JOUANNE, René (1888-1987) : Une curieuse consultation grammaticale de Charles Nodier (1936).
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Deville, fasc 696) du Bulletin de la Société Historique de l'Orne, Tome LIV d'Octobre 1936.

UNE CURIEUSE CONSULTATION GRAMMATICALE DE CHARLES NODIER

par
René Jouanne

~*~

Il nous souvient d'avoir été consulté, il y a quelques années, sur le titre qu'il convenait de donner à un périodique médico-chirurgical d'Alençon. Devait-on écrire : l'Orne médicale ou l’Orne médical (1) ? Fallait-il se laisser influencer par le genre féminin du fleuve dont le département avait pris le nom, ou supposer, au contraire, qu'il s'agissait, en l'occurrence, du département de l'Orne et adopter, à ce titre, le masculin ?
 
C'est un problème analogue qui fut soumis, il y a quatre-vingt-quinze ans, par M. de la Sicotière à un célèbre littérateur et bibliophile, Charles Nodier. Nous devons à Mme la baronne de Sainte-Preuve, fidèle dépositaire de la correspondance de son père, de pouvoir mettre aujourd'hui, sous les yeux du lecteur, une curieuse consultation qui tranche définitivement une question grammaticale assez délicate.
 
Le 23 mai 1842, M. de la Sicotière adressait à Charles Nodier la lettre suivante, dont on goûtera, avec son destinataire, les qualités de style et le tour spirituel :
  
Voulez-vous bien permettre, Monsieur, à l’un de vos plus obscurs admirateurs, de vous adresser une petite requête ? Beaucoup d'autres ont eu besoin de se recommander à votre érudition si piquante, à votre si gracieuse obligeance, et tous ont été bien accueillis. Ne trouvez donc pas indiscret, je vous en prie, que moi, dont le seul titre auprès de vous est d'aimer beaucoup les livres et surtout beaucoup les vôtres, je vienne aussi vous demander quelques minutes d'audience. La sympathie profonde que j'ai depuis longtemps peur votre talent si brillant et si pur, votre réputation de bienveillance parfaite et d'inépuisable complaisance, voilà  les complices de mon indiscrétion... ou mes défenseurs ; et, tout avocat que je suis de mon métier, je compte bien plus sur leur éloquence que sur la mienne, pour gagner ma cause auprès de vous.
 
La question que je désire vous soumettre, Monsieur, est purement grammaticale et naît à propos du titre d'un livre que plusieurs de mes amis et moi projetons de publier sur le département de l'Orne. Vous n'êtes pas venu nous visiter, pauvres bas-normands que nous sommes, avec MM. Taylor et de Cailleux (2). Il faut donc que nous nous visitions et nous nous illustrions nous-mêmes, si faire se peut. Ce livre, dont j'ai l'honneur de vous adresser le prospectus, a reçu au baptême le titre d'« Orne Pittoresque et Monumentale », et je suis un des principaux coupables, s'il y en a, car je tenais l'enfant sur les fonts. Ce titre, que je croyais parfaitement irréprochable, a soulevé de vives réclamations. Quelques dames surtout, plus spirituelles que charitables, l'ont fort agréablement persifflé. Orne est ici pris pour département de l'Orne, ont-elles dit, et doit être mis au masculin. Vainement leur avons-nous répondu que le département prenait naturellement le genre de la rivière ou du fleuve qui lui avait donné son nom ; — qu'on disait : J'habite la Sarthe ; — qu'on ne dirait jamais « la Loire-Inférieure monumental » ; — qu'à la rigueur notre titre pouvait se traduire par : vues pittoresques et monumentales des bords de l'Orne, etc. Comme vous le pensez bien, Monsieur, elles ont persisté, et d'autres avec elles. Que faire ? Quel lutin assez malin, quelle fée assez bonne, quel grammairien assez habile et assez aimé d'elles pour les ramener ? Il n'y a que Trilby, il n'y a que la Fée aux miettes, il n'y a que vous, monsieur. Sérieusement, je vous serai bien reconnaissant de me faire connaître votre opinion sur cette question... si c'en est une. L'étude si consciencieuse et si approfondie que vous avez faite de toutes les ressources, de toutes les lois, de tous les caprices de notre langue, votre tact exquis nous inspirent une confiance sans bornes. Votre décision sera donc souveraine. Si vous nous donnez raison, nous nous sentirons bien forts, et toute inquiétude disparaîtra ; — si vous nous donnez tort — dî meliora pus erroremque hostibus illum ! — nous tâcherons de faire un second tirage pendant que les formes sont encore entières à l'imprimerie. Ce serait un bien triste début, pour notre pauvre et cher livre, qu'une faute de langue dans le titre. Je ne la regretterais pourtant qu'à demi puisqu'elle serait corrigée par vous, et qu'elle m'aurait offert l'occasion que je n'aurais peut-être jamais trouvée, sans cela, de vous exprimer tous les sentimens de respectueux dévoûment, d'ancienne et profonde sympathie avec lesquels j'ai l'honneur d'être, Monsieur,

Votre très humble serviteur,

Léon DE LA SICOTIÈRE,
Avocat et Inspecteur
des Monuments historiques.
 

Dès le 26 mai, Charles Nodier répondait ainsi à M. de la Sicotière :

Permettez-moi, Monsieur, avant toute autre chose, de vous remercier de la charmante et flatteuse lettre que vous m'avez fait la grâce de m'écrire et de la bienveillance qui m'a fait choisir pour juge d'une question que vous étiez fort en droit de résoudre sans moi.
 
Je n'ai jamais pris la liberté de supposer qu'une femme pût avoir tort, mais il est bien sûr que vous avez parfaitement raison. La difficulté résulte d'une mauvaise acception de sens que fait l'esprit, quand il ne réfléchit pas. Il est clair qu'on ne peut pas dire une rivière monumentale, mais le nom de la rivière est pris ici par ellipse ou par métonymie pour celui du département, et il n'y a rien de plus usité. Quand on parle des citoyens, des électeurs, des députés de l'Orne, il n'est pas question de poissons. La chicane qu'on vous fait ne me paraît nullement fondée. Votre titre est grammaticalement irréprochable, et il dit très nettement ce qu'il doit dire.
 
Laissez-moi maintenant, Monsieur, me féliciter que ce tout petit sujet de querelle se soit élevé entre vous et vos aimables compatriotes, puisqu'il m'a donné l'occasion de commencer des relations qui, je l'espère, ne s'arrêteront pas là. J'aime à croire, d'ailleurs, qu'on vous pardonnera cette victoire, et qu'on ne m'en voudra pas trop à moi-même d'avoir été un juge équitable, lorsque la balance était si naturellement disposée à pencher de l'autre côté.
  
Veuillez recevoir, Monsieur, l'assurance de ma haute et parfaite considération et de mes sentiments les plus dévoués.

Votre très humble serviteur,

Charles NODIER.
 
Ah ! qu'en termes choisis ces choses-là sont dites ! Et combien doit-on regretter ces traditions de haute courtoisie qui donnaient au commerce des hommes un charme incomparable et son véritable prix !
 
Qu'advint-il de l'Orne pittoresque et monumentale ? Le catalogue de l'Exposition alençonnaise de septembre 1842 porte (3), sous le n° 348 : « Prospectus de l'Orne pittoresque et monumentale, publication illustrée par des gravures de M. Godard et qui, comme ce prospectus, sera imprimée in-4°, sur papier raisin des Vosges, en caractère cicero neuf. »
 
D'autre part, sous le n° 147, on pouvait lire : « Godard et Oudinot. — Cadre renfermant des dessins et gravures pour l'ouvrage que publient ces deux artistes sous le titre de l'Orne pittoresque et monumentale. »
 
A cette même exposition, A. Oudinot, architecte et peintre à Alençon, avait présenté des dessins (nos 111-121) et un « projet de monument à la mémoire de Desgenettes d'Alençon » (n° 114), sur lequel le catalogue nous fournit cette utile précision : « L'artiste a représenté Desgenettes au moment où il s'inocule la peste devant l'armée. Le bas-relief rappelle le tableau de Gros : Les Pestiférés de Jaffa (4). »
 
Rapporteur de la quatrième section (Beaux-Arts), M. de La Sicotière appréciait ainsi le talent de notre jeune concitoyen, qui s'était vu attribuer une médaille de bronze grand module (5) :
 
Ses dessins au crayon et à la plume, et particulièrement ceux qui doivent figurer dans l'Orne pittoresque et monumentale, qu'il va publier de concert avec M. Godard, sont d'une exécution facile,  heureuse et vraiment remarquable.
 
Ses paysages à l'huile méritent d'être distingués. Son projet de monument à la mémoire de Desgenettes, notre courageux et savant compatriote, fait à la fois honneur à son talent et à son patriotisme.
 
Le Conseil général de l'Orne avait été sollicité de prêter son appui financier à l'édition projetée. Dans sa séance du 15 septembre 1842, le rapporteur s'exprimait en ces termes (6) :
  
M. de Vaucelle expose, au nom de la commission dont il est l'organe, que MM. Godard et Oudinot se proposent de faire paraître, sous le titre de l'Orne pittoresque et monumentale, un recueil où seront décrits et reproduits, par des gravures exécutées avec soin, tous les monuments dignes d'intérêt du département de l'Orne. Le prix de cet ouvrage sera de trente francs pour les souscripteurs. M. le Préfet a proposé d'ouvrir un crédit de 160 fr., destiné à acheter un certain nombre d'exemplaires qui seraient déposés dans les bibliothèques du département. La commission a apprécié le mérite de cette publication : en conséquence, elle propose d'allouer, au budget de 1843, une somme de 160 fr., qui sera employée par M. le Préfet à prendre des souscriptions à cet ouvrage qui sera déposé tant à la préfecture que dans les bibliothèques du département.
 
Mise aux voix, la proposition fut adoptée. Mais l'Orne pittoresque et monumentale ne vit jamais le jour, tout au moins sous sa forme primitive. En effet, le 1er septembre 1845, M. Deshayes, membre du Conseil général, demandait à l'Assemblée départementale de souscrire, pour une somme de 160 francs, à l'ouvrage intitulé : Le Département de l'Orne archéologique et pittoresque (7). Le Conseil général répondit favorablement à cet appel, dont nous reproduisons les termes élogieux :
 
Le Conseil général avait, en 1842, accordé une subvention de 160 fr. à un ouvrage intitulé : L'Orne pittoresque et monumentale ; la publication en ayant été ajournée, ce crédit n'a pas été employé. Aujourd'hui plusieurs écrivains et artistes distingués du département ont entrepris de raconter l'histoire de nos monuments et de les reproduire, par la lithographie, dans un ouvrage ayant pour titre : Le département de l'Orne archéologique et pittoresque, qui sera composé de 50 livraisons, contenant chacune quatre pages de texte in-folio et deux lithographies, et dont le prix total ne s'élèvera qu'à 37 fr. 50.
 
M. le Préfet, dans sa lettre d'envoi du 26 août, regrette de n'avoir pas reçu plus tôt les livraisons qui peuvent servir de spécimen et la demande des éditeurs, parce qu'il vous aurait proposé de porter à votre budget la somme de 160 fr. demandée comme subvention ; cet ouvrage mérite, à tous égards, l'intérêt du Conseil général : style riche, correct, concis; lithographies d'une grande vérité et d'un fini artistique remarquable; impression faite avec soin sur papier choisi et solide ; modicité de prix, tout prouve que le patriotisme, bien plus que l'intérêt, anime les rédacteurs et éditeurs du Département de l'Orne archéologique et pittoresque.
  
Soucieux de ne point heurter de front les prétentions littéraires des bas bleus alençonnais en lutte ouverte contre la grammaire, M. de la Sicotière avait habilement tourné la difficulté en donnant à son livre un titre qui ne prêtait point à l'ambiguïté : « Le Département de l'Orne archéologique et pittoresque, par MM. Léon de la Sicotière et Auguste Poulet-Malassis et par une Société d'antiquaires et d'archéologues. »
 
M. de la Sicotière s'était en effet adjoint, comme principal collaborateur, un jeune disciple et ami, âgé de 20 ans, A. Poulet-Malassis, qui devait entrer à l'École des Chartes en 1847 (8).
 
Au verso du faux-titre nous lisons : « Alençon, Imprimerie de Poulet-Malassis, Place d'Armes » et sur le titre : « Laigle, J.-F. Beuzelin, libraire-éditeur, 1845. »
 
A la fin de la table, autre nom d'imprimeur : « Paris, Imprimerie d'Adrien Le Clère et C°, rue Cassette, 29, près Saint-Sulpice. »
 
Signalons également que les lithographies furent exécutées chez Dupuis, à Laigle. Enfin, la carte du département fut éditée par Auguste Logerot, quai des Augustins, 55, et imprimée par Mangeon.

Cette diversité, qui n'affecte en rien l'unité et la valeur de l'ouvrage, atteste du moins les difficultés que dut vaincre M. de la Sicotière pour mener à bien la tâche qu'il avait si heureusement entreprise.
 
Le 18 août 1856, — et ce sera l'épilogue de cette note bibliographique, le baron Jeanin, préfet de l'Orne, demandait encore à l'éditeur, M. Beuzelin, de compléter les deux exemplaires des Archives départementales et celui de la Bibliothèque municipale d'Alençon par l'envoi de la carte du département.
  
René JOUANNE.
  

NOTES :
(1) L'Orne médicale. Archives médico-chirurgicales d'Alençon et de Bagnoles-de-l'Orne.
(2) Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France, par Ch. Nodier, J. Taylor et Alph. de Cailleux. Ancienne Normandie (Seine-Inférieure et Eure), Paris, impr. J. Didot, 1820-1825.
(3) Catalogue des Produits de l'Industrie et des Arts admis à l'Exposition publique d'Alençon en septembre 1842. Alençon, Poulet-Malassis, 1842, p. 32 et 2e section, pp. 9 et 12.
(4) Exposition des Produits de l'Industrie et des Arts à Alençon en 1842, Compte rendu, Alençon, typogr. de Poulet-Malassis, 1843. p. 35.
(5) Ce monument commémoratif ne fut jamais exécuté.
(6) Annuaire de l'Orne pour 1843. 1re partie. Procès-verbaux des séances du Conseil Général, session de 1842, p. 128.
(7) Annuaire de l'Orne pour 1846, 1re partie. Procès-verbaux des séances du Conseil Général, session de 1845, p. 169.
(8) Sur ce célèbre imprimeur-éditeur alençonnais et sur le rôle qu'il joua comme collaborateur de M. de la Sicotière, nous renvoyons à l'ouvrage que nous lui consacrons et qui paraîtra au printemps de 1938.


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