LEDIEU, Alcius (1850-1912) : Exode des Bourgeois d’Harfleur et des Drapiers de Montivilliers à Abbeville en 1440 (1901).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.XI.2011)
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 148) du Pays normand, revue mensuelle illustrée d'ethnographie et d'art populaire, 2ème année, 1901.

Exode des Bourgeois d’Harfleur
et des Drapiers de Montivilliers
à Abbeville en 1440

par
Alcius Ledieu

~*~

LES Français occupaient Harfleur depuis cinq ans, lorsque, au mois d’avril 1440, Talbot assembla à Rouen une armée de six mille hommes qu’il envoya devant Harfleur sous le commandement du comte de Sommerset.

L’investissement de la place se fit par terre et par mer. La garnison, qui avait pour capitaine Jean d’Estouteville, se défendit courageusement. A plusieurs reprises, les assiégés demandèrent des secours au roi Charles VII, mais leur appel demeurait vain.

C’est seulement cinq mois plus tard que le comte d’Eu fut envoyé devant Harfleur avec une armée de quatre mille combattants.

Le 26 septembre, l’échevinage d’Abbeville décidait en assemblée de prêter au comte d’Eu deux pièces d’artillerie de vaisseau appartenant à la ville.

Dans l’armée de secours, nous apprend Monstrelet, se trouvaient Dunois, le bâtard de Bourbon, la Hire et autres capitaines de grand renom. Ils quittèrent l’Ile-de-France avec leurs troupes et arrivèrent à Amiens ; ils suivirent la Somme jusqu’à Corbie, où ils la traversèrent, et prirent la direction d’Abbeville. Arrivée dans cette ville, l’armée de secours se trouva grossie des combattants que lui amenèrent les seigneurs d’Auxi, de Humières, d’Airaines, de Contay et autres gentilshommes picards.

Ces troupes quittèrent la capitale du Ponthieu « en très belle et bonne ordonnance », dit le chroniqueur que nous venons de citer ; elles emmenaient trente chariots d’artillerie, de munitions et de vivres ; elles se dirigèrent sur la ville d’Eu ; l’avant-garde était commandée par le bâtard de Bourbon et par la Hire.

L’armée du comte d’Eu s’établit à Montivilliers (1) ; elle engagea plusieurs escarmouches contre les Anglais, beaucoup plus forts en nombre ; aussi, l’expédition française fut-elle malheureuse.

Toute tentative de secourir Harfleur ayant été reconnue inutile, le sire de Rambures obtint un sauf-conduit des Anglais et traita de la reddition de la place, stipulant que les habitants sortiraient un bâton à la main.

Pendant que se discutaient les articles de la capitulation, la Hira et ses compagnons marchaient à grandes journées sur Abbeville. Aussitôt après que la garnison française eut quitté Montivilliers, les Anglais entrèrent dans cette ville et en chassèrent les habitants comme ils venaient de le faire à Harfleur.

Les malheureux expulsés rejoignirent l’armée française, qu’ils suivirent dans le Ponthieu ; arrivés à Abbeville avec leurs femmes et leurs enfants, ils demandèrent à être autorisés à se fixer dans cette ville. La municipalité, compatissant aux misères de ces malheureux, fit droit à leur requête par délibération du 15 novembre 1440 ; elle leur accorda de rester deux ans et plus dans la ville, les exempta de tailles et d’aides, et leur concéda les mêmes franchises et les mêmes libertés qu’aux bourgeois de la cité.

Le même jour, l’échevinage d’Abbeville s’occupait des drapiers de Montivilliers aussi réfugiés dans la capitale du Ponthieu et leur octroyait le droit d’y exercer leur industrie ; et, à la même séance, il était procédé à la nomination d’une commission composée du maire, de trois échevins et de quatre maïeurs de bannière pour « parler ausdicts de Montierviller » pour leur demander ce qu’ils voulaient de plus.

Une nouvelle délibération fut prise le 14 février suivant par la municipalité d’Abbeville sur la demande adressée par les marchands et les drapiers de Montivilliers réfugiés dans la capitale du Ponthieu. Par égard pour le patriotisme des demandeurs, qui n’avaient point voulu demeurer en l’obéissance des Anglais, les maïeur et échevins accordèrent l’autorisation sollicitée, mais en l’entourant de réserves qui montrent bien avec quelle prévoyance, quelque peu jalouse, les municipalités du moyen âge protégeaient le travail des corporations urbaines.

L’échevinage d’Abbeville n’accorda l’autorisation demandée que pour une durée d’un an ; pendant ce laps de temps, les drapiers de Montivilliers ne pourront fabriquer plus de cent pièces de drap ; chacune de ces pièces devra être soumise à l’examen de « l’eswart » chargé de l’inspection des draps, qui fera appliquer la marque de fabrique d’Abbeville à côté de celle de Montivilliers si l’intéressé le juge à propos.

Ces différentes délibérations, que l’on trouvera plus loin, offrent un réel intérêt tant au point de vue de l’émigration normande au XVe siècle qu’au point de vue du patriotisme des populations de cette province ; la dernière délibération montre aussi quel était l’esprit qui animait, sous le règne de Charles VII, une des plus importantes municipalités du nord de la France.

On se demandera très certainement pourquoi les bourgeois d’Harfleur choisirent Abbeville comme lieu de refuge. Pour se soustraire au joug anglais, ces malheureux n’avaient point le choix. Il est tout naturel de penser que, pour accomplir leur exode, l’idée leur vint de suivre l’armée française pour se mettre sous sa protection.

Cependant, Louandre (2) semble insinuer que, si les bourgeois d’Harfleur étaient venus demander l’hospitalité aux Abbevillois, c’est peut-être parce que, vingt-cinq ans auparavant, chassés une première fois de leur ville par le roi anglais, ils avaient déjà reçu le meilleur accueil dans la patrie de Ringois, lequel préféra être précipité dans la mer à Douvres en 1369 par les Anglais plutôt que de prêter serment au roi Édouard.

C’est en ces termes que Lefèvre de Saint-Remy raconte de quelle manière Henri V, roi d’Angleterre, fit chasser de leur ville les habitants d’Harfleur en 1415 : « Et pareillement furent mis prisonniers grant partie de bourgois, et failly qu’ilz se rachetassent grant finances ; et avec ce furent boutez dehors. Et aussi furent la plus grant partie des femmes avec leurs enfans ; et leur bailloit on au partir chascune Vs et une partie de leurs vestemens. Sy estoit piteuse chose de oyr les regrectz piteux et lamentacions que faisoient iceulx habitans, délaissans ainsi leur ville avec tous leurs biens. Ave ce furent licenciez tous les prebstres et gens d’église ; et, tant que à parler des biens quy là furent trouvez, il en y avoit sans nombre ; lesquelz demourèrent au roy d’Angleterre (3) ».

Pour terminer, nous mentionnerons un souvenir concernant les deux villes d’Harfleur et d’Abbeville, qui entretenaient de fréquents rapports commerciaux au moyen âge.

Le roi Charles V avait exempté les Abbevillois et les habitants du Ponthieu de tout droit sur les marchandises achetées par eux dans l’étendue du royaume. Or, plusieurs d’entre eux se plaignirent au souverain de ce que la ville d’Harfleur percevait à son profit un écu sur chaque tonneau de vin qu’ils achetaient ou qu’ils vendaient dans cette ville. Par lettre donnée à Saint-Denis le 5 mars 1371 (v. st.), Charles V enjoignit au vice-amiral de la mer et à ses officiers de ne plus contraindre les marchands d’Abbeville à payer ce droit, attendu qu’il a octroyé par privilège aux habitants du comté de Ponthieu qu’ils soient exempts des aides et impositions de toutes denrées et marchandises qu’ils achèteront en France (4).

Alcius LEDIEU.


APPENDICE
Extrait du registre aux délibérations de l’échevinage d’Abbeville

I. – Le XXVje jour de septembre mil IIIjcXL, au grand eschevinage, a esté conclud par les eschevins, maïeurs de bannière en le présence de sir Witasse Au Costé, maïeur, que on prestera à M. le conte d’Eu deux petis weuglaires pour mectre en son waissiel où il va pour lever le siège de qui est devant Harfleu.
(En marge, d’une écriture du XVIe ou du XVIIe siècle) : Prest faict au conte d’Eu de deux pièces à feu que l’on appelle aujourd’hui doubles berches. (Fol. 62 vo).

II. – Le XVe jour de novembre l’an mil IIIjc quarante, au grant eschevinage, en le présence de sire Witasse Au Costé, maïeur, a esté conclud par grant partie des eschevins et maïeurs de bannière, sur le requeste faite par les bourgois de Harfleu afin que on leur voulsist acorder demourer en ceste ville d’Abbeville jusques à deux ans ou aultre temps sans pour ce païer tailles, aides, prests mis sus et à mectre, avoir aultelles franchises, libertés et prérogatives de bourgoisie comme les bourgois de ladicte ville, que en remuneracion de le peine et traveil qu’ilz ont souffert pour le Roy, nostre sire, au siège qui avoit esté mis par les Anglois, ennemis du Roy, nostre sire, devant ledicte ville de Harfleu, que on est d’acort que ilz demeurent en ceste ville d’Abbeville, et que ilz goent de toutes franchises et libertés dont les bourgois de ceste dicte ville goent, et que ilz ne paieront nulles tailles ne prest mis sus pour le pourfit de ceste dicte ville, ne aussy ne paieront point de guet durant deux ans se il plaist ce souffrir à monsieur le Seneschal de Pontieu ; et, se aucunes aides faloit mectre sus pour le Roy, nostre sire, ou monseigneur le Duc, ceste ville ne les tenra pas quittes en ce cas. (Fol. 63 vo).

III. – (A la suite) : Ledict jour a esté conclud au regard de ceulx de Moustierviller que ilz faicent drapperie selon l’eswart de la ville, et se ilz ne se voeullent en ce passer ; le maïeur, sire Pierre Laudée, sire Jehan Barbafust, Pierre le Ver, Enguerran Gast, eschevins ; Jehan de Limeu, Pierrotin Clabaut, Lœurens de Cateu et Colart Vandar, maïeurs de banières, ont esté commis à parler ausdicts de Moutierviller pour savoir qu’ilz voiront dire et requerre en oultre. (Ibid.)

IV. – Ledict jour (14 février 1440, v. st.) a esté conclud sur le requeste faicte par Jehan Carton, Robinet Herbert, Jehan Guerard, Wille Descamps, Robin le Crocq et autres marchans et drappiers de la ville Moustierviller, afin que ilz poessent ouvrer à leur usage dudict lieu de Moustierviller, de faire leur drapperie pour entretenir le vie d’aulz et leurs femmes, et à icelle mectre le cordel de ledicte ville ; que, pour le bonne obéissance qu’ilz ont fait au Roy, nostre dict seigneur, et que ilz ne ont point volu [demeurer] en le subjeccion des Anglois, ennemis du Roy, nostre dict seigneur ; que, jusques à ung an, ils ouvreront en ladicte ville, avec eulx Perrinet Feuquerel, Sandrin gros Watel (5), Raoulin Malleville, Raoulin Gaillart, Robinet de Chalier, Perinet Maugart et le filz Barret, durant lequel temps il feront jusques à cent draps et non plus ; lesquels ilz seront tenus de apporter à l’eswart de ledicte ville tant de bas comme de hault, là où ilz seront eswardez par les eswars de ledicte ville et ung d’entre eulz qu’ilz y commecteront pour savoir se ilz y seront souffisaument fais selon ledict eswart, et iceulx eswardés, lesdicts eswars ou commis de ledicte ville y mecteront le ver de ledicte ville avec cellui dudict lieu de Moustierviller qu’ilz y porront mectre se il leur plaist, et lesdicts draps soient souffisans passés auxdicts eswars et sans préjudice aux drois et franchises de ledicte ville. (Fol. 64 vo).

(Archives municipales d’Abbeville, BB, 60).




NOTES :
(1) Histoire de la ville de Montivilliers, par E. Dumont et A. Martin (I, 170 et suiv.)
(2) Histoire d’Abbeville, 2e éd. (I, 362, note).
(3) Chronique, t. Ier, p. 229 (éd. de la Société de l’histoire de France).
(4) Archives municipales d’Abbeville, AA, 41, n°3.
(5) Il est permis de supposer que ces drapiers se sont fixés à Abbeville, tout au moins ce dernier, qui y a fait souche ; sa famille y est encore représentée aujourd’hui, notamment par M. A. Watel, ancien notaire.


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