LE RÉVÉREND, Gaston (1885-1962) : Irrévérences.- Paris : Éditions de la Belle Page, 1927.- 66 p. : ill. ; 18,5 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque intercommunale André Malraux de Lisieux (30.IV.2015)
Relecture : A. Guézou
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Irrévérence (page de titre)

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IRRÉVÉRENCES

AVEC TROIS BOIS GRAVÉS
DE GALANIS

PAR

Gaston LE RÉVÉREND

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FRÉDÉRIC LEFÈVRE venait de publier la troisième série de ses reportages littéraires. Le succès de son entreprise, à la fois spirituel et commercial, lui avait ôté le goût du repos et le sens des œuvres achevées. Mais on ne se livre pas sans qu’il en coûte aux démons de la gloire et du gain. Comme il se préparait à poursuivre, un mol ennui lui brouilla l’âme, il ne se sentit plus alerte, et il reconnut tout à coup qu’il lui fallait changer d’air. Il abandonna ses auteurs à la mode, ses célébrités d’occasion, ses réputations assises, acheta une confortable limousine, et s’en fut, par plaines et vallées, à la recherche des provinciaux et des rustres. L’imprudent ! Quitter ainsi, pour un simple malaise, l’air des cénacles, des écoles, des cabarets et des salons littéraires ! Quand on s’est fait un naturel et des habitudes, on devrait se défier des idées de rencontre et s’interdire les aventures. Paris l’inépuisable, Paris le toujours nouveau, n’était-il plus cet Univers où les talents frivoles, coudoyant les honnêtes génies, marchent de pair avec eux ? Imposant aux auteurs une discrétion aimable ou provoquant habilement leurs confidences, il y était demeuré jusque-là, composant à son aise de ces brillants morceaux qui émerveillent le public, comblent les intéressés, et rendent jaloux les bons camarades. Et maintenant, dans son expédition improvisée, il ne découvrait que des penseurs de raccroc et des artistes d’ancienne école. Et quels types, ces Roussillonnais et ces Vendéens ! Étonnés d’abord, puis ardents à profiter de l’aubaine, ils libéraient leur génie avec une furie d’écluses ouvertes. Mais, déception ! ils ne le laissaient ni placer son mot ni diriger le débat. Mais, désastre ! hommes de cabinet clos, n’ayant jamais déshabillé la nature ni donné ses aises à la vie, ils ne lui montraient que des âmes infirmes, rabougries, fanées. Dans sa chambre d’hôtel, qui sentait le pauvre et le renfermé, il ne trouvait rien d’heureux à écrire sur des auteurs de si petite ressource et de si vieillotte humanité. C’est comme à une corvée qu’il se mettait à sa copie pour Les Nouvelles littéraires. Et il ne continuait sa randonnée que par amour-propre. Mais le directeur du journal, désabusé lui aussi, le rappela bientôt à Paris. Ses protégés se plaignaient qu’on les négligeât ; leur renommée, dans le silence s’effondrait. Le public abonné supportait mal qu’on ne l’entretînt plus de ses favoris et de leurs caprices. Il fallait au plus vite revenir aux pratiques normales. Notre homme reçut ainsi avec joie un ordre qui le tirait si bien d’affaire. Guéri, et plein d’une ardeur nouvelle, il ferait la quatrième série des Une heure avec…… toute semblable aux premières et, son auto bazardée, tirant profit de ses erreurs mêmes, il publierait en édition de luxe le récit de son escapade.

Cependant, sur le chemin du retour, on le vit s’arrêter à Lisieux et venir frapper à ma porte.

« Il lui faut sans doute ce soir ses cinq cents lignes de copie hebdomadaire ; mais croit-il que Le Révérend est un auteur à se laisser délier la langue ? Où s’est-il donc renseigné ? Si c’était aux endroits honnêtes, il saurait qu’autour du Carmel, dans les Presbytères, à la Mairie, au Lexovien, à l’Avenir, dans tel cabinet d’avocat, tel bureau de professeur en retraite ou telle chambre de marquis ruiné, se rencontrent des personnalités parlantes, représentatives, et de tout le monde estimées. Le Révérend, au contraire, têtu et bougon, ne paie pas de mine, n’affiche ni opinions, ni projets, ni réussites, et, maître-adjoint d’une école primaire, se tient dans l’ombre. Heureux sans renommée, il fuit la province en restant chez soi, comme des Parisiens, dit-on, fuient Paris en fermant leur porte. Grand bien lui fasse un tel isolement ; et que son silence lui profite ! Personne ici n’en a cure. Vraiment donc, à moins qu’il ne travaille à mettre en lumière des muets ermites, l’enquêteur des Nouvelles littéraires se fourvoie, et il va bientôt s’en rendre compte. » Trompé par son ignorance, voilà ce que se fût dit, en le voyant monter chez moi, un Lexovien lettré, habitué de la Bibliothèque municipale, lecteur de la Revue de France et des Annales de Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus. Frédéric Lefèvre, au contraire, ayant mon nom dans sa mémoire et dans sa géographie, profitait de l’occasion pour me faire visite. Au rebours de tant d’auteurs qu’il avait trouvés à la mesure de leur milieu, il me considérait, sur la foi d’un ami plutôt que sur la connaissance de mes écrits, comme la mauvaise tête de cette Normandie bonasse, l’esprit fort de cette race bien pensante, l’âme éveillée de cette foule endormie. Mon Lexovien ne s’en fût jamais douté ; et moi-même… Mais je me connais des idées si particulières que je n’ai pas à m’étonner de celles des autres.

Il était dix heures. La cuisine était en désordre, les tables encombrées de bassines et de vases, l’air bleui de vapeurs acides. Ni lavé, ni rasé, ni peigné, ni habillé, en tablier bleu, en bras de chemise, je faisais des confitures. C’est une besogne dont, à l’ordinaire, les femmes se chargent. Chez moi, je ne la leur laisserais pour rien au monde. J’ai appris tout petit à les faire, et en grandissant à en avoir faim chaque jour. C’est ainsi depuis vingt ans : il m’en faut cinq pots la semaine, et qu’ils soient sortis  de mon chaudron. Comme ce voluptueux qui goûte une vive jouissance aux mille détails de la caresse amoureuse et seulement une grande paix dans la possession charnelle, c’est dans une joie active de l’esprit que je les prépare, avant de m’en repaître sagement. Aussi est-ce une aubaine que de me surprendre dans ces travaux du jeudi matin. En me voyant m’y dépenser, la joue en feu, l’œil attentif, des minutes entières sans écouter ni répondre, mes familiers disent que j’ai raté ma vocation, et qu’au lieu d’être maître d’école, j’aurais dû entrer dans une maison de sucreries. Ils se trompent. Je n’aurais pu les faire comme je les aime, et je m’en serais dégoûté. La besogne d’obéissance n’a pas le charme de celles où la nature, le désir et l’instinct vous guident.

Je n’attendais personne ; j’étais installé, un peu dans ma besogne, beaucoup dans certaine rêverie, à cent lieues du monde. Quelqu’un entra, me fit des politesses, et me tendit un carton : « LES NOUVELLES LITTÉRAIRES vous prie de réserver bon accueil à leur Rédacteur-en-chef. » Il y joignit un bristol : FRÉDÉRIC LEFÈVRE. Je glissai vers lui, d’un œil stupide, un regard qui ne se laissait qu’à regret rapatrier sur la terre. Et ma première pensée, devant cet intrus souriant qui se présentait sans la moindre majesté, fut de lui faire essuyer la table et rincer les pots, à la place de la bonne absente. Je retrouvai mes sens juste à temps pour ne point le lui demander : tel qui fait courir sur le papier une plume alerte aurait des crampes dans les doigts à se servir d’un torchon. Je me rappelai ensuite fort à propos qu’important par l’abondance de ses écrits et célèbre par ses lunettes, Frédéric Lefèvre était un homme à connaître. Je lui débarrassai une chaise, poliment.

Il ne m’avait rien demandé : je lui prêtai des intentions. Il a publié tant d’entretiens que je ne l’imaginai point capable de se déranger pour autre chose. Spécialisé dans un genre, il ne devait pas savoir en sortir. Et il venait sûrement pour son cent trente-cinquième numéro. Il est des auteurs que cette idée eût remplis d’orgueil. Elle me fut insupportable. Elle me rendit injuste, agressif, méchant, pisse-vinaigre. Je n’écrivais pas dans Les Nouvelles littéraires. J’étais libre.

Monsieur, attaquai-je, quelle enquête menez-vous, et quelle célébrité me voulez-vous faire ? Si vous m’interrogiez pour Le Matin, je chercherais quel crime j’ai commis cette nuit ou quel assaut de boxe j’ai pu livrer hier au soir. C’est pour Les Nouvelles littéraires. Je ne me vois sur la conscience ni attentat contre l’esprit, ni injure à la raison, ni projets fantasques. Vous vous dérangez pour rien.

Supportez, dis-je deux tons plus bas, que mon langage soit violent et cru. Mes grands-parents ne mâchaient point leurs mots et ne retenaient point leur éloquence ; d’attaque prompte, de riposte vive, ils avaient la phrase énergique et brève ; je tiens d’eux mon parler franc et direct. C’étaient des paysans ; ils étaient pauvres ; ils furent maintes fois les victimes de leur langage. Cela ne les corrigea point. Les mésaventures qui m’arrivent ne m’intimident point davantage. Ce qui me passe sous les yeux, ce qui me vient aux oreilles, voilà de la graine pour mon moulin qui, blanche ou noire, renvoie à chacun sa farine.

M. le Rédacteur-en-chef avait laissé ses nerfs à la porte. Je repartis sur le ton pointu.

Il fait bon conter les nouvelles au peuple le plus curieux de la terre ; et c’est bien faire, quand la nouveauté est de prix. Mais tout dire ! Et fouiller partout pour avoir, chaque semaine, de quoi dire ! Se refuser, comme impossible, le discernement et le choix ! Sacrifier à la nécessité d’argent, au besoin vital d’être acheté par cinquante ou cent mille bonnes gens, qu’on éblouit avec des sottises et qu’on satisfait sans leur plaire ! Aussi quelle réussite ! Tous les talents employés selon leur rendement journalistique ! L’aimable, le fin, le sublime, le rare, dédaignés ou relégués aux quatrièmes pages ; et le niais, le médiocre, le scandaleux, le commun, s’étalant et plastronnant aux premières ! La littérature étendue aux petits faits des cuisines, salons et chambres littéraires ; mets nouveaux et nouvelles épices ; secrets, soupçons, témoignages ; goinfreries des uns et coucheries des autres ! Ah ! ces journaux, potinières universelles ! Ces chroniqueurs, à l’affût de toutes les misères ! M. Jean-Jacques Brousson, par exemple ! Voit-on pas, à le lire assidûment, qu’il est un de nos trois ou quatre boueux littéraires ; oui, un de ces manœuvres sans odorat ni dégoût qui cherchent les rivières bruissantes et ensoleillées, vous en détournent sournoisement le cours, descendent dans le lit sec, et jettent à vos yeux fâchés des tombereaux de vase honteuse ou de sable aride ? Quand je pense à cela, comme je me trouve bien d’être un auteur ignoré ; de n’avoir affaire qu’à moi quand j’écris ; de ne penser, quand je publie, qu’à trois ou quatre amis désintéressés, aussi difficiles et aussi rudes d’avis que je puis l’être ! Eux, ne me poussent point à fréquenter les vélodromes et les arènes ; à rechercher le sourire des femmes et les flatteries des jeunes gens ; à courir après les prix et les primes ; à quitter enfin mon Lisieux pour votre Paris, et mon purgatoire pour votre enfer. Ils me laissent la paix, mes loisirs, et ma liberté.

Vos grands hommes se feraient-ils rares, que vous sortez à mon endroit d’une réserve que ma nonchalance justifiait si bien ? Vous êtes un témoin honnête : je veux bien vous satisfaire. Vous m’invitez à des confidences ? Je vous offre ma joie présente, qui est d’avoir devant moi un sirop bien clarifié et des fruits à point. Vous pensez me donner votre avis ? Je l’attends sur mes confitures, quand je vous les donnerai à goûter. Qu’en diront vos lecteurs ? C’est le seul ouvrage dont je puisse vous laisser leur rendre compte.

Ne croyez pas à une plaisanterie : je n’ai rien d’un homme facétieux. J’admire les théoriciens, les doctrinaires, ces penseurs fidèles à leurs idées, qui s’en font les esclaves zélés, qui n’en veulent servir ni connaître d’autres, qui écrivent et discourent sans fin pour elles, et qui mourront en jurant qu’elles sont la seule vérité.

J’aurais pu faire comme eux : si occupé qu’on soit à gagner sa vie, on trouve toujours l’occasion de se borner l’esprit, et de jargonner d’abondance. Mais je n’ai pu me résoudre à bâtir avec mes vérités d’un jour un de ces monuments qui, toutes pierres comptées et chacune à sa place exacte, vous devient très vite un tombeau. Téméraire adolescent, audacieux adulte, timide vieillard, l’homme, qui affirme sans cesse son moi physique et moral, n’évolue-t-il pas à mesure qu’il change ? La vie n’est-elle pas oppositions et contradictions, flux et reflux ? Je suis resté l’être vivant qui pense quand l’événement s’offre, quand l’espoir jaillit, quand le souvenir remonte. J’ai eu mes pensées d’enfant, j’en aurai d’homme fait, et de vieillard, si je dure. Ma mémoire et mes écrits passés ne m’importunent point ; mes morts successives me sont légères, je me renie sans façon, je m’oublie de même ; rien ne m’est cher que la vérité de mon heure présente.

Si j’avais rassemblé mes Œuvres complètes, vous pourriez m’honorer d’un portrait artificiel ; et  je serais le premier à supporter qu’il ne me ressemblât point. Je n’ai pas cinquante ans ; à peine ai-je ébauché quelques pages du livre qu’à cet âge on peut s’accuser d’avoir écrit ; et même, à bien examiner ces prémices, je ne sais s’il méritera jamais de plaire.

L’envoyé des Nouvelles littéraires se leva. Allait-il déjà partir ? Je lui coupai la retraite.

Monsieur, je suis un confrère bien peu complaisant. Ne vous en fâchez point : j’y sais bon remède. Je ne veux vous priver d’aucun plaisir ; et si vraiment vous voulez passer une heure avec moi, confiez-en le soin à votre imagination. Celle de Maurice Barrès, si je me souviens, fit merveille, quand il eut affaire à Ernest Renan. La vôtre peut sans scrupule se permettre de ces audaces. Si je faisais votre métier, c’est toujours ainsi que j’en userais, par timidité naturelle et horreur du dérangement. Aussi, le chroniqueur de gazette que vous me présentiez tout à l’heure, souffrez que je l’éconduise. Mais Frédéric Lefèvre, allons donc ! Soyez le bienvenu, monsieur, et tenez-moi compagnie ! Vous êtes un homme chez un homme : ne soyez pas plus journaliste que je ne suis magister. Hors de ma salle de classe, je ne pense ni ne parle en pédagogue, quitte à être méprisé par les bons maîtres, qui sont pédants jusque dans l’alcôve. J’errais, quand vous êtes entré, à travers la forêt normande de M. Édouard Herriot, dont j’ai lu le livre ces jours derniers. Il me venait des révoltes et des fureurs. J’allais parler tout haut, invectiver, éclater peut-être. Mes proches sont habitués à ces sorties et, sans douter de ma raison, ils viennent parfois, au plus fort de mes accès, me rappeler à la décence. Vous allez m’épargner cette petite honte domestique : causons. Je ne m’emporte contre les gens que lorsqu’ils ne sont pas là : vous ne courez aucun risque. Et, mon hôte, je vous garde à déjeuner. C’est une violence que je fais à tous, et à laquelle bien peu résistent ; ceux qui me quittent sans s’être assis à ma table me sont ennemis à jamais…

De ma cuiller touillée de sirop, de ma grimace la plus engageante, je le faisais revenir à sa chaise. Il se rassit, sourit, croisa les jambes, joignit presque les paupières, en auditeur résigné des longs monologues confidentiels.

Ah ! monsieur ! si mon opinion sur les hommes et sur leurs ouvrages pouvait être utile au monde, avec quelle joie je m’en ferais une sur chacun ! Toutefois, je ne suivrais point votre exemple : non qu’il soit mauvais, mais je n’aime pas imiter. Je ne m’inquiéterais point des questions qu’un auteur peut bien vouloir qu’on lui pose pour aussitôt les lui poser ; je ne chercherais point de quelles subtilités ses admirateurs désirent qu’il les entretienne pour ne lui parler que de cela. Méthode trop facile, qui fait plaisir à tout le monde et ne satisfait personne. Je l’aborderais sans flatterie et lui dirais sans précaution : « Que sommes-nous et où allons-nous ? Vous le savez sans doute, vous qui parlez de toutes choses ! » Si ma curiosité lui semblait ridicule ou hors de saison, je lui ferais honte d’avoir oublié son catéchisme, et je le renverrais à l’école. Ou bien, lisant ses livres, j’y chercherais s’il n’a pas en quelque endroit laissé paraître ses convictions. Déçu par l’homme et par l’œuvre, j’irais sans impatience enquêter ailleurs. Nos écrivains sont des milliers ; c’est bien le diable s’il n’y en a pas une trentaine qui méritent leur nom.

Ce n’est pas avec cette désinvolture que j’aurais traité Ronsard. Il m’eût renvoyé à l’Eglise, mère de toute pensée, ordonnatrice de toute foi. C’eût été là bien répondre, et abondamment. Le moyen âge achevait de répandre ses dernières « ténèbres ». Le cœur et les sens employaient encore toutes les activités spirituelles, et suffisaient à les épuiser. L’esprit ne s’imaginait pas qu’il pouvait avoir affaire avec la lunette des astronomes et le scalpel des naturalistes.

Mais aujourd’hui, au siècle des « progrès sans nombre », des « totales émancipations » ! Religions, métaphysiques, philosophies, idéologies, morales, s’enchevêtrent et s’opposent ; les docteurs s’entre-déchirent, les sages s’entre-décernent des brevets de folie ; chacun tire sa foi on ne sait d’où, reçoit ses vérités d’on ne sait qui, juge sur on ne sait quels principes, parle une langue à part et pour quatre. Chacun se croit et ne croit que soi. Que chacun s’éclaire donc, que mes regards s’enfoncent en lui sans y trouver d’ombre, et que je le puisse juger ! Quand un homme a défini l’homme, combien facilement se dessinent ses traits et s’interprètent ses démarches ! Qu’on y va franchement à lui faire une réputation !

Voyez notre ami Maurice Boissard, l’homme aux badinages frivoles et aux confidences indiscrètes. Il n’a pas honte, lui : il affiche toutes nues ses convictions et ses mœurs. Il vous confie sans hésiter que le singe a produit l’homme, que Dieu, l’âme et l’au-delà sont rêveries d’oisifs et fétiches de sots, que le monde commence avec Louis XIV, que cent mille mots n’existeraient point s’il avait la charge du langage, et que trente riens à majuscule seraient encore à penser s’il rédigeait l’Encyclopédie de l’Esprit. Une fois que l’on a entendu cela, que ses balivernes ont de sens et que sa lecture est plaisante ! On aime qu’il garde en soi de la nature et de la bête, qu’il parle comme l’animal crie, sans retenue ni respect humain ; qu’il n’ait installé dans sa cervelle nulle machine à fabriquer des systèmes, et qu’il rie de ceux qu’on s’est faits. Sa naïveté est terrible et sa logique implacable : tant mieux, un mot de lui en vaut cent des autres ! Il a des sautes d’humeur ; qu’il n’y porte point remède : les sujets lui manquent de se contrefaire. On est si bien sûr de ce qu’il pense ! Maximes, charges, avis, propos, quand il les sort, on s’attendait à ce qu’ils sont. « C’est bien de Boissard ! », s’exclame-t-on. Ainsi, de sa propre lumière, cet original s’éclaire à fond. Il plaît toujours, il étonne encore ; il ne surprend plus.

Tels devraient se montrer ceux qui se mêlent de parler au monde, pour qu’on sache tout de suite comment les prendre, eux et leurs dires.

Et s’il était possible à chacun d’oser, qui ne tiendrait à s’offrir ainsi ? Mais peuvent-ils oser, ceux qui ont peur ? Peur d’ouvrir les yeux sur le monde, peur d’y voir plus clair que les aveugles, peur de manquer aux convenances, peur d’être seuls avec leur foi ? Peuvent-ils oser, ceux qui ne savent crier qu’en foule ? On ne veut point dépasser les autres ; on se persuade que la vérité est dans l’opinion la plus générale ; et si l’on reconnaît que cette opinion est par trop absurde, on retourne à celle des ancêtres. Si l’on se voit pressé par un importun, on se tire d’embarras en citant quelque auteur ancien bien connu ; et la parole obscure répétée sans foi, on trouve avoir assez fait : « Rabelais dit : peut-être ! et Montaigne : que sais-je ? » Mais tout cela, est-ce croire, ou subterfuge pour ne pas avoir à croire ? Ceux qui copient le monde n’ont pas de visage à eux. Ce qu’ils peuvent penser est ânonné des milliers de fois chaque jour.

Certains louvoient, d’un bord à l’autre. On peut connaître leur humeur ; on ne sait jamais leur pensée. Pour eux, il y a de la vérité dans tout : tout est possible, et rien n’est sûr ! Sans croire mentir ni tromper, ils doutent de leur foi avec les athées et de leur athéisme avec les croyants. Ils méprisent les disciples qui sculptent l’homme, et l’ordre humain qui l’éclaire ; ils se contentent d’être des apparitions dans le brouillard. Ils se donnent aux sentiments-foules, aux idées inconciliables ; ils croient les posséder toutes ; ils ne sentent pas que toutes leur échappent. L’homme de visage franc me retient seul.

D’autres, natures heureuses et nobles âmes, pourraient mouvoir tout un peuple ; ils ont déjà un royaume sensible. Mais ils ne profitent point de leur puissance, ils refusent le sceptre. Tenez, notre Georges Duhamel ! Il semble, par bien des endroits, le grand écrivain de notre époque ; il en sera peut-être, plus justement qu’André Maurois, l’Anatole France. Comme, avec lui, la vie paraît plus fraîche, et plus généreuse, et meilleure ! Il nous révèle à nous-mêmes, il multiplie nos souvenirs. Il est l’antenne tendue vers le monde ; il l’entend vibrer ; il lui prête ses frissons subtils et sa voix ardente. Il le montre à la fois misérable et grand. Mais qu’il se trouve en face des entreprises du siècle ou des grands fléaux humains, et qu’on lui demande de juger, le voici prudent, réservé, timide. Il s’interroge, il délibère, il s’inquiète, il joue avec les problèmes, il met en avant sa forte ironie et ses sentiments téméraires ; mais il ne résout rien, il ne conclut et ne décide que pour soi ; il ne livre qu’une attitude personnelle. Il s'en voudrait, semble-t-il, d’entraîner dans son sillage un seul aveugle de bonne volonté. Ainsi notre penseur n’est qu’une poète ; sa mission n’est que de capter des voix ; ses émotions font toute sa morale. Il satisfait l’amateur d’âmes ; il donne à aimer et à rêver ; il vous abandonne au seuil de l’action.

De nobles scrupules, un sens suraigu de l’impossible et de l’inutile expliquent, chez ce pessimiste cordial, une confidence quasi négative. Mais pourquoi, chez tant d’autres, une pareille réserve de l’esprit, quand le sentiment se livre avec une si efficace ferveur ? Sentir n’est rien sans pensée ; penser n’est rien sans désir. Ces écrivains réveillent en vous les meilleurs instincts ; ils y suscitent les élans les plus désintéressés, mais ils hésitent à vous éclairer sur la foi utile, ils sont avares de conseils, et pour qu’on ne les prenne point en exemple, ils brouillent leur marche. Ils ne voudraient ni vous fixer ni vous faire partir ; peut-être cherchent-ils à vous sauver de leurs émois et des vôtres, peut-être ont-ils peur qu’allant loin sans eux ou rentrant dans l’indifférence, vous ne leur restiez point fidèles. Ils voulaient vous avoir, ils vous ont eu, ils ne voudraient point vous perdre. Ils mettent toute leur finesse et toute leur malice à se garder un auditoire qui n’ait souci que d’applaudir. Ils sont faibles comme des amantes : ils ne sauraient se passer de courtisans. Ne savent-ils donc si bien enchanter que pour satisfaire leur besoin de gloire ? Tout homme au cœur un peu fier se rebelle à la pensée qu’il pourrait ne s’attacher qu’à d’impuissantes et trompeuses sirènes. Il pense à ces femmes trop séduisantes dont le regard n’impose point la belle aventure, et qui, tout de suite, offrent leur sein pour qu’on s’y endorme. Et il en garde à ses auteurs bien-aimés une rancune confuse.

J’ouvris la fenêtre. Des chants d’oiseaux entrèrent, avec de l’air pur. Mon hôte décroisa ses jambes, et me regarda en face : « Croyez-moi, monsieur, quand je frappais à votre porte, je ne pensais pas vous interroger. La manière dont je me suis présenté a été cause de votre méprise. Mais vous me raillez, et je me tais ; vous me gardez à déjeuner, et j’accepte ; vous bavardez, et je vous écoute. Pourtant, n’est-ce point assez critiqué ? Dites-moi, à votre tour, ce que vous êtes et où nous allons. Je ne vous quitterai content qu’à ce prix. » Il sortit des lunettes noires, et cacha ses yeux derrière leurs vitres. « Vous feriez ainsi, lui dis-je, un confesseur apprécié des pécheresses timides et honteuses. Votre regard voilé serait sans foudres. Pécheur comme elles, j’en profite. »

Pardonnez-moi si mon histoire est médiocre. Les épopées héroïques conviennent aux secrétaires des grands conquérants. Je ne suis pas M. de Pierrefeu. Je n’ai pas vécu dans l’ombre des héros ; je ne sais pas la volupté qu’il y a à détruire le monde, si mal ordonné soit-il.

Petit campagnard, grandi loin des hommes subtils et de leurs cités lumineuses, j’ai trouvé sur mon chemin, dès mes premiers pas d’enfant, Notre-Dame Civilisation. Elle venait, comme à tous mes frères paysans, me mettre aux yeux des œillères et des lunettes, afin que je ne promène point sur le monde un trop naïf et confiant regard. Elle m’a pris par la main ; elle m’a bercé sur ses genoux. Elle a donné une couleur à mes songes, et creusé la fontaine où devaient couler mes larmes. Les bonnes gens l’appelaient notre mère l’Église. Elle m’a baptisé, endoctriné et soumis. Elle m’a enseigné l’a b c de la religion, l’histoire sacrée, les coutumes et les rites, l’enfer et le paradis. Elle m’a attiré aux pratiques du culte comme à une fête de la terre, et elle me les a imposées comme une tyrannie du Ciel.

Elle m’a révélé l’importance des sacrements, l’efficacité des neuvaines, des pèlerinages, des offrandes ; surtout, mère trop inquiète pour son fils, elle m’a fait peur. J’ai eu des visions, des tourments, des cauchemars, des combats, des crises. La Vierge m’est apparue, et le Diable. Mais l’impiété de mes parents, leur tranquillité morale, le peu de souci qu’ils prenaient de leur destin, le train du monde en mon village me furent un exemple rassurant ; et quand je fus d’âge à admirer l’art chrétien dans les cathédrales, la pensée catholique dans les théologies et les sommes, l’œuvre ecclésiastique dans l’histoire universelle, je n’y savais plus entendre.

Du temps passa. Je fuyais les curés et je n’allais plus à la messe. Je fréquentais une de ces écoles où l’État entreprend la formation intellectuelle des élites pauvres, un de ces séminaires laïques où l’on enseigne la bonne parole officielle. J’étais à l’âge où l’esprit, dirigé sur une route étroite, plein de leçons trop bien entendues, vindicatif et intolérant, répand partout sa superbe. Des manuels, des professeurs, des journaux, des livres m’imposaient leurs édifiantes certitudes. Je m’installais peu à peu dans une maison de pierre et de fer où nul écroulement, nul réveil tragique ne semblaient à craindre.

Quelques pages d’un épicurien à la mode formèrent bientôt mon credo de jeune libre-penseur cultivé. C’étaient une méditation sur la dent de l’homme des cavernes, une vision de la cité idéale, une prophétie sur le déclin de l’homme et du monde terrestre. Le merveilleux petit univers, si bien borné dans le temps, si bien situé dans l’espace ! Par delà le présent sensible, au loin, dans la nuit des âges passés et futurs, tout commence dans la grossièreté, tout s’achève dans le dénûment. Mais qu’importent les débuts de l’homme ? Qu’importent ses derniers jours ? Nous vivons le sommet des temps humains : ô l’heureux destin des vivants ! ô, avec un peu d’effort et de bonne volonté, le sort meilleur de nos fils ! Vive l’humanité ! vive le progrès ! L’homme éphémère n’est qu’une cendre animée : n’y pensons que pour jouir de la vie !

Un verre de vin, monsieur ! avec un biscuit, à la normande ! Cette buée de sirop écœure…

J’avais vingt ans. Je me serais fait tuer pour ma foi nouvelle. Pour elle, j’aurais tué aussi bien du monde. Je ne pensais point qu’un être intelligent pût croire autrement ni mieux croire.

J’aurais pu en rester là : cette Marseillaise au cœur et aux lèvres, j’étais lesté pour la vie. N’avais-je pas renié les faux dogmes et découvert les vérités éternelles ? Tous mes efforts n’auraient-ils pas désormais un noble but ? Fanatisme aveugle de la jeunesse ! Confiance naïve des enfants du peuple ! Farouche enthousiasme des possédés ! L’aventure que j’ai courue ensuite a rendu difficile mes relations avec le commun du monde. Elle a changé mon langage ; mes compagnons d’autrefois, ceux de l’église et ceux de l’école, ne me comprennent plus quand je parle. Ils n’ont pas bougé, eux ; ils sont demeurés des fervents de la foi apprise, ils ne reconnaissent point dans mes paroles la vérité de notre curé ni celle de nos professeurs.

Laissez-moi être sérieux ; je rirai avec vous de ma foi présente le jour où je la perdrai.

L’État, monsieur, est un père fort négligent. Ceux qu’il charge d’éduquer ses fils préférés laissent volontiers entendre que ce qu’ils enseignent est peu de chose, qu’il faut parfaire son éducation, et qu’au fond rien ne vaut que ce qu’on s’apprend à soi-même. Ce n’est pas comme l’Église, qui affirme qu’on en sait assez du moment qu’on lui obéit. Quand mes maîtres cessèrent de me vouloir du bien, je me trouvai seul pour juger du monde et des hommes, et décider de mes pensées, ce qui est, bien plus que l’action, la chose difficile de la vie. Je tenais de mes bonnes gens, je vous l’ai dit, un grand appétit de connaissance, et un infatigable esprit critique. Je les mis en œuvre. Je me lavai assez vite de la plupart des opinions acceptées. Je mis plus vite encore en doute la morale apprise. A voir des gens incultes juger sainement de toutes choses sans que leur religion intervînt, et agir sans que les incommodât le jugement contraire des gens du monde, je connus que la foi qu’on tient des hommes n’est que l’habit de parade de l’esprit. Je négligeai le prêche des discoureurs et des pontifes ; je délaissai la littérature pour la science. Je fis le tour de l’Univers connu et de l’homme analysé avec les comptables du réel, les scribes des lois de la mécanique céleste et du mouvement humain. Près d’eux, qui n’étaient qu’au service de la vérité, et pour qui la découverte ne faisait jamais scandale, je ressaisis mon âme candide, ouverte à toute connaissance, sensible à toute merveille ; et ce fut vraiment pour moi le commencement. J’avais trouvé mon Univers, un Monde réel où ma pensée, enfin maîtresse de ses démarches, n’allait tenir compte que des preuves physiques et des jugements de la raison. Ne tirer du spectacle universel que des conséquences inévitables, voilà, me dis-je, la méthode d’une Église dont l’ambition serait d’unir en une seule fois toutes les âmes. Faire de la science la mère de toute vérité ; faire de l’esprit critique le juge de toute science et de toute confiance, ainsi seulement sera possible une communion des esprits, premier pas vers une communions des cœurs. Pendant des siècles on a bâti en pleine ignorance ; on a introduit dans la maison commune le rêve absurde et les dieux imaginaires. Les maîtres-chanteurs de l’idéal et de la crainte ont eu le champ libre ; saints, coquins et gredins se sont partagé l’empire des âmes.

Certes, la science est une puissance nouvelle dans l’humanité ; et elle n’est pas force naturelle, mais puissance seulement humaine. Il y a là de quoi faire perdre l’orient aux meilleurs esprits. En attendant qu’on ait construit l’Église nouvelle, chacun est seul devant la confusion, l’incertitude et parfois les contradictions du savoir. L’esprit le plus ferme n’est pas toujours sans éblouissement ni vertige. L’imagination s’élance, dérive, se perd, et, avec elle, perd l’esprit. Chaque semaine un journaliste apprend au monde que la face de l’Univers est changée. Le rêve, une fois de plus, a explosé dans un cerveau. Les plus étonnantes découvertes ne font pas toujours que la raison consente à changer un mot dans son livre.

Un sage m’a dit : « Il faut avoir des lumières sur toutes choses ; mais peut-être suffit-il aussi de bien connaître l’homme, en qui tout secret repose. Voulez-vous de moi pour guide ? Je l’ai fouillé comme aucun. On dit qu’il naît et qu’il meurt : mais encore, regardons de près ce qu’il en est. Apparaître et disparaître, c’est trop vite dit. La naissance est une « vie à suivre », une éternité qui se continue ; la mort, elle, désagrège, et renvoie aux sources. Au ventre maternel, l’homme est déjà ; il y est œuf, germe, cellule ; il prend tournure d’être aquatique, d’animal terrestre, il se ressemble, enfin ! Le sang qui coule en ses veines circulait déjà aux veines maternelles ; et son père ne lui a pas moins donné. Ainsi nous sommes les fils de l’homme et de la femme depuis l’aube des siècles humains ; pères et mères des hommes et des femmes jusqu’au soir des siècles terrestres ; et bien davantage sûrement. Notre faiblesse est de ne pas voir assez loin dans le temps passé, mais qu’importe ! Cela, les Anciens l’avaient découvert ; mais il faut le découvrir sans cesse ; car, que les filles viennent au monde au cœur d’une rose et les garçons sous un chou, cent mille magisters l’enseigneraient bien. Mais la mort disperse, cela se voit. La vie se retire peu à peu ou tout à coup ; l’homme assiste à sa propre usure, à sa destruction finale. L’homme physique est, sans doute possible, un animal mortel, et la vie n’est qu’une « moisissure » à la surface de l’écorce terrestre, comme on l’affirmait, en d’autres termes, depuis bien longtemps. Cela effarouche aujourd’hui les épidermes et les cœurs ; mais il n’y faut point prendre garde. Nos « grands esprits » sont petites filles ; ils ne supportent point les mots trop rudes ; qu’on dore les phrases : ils les prendront avec ce qu’elles portent.

Et l’âme humaine, comme c’est simple ! Faites vivre loin des hommes un fils de l’homme et de la femme, et vous verrez s’il ne reste pas rien qu’une bête, et la plus misérable de toutes ! Notre âme d’adultes, ce bien si précieux sans lequel nous ne nous concevrions même pas, est de formation uniquement sociale. Préparée par mille siècles peut-être d’efforts humains, elle se développe tout entière grâce aux attentions dont les aînés entourent les jeunes qui grandissent. Elle aussi est en germe dans l’être, mais il est donné à l’homme de l’y faire croître. Elle a, dans le langage, à la fois sa preuve et sa mesure ; on n’en n’accorde à l’idiot qu’un rudiment ; l’enfant ne l’a point encore ; le vieillard gâteux l’a perdue pour dormir vivant son dernier sommeil.

Cette éclosion lente et prévue de l’âme dans l’homme vaut celle du parfum et des formes subtiles dans les fleurs du jardinier. La nature l’a permis ; l’homme y a aidé ; de cette collaboration, ici ingénieuse et là obscure, est parfois sortie une œuvre adorable. Aussi l’humanité est fière de ses grandes âmes. C’est encore ce qu’elle a, sans savoir toujours comment, réussi de mieux. »

Continuant de m’instruire, le sage disait : « Les Églises abusent. Ne faisant qu’un de l’être et de l’âme, de notre nature et de notre humanité, elles voient un Dieu où se distinguent l’Univers inconscient et l’Homme subtil. Mais leurs grands mots n’émeuvent plus nos cœurs.

Mystère, Prodige, Surnaturel, Divin, tous mots de raison et de vérité, mais que les prêtres obscurcissent pour répandre à leur aise le vertige et l’effroi. Toute chose sentie est réalité ; toute réalité affole au premier mouvement, et rassure à la réflexion. Il y a des réalités journalières ; il y en a d’une fois par siècle ; il y en a d’une fois par cent mille années. Mystère ? C’est la réponse du prêtre au Qu’est-ce et pourquoi de l’homme éphémère qui voudrait tout savoir de ce qu’il n’a pas vu commencer et de ce qu’il ne verra point finir. Prodige ? C’est le mot dont on pare l’inattendu dont la surprise déconcerte. Mais le miracle est aussi bien dans l’aube quotidienne et dans le rythme de notre respiration continue. Qu’il soit rare et difficilement observable : raison de plus pour ne se point étonner. Le simple d’esprit béera toujours devant les phénomènes naturels comme un badaud de province devant un grand magasin.

Donner le trône à la raison, je sais bien que c’est une grande ambition de l’esprit. Le premier homme ne pouvait que supposer et imaginer. Son premier mouvement était de peur, d’adoration, de prière. Le tonnerre a fait Dieu et les autels. Que l’homme moderne chasse de ses délibérations la crainte aveugle, qu’il affirme la victoire nécessaire de la réflexion sereine sur l’imagination fantasque, cela peut surprendre, car chaque naissance, hélas ! ramène l’humanité à son point de départ ; que la volonté d’apprendre disparaisse du cœur humain, et c’en est fait de toute découverte. Mais l’Occidental ne se lasse point de connaître ; et la religion de l’avenir sera vraiment au rebours de celle du passé. Sur les cimes humaines, elle règne déjà, et bientôt les Églises périmées ne pourront plus rien contre elle. Que lui manque-t-il ? Des apôtres, des finances, un catéchisme, des dogmes, des lois. Elle donnera la paix à l’homme ; elle le guérira de tout espoir et de toute crainte ; elle triomphera des piétés chrétiennes, des clameurs juives, comme des ricanements libertins. »

Et moi aussi, après le sage, j’ai fait mon acte de foi. A celui pour qui la pensée est tout, une morale intellectuelle est nécessaire, comme l’est, à celui qui agit, une morale pratique. « Qu’importent la foule, ses terreurs, ses renoncements et ses abandons ? Homme, ne t’abaisse point à la taille de ces faibles qui, sous la coupe des Églises et dans la main des Puissances, ne savent que réciter et servir. Quoi que tu doives à la société dont tu sors, ne préfère point la foi de tes pères à la tienne, un silence coupable à ta parole hérétique, un ordre précaire à ce qui sera demain la communion universelle. Ose juger toutes les croyances, et dire non à toutes les fumées. »

On m’a dit là-dessus : « Le bon sens de Thomas l’apôtre prévaut en vous sur la parole de Jésus. Et vous vous amusez, quand vous demandez à chacun sa bible : ce n’est que pour faire triompher la vôtre. La tolérance, cette timidité des incertains, n’adoucit point vos propos. Si vos mains n’ont point d’armes, votre esprit en a pour elles. Catholique vous êtes, et digne de porter soutane. Non point soutane d’enfant de chœur, ni de prêtre même, mais de prince spirituel, dispensé de croire ce dont vit la plèbe infirme et priante. Vous battez votre nourrice, mais moins de raideur, plus de complaisance, un peu d’amour, et vous lui rendrez justice. » Qui m’a dit cela ? Ce n’est pas le curé de ma paroisse. Il ne badine point avec la grande Initiatrice ni avec l’habit qu’il porte. Je ne pratique pas ; je ne paie point le denier du culte, je suis de l’« infâme laïque » : pour d’autres, le bon Dieu sans confession ; pour moi, rien, si je n’apporte des preuves et des gages. Il guette ma fin pour m’administrer quand je ne pourrai plus m’en défendre, ou pour me laisser partir sans prières, afin que je vive en réprouvé dans l’autre monde. Ce n’est pas cet homme affreux ; c’est un penseur bon enfant, un catholique de convenance qui fait bon marché des mots et des dogmes, et qui veut qu’athée ou déiste, sur notre sol, on soit né chrétien comme on l’est français. Quand j’ai entendu cela, j’ai souri, comme un pauvre à qui rien ne manque peut sourire à un riche que toutes ses richesses n’empêchent point de paraître misérable. Je lui ai dit : Rien à faire. Une tête bien faite n’invente point de système, et n’écoute point les révélations d’en-haut. Elle s’incline devant la leçon des faits, et non point devant le désir des hommes. Je peux, à la rigueur, dans le Symbole des Apôtres, ne rien trouver qui m’offense. Je suis sensible aux allégories et aux images. Je ne me défends ni l’Histoire, ni les histoires. Dieu issu de l’homme et de la Nature par la grâce de l’humaine ferveur, soit : les Latins se plaisent aux mirages, les Nordiques aiment les nuages ensoleillés ; je suis frère des uns et des autres. Ce n’est qu’un jeu : je m’y laisse prendre de bonne grâce. Mais l’Église veut me faire jurer que je crois, que je lui obéirai, que je renie ma raison et que je renonce à mes yeux. Peine perdue ! Je sais mieux qu’elle où est le néant et où est l’éternité. Même s’il me fallait un rêve, ce ne serait pas le sien. Ce ne sont plus nos peurs, ce sont nos connaissances qui font un lit à nos songes. Qu’est-ce donc qu’un dieu qu’on ne connaîtrait point si l’on ne fermait les yeux sur le monde, un dieu à qui la raison ne saurait prêter ni une volonté d’homme, ni une décision de juge, ni une morale d’être sensible, ni aussi bien un visage ? L’homme est seul avec ses semblables ; que le tête-à-tête se passe en assauts courtois ou en combats sanguinaires, nulle puissance céleste ne s’interpose, nulle autorité surnaturelle n’intervient. A l’homme de se faire une morale pratique, selon ses appétits et ses besoins. Si les uns le poussent à l’égoïsme et à la férocité, les autres lui commandent l’union et l’accord. Toutes lois naturelles acceptées, subies, détournées, violentées, exploitées à son profit ou pour son dommage, l’existence humaine n’est qu’une affaire de nécessités satisfaites, de passions mesurées et équilibrées, comme on le voit par le train de ce monde. L’Église, avec sa science de légende et sa naïve imagerie, n’est que la gouvernante des âmes puériles dont l’angoisse mendiante trouve en un Dieu son aumône.

Je suais à grosses gouttes, emporté par ma ferveur et par la dispute. Frédéric Lefèvre regardait par la fenêtre. Goûtait-il, à travers ses verres, le bleu ingénu du ciel ? Trouvait-il, là-haut, un refuge contre ma trop élémentaire sécurité ? M’en voulait-il de ne pas savoir, comme un bon diplomate, accorder mes vérités avec les vérités officielles ? Tant de froideur me calma.

Je dis : Me voici assis sur mon séant d’homme. Le sol est ferme, et si je chavire, je ne risque guère. Mais je ne suis pas cul-de-jatte ; si je me lève, je vais droit sans chercher mon équilibre. Et pourquoi se grandir et s’élever par force ? Évoluer sur des fils fragiles, au-dessus d’abîmes artificiels, avec des contorsions et des grimaces, en renonçant à ses caprices et à ses aises, comme c’est adroit, et que cela mène loin !

Comment, de mon siège terrestre, m’apparaissent les hommes et les ouvrages de leur plume ? Chacun à la manière d’une plante portant sa fleur, dans les jardins, les serres ou la plaine. Comment je les goûte ? Chacun selon ce qu’il a fait, avec sa nature, de l’âme qu’il doit aux bons soins du monde, et selon l’exemple qu’il est pour tous.

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Voilà mes confitures en train ; je peux faire devant vous le tour de mes sympathies.

Il est des livres tout imprégnés de foi chrétienne, et d’une ingénuité qui désarme. Heureux les esprits qui ne se sont jamais défiés ! Grâce aux esprits ouverts qui se sont refermés sur un soleil intérieur ! Écoutons les voix qui nous agenouillent dans ce monde et nous emparadisent dans l’au-delà ! Pourquoi médirais-je des livres qui me retracent mon passé de petit paysan, mes génuflexions d’enfant de chœur, les pratiques de mes grands-mères ? Que de fraîches odeurs parmi cette cendre spirituelle ! Que ces cantiques font ressurgir de naïves ferveurs ! L’agneau pascal est charmant à voir, cahoté sur les épaules du rude Francis Jammes ! Maurice Brillant est délicieux en petit clerc présente-burettes et trousse-chasuble, en petit chanteur d’in-manus ! Les orgues se révèlent somptueusement étourdissantes sous les doigts de Paul Claudel, aux offices des lendemains de conversion ! Et les prônes de Paul Harel ! et les processions de Louis Mercier ! et les enluminures de Fagus, les rapsodies de Raoul Ponchon, les actions de grâces de Le Cardonnel ! Simplicités magnifiques, lumineuses comme vitraux et cierges ! Mais combien plus éloquente la chanson d’un Francis Yard qui adore en ne croyant plus !

Je souris à ces primitifs, dont le chant est à la mesure de mes souvenirs. Mais c’est bien tout. Littérateurs de sacristie, jérémies, prophètes, romanciers de la bonne presse et poètes apocalyptiques me trouvent rebelle à goûter leurs insignifiances. A leurs histoires de sensualité et de mortifications, d’adultère et de confessionnal, comme à leurs imprécations et à leurs visions mystiques, j’oppose le souvenir d’Horace, de Bonaventure des Périers, et la morale robuste et claire de tous les bons vivants de France. Et le père Sanson peut être éloquent dans Notre-Dame ; il ne saurait l’être sous mes pommiers. Les « carêmes » et les « retraites » ne sont utiles qu’aux précieuses. Devant un intellectuel catholique, enfin, je ne me retiens pas ; il faut que je m’ébaudisse. La Somme de saint Thomas, article de foi en notre siècle ! Massis, Maritain ! Somnambules parmi le monde éveillé ! Poissons d’aquarium invitant ceux de la mer à entrer dans leur bocal ! Et dire qu’ils font des merveilles ! L’aventure des jeunes badauds convertis par leur verbiage, à l’air qu’ils prennent pour se raconter, m’est jubilation toute pure. Quels encore ? Ah ! les impudents et les fourbes : Léon Daudet, Charles Maurras ! L’un, bateleur immonde, gautier-garguille dégobillant, spadassin harcelant l’État et l’Église, sonneur de vêpres sanglantes ! L’autre, incrédule, mais, aux cérémonies, policier en grand uniforme ; défenseur des Coutumes par amour du tralala, comique par gravité, gestes, attitudes ; suisse !

Demi-tour : voici les briseurs de rêves. Ils s’attaquent aux pauvretés du catéchisme, ou bien ils reprochent à Dieu son indifférence. Parce qu’il ne les écoute et ne leur obéit point, ils le traitent comme un vieux député qui ne sait que manquer à ses promesses, et dont personne n’est content. Ils ont des arguments de campagne électorale pour prouver qu’il faut qu’on s’en débarrasse une bonne fois. Leur colère n’aboutit à rien : ils s’y prennent comme des enfants. Que les théologiens se chamaillent, que les protestants s’affrontent, que musulmans et juifs s’invectivent, cela me va. Mais une pensée qui s’en tient aux réalités n’a pas de carrefour commun avec celle qui se déploie toute dans l’imaginé. Celui qui s’avance sur le terrain de l’Église est pris au piège ; il est vaincu dans la controverse ; dogmes et révélations tiennent bon. Je n’ai jamais vu quelqu’un tuer Dieu après l’avoir créé pour le mieux combattre. Pour lutter avec fruit, frappez à la base : la géométrie s’écroule si vous niez le principe de la ligne droite ; Dieu reste un désir du cœur si vous niez que le cœur puisse créer une réalité. Heureux ces esprits que n’accable point l’idée d’un Créateur maître de l’État terrestre. Louanges à qui met toutes les divinités dans le même sac à légendes. Un peuple qui s’amuse aux histoires qu’on fait du Diable, de saint Pierre, de Jésus et du Juif errant n’est pas loin de croire sans passion, c’est-à-dire sans foi. Et puisqu’il faut parfois lâcher la bride à son rêve, autant qu’il galope du même train léger à travers les mythologies, les Vies des Saints et les Évangiles. Vive Henri Ghéon et ses miracles ! Alexandre Arnoux et ses féeries !

Frédéric Lefèvre regardait mon tablier couvert de taches. Je compris que ma mise jurait avec mes propos, et qu’il faut des gants pour tirer la barbe aux pontifes. Je rougis de mes effronteries, le temps d’écumer mes confitures.

Me voilà philosophant, repris-je, moi qui ne m’intéresse guère aux philosophes. On les dit les seuls grands esprits, et les purs intellectuels. Ils induisent, déduisent et construisent : la belle affaire, et que cela est grand ! Ils tirent de tout l’essence et la quintessence ; nous qui nous fondons sur notre regard, que nous sommes gens de peu auprès d’eux ! Consolons-nous-en : échecs du roi, dés du manant, jeu n’est que jeu ; le plus fort aux énigmes ne vaut pas le plus sage à vivre. Descartes, passe encore. Il satisfait assez mon goût du positif et du simple. Son je pense, donc je suis est une trouvaille, et rien n’assied mieux l’existence de notre âme humaine. Mais qui peut se vanter de penser souvent, et combien n’ont jamais pensé que ce qu’ils ressentent ? Être serait ainsi pour beaucoup une réalité intermittente ; l’évidence : je vois, j’entends, je sens, donc je vis est davantage à la portée du commun des mortels, et, pour le temps qu’ils passent éveillés, les contente. Mais qu’importe ? Hector Talvart dit bien : les philosophes ne sont que les poètes de l’esprit. Ils savent ce que nous savons ; et le surplus, ils l’inventent : qu’ils soient légers et aimables comme leurs fumées. Que leur secret tienne dans un bon mot et se fixe dans une image. Qu’ils ne promettent point les vérités éternelles : au fond de leur puits ne se verra jamais qu’un ciel de rêve. Vous savez de quel style fâcheux ils usent, et que de temps il faut au profane pour s’initier à leurs bégaiements. C’est pour eux que l’imprimerie est faite : on revient cent fois sur leurs textes avant de les pénétrer. Qu’ils s’entre-charment : ils ne me troubleront point. Julien Benda regrette que la dureté des temps en éloigne plusieurs de leur cabinet et de la science pure : je ne les plains point ; captif de l’abstrait, leur esprit connaît déjà le pain noir et la cruche d’eau des prisons.

Mon Oncle Benjamin et Colas Breugnon, ces êtres de fantaisie, sont de meilleurs modèles d’hommes ; comme moi, et gaiement, s’il leur avait plu, ils eussent fabriqué des confitures.

Il est fort curieux de s’analyser, de se disséquer, de s’explorer dans les parties les moins fréquentées et les plus obscures. Mais qu’on ne se passionne pas trop au jeu ; notre fonds naturel est plus uni qu’on ne pense ; et notre conscience humaine n’est pas arrivée à le compliquer tant qu’on veut le donner à croire. Met-on son ambition à employer à son sujet tous les termes du vocabulaire psychologique ? Alors, on s’en prête, on s’en invente, c’en est fait : on n’arrivera jamais au bout de soi. Mieux vaut se regarder bonnement aller et se connaître à sa marche. Aussi, j’aime ceux qui ne parlent que de leur présent, que de leur passé, rapportant des choses arrivées ; leur vie est mienne par maint côté ; je m’écoute en les lisant. Ainsi Montaigne. Quel bon juge de ce qu’il fit, de ce qu’il vit faire ! Qu’il a l’ouïe fine, le regard entrant et le pied sûr !

Notre Alain tient de lui, bien que ses aventures soient d’une autre sorte. Mais ne croyez point qu’il le vaille ! Le roturier paraît gauche auprès du fin gentilhomme. L’un n’allait pas tous jours au Louvre, mais il savait qu’un roi batifole comme le vulgaire et, l’air souriant, le port droit, l’esprit alerte, il se montrait digne d’y vivre. J’y vois l’autre dans l’appartement royal, qu’il n’ose point quitter, qu’il ne quitte point. Là, toujours sérieux, il assied aux fauteuils dorés son pesant derrière de vilain. Sans entrer dans le cercle qui l’entoure, j’ouvre l’oreille à sa leçon. Je fais la moue quand Jean Prévost l’applaudit trop fort ; je bée et ris d’aise à l’entendre étudier une question, résoudre un problème, commenter un événement, prédire une catastrophe, élargir un horizon, juger le monde et les hommes de ce ton posé qui semble l’apanage d’une raison souveraine.

Un si doux plaisir ne m’arriverait point chez le barbacole Han Ryner. Celui-ci fut un conteur charmant jusqu’au jour où il prit au sérieux sa philosophie de rêve. Depuis, plus de lèvres, ni d’estomac, ni de génitoires ; il est tout fumée et vapeurs. S’asseoir pour l’entendre ne sert de rien : il ne se laisse pas poser à terre. Et non point qu’il ait des ailes ; mais il se dérobe, se fond, s’évanouit parmi les brumes de ses phrases subtiles. Je revois parfois en esprit certaine gravure où vogue sur des nuages le Père Éternel à la barbe de fleuve ; et je pense aussitôt à Han Ryner, ce « maître » incertain, ce patriarche-fantôme, ce Verbe fuyant, oracle des songe-creux et des pense-à-vide.

Pour me guérir de cet insipide, j’irais volontiers faire le coup de feu avec ces pamphlétaires qui chassent à la bête Civilisation. Je me retiens ; je n’aime pas mener une campagne dont je suis sûr de revenir bredouille. Indisciplinés et maladroits autant qu’indignés et furieux, la plupart en sont pour le mal qu’ils prennent ; leurs cris ne font peur qu’aux simples ; et la Bête invulnérable méprise leurs huées et leurs coups. C’est une chasse où je n’irai qu’en franc-tireur, pour le plaisir du coup de feu.

J’ai plus de goût pour les moralistes. Ils ont vu le monde ; ils en savent le train ; ils nous en font des peintures de toutes couleurs, toujours plaisantes et curieuses. Gens superbes, et de quelle ressource ! Ils ne font pas que peindre. Ils potinent, babillent, ergotent, raisonnent, sophistiquent ; ils se dépensent en maximes, saillies, bons mots, réflexions, jugements, anecdotes. Ils brillent dans le lieu commun, l’aphorisme et le paradoxe. Qu’on me laisse ces inquisiteurs, emberlificoteurs et bonimenteurs, sournois, rusés, épineux, tranchants, pince-sans-rire, petits-neveux de Baltasar Gracian et de Chamfort. N’en déplaise à Antoine Albalat, j’aime me rencontrer avec eux. Ils sont tout phosphore et leur cerveau n’a point d’ombre. Qui donc m’en propose une explication et des gloses ? Albert Thibaudet, Gonzague Truc, Élie Faure, Marcel Coulon, Ernest Raynaud, Gabriel Brunet, empoisonnants touche-à-tout, vermine affreuse, vous oseriez ? Ne craignez-vous pas, à les éteindre, de vous brûler ?

J’aime ces originaux dont la pensée ne suit point des chemins vulgaires ; et davantage encore ces critiques qui, dominant la littérature, font au-dessus d’elle une lumière qui la pénètre et l’illumine toute. Leur âme est forte sur les âmes ; ils font et défont les royaumes spirituels ; ils jugent les hommes et les œuvres ; ils administrent le trésor commun de l’humanité. Des éditeurs les méprisent parce qu’ils ne se prêtent point à leurs combinaisons, qu’ils déjouent leurs ruses et ne facilitent point leurs affaires. Ils ne sont point de tous les temps ; il y a des époques qui n’en veulent point ; et il n’en fut point dans la nôtre, où plus d’un pourtant aurait eu affaire. Marcel Azaïs l’avouait à demi ; Denis Saurat l’affirme, et je n’ai pas de nom à lui jeter pour le démentir.

Un Pierre Lasserre, un Paul Souday voudraient bien qu’on les écoutât ; il n’y a que les gens de parti pour faire des oracles de ces partisans. Ils ont mille qualités, mais elles ne sont que bourgeoises ; et elles sont médiocres. Ils s’égarent dans des discussions puériles ; enchaînés dans de lourdes sécurités, la noblesse profonde du cœur les inquiète, alors que les ravit la noblesse artificielle de l’intelligence, la foi haute héritée des dogmes paternels. Ils n’ont pas vu que notre temps avec ses orages, ses cyclones et ses raz-de-marée, rendait possible les plus belles œuvres. Le vrai critique fait confiance à son époque ; il en découvre les talents, il les excite à mieux faire, il ne les voit jamais assez haut, il le leur dit. Il exige tout, et ne se contente jamais, car il n’obtient jamais tout ce qu’il entrevoit possible, tout ce qu’il a sans doute espéré. Et il n’en accuse point le temps, mais la faiblesse et l’imperfection des esprits. Qu’il fasse crier même le génie, c’est sa raison d’être et sa gloire. L’ayant découvert, sacré, loué, exalté même, il l’oblige à ne pas se satisfaire, à monter sans cesse.

Qu’ont-ils de commun avec le critique, ces guides, annonciers, compte-renduistes, rapporteurs, vérificateurs et commentateurs qui distribuent à la grosse les lauriers d’occasion, et découvrent chaque jour d’immortels chefs-d’œuvre ? Et aussi ces chercheurs de défauts et d’imperfections, qui ne savent que railler la petite tache grise d’une belle page ? Ils se disent impartiaux et indépendants, et chacun certainement suit son impulsion, naturelle ou intéressée : les jugements ne leur coûtent guère et leur code est large. Mais le libraire bon enfant laisse lire entre les feuillets. Deux pages parcourues à la dérobée et l’on est fixé sur l’ouvrage décrié à tort ou admiré sans raison.

N’allez pas croire que j’ai une bibliothèque d’ouvrages modernes ; quarante livres me suffisent, de ces auteurs démodés qu’on nomme Anciens ou Classiques, et qui ont tout dit, à eux seuls, de quarante façons. Nos nourritures sont bien peu variées, quoi qu’on pense ; elles ne font guère que changer de forme, selon les temps et les lieux. L’homme vit de l’homme, et de l’homme seulement ; prisonnier de soi, les barreaux de sa cage ne lui laissent apercevoir que l’humanité commune et l’univers de tout le monde. Ma sagesse est un peu courte ; mon courage n’est point téméraire ; je le sais. Platon est à l’extrême limite de mes goûts, je trouve même qu’il s’est avancé bien hardiment, et qu’il se permet des audaces bien dangereuses au-dessus du gouffre. Latins et Français ne me poussent point jusqu’à ce vertige ; et je leur en sais bon gré. Si fort qu’on aime l’aventure, je crois que l’esprit anglo-saxon prend trop facilement son brouillard pour des forêts vierges, et que l’inconnu du monde est surtout imaginaire et verbal.

Je ne suis pas un érudit ; j’oublie tout à mesure, et je tiens les Bibliothèques nationales pour inutiles ; quand il en brûle une, je me frotte les mains. A-t-on pas assez des libraires ? Leurs boutiques donnent tout ; l’agréable et le profitable ; les Pédants y font se renouveler le nécessaire. Que de monuments en vingt volumes in-quarto ne sont bons qu’à pourrir au fond des caves ou à s’empoussiérer aux archives des académies ! Le Larousse seul, parmi ces gros livres, est digne de la reliure et de la vitrine. Plus chers trésors, les petits in-seize qui suffisent à porter un nom, les minces brochures qui disent toute une âme ! J’ai dans ma chambre une étagère : j’y range mes interlocuteurs familiers et parfois un nouveau venu que je crois digne de leur compagnie. Avec eux, j’attends allègrement l’heure du sommeil. Mais point d’auteurs du XIXe siècle, ou c’en est de troisième renom ; point du XXe, ou ils sont obscurs. Quant aux « vient de paraître », c’est autrement que j’en use. Je les tiens pour des desserts, inutiles parce qu’on n’a plus faim, plaisant par leur seul bon goût. Je m’en régale à toute heure comme un enfant qui a toujours dans sa poche une demi-douzaine de sucettes. Aussi, les « grands hommes » d’aujourd’hui ne sont-ils guère que mes pâtissiers et mes confiseurs ; je ne leur demande point de me nourrir. Que faut-il pour que leurs ouvrages m’agréent ? De bons ingrédients, de saines épices, du tour de main, de l’âme surtout. Rien, quoi ! Mais ils sont si pauvres !

Comment feraient-ils mes délices, ces jeunes gens déjà si féconds, bruyants, outranciers, hâbleurs ? Où ont-ils pris le temps de se faire une âme, et de s’instruire ? Dans quelle solitude ont-ils donné audience à la réflexion et au rêve ? Leur impertinence indispose, leur insolence fâche, leur inconséquence fait mal. Ils s’agitent, ils manifestent, ils condamnent : les polissons et les sauvages ! Niaiseries pourtant que leurs nouveautés, de tout temps connues et de tout temps rebutées. Si la patience était de leur âge, les douches, le travail et le silence leur feraient du bien : mais il[s] s’y dérobent ; tandis qu’à l’autre bout de l’existence, des vieillards intempérants et fastidieux ne savent que se répéter ou se démentir, et ne veulent point d’une retraite qui en ferait des sages.

Les écrivains officiels m’ont-ils jamais causé quelque surprise ? Le mérite gagne les places ; chaque poste est occupé par le plus apte ; et il y a pour chaque emploi un candidat favori qui attend que le siège soit libre. Où il faut représenter, il y a un plastron ; où il faut gouverner, un ambitieux ; où il faut servir, un larbin ; où il faut torturer, un bourreau. Et pour qu’il soit possible aux puissants d’entendre la vérité, il y a aussi, en quelque retraite campagnarde ou parisienne, un ermite pauvre qui n’a que son manteau et qui n’est rien. C’est pourquoi je demande aux Quarante de ne pas mentir à la pensée d’État et aux mœurs des salons aristocratiques ; aux Dix d’ici et aux Vingt de là d’aller jusqu’au bout de l’audace qu’on peut se permettre dans un fauteuil ; aux membres des jurys littéraires de bien faire leur police intellectuelle ; aux Courriéristes de la Presse de préserver la masse qui lit du contact des esprits libres ; au solitaire de Villeneuve, enfin, de ne jamais trouver confiance auprès de Raymond Poincaré et de sa garde lorraine.

J’attends si peu, pour mon plaisir, de tant d’auteurs ! Si peu de ces vivants qui romancent leur vie ; de ces idéalistes qui habillent leur âme couleur de ciel ; de ces savants qui font penser la nature ; de ces historiens qui argumentent et qui prouvent ; de ces biographes qui connaissent leurs héros par cœur ; de ces nigauds qui ne distinguent point entre les hommes et les choses ; de ces mille faussaires qui ornent, festonnent, interprètent, embobinent, charrient où c’est superflu, et qui préfèrent un facile mensonge à une vérité difficile innocemment présentée ! Si peu, de ceux qui méprisent leur époque assez pour s’en retrancher et œuvrer en illusionnistes, dans l’âge d’or, le passé d’opérette, ou le féerique avenir ! L’homme n’a que le présent du monde pour vivre ; jouisseur ardent ou farouche apôtre, il s’y faut plonger tout entier. En sortir, c’est arrêter son cœur de battre pour peupler de rêves égoïstes un sommeil moins fier que la mort.

Et nos grammairiens, avec leurs modèles qui ne flattent que l’œil et le goût, croyez-vous qu’ils me satisfassent ? On sent si bien qu’ils ont voulu faire parfait, et qu’ils n’ont travaillé que pour le succès de la montre ! Ils ont beau faire les braves avec leur imparfait du subjonctif, juste, mais cocasse ; et les distingués, avec leurs tours, corrects, mais embarrassants ; ils ne sont que maniérés, futiles. Ils n’arrêtent personne ; ils n’empêchent nul crime ; leur science qui s’efforce à trouver emploi ne vaut pas l’ignorance qui s’emploie toujours. Une locution n’a point de sens s’il le faut chercher aux grammaires ; la plus commune est la plus parlante, et tout aussi bien la plus fine. Mieux vaut la guerre qu’ils font aux mots, ceux qui la font bien. Qu’ils chassent comme indignes du délectable parler ces mots bizarres dont le sens n’est jamais précis ; ces jeunes mots qui font la nique aux anciens sans avoir leur force, leur netteté et leur bon visage ; ces mots de laboratoire que n’acceptent point les cuisines ; ces mots qu’une bouche bien faite est incapable de prononcer en courant ; ces mots étrangers enfin qu’on n’a pas su franciser. Car que vaut un mot que l’usage néglige ? Ma grand’mère, avec trois cents mots, brefs, polis, et de bonne frappe, savait se faire entendre sur toutes choses ; et si l’abstrait lui était défendu, elle avait l’imagé et le sentencieux, qui disent davantage et qui vont plus loin. Supprimez cinquante mots défraîchis au vocabulaire de La Fontaine, ajoutez-y cent termes nouveaux et d’usage commun, voilà de quoi dire le plus honnêtement du monde tout ce qui mérite d’être dit. Rien ne vaut le petit nombre, la densité et le choix des termes. Cent mille brouettes pour charrier l’idée font un tonnerre qui peut-être plaît aux sourds ; j’en préfère une seule, huilée, chargée, équilibrée, et qui va roulant à petit bruit. Le mot mis en montre pour sa couleur, sa musique, son bel air ou sa nouveauté ne vaut pas le mot qui travaille. Marcel Boulenger, André Thérive en sont d’accord, à ce que je crois ; mais ils ne mettent point leur savoir en pratique ; ils ne font qu’instruire et montrer ; bons chefs d’atelier, parfaits mannequins, ces messieurs sont faits pour régner dans l’arrière-boutique.

Les femmes, elles, au lieu d’écrire, devraient garder la maison, faire l’amour et soigner les mioches. Écrivassières, elles sentent le sexe et les règles. Elles sont collantes comme maîtresses jalouses. Elles se roulent dans le sensible ; elles se vautrent dans l’intellectuel ; elles s’emportent sur tout et ne réfléchissent sur rien ; elles suivent toutes les modes et sont de toutes les orgies ; elles s’élancent vers tous les mirages ; elles se noient dans tous les abîmes. Elles ne se ressaisissent qu’au retour d’âge, qui ne les assagit point encore toutes. Du talent, les femmes ? Autant, parbleu ! que leurs frères les hommes quand ils ne se montrent que des mâles. L’âme n’est vraiment puissante qu’à l’heure où le sexe s’ignore en elle. Et c’est le mauvais destin des femmes de sentir le leur toujours présent. Pourtant ! J’aime d’elles les lettres intimes, publiées leur mort venue par des amis indiscrets : lettres de maîtresse à amant, de femme à époux, de mère à fils ou à fille, de bavarde à écouteuse, et d’intrigante à complice. Tout ce qu’elles auraient pu dire, quoi ! de charmant, de cruel et de délicat, et qui n’est passé de la parole à l’écrit que pour ne pas se perdre, ou pour aller plus vite vers l’oreille choisie. Là, on peut les goûter en bien, dans la sincérité de leurs mensonges.

Et comme je méprise les hommes qui n’écrivent qu’avec leur sexe, je finirai bien par ne plus lire aucune espèce de romans. Il faudrait une trop belle âme au romancier d’aujourd’hui pour spiritualiser l’amour, et le faire aimer sans toucher la bête ! Et ces histoires, toutes si bien pareilles, vous accaparent sans profit. Vrai ! si je n’étais parfois ou fatigué ou malade, si je n’avais besoin de me distraire de quelque souci importun, j’aurais renoncé à ces excitants, à ces médecines. J’en use encore…. pour me faire passer les soupirs et les idées noires. Il y en a, ma foi, qui y réussissent. Mais comment reconnaître, parmi les favoris des Plon, des Grasset, des Albin Michel, des Fayard, des Gallimard et du Mercure, les auteurs à qui je dois quelque merci ! Ceux-là, je les ai lus, mais aussi vite oubliés. Et puis, qu’importe ! Vautel, La Fouchardière, Dekobra, Dorgelès, Giraudoux, Morand, Max Jacob, Rosny, Gaument-Cé, Tharaud, Benoît, Châteaubriant, Pérochon, Istrati, Beucler, Larbaud, Jolinon, Arnac, Hamp, Romains, Baillon, Jaloux, Fabre, Lacretelle… que d’heures passées avec ces auteurs sans qu’elles aient vraiment été ! que de temps bêtement perdu ! Et si je les avais lus bien portant, que de journées enfuies sans que j’aie pensé à vivre ! que de regrets et que de remords !

Mes confitures s’alourdissent et se colorent à souhait. Encore un moment, monsieur, et nous aurons gagné notre déjeuner.

Ne croyez pas que je demande des émotions à nos poètes et à nos auteurs dramatiques. Je m’effraie au contraire, et je tremble toujours un peu quand on m’annonce un poète sublime ou un puissant dramaturge. J’ai peur qu’il ne me fasse trop prompt à oublier mon âme d’homme pour céder trop vite à de vieux instincts réveillés. Mais les nôtres n’ont pas ce pouvoir. Ils s’amusent, ils nous amusent, ils en sont aux jeux innocents. Les uns rythment et riment ; leurs chants sont réglés contre l’imprévu. Les autres s’ébattent comme l’inspiration leur vient aux jambes ; le charme de leurs danses passe avec elles. Que leur sagesse continue à laisser en repos les pauvres cœurs inflammables, affamés d’aventure et d’héroïsme. Qu’on ne nous ressuscite point les Rousseau, les Michelet, les Rostand et les Déroulède ! Assez que l’Italie ait son d’Annunzio ! Nos Tristan Derême, nos Jean Cocteau, nos Vincent Muselli, avec leurs singeries et leurs babioles, ne renforcent point la voix des excitateurs de peuples et se montrent opportunément pacifiques. Ils ne tourmentent qu’eux, et par écho, un moi en nous trop pur esprit pour être fort, et durer quand ils se sont tus. Ils n’aident point à jeter les simples dans ces entreprises où sombrent les races par guerres meurtrières ou mœurs dépravées. Tueries, massacres, langueurs, renoncements, révoltes, les grands poètes participent à toutes les calamités de ce monde. Ils les font belles et désirables. Ils les nomment gloires ; et la réalité désolante fait à peine qu’on en revient pour une heure. Sur le jardin souriant au clair soleil, ils font passer la tempête. Bourgeons et fleurs, arbres et herbes, il faut que tout plie, et s’immole. Dans les républiques, ils sont les complices des forces mauvaises. Ils libèrent l’être inconscient pour ce qu’ils croient le plus grand bien ; les dominateurs s’en emparent, et c’est toujours pour le mal. Je voudrais qu’on ne lût les poètes qu’après avoir renoncé aux privilèges du citoyen, aux prérogatives du juge, aux ambitions de l’homme d’action. Je voudrais encore que l’on sût les dominer en jouissant d’eux. Pour moi, à tout appel qu’ils me jettent comme à tout conseil dont me pressent les hommes, j’impose le silence et l’attente de la méditation intérieure ; je les soumets aux ironies d’une raison perfide ; j’en triomphe enfin. Ainsi je résiste à toute mystique, à celle qui procure aux saints leurs extases, aux héros leurs armes, aux dieux leur puissance. Les Jésus, les César et les Robespierre me sont de pauvres têtes illuminées, qui ont cru et voulu bien faire, et qui ont mérité sans le savoir leur vie difficile et leur mort ignominieuse. Tout être en qui s’incarne une idée devient monstre, hydre, bourreau. Si le bon sens du sage en a raison, la stupidité des foules y est prise, et il faut que la croix, le poignard ou la guillotine en viennent à bout si le monde veut retrouver la paix.

J’avais coiffé mon dernier pot de confitures ; je me lavais et changeais d’habits ; Frédéric Lefèvre bâillait sous sa main pensive.

Venez dîner, monsieur, il est l’heure ! La cuisine est simple chez nous ; la crème est du matin et les œufs de la veille ; mes confitures de l’an dernier sont parfumées comme au premier jour. Je suis difficile. On peut, à vingt ans, vivre d’illusions, dîner d’un bout de fromage sur du pain. A quarante, on ne s’en conte plus ; on goûte les choses ; on garde ses enthousiasmes pour le substantiel. On est réaliste sans vergogne. On s’assied sur tous les farceurs, qu’ils se nomment de Porto-Riche ou Barthou, Margueritte ou Anquetil, qu’ils aient écrit La Madelon, La Poésie pure ou Le Supplice de Phèdre. On voulait rêver et mourir, on ne sait plus que manger et vivre.

Tantôt, nous descendrons vers la ville, et nous visiterons, au Carmel, cette chapelle où tout, sauf la prière, est possible. Sur le chemin, vous trouverez ce que je n’ai pu vous offrir : les indices d’un renouveau spirituel. Vous aurez là de quoi écrire les quatre colonnes qu’il vous faut pour Les Nouvelles littéraires. Vous admirerez comment une cité vieillotte et malodorante se nettoie et se rajeunit, toutes lois aidant, pour devenir une honorable ville sainte, une Jérusalem n° 2. Quand le gain est sûr, on ne craint point de démolir, de rebâtir, d’aménager ; les millions affluent ; la sottise universelle est un bon gage. Et devant les projets des hommes d’affaires, il n’y a pas de maison historique qui tienne, ni de famille nombreuse indélogeable. Le sage sourit tristement devant cette force de la bêtise populaire. Sur les façades récrépies, trône partout l’image de la sainte. Les hôtels, les kiosques, les pâtisseries, les maisons de commerce même sont sous le signe de la carmélite à la pluie de roses. Aux terrasses des cafés, la thérèsette est dans tous les verres. Vous verrez les curieux et les pèlerins ; si les premiers sont sympathiques par la malice de leur sourire, les autres reflètent une humanité bien misérable. Les âmes absurdes et ingrates seraient-elles l’apanage des mal bâtis et des infirmes ? Le voilà bien, l’éternel troupeau des boucheries humaines, des esclavages et des détresses sans défense. Vous entrerez chez mon libraire, feuilleter les cent ouvrages écrits pour monter l’entreprise, déifier la sainte et justifier les mômeries. Livres anonymes de pères et d’abbesses, livres d’évêques, de curés, de hobereaux, d’hommes de lettres, et de petits penseurs ! Livres d’écrivains qu’on croyait braves, et qui ont montré, en profitant d’une occasion de paraître, qu’ils n’étaient qu’intelligents. L’idéiste, l’idéaliste, l’idéologue, le rêveur, le menteur, le naïf, le faux-témoin, le partisan, l’illuminé, les détraqués, les fous et les folles s’en donnent à enthousiasme déchaîné et jusqu’au délire lyrique. On renie l’Imitation de Jésus-Christ ; on court à l’Imitation de Sainte Thérèse. On n’a de louanges que pour le nouvel évangile. Le culte de l’héroïsme chrétien, frère méprisant du candide courage journalier, travaille les pauvres cervelles. Ainsi une fillette éblouie, une romantique recluse, une poitrinaire extatique devient, après sa mort, légende créée et mensonge aidant, le modèle de la vie sainte. Mais ma femme de journée, monsieur, dure au travail et à la misère, martyre quotidienne qu’on rabroue et qu’on ne plaint point, a gagné cent fois son paradis et sa basilique au prix de cette « victime triomphante » de l’amour divin. Le monde ne songeait point à elle ; elle avait épousé Jésus au fond d’un cloître : que n’a-t-on réservé aux nonnes l’usage de ses mémoires, de ses reliques à l’essence de roses !

A table, à table, monsieur ! Et en dépliant votre serviette, oubliez tous mes propos. A votre tour de m’instruire ! Que pense-t-on à Paris, dans le bon monde, de nos auteurs-phénomènes et de leurs drôleries ? Les définitions de Madame Aurel, les enquêtes de Gaston Picard, la culture d’Abel Hermant, l’érudition de Léon Treich, le commerce de Paul Valéry, les campagnes d’Henri Béraud, les prouesses d’Henri de Montherlant, les épates de Joseph Delteil, les gros mots des Surréalistes…, tout cela ne passe-t-il point par-dessus la tête des gens ? Et ont-ils davantage souci que de pépiements de moineaux, coassements de grenouilles, ou parades de bateleurs forains ?

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Frédéric Lefèvre fit honneur au déjeuner familial, et ne dédaigna point mes eaux-de-vie. Je lui en sus gré : j’admire les bonnes fourchettes et les gosiers accueillants. Je lui laissai la parole ; il en usa en Parisien et en homme d’esprit. Le temps passa si bien que nous n’allâmes point au Carmel. Il voulait être au 146 de la rue Montmartre avant la fermeture des bureaux ; les confitures dégustées, le café pris à petits coups, il n’avait que juste le temps, en faisant du soixante à l’heure.

Nous nous sommes quittés bons amis, et rien ne troublera nos relations, tant que mes confidences resteront secrètes. Il m’a recommandé à Maurice Martin du Gard, grâce à qui j’écris maintenant dans Les Nouvelles littéraires, aux quatorzièmes pages, où sont les bons écrivains. C’est un résultat dont les Lexoviens ne sont pas touchés. Les publications de l’abbé Hardy les intéressent bien davantage. Il est vrai qu’elles vont jusqu’au bout du monde, et qu’il fait part aux foules de Lisieux des compliments qu’il reçoit. Je ne suis vain qu’avec mes intimes, et cela ne me réussit guère. « Vois, disais-je au plus cher d’entre eux, après lui avoir narré cet entretien, vois ! Frédéric Lefèvre m’a préféré à nos vieilles maisons et à notre rue de Livarot. Les pouilleries glorieuses, le sanctuaire doré, lui ont été de moins d’attrait que mon humble cuisine à confitures. » Mais le compère aussi de dire : « Est-il sûr que tu lui en as débité si long ? Je te connais : tu es plutôt capable de t’être laissé arracher en les bégayant deux ou trois paradoxes usés et une demi-douzaine de rosseries faciles. Ces irrévérences prolixes ne seraient-elles point un de ces exploits du petit matin quand, au chaud sous les couvertures, l’esprit est agile et les pensées promptes ? »


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