulièrement le droit de transmettre leur nom à la postérité. Mais rien ne vous y redira le nom de ceux qui lui ont consacré leur vie ! Et moi-même qui parle ainsi, je serais incapable d’en citer plus de deux, ceux-là seuls que j’ai personnellement connus.

Qu’il me soit permis d’en dire un mot.

Le souvenir du Dr Vattier n’a pas encore eu le temps de mourir tout à fait ici. Il reste encore trop de gens qui, à des titres divers, lui doivent la vie. Nombreux sont encore ceux qui voient toujours la haute silhouette de ce grand vieillard, un peu courbé des épaules, immuablement vêtu de noir et coiffé d’un impeccable chapeau haut-de-forme, de feutre mat – et qui déambulait à travers la ville, les mains derrière le dos, relevant les pans de sa longue redingote et les yeux presque toujours fixés à terre. Nombreux sont encore ceux  à qui est demeurée familière cette figure encadrée d’une barbe blanche taillée au ras du visage, ce crâne chauve aux méplats osseux et la voix de bouledogue qui sortait de ces lèvres minces – car il fut vraiment le type accompli du bourru bienfaisant.

Durant quinze années, c’est ainsi que je l’ai connu, sans qu’il eût l’air, ni de vieillir, ni même de changer, si peu que ce fût. A mes yeux d’enfant, il apparaissait comme l’être éternel qui avait toujours existé tel et qui ne devait jamais cesser d’exister ; étudiant, il avait vu dresser sur son piédestal l’obélisque de Louqsor ! – et pour moi il personnifiait « la durée ».

C’était un médecin de la vieille école. Ses diagnostics, sommairement édifiés, étaient étonnants de sûreté et sa thérapeutique – où fleuraient bon tous les noms familiers à la médecine de nos grand’mères et que nous avons (momentanément) oubliés – ne donnait pas, dans son ensemble, des résultats sensiblement inférieurs à ceux des agents chimiques dont l’habile industrie d’outre-Rhin nous a envahis. Ces jours-ci on me rappelait précisément la période, que j’ai connue, où l’hôpital de Vernon abrita une petite épidémie de typhus vrai qu’y avaient apporté les vagabonds – ceux à qui une bien vieille tradition fait place ici sous le nom euphémique de « voyageurs ». Un seul malade mourut : une religieuse de l’hôpital. A Mantes, avec les méthodes modernes tous les malades avaient succombé. La commission chargée de s’occuper de cette petite épidémie, vint de Paris interviewer le Dr Vattier sur son remarquable traitement. Elle fut bien déçue, car il avait simplement soigné ses malades avec des toniques, en particulier du café, et des frictions alcooliques et aromatiques !

A cette époque où le médecin devait tout faire, où le chirurgien, relativement rare d’ailleurs, était à peu près inabordable aux campagnards, et où, il faut bien le dire aussi, la chirurgie n’avait pas les audaces qui sont devenues usuelles – le Dr Vattier posséda une technique de « médecine opératoire » que nombre de praticiens actuels pourraient lui envier.

C’était alors un événement qu’une amputation à l’hôpital ! On invitait le corps médical de la ville. L’un tenait le pouls, l’autre avait le chloroforme, un autre était chargé de comprimer l’artère principale. L’œuvre achevée, on se réunissait une dernière fois dans le cabinet de consultation et l’on échangeait les derniers pronostics en se réconfortant avec deux doigts d’un Banyuls, comme je n’en ai plus jamais revu.

Certes, le Dr Vattier n’eut que la science de son temps : la chirurgie abdominale et articulaire lui demeura interdite, ou pour mieux dire inconnue ; le pansement au cérat eut toujours ses préférences ; la suppuration lui paraissait, comme à toute sa génération, la conséquence inéluctable de toute intervention chirurgicale et il eut pour les antiseptiques qui naissaient un sentiment de déférence lointaine ; Il fallait l’entendre dire avec un sourire où il y avait à la fois un peu d’ironie et un peu de respectueuse prudence : « Monsieur Pasteur ! » Mais pour la chirurgie des membres, il savait faire dextrement de bonne et saine besogne.

On a fait mieux depuis, assurément ! Mais ce qu’on peut assurer, c’est que nul ne fit ce qu’il pouvait, avec les moyens que son éducation et son époque mettaient entre ses mains, avec une plus haute probité professionnelle, avec plus de dévouement à sa fonction et à ses malades.

Cet homme, à la figure et au caractère si vénérables, sortit de son hôpital comme un domestique qu’on renvoie.

Le temps avait marché et l’on pouvait comprendre qu’il parût nécessaire d’introduire à l’hôpital un médecin d’éducation plus nouvelle et des méthodes, des moyens plus modernes. Nul ne saurait prétendre qu’une situation personnelle, si respectable qu’elle soit, puisse s’opposer à ce qu’on croit l’intérêt du plus grand nombre. Mais il y a « la manière ! »

Or, un certain matin, sans avis d’aucune sorte, le Dr Vattier vit arriver à sa consultation le médecin-suppléant, porteur d’un ordre de la commission administrative lui enjoignant d’avoir à suivre désormais la visite du médecin-chef ! C’était le moyen que la commission avait trouvé pour laisser entendre discrètement au Dr Vattier qu’il n’avait plus sa confiance ! Et le procédé était d’autant plus cruel que les deux confrères étaient dans les rapports les moins cordiaux ! Nul n’eût accepté ce contrôle aux intentions humiliantes, et le Dr Vattier moins que tout autre : très dignement, il céda la place.

Un mot d’explication est peut-être nécessaire ici, car on soupçonne bien que ce procédé n’est pas obligatoire pour « remercier » un médecin d’hôpital d’un demi-siècle de dévouement. Le Dr Vattier avait été maire à Vernon. Son parti venait d’être battu – et c’était le parti vainqueur qui règnait en maître à la commission… Combien Normandie a raison de bannir de ses colonnes la « politique électorale ! » Fasse le ciel qu’elle puisse contribuer à la bannir aussi de la vie régionale et urbaine !

Mais ce qui montre bien cependant la vérité générale du phénomène que je veux mettre en lumière, c’est que le successeur du Dr Vattier, celui au profit de qui s’accomplissait cette substitution un peu brusque, et qui fut sur tous les points sa contre-partie absolue, qui resta, lui, populaire jusqu’à sa fin, qui mourut prématurément à son poste, n’a pas été mieux traité que lui quant à l’hommage du souvenir ! C’est là la règle pour les médecins, et plus d’un sans doute s’étonnera qu’on y puisse trouver quelque chose à reprendre.

Le Dr Studer fut, à tous les égards, aux antipodes du Dr Vattier. Il était arrivé à Vernon comme professeur – d’allemand, je crois bien – dans une institution de la ville, l’institution Defontenay. Avec le labeur patient et persévérant de l’Alsacien, il prépara là tous ses examens : c’était l’époque où il était encore possible de devenir docteur en médecine par des épreuves purement scolaires et par une éducation uniquement livresque. Quand il eut ainsi conquis son diplôme, il s’installa. Très entreprenant, d’une activité physique extraordinaire, et qui l’usa d’ailleurs prématurément, il se lança dans la chirurgie en même temps qu’il assumait la charge d’une clientèle extra-urbaine, qui devint rapidement considérable. On ne saurait dire qu’un aussi excessif labeur alla toujours sans quelque déchet, mais la fortune favorise les audacieux et l’on sut plus de gré à celui-là de son extériorisation débordante qu’on n’en avait gardé à son prédécesseur de sa sage et un peu hautaine dignité.

Je crois bien que le Dr Studer occupa la plus grosse situation médicale qui se soit jamais vue à Vernon et son enterrement fut une manifestation de sympathie quasi-unanime. Lui aussi d’ailleurs avait pris part aux luttes électorales, et, se trouvant être du parti vainqueur, avait fait partie du Conseil municipal.

Eh bien, de ces deux hommes qui, si différents entre eux sur tout le reste, ont participé à la vie intime de la cité en l’une de ses parties les plus essentielles : l’hôpital – aucune mémoire officielle ne reste, je le répète ! pas plus d’ailleurs que d’aucun autre de ceux qui les ont précédés dans cette institution !

    (A suivre)
 Louis GAMILLY.

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(1) Voir Normandie, n° 18 d’octobre.


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Les Pionniers de Normandie
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A PROPOS D’UNE REVUE NORMANDE
D’ACTION D’ART
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Fonder une revue en province, est, qu’on le veuille ou non, un acte de bon régionalisme, comme il en faudrait mille, dans tous les domaines, pour donner ailleurs que sur le papier, vie et vigueur à notre pays. Normandie a signalé, parmi d’autres plus modestes, le bel essor de Revue normande, où collaborent les bons écrivains de notre province. Revue normande, vouée à la défense et à l’illustration de l’art traditionnel aux formes classiques, fleurit en pays de sagesse et de fidélité aux anciens usages. Elle grandira. Quand elle publia, naguère, un poème de M. Guillaume Appolinaire, cela parut presque un scandale, un crime à ne pas renouveler. Marcel Lebarbier, chef des Pionniers, parti à la recherche d’un art littéraire moderne et nouveau, vient mettre mouvement et agitation dans le monde lettré de notre province. Il publie chez nous la première revue nettement favorable au verlibrisme, et tend à grouper des écrivains qui, jusque-là, n’avaient guère joui, dans nos organes, que d’une hospitalité de parents pauvres. Peut-être quelque Société plus ou moins dévouée aux lettres, quelque Académie, de petite ville feindrait-elle d’ignorer ce jeune effort. Mais la volonté de ne voir ni entendre est étroitesse d’esprit et de cœur ; et si sûr qu’on soit des dogmes qu’on professe et défend, mieux vaut combattre l’adversaire que de l’étouffer sous le silence. Au grand soleil des tournois, le spectateur applaudit ou siffle. Dans les bravos et dans les colères, chacun puise des forces, des remèdes à ses faiblesses, des moyens de se corriger…. Certes, si Lebarbier était de ces esthètes compliqués qui s’attachent à ne parler comme personne, à n’être jamais compris, à disposer leurs poèmes suivant un caprice bizarre et des lois secrètes, ou à se payer la tête du lecteur naïf, j’éviterais de parler de lui. Que dire de ce qu’on n’arrive pas à saisir, avec la meilleure bonne volonté ? Mais Lebarbier est, au contraire, dans l’expression d’idées ou de sentiments très clairs, d’une simplicité d’enfant. Aucune rouerie ; et aucun art, si l’art est adresse et ruse. Sensibilité très pure, qui se livre sans manières. Et cependant, je ne dirai pas que j’aime sa forme trop libre. Mais ma joie, à moi, est moins d’aimer que de comprendre, ou m’imaginer avoir compris. On peut aimer les yeux fermés, à déraison et sans cause ; on ne comprend que l’esprit ouvert et bien éveillé. Et la fraternité de l’esprit m’apparaît en littérature, plus rare, plus belle et plus désirable que celle du cœur.

Lebarbier, à vingt-quatre ans, semble se mesurer, et mesurer toutes choses, à leur exacte valeur. Maint poète, à son âge, emplit des mots immenses et de longues phrases avec des miettes de pensée, ruisselet qui se croit puissant, parce qu’il coule au lit d’un fleuve. Lui, sait menus ses trésors, et il les met en des vases à leur grandeur, pour qu’ils en soient pleins. Son premier livre est fait de riens, croquis d’impressions, bribes de souvenirs, et il l’a nommé exactement : Poussières. Mais ainsi traités, ces riens paraissent choses sérieuses, et non point bâtons sur l’onde. Et il juge autrui avec lucidité, netteté et calme, comme lui-même, posément et avec bon sens, déjà vigoureux esprit critique. Vertus très normandes, mais peu développées chez les jeunes gens, d’un trop vibrant enthousiasme. Lebarbier, d’esprit, est un classique. Il a le dédain du « beau vers », de la rime riche, et la volonté de proportionner harmonieusement pensée et forme. Le souci du simple et du naturel lui font mépriser la monotonie de la mesure, du nombre et de la cadence, la symétrie des poèmes à forme fixe, le conventionnel et le régulier, que le même souci fait – ô ironie des similitudes ! – justement respecter à d’autres. Très loin, pourtant, de l’« académisme » et du cubisme, c’est-à-dire du formalisme et de la fantaisie. Il n’achève pas un cycle, comme les décadents ; il n’est point le petit dernier rachitique d’une lignée puissante ; il semble – et mille avec lui ! – en vouloir commencer une autre, qui fleurira en quelque prochain génie.

Mais je trahirais, je ferais sourire les Pionniers si je prétendais qu’ils ont trouvé leur forme, et s’y tiendront. Leur jeunesse aime l’indépendance, la liberté, et cherche. Inutile ? Ce n’est pas sûr. Honnête et respectable, c’est certain. Quand on le peut, mieux vaut apprendre soi-même que subir l’enseignement d’autrui. Et il n’est féconde expérience que d’aventure arrivée à soi. Les uns acceptent, d’emblée, les traditions et les formes, s’y installent, s’y trouvent à l’aise, s’y endorment, et n’en sortiraient pour rien au monde. Ils n’ont pas l’inquiétude qui fait l’artiste, mais la certitude aveugle de l’ouvrier que sa routine éblouit. D’autres n’acceptent les modes établis que comme un moyen d’œuvrer d’abord, de prendre des forces, de se révéler à eux-mêmes, avant d’explorer l’inconnu et d’aller de l’avant. On en voit quitter soudain le vers classique pour des formes neuves, quitte à revenir plus tard sur leurs pas, devant leur impuissance à trouver de meilleurs moules que les anciens. Ils font des vers réguliers à vingt ans, du vers libre à trente, et ont trouvé leur forme à quarante. D’autres enfin, n’acceptent aucun guide, aucune pratique établie, et partent seuls, à la découverte de leur art. Si le vers à forme classique est le meilleur, il sera toujours temps, à l’heure de l’épanouissement et des chefs-d’œuvre, de le reconnaître et d’en user ! A moins que, déçus dans leurs efforts, ils ne découvrent enfin que la prose, la simple prose tant dédaignée, est encore la manière de s’exprimer la plus solide, la plus complète et la plus belle. Mais railler les verlibristes en leur montrant ceux de leurs maîtres revenus au vers régulier, n’est point du tout les comprendre. Le mérite de ces maîtres est justement d’avoir cherché, de n’avoir pas cru trouver, et de ne point s’être entêtés. Pourquoi forcer les jeunes à profiter de l’expérience des aînés ? Ces aînés, si vous les interrogiez, avoueraient peut-être que la forme classique ne convenait point à l’œuvre hardie de leur jeunesse, mais à l’œuvre plus calme de leur âge mûr ! En réalité, tous ces jeunes sont de parfaits individualistes. Pour eux, en art, les règlements à la Colbert ont passé leur temps, et chacun doit faire à sa guise. A une forme commune (une foi, une loi, un art rituel), ils substituent des formes individuelles (un homme, sa pensée et sa manière). Et ce serait peut-être parfait, s’il n’y avait pas le public. Le public, même lettré, en tient pour les idées éternelles et pour les formes immuables. Il mange avec une fourchette et boit dans un verre. Si on lui offre des pinces et un hanap, il est dérouté, rit et s’abstient. Il préfèrerait manger avec ses doigts, et boire au creux de ses mains. Et  Paul Fort lui offre sa prose mesurée et assonnancée ; Frédéric Lefèvre sa prose rythmée ; Guinegault sa prose illustrée ; Appolinaire sa prose capricieusement disposée… Lebarbier un mélange de vers très classiques et de vers amorphes…. Chaque ouvrier, chaque façon… On peut accuser la paresse du public, et son inintelligence. Mais qu’on se mette à sa place ! Il n’a pas le pouvoir de déguster à petites doses, en gourmet, demandant à chaque vin ses qualités particulières. Il boit à grands traits et veut se désaltérer d’un coup. Ils seront toujours bien rares, ceux qui oseront se plaire aux modes subtils, aux façons étranges d’arranger les mots, de rythmer les phrases, et de disposer les pensées….

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Seulement, les Pionniers s’attaquent à une tâche plus réelle, plus précise, plus grande, et certainement plus féconde. Le normand vit de bons mets plus que de beaux rêves, et il ne s’attarde pas à des discussions oiseuses dont on ne sortirait jamais. Son bâton taillé, il va. Les Pionniers veulent répandre en Normandie des idées neuves. Le normannisme passé et actuel repose sur quelques idées directrices très simples, belles et fraîches en leur temps, mais qui, ayant trouvé leur expression définitive et toutes leurs variantes, accaparées par des ouvriers de dernier ordre, apparaissent lamentablement désuettes.

C’est le culte du passé et des traditions spirituelles (Ch.-Th. Féret), la rénovation du Patois (Beuve…), la chanson de la « patrie locale » et de la terre paysanne (Levavasseur, Harel) ; c’est aussi la haine du présent, le mépris du monde moderne, le refus de s’émerveiller aux nouveautés, aux audaces, aux dernières hypothèses de la science ou de la métaphysique… Et justement, les Pionniers nous invitent à découvrir avec eux la poésie de la vie présente. Becs Aüer, ampoules électriques, sirènes, machines, trompes, gares, usines, ports, téléphone, autos, avions, villes modernes, tout leur est motif à rêveries, pensées, sensations, émotions, images ; et tout cela forme la matière de leur poésie. Il y a, disent-ils, de la poésie dans tout, ce qui est vrai ; et l’art n’a pour but que de la révéler, la rendre sensible aux yeux, aux nerfs ou au cœur. Ils parlent de « dynamisme », et Rémi Bourgerie a écrit sous ce titre un poème clair et très significatif. Ils regardent en face la réalité (ce qui est neuf et hardi) ; et avec des yeux sympathiques, un violent désir de l’aimer et de s’y plaire. Leurs aînés avaient des défiances naïves, ils ont des confiances innocentes. Ils n’ont pas besoin de mettre des lunettes roses, ni de s’exiler dans les rêves…. Les jeunes ! Ils ont fait, ils font la guerre. Ils vivent avec le danger, l’horreur, la souffrance, la mort. Ils côtoient le cadavre pourrissant et puant, hier vivant fraternel et joyeux. Et la vie, qui tient aujourd’hui à si peu, prend pour eux un sens, une valeur, un prix qu’à l’arrière, quelques-uns n’arrivent pas à s’imaginer. Nous sourions encore, nous, à l’idée de notre fin, si lointaine en notre imagination. Ils nous disent, eux qui ont passé, à tuer et à voir mourir, les plus belles années de leur jeunesse, que la plus merveilleuse aventure qui leur pouvait arriver, c’est de vivre, et qu’ils sont décidés, s’ils reviennent du grand carnage, à jouir intensément de ce bien précieux et subtil ! Asservis à des besognes de barbares, ils se plaisent aux raffinements de la vie civilisée. Ils adorent la paix, et comme ils se la rêvent belle ! Ils referont une jeunesse au monde ; une jeunesse à laquelle tant de vieilles âmes, jeunes au temps de nos défaites, en voudront jamais croire, puisqu’elles ne l’ont jamais connue. Et ils se tournent vers l’enfance enthousiaste et radieuse, non vers la vieillesse impotente. Entre eux et les anciens, il va se creuser un abîme. Ceux de leur âge qui n’en furent pas les suivront peut-être, d’un pas traînant. Et les anciens n’auront plus qu’à se taire, à admirer et à mourir….

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Revenons aux Pionniers de Normandie.

Les uns sont Normands, et du Cotentin, ce qui est l’être deux fois ; mais, de leurs guides, Gossez est wallon, Philéas Lebesgue est brayon-picard. Guinegault est breton ; et vous, Langé, mon ami, normand de Flandre. C’est la Normandie élargie, ouverte à l’hôte d’occasion, au cousin éloigné, au voisin bon compagnon. L’esprit d’à-côté, moins riche de sapience, moins pauvre de ferveur, se mêle ainsi à l’esprit autochtone et s’efforce à le submerger. Et cependant, ils acceptent parmi eux un Féret, dont les audaces sont d’un autre genre, et…. Le Révérend, d’une hardiesse plus que sceptique. Ceci corrige peut-être cela, et rétablit l’équilibre. Mais la diversité et les divergences nuisent à l’effort et l’affaiblissent. Des malins se plairont à relever chez eux des forces contradictoires. Ces individualistes, au Cénacle, souffriraient-ils l’anarchie ? Et qu’importe, si chacun s’y révèle un Maître ? Que nous offrent-ils aujourd’hui ? Essais et prémices. Et pour demain ? Un épanouissement. Faisons confiance à leur jeunesse. Je souhaite seulement qu’ils jettent un regard de pitié sur les profanes que nous sommes, qu’ils consentent à écrire, non pour eux seuls, mais pour nous ; qu’ils ne soient pas trop savants, trop scientifiques, et se souviennent qu’au poète suffit un cœur ; qu’ils se disent que toute nouveauté qui n’est pas attendue, toute image qui n’est pas à la portée de l’ignorant font en vain parade à nos yeux ; et qu’enfin, s’ils ne reviennent pas à la tradition, ils se forgent un art poétique robuste et net, puisque, en dehors de la prose, tout ne peut vivre que soutenu de conventions, de règles factices, et de disciplines acceptées…. Quant au reste, qui est l’important, l’avenir leur donnera raison, pour la plus grande splendeur de la nouvelle Normandie, à l’édification de laquelle nous travaillons par des moyens différents, mais d’un même cœur…

      Septembre 1918.
Gaston LE RÉVÉREND.

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Je n’ai pas de place pour citer, mais des poèmes d’amour de Lebarbier, des lignes réalistes de Bougerie ont leurs pendants – de crudité, de naïveté évidemment bien fanées – dans les auteurs exhumés par la Société des Anciens Textes. Les mêmes macabres visions semblent avoir, à cinq siècles de distance, suscité les mêmes sentiments…

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Le Chaos
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Je m’excuse auprès d’un certain nombre de nos derniers abonnés d’avoir tant tardé à leur adresser le numéro d’octobre. La faute en est au service des transports, ou plutôt non, au service de triage et de distribution des colis.

Le 14 octobre dernier, notre imprimeur nous adressait d’Alençon, deux colis contenant les exemplaires non expédiés par la poste. Jusqu’au 30 octobre, aucune nouvelle. Je me suis rendu journellement à la gare Saint-Lazare où j’obtins cette réponse : « Vos colis sont certainement arrivés, mais où sont-ils ? Si vous les connaissez, cherchez vous-même. »

Et me voilà parti à la découverte, rue d’Amsterdam, à l’ancienne salle de distribution des bagages, et rue Pétrograd, au service des messageries. Nous sommes quelques dizaines de personnes qui errons ainsi, chaque jour, comme des âmes en peine, au milieu de l’amoncellement le plus hétéroclite qu’il soit possible de rêver :

Pommes de terre aux sacs éventrés, mottes de beurre, caisses de fromages, caisses de harengs saurs défoncées, étoffes déballées trainant dans l’eau et la boue, dentelles, sacs de carottes et choux pourris, et jusqu’à d’innombrables colis (y compris des pièces comptables) adressés à l’administration des chemins de fer de l’Etat et que son personnel n’a pas trouvé moyen de lui remettre. J’ai remarqué tout particulièrement un panier placé bien en évidence, contenant du beurre, expédié le 5 octobre de la gare de la Graverie à Madame Delbos, 40, rue de Chartres, à Paris (18e). Il y était encore le 30 octobre. Pour du beurre frais, ce sera du beurre frais.

Et pour débrouiller tout cela : deux ou trois hommes qui attendent que les clients aient trouvé leurs colis et quelques femmes qui essaient de mettre un peu d’ordre mais qui, devant la tâche formidable à accomplir, s’assoient sur les ballots et… attendent

M. Claveille comment sortirez-vous de là ?

A. M.

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ÉCHOS ET NOUVELLES
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- Dans l’Excelsior du 4 octobre 1918, Guillaume Apollinaire – qui donna jadis, à la Revue Normande, (mais oui !) – un étrange Orphée, publie un très beau conte sur le Traitement Thyroïnien. Nous le découpons, et le joignons à notre exemplaire de l’Hérésiarque et Cie…. Mais pourquoi, le conte est-il signé – typographiquement – à l’envers ! Est-ce un souvenir de la typographie nord-sudienne ?

- Du 8 octobre au 3 novembre, à la galerie de Goupil et Cie, à Paris, a lieu une deuxième exposition de l’Arc-en-Ciel, groupe franco-anglo-américain, sous le patronage de M. Lafferre, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts ; Lord Derby, ambassadeur britannique ; M. Sharp, ambassadeur des Etats-Unis. Cette exposition était faite au profit des Pupilles de la Nation. On y trouvait des œuvres de Marguerite Crissey, Roland Chavenon, etc…

- Mme Lucie Delarue-Mardrus nous offre un livre de poèmes : Souffles de Tempête

- En Route continue à paraître trimestriellement, et vraiment, ce n’est pas assez pour avoir de l’action ! Dans le numéro d’octobre, des paysages écrits et dessinés par Georges Delaw sur Honfleur…. Nous souhaitons bonne chance à cette courageuse revue du tourisme, non seulement littéraire, mais économique….

- Georges Delaw, dans ce même numéro d’En Route, se promène aux environs de Villerville et de Trouville, et il écrit : « J’espérais trouver un village, j’avais lu des noms : Vasouy, Pennedepie. Mais le village n’existe guère en Normandie, du moins le village tel que je me le représente, c’est-à-dire un groupe de braves petites maisons serrées autour du vieux clocher comme des poussins autour de la poule… » Nous soulignons. Et nous nous demandons ce que Delaw est allé faire en Normandie, s’il n’y a pas trouvé le village – le vrai village ! Que Georges Delaw recommence donc son voyage en Normandie, à moins qu’il n’ait jamais vu ce pays ? Alors, qu’il y aille !

- Un journal illustré publie la photographie d’une inscription faite par les Allemands lors de leur offensive de mars : PREMIÈRE ÉTAPE VERS ROUEN, 140 KILOMÈTRES. La ville aux cathédrales est sauvée, et ils ont déchanté depuis, ceux qui bombardèrent Saint-Gervais de Paris, un vendredi saint, à trois heures, dans le temps que le Christ expirait !

NÉCROLOGIE

Le monde des lettres est actuellement éprouvé de la façon la plus cruelle. Après la grande rouennaise, Annie de Pène, qui disparaît en pleine force ; après Marie Lenéru, dont l’œuvre inachevée, ne sera pas oublié ; après M. de Royaumont, créateur du Musée Balzac, voici que Belval-Delahaye et Aristide Frétigny nous quittent bien prématurément. Belval-Delahaye, poète au talent énergique, dirigeait Les Loups, journal d’action d’art qui, à quelques outrances et à quelques partis pris près, fit une excellente besogne jusqu’à l’ouverture des hostilités. Il avait épousé Mlle Andrée Galli, compositeur du plus réel talent, à qui nous présentons nos bien sincères condoléances. Notre compatriote Aristide Frétigny, poète au talent pur et délicat, dirigeait avec Pierre Préteux, la Revue Normande, de Rouen. Professeur aux collèges Stanislas et Sainte-Barbe, et à l’Ecole Turgot, le plus bel avenir pédagogique lui était promis. La mort, férocement, a brisé la plume de cet écrivain de trente-deux ans. Normandie dépose sur sa tombe l’hommage de ses regrets et de son souvenir. – G. N.

AUX « CENT RÉUNIS »

Cette société choisie a exposé, du 17 au 31 octobre, chez Devambez, 43, boulevard Malesherbes, à Paris, un ensemble de toiles qui a été très admiré.

On y a tout particulièrement remarqué les deux beaux envois de J.-Ch. Contel, le peintre lexovien bien connu, qui, poursuivant ses succès répétés, va publier un nouvel album normand : Dans la poussière des vieux murs (préface de Gustave Geffroy, de l’Académie Goncourt), dont le tirage est, dès maintenant presque complètement retenu par les souscriptions des bibliophiles et des amateurs d’art.

UNE EXPOSITION DE PEINTURES MODERNES ET DE BOIS GRAVÉS

Elle a eu lieu, 370, rue Saint-Honoré, à Paris, sur les cimaises de la galerie Sauvage. Ordonnée avec clarté et avec goût, elle a reçu le meilleur accueil. Ce n’est pas à dire que les quatre exposants, MM. Jacques Camus, Morin-Jean, Henry-E. Burel et René Crevel, offrent aux regards exclusivement des chefs-d’œuvre, certes !.... Tout le monde ne peut pas être Rembrandt, Watteau, Fantin-Latour, Edouard Zier ou Johannès Son, van Gogh, Pissarro, Cross, Luce ou Claude Monet, mais dès que nous sommes en présence d’artistes consciencieux et un peu intuitifs, notre devoir est d’examiner leurs essais avec soin sinon avec sympathie.

Or, nous ne pouvons manifestement pas douter de la sincérité des quatre exposants. De plus, non seulement ils sont intuitifs mais les trois derniers sont d’obstinés chercheurs. Jacques Camus seul semble hésiter encore dans le choix d’une école existante à laquelle s’affilier plutôt qu’étudier par ses propres moyens. Un jour, M. Morin-Jean fera merveille dans la gravure sur bois et dans l’illustration. Ses qualités de décorateur surpassent ses dons de peintre, point négligeables d’ailleurs.

M. Jacques Camus flotte de cubisme en rousseauisme (j’entends celui du célèbre douanier) et certaines de ses erreurs sont d’un comique aussi irrésistible qu’involontaire. Pourtant, sous l’inextricable « barbelé » qu’il piétine parfois sans réussir à se rendre entièrement libre, je crois discerner un beau tempérament de coloriste. Attendons que ce jeune artiste, car je le crois jeune, se soit dépêtré des conventions et des procédés d’écoles qui, pour ne dater que de quelques années, présentent déjà (et plus que toutes les conventions et tous les procédés devenus classiques) de bien fâcheux inconvénients.

Nous attendrons ensuite qu’il nous mette en présence d’essais exécutés en toute indépendance lorsqu’il croira « s’être trouvé ».

L’indépendance est la caractéristique des efforts faits par Henry-E. Burel et René Crevel. Ces deux peintres fécampois – que j’ai eu le plaisir de signaler naguère à l’attention de nos lecteurs, dans mes petits articles consacrés à l’Ecole de Fécamp – ont  évolué, de concert, avec une rapidité assez grande pour être considérée comme raisonnée sinon systématique.

Je prise peu la peinture littéraire : pour un surprenant Prudhon que d’affligeants de Joncières !....

Et ce n’est ni le lieu ni l’heure d’établir que la peinture – qui retarde toujours de vingt ans sur la poésie – traverse actuellement une crise analogue à celle qui nous secoua, – utilement du reste ! – aux temps troublés du symbolisme. J’ai donc examiné les œuvres de Burel et de Crevel en faisant abstraction de toutes les théories comme de toutes les contingences.

Au vrai, si Henry-E. Burel s’apparente à Marquet, dont il n’a pas la profondeur, – avec la Rivière – et si la pittoresque Route sous l’Eglise de René Crevel fait songer à Schutzenberger, ce ne sont là que fortuites rencontres ou réminiscences : leurs essais sont assez fortement personnels.

Négligeons certaines de leurs outrances : à quoi bon se mettre un anneau dans le nez ou s’affubler d’un complet rose pour « faire retourner le boulevard » ? Du reste, cela ne se fait plus guère à Paris et ces deux artistes sont mieux que des batteurs de caisse.

Leurs toiles prouvent qu’ils ont des dons et de l’acquis, que René Crevel est un décorateur séduisant et Henry-E. Burel un émotif d’une sensibilité rare.

On peut reprocher au premier sa froideur quasi métallique apparente et probablement méthodique, et au second une inaptitude provisoire à retenir son beau lyrisme dans le domaine de la plausibilité (Automne).

Le grand reproche qu’ils encourent est de prendre avec la nature des libertés excessives, d’être schématiques en voulant être simples et de ne s’attacher qu’à l’apparence extérieure des objets sans tenir compte des matières (et des différences des matières), qui les composent. Les résultats qu’ils obtiennent sont brillants, certes, – jusqu’à l’excès.

Une plaque de tôle résonne plus qu’un lingot d’or.

Falaise jaune de René Crevel, où le frémissement et la fluidité des flots sont délicieusement indiqués, – et Les Chaumières d’Henry-E. Burel, fort agréable rectangle de lumière à ouvrir au mur d’un salon moderne, prouveraient à elles seules que les deux audacieux et vaillants artistes fécampois ne tarderont pas à se compléter et à prouver, une fois encore, que si la jeune peinture française gaspille royalement le talent sur le chemin des écoliers, elle sait toujours retrouver à temps les grandes avenues menant à la perfection.

Georges NORMANDY.

ANTONIO PARREIRAS

La grande médaille d’or du salon brésilien vient d’être décernée à l’illustre peintre Antonio Parreirras pour son magnifique tableau : La Vallée de Chevreuse. Cette distinction, la plus haute récompense existant au Brésil, n’avait été jusqu’à présent décernée que deux fois. Nous nous réjouissons de ce nouveau succès du maître Brésilien, qui est un fervent ami de la France, un grand admirateur de nos provinces et qui, comme délégué de notre Société Nationale des Beaux-Arts, fait la plus salutaire besogne à Rio-de-Janeiro et à Paris, où il réside six mois de l’année. – N.

GÉNÉREUSE INITIATIVE

Une initiative généreuse que nous nous faisons le plus grand plaisir de signaler a été prise, à l’occasion de l’emprunt de la libération, par M. Miquel, manufacturier à Louviers et Président de la Chambre de Commerce de cette ville. M. Miquel a remis entre les mains du sous-préfet de Louviers, une somme de dix mille francs, dont les arrérages devront être distribués chaque année à la date concordant avec celle de la signature de la paix, à un blessé, mutilé de la guerre, né dans le département de l’Eure, y habitant et reconnu comme le plus digne d’intérêt, sans distinction d’opinion politique ou religieuse. Ce geste honore grandement le généreux président de la Chambre de commerce de Louviers, qui est également membre de la Chambre de commerce d’Evreux.

SYNDICATS AGRICOLES

L’Union des Syndicats agricoles de l’arrondissement de Bernay, réuni le 12 octobre, sous la présidence de M. Celos, député, a, sur la proposition de M. Loquet, conseiller d’arrondissement, adopté le vœu suivant : « Considérant : que nombre de cultivateurs ont encore en cave de vieux poirés qui ne peuvent être utilisés comme boisson et qui ne feront que perdre de leur valeur marchande ; que ces poirés, s’ils sont livrés au commerce, seront mélangés par des marchands peu consciencieux à des cidres qui, du fait de ce mélange, perdront leurs qualités naturelles et pourront devenir nuisibles à la santé et à la bonne réputation de nos excellents cidres normands ; que, d’un autre côté, l’Etat, en empêchant la distillation desdits poirés, se privera d’un rendement d’impôt considérable ; émet le vœu que le décret ministériel, en date du 10 septembre 1918, soit rapporté en ce qui concerne  la distillation des poirés. » A l’appui de ce vœu, l’Union des Syndicats agricoles de l’arrondissement de Bernay organise une pétition que les cultivateurs producteurs de poiré pourront signer à la mairie de leur commune du 1er au 15 novembre 1918.

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Le Syndicat agricole de l’arrondissement de Pont-Audemer informe ses membres qu’une circulaire ministérielle prie M. le préfet de l’Eure de faire connaître au ministère de l’agriculture, avant le 10 décembre, les quantités de : scories, sulfate d’ammoniaque et nitrate de soude dont les agriculteurs du département auront besoin pendant le premier trimestre 1919. En conséquence, il invite ses adhérents à lui déclarer de suite les quantités qui leur seront nécessaires pour le printemps prochain. Toute déclaration non arrivée à cette date (10 décembre), sera considérée comme nulle. Adresser les demandes immédiatement à : M. Louis Leclerc, gérant du Syndicat, 4, rue Stanislas-Delaquaize, à Pont-Audemer.

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Le Gérant : MIOLLAIS.
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IMPRIMERIE HERPIN, Alençon. Vve A. LAVERDURE, Successeur.


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