MURET, Théodore : A propos d’un chien. Simple requête à M. Barbet, Maire de Rouen.–Rouen : Chez les principaux libraires et chez l’auteur, rue d’Ernemont, n°10 ; Paris : Chez Dentu, Palais-royal, Galerie vitrée, n°13, 1843 (Imprimerie d’Ed. Proux et Cie, rue Neuve-des-Bons-Enfans, n°3).–16 p. ; 22,5 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (23.VIII.2002)
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A propos d’un chien
Simple requête à M. BARBET, Maire de Rouen
par
M. Théodore Muret

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D’abord, les faits de la cause, comme on dit au Palais : – et je tâcherai d‘éviter la prolixité de certaines harangues officielles, surabondamment émaillées de que non retranchés.

J’avais un chien, – un jeune chien de ferme, bon et brave animal, jarret nerveux, œil vif, gueule bien meublée, intelligent et fidèle gardien du logis, devinant le geste comme la parole, et que je n’aurais pas échangé contre les plus élégans et les plus précieux carlins qui aient jamais reposé sur des coussins de soie, aux pieds d’une reine.

Soit dit sans offenser personne, tous les fonctionnaires n’ont pas autant de mérite dans leur état que mon pauvre Griffon en avait dans le sien.

Le 16 février dernier, un épais matelas de neige couvrait la terre. La neige a le don de mettre les chiens en belle humeur. Le mien, porteur d’une muselière et de mon adresse gravée sur son collier, se laissa probablement entraîner par quelques séductions. Que voulez-vous ? il y en a pour les chiens comme pour les hommes. Disons-le toutefois à l’honneur de l’espèce canine : aucune tentation ne lui ferait trahir son bienfaiteur, mordre et renier son maître malheureux. Vous, M. Barbet, qui avez hanté de hauts et puissans salons d’aujourd’hui et observé leurs mœurs, pensez-vous qu’une si monstrueuse ingratitude soit sans exemple parmi les hommes ?

Or donc, le soir vint sans que mon chien reparût au gîte. Le lendemain, dès huit heures, sur les informations que j’avais prises, je courus à la fourrière de l’Hôtel-de-Ville. On me montra un pauvre animal étranglé : c’était celui que je cherchais. On me dit que je l’aurais retrouvé vivant si j’étais venu deux heures plus tôt, c’est-à-dire, vu la saison, par la nuit noire. L’idée était heureuse.

Quels furent mes sentimens à cette vue, chacun peut se le figurer. Néanmoins j’eus assez d’empire sur moi-même pour me contenir, et je m’en sais bon gré ; car des voies de fait se fussent traduites, au profit de vos estafiers, en dommages et intérêts bien sonnans, et je serais très fâché de leur donner aucune espèce de joie, à commencer par celle d’évaluer en beaux écus un acte de justice brutal et sommaire.

Mais, bien entendu, je n’en restai pas là. Je remontai aux sources. Vous avez formulé, Monsieur, l’an dernier, au mois de mai, en vue du temps chaud, une ordonnance aux termes de laquelle les chiens errans seront saisis et tués. Est-ce immédiatement que l’exécution doit avoir lieu quand nul cas de nécessité flagrante ne l’exige ? Votre mémorable arrêté reste muet à cet égard. Sur les explications que je demandai à la police, il me fut positivement répondu que l’administration accordait un délai de vingt-quatre heures pour que les animaux conduits en fourrière fussent réclamés. Mon chien, amené en ce lieu funeste la veille au soir à onze heures, avait été jugulé à six heures le lendemain matin. Ainsi, violation formelle du règlement ; ainsi la mort de mon chien était, dans son genre, un véritable assassinat ; et cela au mois de février, par le temps, certes, le moins propice au développement de l’hydrophobie.

Autre point essentiel. De quelles mains le tueur municipal avait-il reçu la pauvre bête ? Apparemment des mains des préposés de la police ? C’est bien le moins, en effet, qu’une mesure pareille soit accompagnée de toute la régularité possible. Point du tout. D’après les recherches faites, il fut reconnu et avoué que les capteurs de mon chien étaient deux misérables polissons, deux petits rôdeurs de rue, à qui l’on avait, en récompense, compté une prime pécuniaire. Ce sont-là, n’est-ce pas, de biens respectables expropriateurs pour cause d’utilité publique, des auxiliaires administratifs entourés de garanties morales bien rassurantes ! Je ne m’étonne pas qu’ils se trouve des amateurs pour ce genre d’industrie : celle des ramasseurs de chiens. Que l’on supprime l’inscription en volant le collier, comme il était arrivé dans le cas présent, et voilà une bête parfaitement domiciliée que l’on transforme en chien vagabond et sans aveu. La recette est simple et commode. Et puis le voleur, – le grinche, comme on dit dans le Journal des Débats, – s’en vient toucher son salaire, qui se trouve être, par le fait une véritable prime accordée au vol. O bienfaisant encouragement à la vertu ! ô moralisation des enfans du peuple ! quelle édifiante citation pour quelque discours philanthropique, pour quelque rapport à la gloire de nos Vincent de Paul conservateurs !

C’est ici, on le voit, une petite application du système africain des razzias. N’était-ce pas déjà bien assez de toutes celles que les Arabes de l’intérieur exécutent sur les pauvres contribuables ?

Afin de me donner une apparence de satisfaction, l’on retrouva et l’on coffra, pendant une vingtaine d’heures, mes deux jeunes bandits. Singulière logique ! On avait accepté leurs concours ; on leur avait compté une prime sur des fonds appartenant nécessairement au budget de la ville, et dont l’emploi, dans ses plus petits détails, doit passer sous les yeux de l’autorité suprême ; puis après, on les incarcérait. Certes, ils l’avaient parfaitement mérité ; mais si les deux petits truands étaient coupable, ceux qui avaient provoqué le méfait par la récompense, l’étaient encore davantage et méritaient, à plus forte raison, une leçon sévère. Voilà qui me paraît beaucoup plus évident que la misère de la Liste Civile, cette pauvresse regorgeant d’or.

Malgré une irritation fort naturelle, en présence de cette exécution illégale et violente d’un arrêté assez dur déjà par lui-même, j’avais bien voulu tout rejeter sur la faute de quelque subalterne trop expert ès-commerce de peaux de chiens. Mais peu de jours après, une personne de ma connaissance à qui manquait un bel animal de race, son favori, se rend dans les bureaux de votre police, monsieur le Maire, pour y prendre des informations. « Ni vu ni connu, lui répond-on ; et d’ailleurs on n’abat pas de chiens en ce moment ; tout au plus quelques méchans petits roquets ramassés dans le clos Saint-Marc. »

Ceci, mon histoire le prouve, était vrai comme une promesse du système-vérité. Autant aurait valu dire que la rue Transnonain n’a jamais existé, que la bande noire est une fable, que la livrée anglaise est antipathique à M. Guizot, ou qu’un gros coffre-fort bien connu s’est mis à sec en faveur de la Guadeloupe.

Oh ! pour le coup la dérision me parut un peu forte ; elle indiquait d’ailleurs une impénitence peu rassurante pour l’avenir : quelles que fussent mes dispositions conciliatrices, l’intérêt même du public me défendait de me taire. Il m’a donc paru opportun de rafraîchir des souvenirs si tôt effacés, en m’adressant, Monsieur, tout droit à vous-même. Quand vous avez rendu, au nom de la sûreté publique, votre arrêté canicide, il vous appartenait de choisir et surveiller de telle sorte vos agens, que les citoyens n’eussent à se plaindre d’aucuns abus, d’aucun désordre comme celui que je signale. Vous ne trouverez donc pas étonnant, monsieur le Maire, que je fasse remonter ici la responsabilité jusqu’à vous.

Soyez-en assuré : si le petit article bien modéré, où le Journal de Rouen dénonçait le fait, m’eût valu, de votre part, un mot, une ligne, qu’il m’était peut-être permis d’attendre, cette démarche aurait trouvé chez moi l’accueil et les formes de tout homme qui sait vivre. Pourquoi ni ce mot ni cette ligne ne sont-ils venus ?

Il me souvient d’une parole que m’a dite, par forme d’excuse, votre tueur de chiens. D’après l’espèce de ma bête, d’après sa queue et ses oreilles taillées, cet homme avait supposé que c’était quelque chien de paysan ou de charretier, fourvoyé en ville, et pour lequel il était permis de garder moins de mesure. S’il avait cru, ajouta-t-il, que le propriétaire fût quelqu’un comme moi, il se fût moins pressé. L’argument, si flatteur qu’il fût en intention, ne me trouva nullement sensible. Devant toutes les mairies du monde, et, à plus forte raison, sous le régime des doctrines libertaires dont vous fûtes un si fervent apôtre, le chien du pauvre, même le plus chétif roquet du clos Saint-Marc, ne doit-il pas marcher l’égal d’un chien princier ?

Enlever à l’artisan, à l’ouvrier, le fidèle animal qui accourt joyeux à sa rencontre, qui lèchent ses mains fatiguées, qui est le camarade de ses enfans, qui partage avec son maître le régal des dimanches, le pain noir des jours mauvais, qui, même, sans se plaindre, jeûne avec lui quand il faut jeûner, par exemple dans les temps de prospérité toujours croissante, comme à présent, c’est faire à ce pauvre homme bien pis qu’un tort pécuniaire, c’est le frapper dans une affection !

Il y a un an ou deux, Paris vit une véritable émeute contre un massacreur de chien patenté. Tout un quartier s’émut furieux. Saisie par cent bras nerveux, la voiture meurtrière fut lancée dans la Seine ; l’homme faillit la suivre. Une autre fois, un exécuteur de ces hautes ou basses œuvres coupe la corde qui retenait un dogue derrière une charrette et tue l’animal. Le charretier, se retournant au cri de son chien expirant, assène sur la tête de l’homme de police un si terrible coup de manche de fouet, qu’il l’étend raide mort. Traduit devant les assises, il fut acquitté. On trouva son action suffisamment excusée. Telle est l’affection des gens du peuple pour leur chien. Croyez-moi donc : qu’il s’agisse du plus humble caniche populaire ou d’un lévrier au collier splendide, soyez circonspects, vous et votre monde ! Respect au chien du pauvre, entendez-vous, M. Barbet ; ne tuez pas légèrement l’utile serviteur de la ferme, la joie de la mansarde ou de l’atelier, qui a si peu de joies, et qui a été l’instrument de votre fortune.

Et lorsqu’on m’a indûment enlevé le gardien de ma maison, n’a-t-on pas travaillé, en résultat, au bénéfice des malfaiteurs qui pourraient avoir l’intention de la dévaliser ?

Si un intérêt, auquel doit céder en effet toute autre considération, vous paraît exiger de rigoureuses mesures, gardez-vous au moins d’oublier aucune des garanties légales que cet intérêt comporte. Que l’acte dont je me plains eût atteint un ouvrier à qui manqueraient les moyens et le loisir de faire entendre sa voix, ce fait aurait passé inaperçu ; mais le coup, cette fois, est tombé sur un justiciable qui, tout modeste que soit son rang parmi les soldats de la presse militante, a pourtant bec et ongles. Dieu merci ! et il s’en servira pour plaider la cause d’autrui en même temps que la sienne.

Le présent écrit ne ressuscitera pas mon chien, je le sais ; mais s’il prévient quelques faits de même nature, si l’on veut bien dorénavant observer les délais légaux, si notre propriété n’est plus livrée aux vagabonds des rues, je ne regretterai ni mon temps, ni mon encre, ni mon papier.

Ce n’est pas que je n’apprécie selon leur mérite certaines grandes choses accomplies dans la ville de Rouen, depuis votre avènement municipal. Lorsque je dis : dans la ville, ceci ne peut, tant s’en faut, s’appliquer à ce fameux abattoir perdu dans des contrées lointaines, au milieu d’une plaine sablonneuse, et auquel, sur trois choses assez nécessaires à un établissement de cette nature, la proximité de la cité, la pente, l’eau courante, il n’en manque tout juste que deux et une. Loin de moi la téméraire prétention de sonder les motifs, incompris pour le vulgaire, qui ont fait choisir cet emplacement. Ces motifs doivent égaler en profondeur le puits qu’il a fallu creuser pour suppléer les libérales eaux du fleuve que l’île Lacroix aurait offertes à profusion. Je laisserai les ménagères rouennaises s’exclamer que ce merveilleux abattoir leur fait payer la viande un ou deux sous plus cher la livre. Bagatelle ! J’aime mieux me bercer de la douce espérance de voir, sous une inspiration aussi intelligente, un moulin à vent construit au fond d’une vallée, ou un bassin pour les navires creusé sur le haut de la côte Sainte-Catherine.

Pour ce qui est des encouragemens donnés par l’administration municipale actuelle, au chemin de fer de Paris à Rouen et au Havre, on pourra demander avant peu à notre ville si cet appui lui paraît judicieux et bien placé.

Mais Rouen ne serait-il pas menacé de vous perdre, Monsieur, dans le cas ou la pairie, objet, à ce qu’on assure, de votre ambition, vous logerait au Luxembourg, dans le quartier des catacombes ? La pairie est la retraite des ex-députés bien pensans qu’un ingrat scrutin a laissés au fond de l’urne. Certes, vos longs services sur les bancs du centre ont bien gagné ces honorables Invalides. Et cependant on dit que des obstacles se rencontrent en votre chemin ; que M. Pasquier vous refuse le dignus intrare. Ce vénérable personnage penserait-il que le commerce de la rouennerie est moins honorable que celui des sermens ; que votre nom, qui rappelle ordinairement des idées de fidélité, serait déplacé dans une assemblée qui le reconnaît pour président, et où siègent les Coigny, les Séguier, les Portalis et compagnie ? Ce nom ne lui semble-t-il pas suffisamment aristocratique ? Craindrait-il que les mauvaises passions, sans respect pour votre dignité, ne s’avisassent de vous interpeller à la façon des élèves du collège de Rouen, qui avaient voulu, quelques semaines après les journées de 1830, avoir, eux aussi, leur insurrection et leurs barricades ? Vous étiez accouru, avec les autres fonctionnaires, pour calmer, comme Neptune, les flots irrités. Je ne répéterai pas ici l’audacieuse apostrophe sous forme de calembourg, avec laquelle ces impertinens écoliers vous accueillirent.

Mais ces ardens soupirs poussés vers la pairie ne seraient-ils pas, Monsieur, une invention de vos ennemis ? Il n’est personne à Rouen qui ne se rappelle en vous le Brutus libéral de la Restauration, l’infatigable ennemi de la cour, des distinctions nobiliaires et aristocratiques. Il n’est pas possible que ces mêmes distinctions vous aient trouvé sensible à leurs charmes : ce serait là une flagrante inconséquence. Vous aurez trop bien apprécié le ridicule dont se sont couverts certains marquis de Tuffières, certains bourgeois-gentilshommes du présent régime, admirables types de haute comédie, qui ne savent pas qu’il est beaucoup plus d’ennoblir sa fortune que d’anoblir son nom.

Hélas ! faut-il donc tenir pour définitivement consacrées ces deux propositions qui ne sont pas neuves, et qui sont peu consolantes : – l’une, que les trois fameuses journées auraient dépavé tant de rues et de carrefours pour courber la France, en définitive, sous la féodalité des écus ; – l’autre, que le système de la paix partout et toujours, dont vous vous glorifiez d’être un des féaux, réserve toute sa valeur pour guerroyer contre les chiens ?

Le besoin de protéger notre commerce et de réprimer les insolentes vexations du droit de visite se faisait beaucoup plus généralement sentir.

Pair ou non, Monsieur, je vous en supplie, devenez un peu plus clément pour vos homonymes et leurs camarades ! Ne soyez pas, ô M. Barbet, enragé contre de pauvres quadrupèdes biens innocens de vos mécomptes électoraux ou autres. Les barbets diraient que l’on n’est jamais trahis que par les siens.

Ah ! M. le maire, quelle utile et large besogne offerte à votre zèle, si, dans vos fonctions de député, vous aviez voulu donner la chasse à tous les animaux voraces et non muselés qui excitent, bien plus que les chiens errans, les justes plaintes de la France ! Faut-il vous en désigner quelques-uns ?

Les loups-cerviers de la Bourse, agioteurs, pipeurs, tripoteurs de nouvelles télégraphiques dissimulées par le brouillard ; les manipulateurs anglo-juifs de chemins de fer, qu’ils débitent avec primes au troupeau de dupes : déceptions ruineuses pour les crédules actionnaires ; ruineuses pour nos provinces bouleversées, expropriées, abîmées au profit de la gourmande capitale ; au profit de quelques spéculateurs et des estomacs gloutons d’Outre-Manche ; qui viennent se remplir au détriment de nos ouvriers ;

Les avaleurs de pots de vin, exploitant le chemin vicinal, la ligne d’omnibus, le plan de rue nouvelle, la fourniture en tout genre, chevaux, sabres-poignards ; cuirs, mœllons, farines, sous-pieds de guêtres, et généralement tout ce qui concerne ou ne concerne pas leur état ;

Les subtils renards des élections et du jury, corrupteurs, trieurs, escamoteurs, pratiquant le jeu subtils de nos institutions mieux que l’illustre Munito et ses émules n’ont jamais pratiqués le noble jeux des dominos ;

Les ci-devants défenseurs de la liberté de la presse, aujourd’hui courant sus à tous les journaux indépendans, fabricateurs d’engins, rêts et pièges sournois, inventeurs de la complicité morale et rétrospective, brandissant cadenas et clés de prison ;

Les débitans, avec approbation, subvention et privilège, de romans-feuilletons immondes, véritable entreprise d’empoisonnement public, exploitée par les feuilles conservatrices ;

Les demandeurs ministériels de dotations, dots et apanages, lesquels auraient sans vergogne quêté au profit du défunt Crésus ;

Les Janus à double caractère : – vis-à-vis de l’étranger, chiens couchans d’humeur souple et docile, l’oreille et la queue basses, donnant la patte au Russe, rapportant pour l’Autrichien, faisant le beau pour le Prussien, se mettant le ventre en l’air devant l’Anglais ; – à l’intérieur, dogues intraitables et féroces, l’œil enflammé, le poil hérissé, les dents aiguisées, se retranchant dans de formidables bastilles, prêts à dévorer, à tout exterminer y compris, le cas échéant, les enfans, les vieillards et les femmes ;

Les budgétivores, ex-ennemis farouches du cumul, et présentement accaparant les places par douzaines, depuis les recettes générales jusqu’aux bureaux de tabac, pour eux, leurs fils, frères, beaux-frères, oncles, cousins et arrière-cousins au dixième degré ; – écrasant la France, en pleine paix à tout prix, sous les charges de l’état de guerre ; – enterrant sous le même De profundis les intérêts matériels et les intérêts moraux ;

Et combien d’autres animaux non moins nuisibles !

Je conclus par ceci :

Que tout se tient et s’enchaîne, dans l’ordre administratif et politique, depuis les plus grandes choses jusqu’aux plus petites, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope ; qu’en fait de liberté, de garanties et de procédés en tout genre, les hautes régions sont l ‘image fidèle des régions inférieures, et réciproquement.

Pour répondre d’avance à toute interprétation erronée, je dis et répète que je ne conteste pas la légalité de votre ordonnance de mai 1842 ; mais je réclame vivement et fortement contre la manière dont on l’exécute.

Si ces désordres amenaient des actes violens, des scènes funestes, une tête cassée, par exemple, à qui en serait la faute ?

Des administrateurs aussi forts, aussi habiles que vous, Monsieur, soit dit encore sans vous offenser, ont reçu avec reconnaissance des avis et des conseils. Je désire que ceux-ci vous profitent.

« Belle affaire ! » direz-vous peut-être : « un chien ! que de bruit pour un chien ! » vous avez, je présume, entendu parler d’un certain monarque, nommé Saint Louis, lequel a su prouver, n’en déplaise à quelques filous politiques, qu’on peut fort bien être en même temps un grand saint et un grand roi. Cet excellent prince répondrait, je gage, que, lorsqu’il s’agit d’un principe, peu importe la valeur de l’objet : que la plus importante et la plus modeste propriété, une terre d’un million et un brin de paille, doivent obtenir même protection, mêmes garanties Vous me répliquerez que Saint Louis était Saint Louis, et que vous êtes le maire de Rouen de par la révolution de 1830. Je ne vous contredirai pas cet égard. Je conviens même que l’ami du bon sire de Joinville, avec son champêtre et simple tribunal du bois de Vincennes, où nos avocats et avoués auraient trouvé si peu de pâture, était bien loin de notre époque de progrès. Pensez-vous qu’il eût condamné aux dépens les veuves, orphelins et estropiés du chemin de fer de Versailles ?

Permettez-moi cependant de vous citer une vieille légende suisse, dans laquelle figure un autre monarque des anciens temps. Jadis les potentats, sur leur trône et le sceptre à la main ne dédaignaient pas de prêter l’oreille à la moralité d’un apologue. Votre écharpe tricolore sera-t-elle plus fière que leur couronne ?

Or, il y avait une fois, – pour me servir de l’entrée en matière de ce bon M. Charles Perrault, – un empereur plus connu dans l’histoire que le roi d’Yvetot. Il avait nom Charlemagne, rien que cela. Donc, l’empereur Charlemagne se trouvant à Zurich (y-est-il jamais venu ? Vous n’avez qu’à débattre cette question accessoire avec Brenwald le légendaire), Charlemagne, disons-nous, éleva une colonne sur la place où les deux saints martyrs Régula et Félix avaient péri décapités par le glaive des païens. De plus, le grand empereur fit suspendre à cette colonne une cloche dont la corde tombait jusqu'à terre, pour être à portée de toutes les mains. Ensuite, les hérauts proclamèrent à son de trompe, que quiconque voudrait demander justice, n’aurait qu’à sonner cette cloche, et que le monarque se rendrait immédiatement à cet appel, dût-il pour cela se lever de table.

L’épreuve ne se fit pas long-temps attendre. Le lendemain, Charlemagne commençait à déguster un magnifique paon rôti d’un fumet merveilleux, et le bon sire, dont l’appétit se trouvait aiguisé par une longue chasse, apportait à cette besogne le plaisir d’un veneur affamé. Comme il mettait sous ses dents impériales la première bouchée, soudain l’on entend la cloche sonore qui retentit.

A vrai dire, Charlemagne aurait mieux aimé qu’elle tintât dans un autre moment ; néanmoins il envoie un page pour s’enquérir du suppliant. Un instant après, le page revient tout effaré, et il y avait de quoi ; c’était un serpent qui, ayant pris la corde dans sa gueule, sonnait ainsi la cloche.

Le cas était bizarre et surprenant. Fidèle à sa parole, Charlemagne jette sa serviette et se lève de table : – Je dois, dit-il, justice à tous mes sujets ; bêtes ou gens, il n’importe.

Là-dessus, suivi d’un nombreux cortège que grossit la curiosité, le souverain de la moitié de l’Europe se dirige vers la colonne. Il voit, en effet, un serpent qui, rampant devant lui avec toutes les démonstrations dont ce genre d’individus est capable, semble prier l’Empereur de le suivre.

Charlemagne comprend cette pantomime. Il suit le solliciteur, qui le mène au bord de la Limmat. Là on trouve un monstrueux crapaud qui, s’étend emparé du trou dans lequel le reptile avait déposé ses œufs, refusait obstinément d’en déguerpir.

L’Empereur voit bien alors ce que le serpent attend de sa justice. Charlemagne aimait peu les usurpateurs, et il avait, en cela, parfaitement raison. Par les ordres du monarque, le crapaud est arraché du domicile qu’il s’était illégalement adjugé. Ce fut bien fait. Condamné au supplice du feu, il subit aussitôt sa peine. Puis, Charlemagne, la conscience satisfaite, alla reprendre son dîner interrompu.

Quelques jours après, – c’était encore à l’heure du dîner de l’Empereur, – le même serpent se présente dans la salle. S’élançant d’un bond léger sur la table, il ôte le couvercle d’un riche bocal, dans lequel il laisse tomber un magnifique rubis ; puis il se retire avec toute la modestie d’un reptile bien élevé. Il avait voulu payer ainsi à l’empereur son tribut de reconnaissance.

Frappé de ce prodige, Charlemagne fit construire au bord de la rivière, sur le lieu même où l’acte de justice s’était accompli, une église appelée en allemand Wasserkirch (église de l’eau), qui est restée comme un monument de cette merveilleuse aventure.

Dans le cas possible où vous ne verriez là qu’un conte populaire, il en resterait du moins une allégorie significative en l’honneur de cette haute justice qui étendait sa protection impartiale, même sur un misérable serpent. Connaissez-vous beaucoup de chartes-vérités dont on puisse faire pareil éloge ?

Griffon, mon chien défunt, valait bien pour le moins le serpent zurickois. C’est lui qui sonne à votre porte, demandant réparation envers son ombre et protection légale pour ses semblables ; et il doit être écouté, lors même que sa requête troublerait un dîner officiel. Ne dédaignez pas d’imiter Charlemagne et de rendre justice à tout le monde, bêtes ou gens.

C’est votre devoir, monsieur le Maire.

Rouen, mars 1843.

 
POST-SCRIPTUM.

Je viens de lire que l’administration municipale se propose de faire solenniser à notre ville, par une grande convocation de la garde nationale et divers autres salamalecs, l’ouverture prochaine de ce chemin de fer de Paris à Rouen, au sujet duquel bien des gens commencent, quoiqu’un peu tard, à ouvrir les yeux.

Encore n’est-il que la tête du chemin de fer du Havre, mirobolante conception dont les chances de succès rappellent avantageusement les actions du Mississipi, ou la Société Sanitaire, qui assurait ses abonnées contre les frais de maladies, mais non contre les frais d’enterrement.

Toutefois, si le chemin de fer du Havre ne se fait pas de bien à lui-même, on peut se flatter en revanche qu’il nous fera beaucoup de mal. Rouen se trouvera précisément dans la position sociale et gastronomique de ces infortunés convives à qui de mauvais plaisans font placer les plats sous le nez, sans le moindres temps d’arrêt.

Tandis que l’on est en train, l’on nous promet des embranchemens partout, et dans d’autres lieux encore. Neufchâtel aura, dit-on, le sien. Pourquoi pas la Bouille ? Ceci tourne au grotesque.

Tant il y a que le chemin de fer de Paris, et par anticipation, celui du Havre, qui n’existerait pas sans le premier, devront être salués officiellement par l’enthousiasme difficile à décrire des populations empressées. L’ironie me paraît d’un goût médiocre.

Va pour l’enthousiasme anglais ! Il sera bien justifié. Notre magnanime alliée d’Outre-Manche, avec ses énormes fournitures de ferraille et de charbon, et ses exportations d’ouvriers, dont elle ne sait que faire, trouve parfaitement son compte à nos folies industrielles. Mais figurez-vous donc la Restauration encourageant de telles invasions britanniques ! Oh ! que vous auriez été beaux d’indignation, ardens patriotes de la comédie de quinze ans !

Cette exploitation de la France par l’Angleterre, sous toutes les formes, s’appelle, dans le langage des compères et des niais, l’union humanitaire et philanthropique des deux peuples. Rule Britannia !

Y aura-t-il conseil de discipline et prison pour les soldats-citoyens qui feraient défaut à la fête, sous le prétexte frivole que, surtout dans ce rayon voisin de Paris, leur commerce, leur industrie seront ruinés par le chemin de fer ?

Ni Buffon ni Lacépède ne disent que les menus poissons de l’Océan frétillent, bondissent et s’ébattent en signe d’allégresse, devant le requin qui se dispose à les avaler.

Les Rouennais qui ont appelé le chemin de fer, ont-ils oublié les grenouilles de la fable qui, peu satisfaites de leur sort, avaient demandé à Jupiter un roi d’espèce nouvelle ?

Ce roi leur vint sous la forme d’une grue vorace qui les mangea (1).


(1) Voir dans la Revue de Rouen (livraison de novembre 1842) l’article intitulé : Simples questions sur les Chemins de fer en général, et le Chemin de fer de Paris à Rouen et au Havre en particulier.


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