LE RÉVÉREND, Gaston (1885-1962) : L'esprit Normand et les poètes Normands contemporains (1921).
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque  (Bm Lx : Deville br 1004) de l'article paru dans la revue Belles Lettres de mai 1921, pp. 449-469.


L'ESPRIT NORMAND ET LES POÈTES NORMANDS CONTEMPORAINS
par
Gaston Le Révérend

Activité puissante, mais désormais anonyme au sein des forces françaises et étrangères qui composent la vaste et multiforme unité nationale, où tout se fond et se confond, se mêle, se brouille et s'identifie, la Normandie intellectuelle ne se distingue plus que par la tournure de son esprit. Tout le reste, nuances d'âmes et caractères, est similitudes ou divergences, originalités violentes ou falotes selon les familles, les cantons ou les pays. Cette tournure d'esprit, et la dominante d'opinions qui en résulte, me semble le seul lien moral qui unisse encore, à leur insu et comme malgré elles, les élites de notre région. Après d'autres, mais non en tout d'accord avec eux, je voudrais tracer du Normand moderne une image à sa ressemblance ; déterminer son tempérament, son caractère ; et élevant plus haut mes regards, reconnaître les routes où l'entraîne inconsciemment son instinct, celles que lui découvre sa volonté, et où son intelligence déploie le plus facilement et le plus harmonieusement ses dons constructeurs.

Avant 89, les chroniqueurs qui relataient le caractère du Normand (ils disaient alors le peuple normand, la nation normande), mettaient en relief sa vie facile, ses mœurs aimables et douces, son attachement à des coutumes, à des usages, à des institutions séculaires, privilèges reconnus et plus ou moins libéralement conservés par l'autorité souveraine (1).

Si le normand a conservé un caractère à lui, malgré plus d'un siècle de tyrannie politique et sociale, de lois anarchiques et contradictoires, c'est que ce caractère tient à quelque chose de moins conventionnel, de plus profond, de plus essentiel que des lois sociales. Il tient en effet, à une analogie dans la structure des cerveaux et la physiologie des habitants ; à ce que les Normands, (pareils en cela aux Bretons, aux Provençaux, aux Lorrains, même aux Français), sont, comme dirait quelqu'un d'autrefois, de complexion identique et portent en eux les mêmes humeurs. S'il n'y a qu'une manière au monde d'aimer, de haïr, de ressentir et de vivre, il y a mille façons d'interpréter ses affections et ses haines, les appliquant à des objets différents, leur donnant de l'éclat ou les tenant secrètes, en faisant le mobile d'actions lourdes de conséquences ou de paroles véhémentes, mais sans portée... Il y en a mille de comprendre ses intérêts et son droit, de sacrifier à ses devoirs. Le Normand a les siennes, auxquelles il tient, dont il est l'inconscient esclave ; et ce fut une sottise de tous les gouvernements — monarchie absolue ou république ploutocratique — que de vouloir imposer au normand (comme d'ailleurs à l'homme des autres provinces) des règles et des lois qui allaient contre sa nature...

Le tempérament normand s'explique, comme les autres. La terre, selon sa nature géologique, le ciel, suivant son climat, parfument et colorent les fruits, épicent les crus, charpentent les races animales, et façonnent à un plus haut degré peut-être encore, les races humaines. La grive normande des vergers n'a ni les mœurs ni la gaîté de celle des vignes bourguignonnes ; et l'homme de Vire, non plus, ne rit pas comme celui de Beaune. Ni Mon Oncle Benjamin ni Colas Breugnon ne sont de notre terroir. Et si l'on s'inquiète de l'homme transplanté, je crois qu'il faut aussi peu de générations pour changer l'âme des immigrés qu'il en faudrait beaucoup pour leur modifier la taille et le poil, s'il n'y avait pas de croisements niveleurs. A peine pourrait-on prétendre que l'homme des grandes villes, qui ne subit ni l'influence du sol ni celle du ciel, finit par être de nulle part, que de sa chambre et de son usine… Aussi n'est-ce pas de lui que je parlerai. Il est chez nous une création, peut-être éphémère, du XXe siècle sans tradition.

Craie, sable ou argile, sauf dans sa Marche bretonne ; sol épais et gras ; sources foisonnantes et abondantes ; herbages et forêts, pluies et brouillards, fécondité lourde en chairs et en sucs ; la terre neustrienne devait élever de grands mangeurs, pesants de bien-être, des tempéraments sanguins, riches en muscles.

Pas de sublimes paysages, ni mer furieuse, ni montagnes ; une constance monotone dans la grisaille verdoyante, dans la brume blafarde même aux plus beaux jours jamais disparue des lointains : elle devait former des âmes rêveuses, inquiétées par les démons malfaisants sués de la terre, attirées par les dieux clairs du voyageur étranger ; et, parce qu'heureuses, de génie     confiant, généreux, aimable et terne. Une race lointaine s'implante brusquement dans ce pays béni du ciel, géants blonds et rudes, d'os et de nerf plus que de graisse, violents et volontaires. La race indigène va-t-elle l'absorber, la résorber, l'anéantir ? Le Nordique est trop nombreux, et les conditions lui sont favorables. Il demeure le maître du sol et des choses, il fait les lois, il domine. Sa force se déploie, ayant le champ libre pour agir. Il imposera son génie à la nation par lui constituée ; et la race Indigène ne pourra d'abord qu'en tempérer l'excessif, en adoucir la rudesse. Puis, la terre et le ciel font leur œuvre ; si le sanguin s'est charpenté et a pris du nerf, le svelte colosse a pris de l'embonpoint, le violent gagne en sagesse et n'a plus que des sursauts vite apaisés.

Pas de vin pour égayer l'esprit, le rendre léger, vif ou sonore ; mais la cervoise le maintient lourd, le cidre le fera clair et tranchant... Pendant des siècles, ni émigrations ni invasions considérables ; rien que des échanges ; assez pour maintenir la race vigoureuse, trop peu pour en retourner le caractère (2) Mais la dominante physique de l'homme du Nord s'atténue ; le géant d'autrefois disparaît à peu près partout ; et l'on sent de plus en plus que la race redevient celle du pays. L'accident de 911 semble enfin mort dans ses conséquences ; et il le faut, vraiment, pour que toute cette histoire, tournant à la légende, ait si bellement inspiré quelques écrivains normands de ce temps-ci.

Le Normand prétend, d'instinct, à la claire notion des choses, et de toutes choses ; et il a, plus encore que la vue exacte et nette, le sens aigu des réalités. Il s'inquiète peu de ce qui est mort, ni de ce qui vivra demain ; mais il sait voir ce qui est, et le juger à son prix ; et il est souvent le premier à lui donner toute sa valeur, en s'en emparant d'abord et en l'exploitant ensuite. Un très noble but humain, mais qui ne se perd pas dans l'impossible, ne regarde pas au delà de la vie, ni loin dans l'avenir ; un élan que la conscience des difficultés matérielles et des obstacles surmontables élève aux plus téméraires audaces, mais que le sentiment de l'inaccessible garde des vaines cabrioles. Les yeux levés, le normand pense encore aux biens de ce monde ; mais il a une façon à lui de voir le ciel en regardant la terre ; aussi les uns parlent-ils de son secret idéalisme, les autres de son idéalisme pratique ; peut-être vaudrait-il mieux constater son réalisme positif, qui ne résout pas seulement en rose ou en noir les mille couleurs de la vie.

Sa mer a des brouillards épais ; ses vallons, des brumes pour ainsi dire éternelles ; mais il n'en veut point souffrir en son cerveau. Il sait que dans les ténèbres habitent le danger, les esprits malfaisants et impurs ; il se garde d'y entrer ou de s'y laisser conduire ; il s'en échappe quand on l'y fourvoie. Son mysticisme côtoie le Mystère, mais ne s'y engloutit pas ; les mots d'Infini, d'Innombrable, d'Incommensurable n'ont pour lui que le sens négatif et méprisable de choses qu'on ne saurait atteindre ni étreindre ; ou bien il y attache une idée d'immensité et une valeur d'absolu qui, au contraire, lui en font l'image de la richesse idéale et suprême. Rebelle à toute aventure métaphysique, s'il sait dire : « Cela est, ou cela n'est pas » il ne veut point imaginer ou croire pour avoir à renier ensuite. Le doute lui est un état de malaise et de trouble qu'il ne saurait longtemps supporter. Il aime mieux dire : Je ne sais pas ; et fuir les questions dangereuses. Croyant ou mécréant, il ne cherche pas ce qui se passe dans l'Au-Delà ; il n'y veut pas songer ; il le saura toujours assez tôt. La mort de ses proches ne lui inspire guère de soins qui n'aient pour objet la survivance terrestre de leur souvenir. Point de ferveur dans la religion ; point de fanatisme dans l'incrédulité ; ni martyr, ni apôtre, ni schismatique ; une conviction profonde que la mort est la fin de tout ce à quoi on peut tenir ici-bas. Un respect de barbare pour les fastes religieux ; il pratique sans avoir la foi et il se fait faire un enterrement de première classe. Il ne refuse rien de la vie ; et ce serait pour lui un mauvais calcul que de faire ici-bas son purgatoire. — Il n'aime pas rêver ; c'est perdre son temps, et d'une influence déplorable sur la santé. Fi de la mélancolie et de la tristesse : les états de langueur lui sont insupportables chez autrui ; il n'aime ni qu'on s'écoute, ni qu'on se dérobe à l'action. Son imagination est clairvoyance, prévision, conscience du but à atteindre et des moyens à employer pour y parvenir. Le verbe créer n'a de sens pour lui que s'il signifie construire. Il n'invente pas ; il cherche, il découvre, et il utilise. Malgré des sautes d'énergie audacieuse ou téméraire, il, n'est pas un violent ; la colère ne l'aveugle pas ; il est calme sans flegme, et d'une activité qui peut paraître lente, mais qui ne s'immobilise jamais.

Il a le sens et le goût de la gloire : conquérir par ses seuls moyens, sans repousser aucune ressource ni se refuser aucune aide ; vaincre par l'effort plus que par la force ; s'assurer la possession et la jouissance de sa victoire ; en exploiter le bénéfice, ne pas en laisser se perdre le fruit après soi. Aussi, un jaloux individualisme, la répugnance à l'association et au partage d'égal à égal ; et dans les cas où il faut coucher à plusieurs, le besoin inné de tirer à soi toute la couverture. Jeu sans hypocrisie, cependant : si l'Anglais fait ses affaires en ruinant celles des autres ; si le Français fait celles des autres en oubliant les siennes, le Normand fait les siennes sans refuser à ses rivaux ou à ses pairs l'admiration et le coup de main. Une franchise superbe dans la force et la supériorité ; de riche à riche, une loyauté scrupuleuse, de la droiture dans les pactes et de la fidélité aux alliances ; mais de l'adresse rusée ou perfide pour lutter contre la force inique, la domination injuste, la souveraineté sans vigueur. Il reconnaît le mérite, et il en acclame le succès. Il a le coup d'œil et le jugement sûrs dans le choix de ses armes ; non nécessairement d'armes à soi et de sa propre fabrication, mais des mieux faites pour le mener où il veut par le chemin le plus sûr.

Acquérir, avoir à soi, s'enrichir, s'agrandir, est la grande passion, la grande affaire de sa vie ; elle absorbe toutes les énergies de l'âge viril ; et si le succès ne vient que lentement ou reste incomplet, toutes celles aussi de l'âge mûr. Mais il sait où réside la vraie richesse ; et que la beauté extérieure, la splendeur matérialisée en est le signe. II n'enterre ni brûle ; riche, il met sa gloire à bâtir solide et vaste ; nulle part les belles habitations ne sont plus nombreuses qu'en Normandie ; et surtout commodes. Car il ne lutte point contre l'invincible et le fatal ; il sait le temps et la pluie ; il tient moins au luxe infidèle et précaire des jardins et des parcs qu'à celui du meuble et du linge ; et il s'inquiète davantage de faire durer un repas qui entretient la gaieté et la joie des sens, que d'organiser une promenade que gâte l'averse, ou d'étaler de beaux habits sous un ciel où les couleurs n'éclatent pas, où les nuances se perdent... Gaignage est sa devise jusqu'à l'heure de la possession suffisante ; aimant dominer (mais non asservir), il a l'ambition d'y parvenir qui le fait volontiers rapace ; arrivé à ses fins, il sait en jouir. Sa fortune faite, il l'utilise au bénéfice de quelque passion favorite, de quelque volonté longtemps cachée ; et il l'admire, comme un barbare son butin. Mais il méprise la fausse richesse ; celle que l'on n'ordonne pas, et dont on n'use pas à son gré ; il dédaigne de gouverner le bien d'autrui : La 3e république n'a pas trouvé en Normandie un seul homme d'État ; et la monarchie n'eut que Guizot. Le suffrage universel ne l'a point grisé : l'ordre importe plus que le pouvoir à la bonne marche de ses affaires (3).

Parfois, il aime mieux détruire que de perdre ; pour conserver, il est prudent, et timide par peur de gâter ; pour défendre, il se trouve éloquent, subtil, finassier, retors ; il se fait plaideur et juriste, soutient son droit et mue en tort la raison d'autrui. Il sait ce que vaut la tradition ; il sait rendre justice au passé sans en avoir la superstition ; aux mauvais jours, il use l'héritage des siens et le fait durer ; aux époques prospères, il se bâtit un nouveau logis et abandonne à ses fermiers celui des ancêtres.

Indifférent à son propre ridicule, aux moqueries et aux insultes, il consent à être une cible, mais se refuse à être une victime ; inhabile au rire et à l'esprit, il trouve une cruelle ironie pour railler celui qui a mal calculé son élan et raté son coup. Mais il estime qui l'égale et admire qui le dépasse. II hiérarchise selon le bien, et tient son rang avec orgueil, un orgueil solide et ferme, que nulle vanité ne fait vulgaire.

Il a du cœur autant que quiconque ; il sait être généreux et serviable ; et se dévouer, le tout sans phrases et sans effusions. Il n'a pas la fraternité de la place publique, il garde ses secrets et ses poignées de main pour le silence du cabinet et l'intimité de la table familiale. Il est trop sain, trop vigoureux, trop actif pour avoir la sensibilité fort vive. Bien qu'il tourne ses regards vers la lumière du Midi et se plaigne des brumes qui font sa richesse, il est trop des pays du Nord pour l'avoir exubérante. A dire vrai, il n'a ni le temps ni le désir de la cultiver. L'amour est chose trop naturelle pour qu'elle lui aveugle longtemps l'esprit. Il choisit et il épouse, et c'est choix d'inclination et de bon sens il entortille et il culbute, et c'est besoin d'agir en mâle ; mais il n'y mange ni son bien ni ses forces ; il ne raffine ni ses aveux ni ses joies. La mort ? Il perd et il enterre, honnêtement ; mais n'est-ce pas la nature aussi ? il ne se laisse souffrire dans la proportion où ses habitudes sont contrariées ; et il n'a pas à se consoler, parce qu'on ne se console pas de la nature. Le cœur ne vibre chez lui qu'au bénéfice du cerveau. Il se laisserait prendre par des raisons mauvaises plutôt que par de faux grands sentiments. Avare de confidences et avide, de discussions, il adore les prises de bec et les coups de langue malicieux, les ironies implacables, les coups de boutoir qui laissent l'adversaire estomaqué et sans voix. Il aime donner des conseils, surtout après coup : à épiloguer sur les faits. Il est alors l'homme de la sentence et du proverbe, du parlez- net et du dire plein ; il est fier de son expérience comme de sa fortune, et il aime en faire profiter. Qu'ajouter encore? Il est du pays de sapience, qui est savoir, sagesse et sagacité.

Ce normand-type, où le chercher, où le découvrir aujourd'hui ? Je ne m'illusionne pas : il ne correspond à aucune réalité vivante, il n'est à l'image d'aucune individualité. Cependant, il n'est guère de Normands qui n'y ressemblent ; il en est peu qui s'y opposent. Ce normand idéal lui-même ne contraste d'ailleurs point avec l'homme des autres provinces françaises du Nord. En lui, telle qualité, tel défaut sont accentués à l'extrême, comme chez les autres, d'autres défauts et d'autres qualités. Mais c'est affaire de nuances plus que de fonds. Ces nuances demeurent sensibles dans tous les milieux, dans toutes les classes ; elles se précisent dans la mesure où elles se dématérialisent ; réduites à des gestes, à des attitudes, à des cris chez le miséreux, elles différencient les actes chez le paysan riche, chez l'industriel entreprenant, le genre de vie et de plaisirs chez le bourgeois opulent, et elles influencent la nature de la pensée et la forme de l'expression dans le domaine littéraire.

Le tempérament normand ne peut s'acquérir et s'expliquer que par une hérédité normande immédiate ou une existence tout entière enracinée au pays. Il est l'héritage obscur que l'homme tient de ses aïeux ; et le don des fées à son baptême. Où le chercher parmi nos écrivains d'aujourd'hui ? Les philosophes ne sont point de chez nous (4). Le normand ne vit ni d'abstractions ni de déductions subtiles. Sa curiosité s'arrête au visible ; et s'il est assez hardi pour aller plus loin, il s'arrête dès qu'il sent le sol se dérober sous ses pas. L'historien en sera plutôt, et l'érudit ;  vider les coffres, inventorier, vérifier les titres (par le menu et jusqu'au détail), donner à chacun acte de sa richesse et de son droit, cela plaît à ses mains curieuses, à ses yeux chercheurs, à son goût de l'ordre. Pas de Michelets romantiques, mais des Masson, positifs, des Sorel, des Lenôtre, après les Fontenelle et les Guizot. Le moraliste ? hum ! C'est bien vaine et bien dangereuse prétention que de discerner le mobile de la scélératesse ou de la bonté des hommes ; que de les engager à être vertueux quand on songe si peu à l'être soi-même ; que de se diminuer personnellement en rabaissant l'humanité tout entière. Mieux vaut déposséder un ennemi ou un rival d'un trésor qu'il a volé, et se montrer riche de ce qu'on lui enlève ; mieux vaut faire métier de satirique.

Les romanciers ? Certes, surtout depuis que le roman s'attache à décrire la réalité. Il n'est tels que les normands, maîtres d'eux-mêmes, pour voir clair dans leurs émotions et dans celles d'autrui. Après Flaubert et Maupassant, Gaument-Cé. (5). Et les poètes ? M. Jean de Gourmont prétend que les poètes sont « les grands couturiers de notre sensibilité, qu'ils habillent selon la mode du moment (mode des mots, plus mobile que celle des chapeaux) ». Si cela est, et si les poètes ne sont que cela ; il est bien inutile de les chercher parmi les normands. Ces derniers rougiraient de s'appliquer à labeur si puéril et si vain. Ils savent que s'il n'est de modes qu'a Paris, il n'est de coutume qu'en province, et que celle-ci est plus solide que celles-là. Eux sont des artistes, non des faiseurs ; ils aiment le bien-dire et le faire propre ; et aussi hardis que les plus fins Parisiens, ils ont, avec un goût moins épuré et moins difficile, plus de science robuste et de franche santé. Poètes ? Pas au sens étroit et actuel du mot, qui est celui de M. Jean de Gourmont et de beaucoup d'autres en ces derniers temps. Sans vouloir fonder aucune école et en dehors de toutes, ils expriment en vers ce qu'il y a en eux d'humain, sensibilité ou pensée ; ils ne dédaignent point de marcher à terre, comme il est en fait naturel à l'humanité même idéale ; à terre, où ils sont sûrs au moins de trouver la force, la sensation du matériel et du durable, qu'ils préfèrent de beaucoup à celles de l'indicible et de l'infini. La musique de leurs vers ne dépasse point celle des vers de Racine ; mais ils préfèrent de beaucoup imiter le dur martèlement cornélien ; et l'image visuelle est encore leur forme préférée d'expression. Si pour un examinateur superficiel ou prévenu, le tempérament normand est incompatible avec le tempérament poétique moderne, nos poètes peuvent prétendre qu'ils asservissent à leurs moyens propres le verbe poétique, que la poésie n'a jamais été pour eux indépendante .de la vie et du langage naturel ; et que s'il y a une façon de sentir particulière à une époque ou à une saison, il y en a peut-être aussi d'autres communes à tous les siècles civilisés.

Pour moi, qui suis de cet avis, je crois que les poètes sont, parmi les écrivains de Normandie, et avant même les romanciers, ceux qui reflètent le mieux, à travers leur propre caractère, ce que d'aucuns appellent l'âme normande. Les historiens, les savants ou les philosophes sont gens d'étude et de cabinet ; les romanciers explorent le monde et la vie eux, les poètes, vivent de la vie de tous, et se regardent en eux-mêmes. La plupart ne donnent à la littérature que leurs loisirs ; ce sont des sensibilités heureuses, des imaginatifs du sentiment, des esprits déliés. Les plus poètes d'entre-eux ne font guère que fixer en poèmes les heures sentimentales, les circonstances heureuses ou douloureuses de leur vie.

Certes, tous ne sont pas de purs normands. L'Ancestralité en dessert plusieurs ; d'autres, de pur lignage, vivent en exil, ou se sont voulu une nouvelle patrie. Celui-ci est fils d'une Bourguignonne ; celui-là d'un Basque, l'un, orphelin, n'eut que la terre pour nourrice ; l'autre est bâtard. Même chez les purs, on découvre des influences étrangères ; celles du collège ou du séminaire, par exemple, qui tantôt favorables, fortifièrent l'instinct primitif; tantôt, hostiles, ne tendirent qu'à le dompter.

Mais c'est assez discuter. Ce n'est pas le tempérament normand que je veux reconnaître ici chez nos poètes. Je risquerais fort de ne jamais finir ; et je ne suis pas un Charles Maurras pour jouer au doctrinaire, et accepter toutes les erreurs qui pourraient servir ma religion, et repousser toutes les vérités qui la pourraient contrarier ; je ne songe point à faire parler les faits selon une théorie préconçue, mais bien suivant la raison. Quoi, alors ? C'est l'esprit normand, ce quelque chose qui est au tempérament ce que l'eau-de-vie est au cidre, et l'essence à la plante d'où elle est extraite ; quelque chose qui, à l'opposé du tempérament, se communique et s'exporte, et que peut fort bien s'assimiler l'étranger. Quelque chose qui, par conséquent, peut — à un degré moindre ou égal — se rencontrer ailleurs que chez des normands ; chez des hôtes ; chez des érudits ayant beaucoup fréquenté les anciens auteurs nés chez nous. L'esprit normand, c'est le sens aigu du positif, le goût de la possession et de la Maîtrise (6). Autrefois, mais aujourd'hui tout autant, nos poètes, en leur maturité, prennent figure de possesseurs, attachés à des richesses consistantes, durables, sûres ; soucieux de les ordonner, d'en jouir ; et, passion suprême des plus grands, de se les éterniser. L'esprit français, douteur et sceptique, l'esprit germanique, l'esprit métèque, ont livré de rudes assauts à l'esprit normand depuis un siècle, ils ne l'ont pas fait disparaître. Encore aujourd'hui, les mots joie, bonheur, idéal, trésor, beauté, butin, ivresse, etc, expriment, sous la plume des écrivains de chez nous, non des idées vagues, nuageuses, ou de convention, mais des réalités tangibles et certaines, des possessions de l'esprit ou du cœur, plus durables que l'éphémère exaltation du rêve ou des sens... Mais cet esprit normand se nuance suivant l'ancestralité ou le décor originel. Le normand de la terre est plus sage, plus ferme, plus conservateur, plus gloriolieux. Il est le poète du bijou nouveau et du domaine héréditaire.

Celui de l'Estuaire est plus hardi, plus avide, plus friand de jouir. Il a quelque chose de ces marins dont la proie est au bout de la mer, et qui reviennent au port vendre le butin ou en faire la fête et qui repartent ensuite en quête d'un butin nouveau. Il serait volontiers le poète du bien viager et du fétiche ancestral. Mais il n'est jamais sans se doubler d'un terrien : la mer normande s'arrête au pied des falaises ; et le vent marin n'y fait que balayer les côtes. Quant au normand parisianisé, il raffine, il se civilise, il se polit ; et il acquiert de si bonnes manières et tant de goût que ce qui est le plus à lui ne semble pas lui appartenir... Voyons maintenant où nous allons, chez nos poètes contemporains, retrouver l'esprit de Normandie (7).

Voici les poètes assis : Beauclair, Labbé, Garnier, Harel, Boulen, Yard... Chez Beauclair, tout est simple, droit et solide :

Mes titres de roture ont plus de trois cents ans...
Je suis le descendant d'obscurs semeurs de blé.
Ignorants des vapeurs et de la nostagie....
Parmi tant d'agités gardant quelque bon sens,
Heureux, puisque ma femme est un autre moi-même,
Puisque ma fille est belle et que mon fils est fort. ...
Car l'aïeul qui partit vit en l'enfant qui reste...

Chez Paul Labbé :

Tout le jour appartient à l'action féconde,

aussi les poèmes ne sont-ils que divertissements, jeux aimables et délicats sentiments. La pensée y apparaît cependant, et c'est pour dire que :

C'est en marquant d'un nom la demeure inconnue
Que nous sauvons parfois une œuvre de l'oubli...
Ce qui dure, ce sont les œuvres accomplies,
C'est le temple bâti sur la cendre des Morts...

Le Garnier des Corneilles sur la Tour fait l'inventaire de toutes les splendeurs du paysage de son canton, de toutes les richesses morales de sa petite ville. Pour en rire, comme un de Paris ? Non, pour en exalter le charme, les faire sentir et aimer de ceux-là qui les possèdent. Et cela, sans rien exagérer d'elles, du ton ferme et simple de celui qui sait le prix des plus humbles choses,

La douceur du foyer, la grâce de la femme,
Les tâches, les vertus, les travaux et les jours,
Et l'orgueil d'être fort que le pays réclame.

Il a un jeune frère en Hauchecorne, qui chante le bien paysan et les vieilles coutumes désuètes.

Harel ? Sa mère l'a nourri de lait bourguignon ; mais ses aïeux l'ont fait normand, les curés, catholique ; et l'auberge, paysan. Toujours est-il qu'ainsi fait, il aspire à posséder les joies célestes, sans rien perdre des satisfactions d'ici-bas. Avant de mourir, il ne fera pas à Dieu le sacrifice d'un verre de vin :

Ah ! faites que bientôt j'arrive à votre table
Sobre et mortifié pour la première fois !

Et il met sa conscience en paix en fréquentant les gens d'église, en écrivant des hymnes mystiques, et en se forgeant une espèce de Dieu bon vivant à ses heures, familier avec ses bons serviteurs, et miséricordieux à qui se livre en aristocrate à la pratique des sept péchés capitaux. Le Bourguignon badin gâte en cela le Normand sérieux, qui, d'habitude, n'aime pas jouer avec les choses de la religion. Le patriotisme de Harel est plus franc de race. Il enseigne et prêche, positif et matériel : « Des enfants ! Des paysans ! Eternelle richesse, seule vraie défense de la terre française ». Une fière éloquence, de mâles accents. Là, il arrache à la réalité tout ce qu'elle contient de « substantifique moëlle » et de spiritualité robuste.

Yard ? Tel, ne possédant rien des biens de la terre, jouit à plénitude de ceux du cœur. Nul plus que l'ancien petit pâtre de Boissay n'est riche d'humble tendresse et de science humaine. Mais il ne sort pas de l'émotion. Il anime les paysages, les âmes et les choses de son passé ; il les recrée ; de fumées, il les fait poèmes. L'esprit normand ne l'a point touché. « Gardien des amours morts et des vieux souvenirs » il ne fait que marcher « dans la poussière d'or de ceux qui ne sont plus ». Lui ravirons-nous trois vers de la « Chanson de la Gerbe » ?

... Et je donnerai, la fête finie,
De beaux écus d'or pour qu'on se marie
Et qu'on soit heureux pour toute la vie...

Ce sera trahir bien vainement

Ce pâtre qui fait des quenouilles
Des fils d'argent que le soir mouille. (8)

Boulen ? La première loi qu'il fait à Didine, sa servante, c'est de tenir son bien en ordre, de respecter celui du voisin (àcause des procès possibles) et de défendre le sien propre (entendez sa vertu) des prétentions de son valet. Et quand Didine le trompe, le vole et s'enfuit, que regrette-t-il en elle ? Celle qui faisait de bonne cuisine, tenait le linge en état, parfumait d'iris les armoires ; et tout compte fait, il pleure moins ses nuits sensuelles que ses billets disparus (9).

Voici ceux de Paris : Fleuret, Dujardin, Roinard, Cé, Levaillant... La littérature française du XVIe et du premier XVIIe siècles est le domaine de Fleuret. Il inventorie, il découvre, il exhume, il ressuscite. Il ramène à la lumière des bijoux de toute ciselure, trouvés enfouis en des coffrets tri-centenaires. Que cela ? Ce serait déjà beaucoup ; mais il y ajoute, pour son propre compte, en les imitant. Imiter d'anciens orfèvres ? Mieux : il fait son petit Viollet-le-Duc. Il embellit, restaure, complète et bâtit dans le style d'antan. De ses émotions à lui (émotions est pour ce poète un bien gros mot), de ses impressions subtiles, de ses fines rêveries, de son ennui tout moderne, il fait de délicieux poèmes anciens. Et puis ? La satire le tente. Il en fait une, et fameuse. Mais elle est d'un style à la Mathurin Régnier. Un Normand de Normandie ne ferait peut-être point tant de manières, et s'embarrasserait moins de littérature et de mythologie ; mais Fleuret, dis-je, consolide, redresse, ajoute et parfait ; et celui qui habite en grand seigneur libertin la demeure de ses ancêtres ne saurait avoir que notre assentiment et nos louanges.

Je ne sais de Dujardin que les pages de l'Anthologie. Normand dans si peu ? Deux fois plutôt qu'une. De quoi loue-t-il Vérone, la ville de Juliette et de Roméo ? De s'honorer d'une légende : «  Aucune réalité n'est plus réelle que celle-là ». Qu'ordonne-t-il au guerrier ? D'être un but pour la femme ; et qu'elle ne soit pas le sien.

La femme doit servir et sourire; tu dois
Etre celui qui dit : Je serai roi...   

Et Roinard ? La Mort du Rêve, Les Miroirs, Le Donneur d'Illusions, trois expressions différentes d'une même idée :
 
Qu'importe si ta vie est morte inaccomplie !
Sans fin, dans l'Infini que rien ne peut finir
L'Espérance renaît et meurt inassouvie...
Mais le Bien que tu fis dans ce qui fut ta vie
Survit au sein pieux de notre souvenir
Pareil à l'Infini dont rien ne peut finir.
 
Le voilà bien, l'Infini considéré comme une réalité absolue ; voilà bien, dans la vie humaine éphémère, le bien reconnu comme la seule richesse imperdable. Marot pensait à son nom, et Malherbe à ses écrits ; Roinard pense au bien que l'on fait. C'est toujours le même attachement à ce qui dure, à ce qui ne meurt point, la même soif d'éterniser cc que l'on sent en soi d'essentiel. Les trois livres de Roinard magnifient la puissance infinie de la Bonté ; et ce n'est pas, reconnaissons-le, toute illusion.

Camille Cé ? Il se résigne. Un faux-frère, alors ? Que non pas. Il lâche l'ombre et saisit la proie. Il abandonne — avec, au fond, un minime regret — les chimères et les rêves qui nous enlèvent à notre nature humaine et font en vain de nous des surhommes (qui veut faire l'ange fait la bête) et il exalte la vie de labeur et de dévouement, vie d'amour loyal et d'amitié féconde , la simple , digne , douloureuse et réconfortance vie de tous les braves gens. En elle, pense-t-il, sont les douleurs et les joies qui trompent le moins et qui conduisent l'âme en sérénité jusqu'â son néant final...

Maurice Levaillant, de passage au pays de ses ancêtres, n'y a rien reconnu qui lui fasse « tressaillir le cœur ». « Un sang libéré palpite donc en ses artères » ? Sans doute. La voix du sang ne crie qu'au cœur de qui croit en elle. Mais est-il aussi étranger à l'esprit de sa race ? Ces deux vers du Temple intérieur :

Je m'extasie, à voir frissonner dans mes mains,
L'intégrale beauté des âmes et des mondes.

nous empêchent bien d'en douter. Et mieux vaut, à tout prendre, exprimer sans y prendre garde et sans le savoir une pensée de son pays, que de chanter sa terre natale sans en répandre l'esprit. Les Flaubert et les Mirbeau, qui sont tant de chez nous par toute leur œuvre, ne sont guère réclamés de leur naissance ; alors qu'à un Barbey d'Aurevilly, qui en fut infiniment moins, on a fait gueuler sur tous les tons son Normannisme (il n'était bien que de son pays, qui va de Saint-Sauveur à Valognes et à Lessay).

Qui m'appelle encore ? Deux de l'Estuaire. Deux puissantes originalités : Ch. Th. Féret et Lucie-Delarue-Mardrus. Deux cîmes sur lesquelles a soufflé, plus fort que partout, l'esprit normand.

Qu'on m'entende bien. M. Ch. Th. Féret n'a point le tempérament placide et raisonnable de ses compatriotes rouennais ou virois. Les Normands qui naguère le reniaient et s'écartaient de lui n'étaient peut-être pas sans raisons. Que pouvait avoir de commun avec eux cet exalté ? Et cette Normandie étrange qu'il chantait, était-ce bien leur Normandie à eux, la débonnaire, opulente et lourde Normandie dont Léandre a fait l'enseigne de la « Pomme » ? La question, aujourd'hui encore, est en suspens chez nous ; et si vraiment, on y finit par pardonner à Féret son étrangeté, ce sera parce que son grand talent, la juste admiration des jeunes poètes de partout, et Paris lui-même un peu, auront fini par vaincre enfin nos scrupules et nos résistances. L'esprit normand, qui l'anime, y aura été pour bien peu. Cependant, la Normandie, avant lui, n'était rien littérairement ; il en a fait quelque chose. Elle avait cinquante notaires, qui possédaient chacun dans leur étude une bribe du trésor normand. Il s'est emparé de toutes, en a gardé le meilleur, l'a transcrit sur parchemin en textes durs, brefs et définitifs ; il a cherché même ailleurs que chez nous de nos biens épars ; et quelques-uns sourient en voyant quelle peine il s'est donnée pour accaparer des gloires qui n'ont pas laissé de traces aux chartriers historiques. Il a donc mis de l'ordre dans la maison normande du passé (son ordre, à lui, qui en vaut, à tout prendre, un autre) ; il en a voulu mettre un dans la Normandie littéraire d'aujourd'hui ; mais quoi, n'est-ce pas un rêve impossible de vouloir que chacun se tienne à la place qu'on lui assigne et qu'il marche en rang avec les autres ? Il a voulu revigorer à notre compte l'antique tradition du Klan et de la Corporation : nous ne sommes plus hélas ! que des individualistes, entêtés et inguérissables (10) Mais son œuvre lyrique ? Ce cœur violent fut soulevé de mille tempêtes et connut des joies sereines. Féret eût-il conscience que là était sa richesse ? Oui sans doute. Et un art plus sculptural que celui de Gautier a traduit les emportements de ce frère spirituel de Théophile et de Villon.

Voici enfin, Mme Lucie Delarue Mardrus. Qu'attendais-je d'elle ? Rien. Fille de Honfleur et de Paris, âme tumultueuse et contradictoire, très femme par ses violences, ses spontanéités et ses faiblesses, quel goût pour la possession et la jouissance devait-elle avoir ? Eh ! quand les femmes de chez nous s'en mêlent, elles gouvernent mieux que les hommes. Porter la culotte ne leur fait point peur. Mais elles n'y songent pas à 20 ans. Et les premiers livres de ce poète ne semblaient pas très de chez nous, bien que l'idée y dominât sur le sentiment. Baudelaire, Verlaine, d'autres, avaient laissé en elle des traces profondes. Mais si nous examinons l'œuvre poétique dans son ensemble, le normannisme y apparaît maintenant en puissant relief. Elle aussi a cherché la réalité absolue, la vraie richesse. Elle ne l'a d'abord trouvée nulle part. La Mort lui est apparue la fin de tout. Et elle s'est dressée contre elle de toutes ses forces révoltées : refus de lui offrir d'autre proie qu'elle-même (et elle se condamne à la stérilité) effort pour y soustraire le meilleur d'elle-même, en se créant des fils spirituels qui ne la trahiront point ; en conquérant à son œuvre une survie éternelle...

Un peu de calme lui vient de penser à. cela. Cependant, elle n'est toujours sûre de rien ; et pour se faire une certitude, elle veut goûter à tout et y découvrir peut-être la vraie richesse et l'impérissable. « Avec son âme jeune et fraîche d'animal », elle s'empare de la vie, en butin aussitôt dépensé, et qu'il faut renouveler sans cesse. Ni lois ni règles ne l'arrêtent ; elle ne croit.... qu'en sa fantaisie et son instinct... Voyages, exils, possessions.., retours, nostalgies, nouveaux départs, incertitudes et contradictions... Les ans passent. Qu'a-t-elle enfin trouvé de ce qu'elle cherchait ? Un jour triste de fin d'été, elle fait la somme et l'examen de ses richesses elle reconnaît celles qui l'ont trompée, celles qui lui sont demeurées fidèles, sincère et brave avec la vie comme avec la mort... Et ce qui lui reste, c'est elle-même : son Louvre, son Paris, la Seine, sa Normandie, Honfleur, l'Estuaire (11), et par-dessus tout « un grand oiseau de mer enfermé dans son cœur ». Désormais, elle aura moins soif de voyages et d'aventures : panthéiste, elle est sa propre réalité, sa seule richesse et saura partout se posséder. Ainsi, elle a été de son époque, avec violence, avec ferveur ; et cette époque ne valait peut-être pas cher ; mais l'esprit normand l'a empêchée de s'abandonner toute et sans retour ; c'est lui qui l'a retenue de chanter à vide comme tant d'autres (elle n'a jamais plaint les morts, par exemple, ni cherché ses émotions dans l'irréel) ; c'est lui qui la possède aujourd'hui, lui inspirant ses plus crânes poèmes, ceux qui, par exemple, dans Souffles de Tempête, font songer aux vers fameux de Corneille à la Marquise... C'est lui qui la fera demain plus pathétique et plus vraie, d'une sincérité qui viendra du plus loin d'elle-même.

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L'esprit normand, cette part la plus solide peut-être de l'esprit humain, si amalgamé qu'il soit maintenant à l'esprit français, si fondu qu'il soit dans l'esprit cosmopolite, n'en continue pas moins à perdurer là où il prit l'essor autrefois et se fixa si longtemps. Il y guide encore les cerveaux ; il y façonne encore des œuvres. Quelle part pourrait être la sienne dans l'effort pour la reconstruction littéraire qu'on nous annonce au tout proche avenir ? La plus grande, peut-être.

Dans le désarroi intellectuel et sentimental qui caractérise notre après-guerre, il pourrait peut-être faire la somme de ce qui nous reste de solide, et construire là-dessus de nouveaux temples. Son heure est peut-être venue, puisqu'il semble bien que la légèreté et la finesse françaises ne suffisent plus, que le sens de l'ordre, de la sérénité, de la force, et du possible nouveau nous sont plus que jamais nécessaires... Mais est-il encore assez puissant ? Porte-t-il encore en lui assez de pouvoir fécond ? Aux jeunes écrivains de Normandie ou d'ailleurs de le prouver par des œuvres...

GASTON LE RÉVÉREND.


NOTES :
(1) Je ne parle pas ici de ces auteurs célèbres qui tirent plus souvent notre caricature que notre portrait. Et je ne m'inquiète pas davantage de ce Normand tout de convention que nous révèlent les œuvres littéraires du passé, pas plus que je ne me soucie d'opposer dans leurs dires à notre sujet un Florian raisonnable et juste à un La Fontaine et un Racine, excessifs... ; pas plus que je ne tiens compte de la fantaisie de certains faux docteurs ès normannisme du temps présent.
(2) M. Spalikowski, notre maître à tous en ethnologie normande, semble considérer l'actuel envahissement de la Normandie urbaine par l'étranger comme un cataclysme comparable à celui d'il y a mille ans, et susceptible, lui aussi, de tout modifier chez nous. (Cf. Le Carillon, n° du 20 déc. 292o et Par Chez nous, nov. 1920). Je ne le crois pas. La présence actuelle de l'étranger n'est peut-être que passagère ; dût-il rester et fût-il le nombre, il n'est point le maître, il n'est rien ; là où il n'est encore que lie et tourbe, on peut croire qu'il se passera longtemps avant qu'il acquière quelque influence intellectuelle ou politique (il est vrai qu'il contribue à faire les mœurs, ce contre quoi on ne peut rien). D'ici là, il se sera amalgamé ; et l'esprit normand, qui ne souffle que sur les hauteurs, ne se ressentira que fort peu de sa présence. Je craindrais bien davantage pour l'esprit normand, de l'acquisition de nos domaines terriens ou de nos industries les plus prospères par des étrangers trop riches; mais qui sait si cette influence étrangère ne lui serait pas un bienfait ? L'Anglais et l'Américain surtout, n’ont-ils pas en eux — redevenu fruste et sauvage  le meilleur de l'esprit de chez nous ?
(3) En ce pays heureux, où les pauvres ne furent jamais sans bien-être, où le mendiant ne fut souvent que le paresseux, où l'effort et l'intelligence ont, plus facilement que partout, leur récompense ; l'homme croit que le bonheur est où l'on travaille et où l'on vit ; et que la situation doit donner l'autorité. Du premier valet de ferme au grand propriétaire, le normand est un aristocrate à qui répugne tout régime égalitaire et démagogique Mais à la politique du dernier demi-siècle, il a fait une constante opposition ; longtemps Il trouva qu'un bon roi qui fait l'ordre et la paix // Vaut mille serviteurs qui ne la font jamais ; et depuis que les mœurs ont détruit la belle ordonnance sociale d'antan, depuis que le serviteur joue au maitre et prétend lui dicter sa volonté, il se met, lui aussi, mais à contrecœur, à pratiquer la doctrine féroce du pour soi. Nul pourtant n'avait davantage le sens de l'humanité, et celui du savoir et devoir donner.
(4) Du moins, les modernes. Mais nous avons eu Fontenelle, qui eut nos qualités, « stylisées », et, hélas stérilisées. Il a des fils. Mais le cœur, chez nous, ne va tout de même que bien rarement jusqu'à s'atrophier pour laisser tout le champ libre au cerveau.
(5) J'espère consacrer ma prochaine étude à Belles-Lettres à la société normande contemporaine, et ses romanciers : Jean Revel, Joseph. L'Hôpital, L. D. Mardrus, Gaument-Cé, Paul Vautier, etc.
(6) « Le Normand est sage, dit un vieux chroniqueur, à    l’âge où les autres sont encore fous ; et ce que l'étranger dédaigne parce qu'il n'en voit pas la réussite, lui, devine tout ce qu'on en peut tirer, l'entreprend, le mène à bonne tin, en tire profit et souvent gloire... »
(7) Parmi les livres de poètes normands parus depuis peu, et que nous avons utilisés pour cet article, citons : L'Anthologie des Poètes normands, (Garnier, 15 fr.) superbement documentaire, mais dont toute la valeur critique se résout en la personnalité de M. Ch. Th. Féret, tantôt enthousiaste, tantôt cruel, souvent débonnaire, toujours partial. La Normandie exaltée, de Ch.-Th. Féret, Edition nouvelle (1921 chez Rey.) Toute la Normandie légendaire et historique évoquée par un skalde qui chante « loin du fief herbager par les Nains reconquis ». De Camille Cé : Le Livre des résignations (Sansot). De Auguste Bunoust : Les Nonnes au jardin (Crès). Le Donneur d'Illusions, de P.-N. Roinard, très belle œuvre d'un noble poète dont nous avons surtout utilisé La Mort du Rêve (au Mercure). Les Sonnets pour la Servante de Ch. Boulen, tout l'esprit, tout l'instinct, toute la sensibilité du paysan cauchois. Les Corneilles sur la Tour, de A.-P. Garnier, ou la vie des petites gens dans le gros bourg de province. Agréablement pittoresque, et sainement sentimental... Parmi les livres déjà anciens, rappelons : De Yard : A l'Image de l'homme (Grasset). Annonce : La Chanson des Cloches, chez Sansot. De Fleuret : Friperies, Le Carquois de Louvigné, Falourdin, et la réédition des Folastreries, de Ronsard (Biblioth. des curieux). Et nous avons très volontairement oublié beaucoup d'écrivains de la « Normandie » que nous retrouverons ailleurs ou dans une prochaine jeune étude.
(8) Les poètes par qui l'esprit normand s'exprime le moins, sont peut-être les êtres les plus poètes, les plus sensibles, les plus riches du don de vibrer et de frémir, que la Normandie possède. En conclurai-je que les seuls grands poètes qui puissent exprimer l'âme normande sont des poètes à idées ? Sans doute. L'exemple de Mme L -D. Mardrus, de Roinard, de Ch.-Th. Féret aussi, confirment, avec d'autres, cette hypothèse. Mais tous, dans leur métier poétique, savent le prix des mots, pièces d'or qu'ils se refusent à altérer ; celui du rythme, régulateur de tout effort, et celui de l'ordre, viatique de toute ascension.
(9) Auguste Bunoust, qui vient de mourir à 33 ans, a vécu en Normandie, mais l'âme en prison — ou plutôt évoluant en des enclaves où ne pénétrait pas la loi normande. Il avait renoncé à nous comprendre et à nous aimer.; il regardait ce qui est de chez nous avec un effroi, un malaise qu'il ne dissimulait pas. J'admirais sans l'envier sa sensibilité frémissante et sa tristesse maladive, qu'il voulait néanmoins sereine. Il est nôtre, cependant, par son art, par la plénitude étudiée de son vers métallique, le nombre et la rareté de ses images, et son inquiétude — poussée jusqu'à la souffrance — de se survivre en ses vers. Quant à Guillemard, je l'abandonne. Non qu'il ne soit bon Normand, et de l'Estuaire, et qu'il n'ait le tempérament des gens de son pays. Mais la souffrance physique et la douleur semblent l'avoir condamné à tout embrasser sans rien étreindre, à voir glisser entre ses doigts tout ce qu'il saisit ; et avec des appétits immenses, à accumuler beaucoup et profiter peu. Ce n'est rien, encore, pour un Normand, qu'une récolte abondante : il faut vanner, cribler et trier...
(10) On a voulu voir dans l'Anthologie de M. Féret un acte de solidarité des Poètes normands. Point. Ils se sont laissés grouper, les uns gaiement, les autres à regret, certains malgré eux et à leur insu. Déjà il y a des rancunes. Jamais Normands ne se grouperont pour une œuvre active et solidaire. Avant de s'unir, ils songent au partage ; chacun aurait peur de n'avoir pas son juste compte et d'être roulé par son frère. Et puis ? Pourquoi le fort s'embarrasserait-il de traîner après lui les faibles ? pourquoi les faibles ne subiraient-ils pas leur destin ? A chacun selon ses œuvres ! A chacun le choix de ses compagnons de route ? Qu'il le croie ou non. M. Féret, avec l'Anthologie n'a tait que continuer son œuvre d'érudition et d'exaltation normandes, rattachant à notre passé littéraire qu'il a chanté au Verger des Muses, le présent et le proche avenir.   
(11) L'enfance et le pays natal : la grande ressource poétique des grands et petits poètes, chez nous et ailleurs. Nous chantons l'une et l'autre, lèvres émues, cœur lourd de regrets. Ainsi Roinart et Montmert le pays de Bray ; Le Sieultre, Yard et Boulen, le pays de Caux ; Normandy, Fécamp ; Bunoust et Guillemard, Le Havre; Féret : Quillebœuf ; Jean d'Armor la forêt de Brotonne ; Lucie Delarue, Camy-Renout, Honfleur ; C. Cé ; G.-U. Langé, Ed. Montier, Pierre Varenne, Rouen ; Harel, Echauffour ; Beauclair, Lisieux ; Campion et Le Révérend, le pays d'Auge ; G. Laisney, Louis Foisil, Daubrée ; Domfront, Avranches ou Coutances ; les Fremine, le Cotentin... Nous faisons à nos paysages familiers une gloire selon nos talents et la vivacité de notre affection. Et si ce ne sont pas là nos meilleurs chants, ce sont certainement les plus sincères.

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