HOUEL, Ephrem (1807-....) : Le Cheval normand au moyen âge, (1881).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.XI.2003)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : norm 850) de l'Annuaire des cinq départements de l'ancienne Normandie publié à Caen en 1881 par l'Association normande.
 
Le Cheval normand au moyen âge
par
Ephrem Houel
inspecteur général honoraire des Haras
 

Parler des anciennes espèces chevalines d’un pays, c’est fort bien ; les connaître, les étudier, c’est mieux encore, quand on cherche dans ces études des points de comparaison pour satisfaire aux besoins du présent et préparer l’avenir ; mais les regretter, c’est absurde ; car, on l’a dit maintes fois, les espèces ne sont que l’expression des besoins de l’époque, autant qu’on peut l’obtenir du sol et du climat. Depuis les temps les plus reculés, par exemple, jusqu’à l’avant-dernier siècle, le principal service du cheval dans notre climat a été celui de la selle ; tous les efforts de l’éducateur normand ont donc tendu, au moyen de l’introduction du cheval oriental, ou au moins méridional, à donner de la légèreté, de la vigueur et une construction spéciale à sa race chevaline, aux dépens même de la taille et de l’ampleur que le pays donnait naturellement. Il était résulté de cet état de choses, qu’au moment où l’usage des voitures vint exiger chez le cheval une forte corpulence et une taille plus élevée, le cheval normand, quoique favorisé par le climat, ne put remplir ces conditions. On peut même citer à cette occasion, qu’à la fin du règne de Louis XIII, la Normandie ne pouvait rivaliser ni avec les peuples du Nord, ni même avec l’Italie, pour la production du cheval de carrosse. Dans un dessin fort curieux qui représente la foire de Guibray au XVIe siècle, on trouve le quartier des Chevaux Allemands. Ce ne fut donc pas, comme on l’a dit par erreur, par suite d’une mode ridicule que la Normandie fut infestée de chevaux du Nord, ce fut par une mesure nécessaire et par un besoin commercial légitime. Les espèces normandes ne répondant pas aux besoins de l’époque, on chercha à les rendre aptes à les satisfaire au moyen des types qui y répondaient le mieux. Il est possible que les types aient quelquefois été mal choisis ; mais, comme mesure générale, on ne peut qu’applaudir à une résolution qui replaçait la Normandie au premier rang des contrées chevalines de France, place qu’elle avait toujours occupée jusqu’alors, et qu’elle n’eût point conservée en s’obstinant à perpétuer des races qui n’avaient plus la vogue. On a vu le même fait se reproduire vers 1830, époque à laquelle la mode du cheval anglais domina la question commerciale, où se placent les débuts de la création du cheval anglo-normand, qui maintenant est en pleine manifestation.

Il faut le reconnaître, d’ailleurs, les races mecklem-bourgeoises, danoises et autres étaient alors dans une perfection relative fort appréciée de l’Europe entière, qui faisait venir ses chevaux de carrosse de ces contrées. Ces chevaux possédaient un degré de sang très-marqué, ils touchaient de très-près au sang oriental et étaient entretenus avec méthode par les riches éleveurs et les hommes de cheval distingués. On peut voir dans l’ouvrage rare et intéressant de Georges-Simon Winters, à quel point de perfectionnement en étaient arrivées les races de ces contrées, dont le sol, l’air, la fécondité ont d’ailleurs tant de rapports avec la Normandie. Ces chevaux, provenant de croisements avec les races orientales les plus fameuses, étaient ordinairement de poil bai, avec des balzanes et des listes ; il y en avait aussi de gris. Ces races possédaient tout ce qu’il fallait pour croiser avantageusement le cheval normand. Aussi, dès les premières tentatives, la race normande prit cette taille élevée et ce genre majestueux qui la fit bientôt distinguer parmi les plus belles et les plus recherchées de l’Europe entière. Il faut aussi remarquer avec quelle facilité cet admirable pays se soumet à tous les changements qu’on veut lui imposer, avec quelle promptitude il s’assimile les éléments les plus divers et les spécialités les plus disparates. De même qu’il avait fourni les destriers les plus renommés au moyen âge, il produisit de superbes carrossiers par le croisement du cheval du Nord, comme maintenant, au gré de chacun, il offre tantôt le cheval de demi-sang pour les attelages de luxe, le trotteur rival du russe ou de l’américain, ou le cheval de course égal à son frère d’Angleterre.

Au moyen âge, en Normandie, comme dans la plus grande partie de l’Europe, la monture privilégiée des rois et des princes était le cheval espagnol. C’était un cheval espagnol que montait Guillaume à la journée d’Hastings ; Geoffroy Plantagenet parut aux fêtes de Rouen sur un cheval espagnol ; Richard Coeur de Lion fit son entrée à Chypre sur un cheval de cette espèce, et un chevalier donna au monastère de Saint-Michel sont destrier d’Espagne.

Les plus grands rapports existaient entre la Normandie et l’Espagne, qui était alors à l’apogée de sa civilisation, eu égard aux autres nations de l’Europe ; les Maures élégants de Grenade et de Cordoue y avaient répandu les sciences et la richesse ; on célébrait ses chevaux, ses armes ; on imitait ses modes, on achetait ses étoffes de laine, de soie et d’or :

Cil portait gonfanon d’un drap vermeil d’Espagne !

Le cheval espagnol n’était pas le seul étalon méridional employé au croisement de la race normande : les chevaliers chrétiens ramenaient encore des diverses croisades un nombre considérable de chevaux orientaux ; nous en avons la preuve, entre autres par les deux coursiers de Richard Coeur de Lion, achetés par lui dans l’île de Chypre et chantés par les poètes du temps.

Voici la traduction rimée d’une des strophes qui leur ont été consacrées :

Aucun ne peut les égaler,
Soit dromadaire ou destrier ;
Chameaux courants, chevaux du More,
Sont loin d’aller si vite encore ;
Aussi pour mille bons ducats,
On ne les aurait certes pas.

Le texte dit :

For thousand pown of golde !

Alexandre Ier, roi d’Écosse, en 1121, avait fait présent à l’église de St-André d’un cheval arabe ramené d’Orient ; à son imitation les barons normands en introduisirent dans leurs haras et dans ceux des abbayes de leurs domaines ; la Barbarie fournissait aussi un grand nombre de chevaux qui venaient en Normandie par Marseille. Mais ce n’était pas seulement de l’étranger que les Normands tiraient des reproducteurs pour croiser leur race, le Midi de la France et les autres contrées en réputation à cet égard étaient mis à contribution. Il est très-facile de comprendre, en effet, que des hommes qui mettaient chaque jour leur vie et leur honneur à la merci d’un vigoureux coursier, devaient chercher tous les moyens d’amélioration que les circonstances leur présentaient, et cherchaient leurs étalons parmi ceux qui avaient montré le plus de vigueur et d’énergie dans les batailles, les chasses, les courses de bague et les chevauchées.

Les conjectures sur les croisements, améliorateurs usités dans le moyen âge, sont confirmées par ce qui nous reste des monuments de cette époque. Nous avons d’abord les sceaux appendus aux chartes des grands feudataires ou bannerets du pays, lesquels sont représentés ordinairement armés de toutes pièces et montés sur leurs chevaux de bataille. Bien que l’exécution laisse quelquefois beaucoup à désirer, il y a souvent dans le dessin de ces empreintes la preuve d’un talent réel de la part de l’artiste et surtout d’une fidélité dans les moindres détails qui ne peut faire douter de la vérité de l’ensemble. Plusieurs types y sont représentés, mais la plupart offrent l’image d’un cheval fortement établi, à la haute encolure, à l’ensemble parfait, à la croupe large et dans une belle direction, enfin à la tête sinon toujours carrée, au moins gracieuse et légère et d’un beau caractère ; La tête légèrement busquée convient au cheval de selle comme au cheval de voiture, dont on n’exige que des allures trides et cadencées et chez lesquels le premier mérite est d’être bien dans la main, qu’il soit monté ou attelé ; aussi, voyons-nous par tous les monuments qui nous restent du moyen âge jusqu’au siècle dernier, que telle était la conformation des chevaux les plus estimés, et que l’artiste a eu soin de placer la tête à la perpendiculaire, véritable position du cheval assujetti à l’empire du frein.

Ce modèle est exactement celui de la belle race du cheval anglais de demi-sang appelé autrefois hunter, cheval de chasse, et du cheval de Merlerault, tel qu’il était vers le commencement de ce siècle, provenant tous deux du mélange de la forte espèce armoricaine et du cheval oriental. Il a même beaucoup de rapport avec le cheval anglo-normand d’aujourd’hui, moins l’encolure, qui n’est pas aussi relevée chez le cheval de nos jours,  et le port de tête, qui n’est point ramené à la perpendiculaire comme l’était celui des produits du cheval espagnol ou arabe, depuis surtout que les croisements se font avec le cheval de course moderne, qui porte plus au vent et dont l’encolure est plus droite.

On voit aussi quelques types qui rappellent, sinon le cheval oriental pur, au moins celui d’un degré de sang très-avancé, observations que les peintres et les statuaires devraient prendre en considération, au lieu de représenter, comme ils le font presque tous, le cheval du moyen âge, sous la figure d’un lourd et grossier roussin, avec une forte tête, du poil aux jambes et le corps massif du cheval de trait.

Parmi les monuments qui nous restent de ces temps éloignés, il n’est pas sans intérêt pour la science qui nous occupe, de jeter un coup d’oeil sur le précieux monument appelé Tapisserie de la reine Mathilde, l’un des documents iconographiques les plus curieux qui existent, et qui représente, comme on le sait, l’histoire de la conquête d’Angleterre, par Guillaume le Conquérant. Les chevaux en grand nombre qui s’y trouvent sont du même type que ceux des chartes, mais dessinés avec moins de perfection. C’est toujours le cheval que nous avons décrit, croupe puissante, belle encolure, allures trides et membres distingués ; c’est enfin le véritable destrier, tel qu’il devait être pour porter un homme d’armes, tel qu’il se montre encore dans le type du charger anglais, réunissant la force à l’énergie et au brillant. Une remarque très-curieuse et qui corrobore l’opinion qui donne pour principal reproducteur à cette époque le cheval espagnol, c’est que le dessin représente la taille de ces chevaux comme très-moyenne, les jambes des cavaliers descendant tout au moins à la hauteur du genou, ce qui indique un cheval de 1m55 tout au plus.

Parmi les sous-races dues au croisement, il en est une qui remonte très-loin dans l’histoire normande et qui est au moins contemporaine des croisades, c’est celle du cheval d’allure ou pas relevé. Cette variété, jusqu’à la fin du siècle dernier, joua un rôle considérable en France et en Angleterre. On sait que, pour éviter les réactions du trot, les orientaux, dès les temps les plus reculés, avaient habitué leurs chevaux, au moyen de cordes et d’entraves, à marcher l’amble, allure très-douce au cavalier et qui peut être marchée à une grande vitesse. Cet usage fut importé en France probablement par les croisés, comme nous l’avons dit, et se propagea très-rapidement dans plusieurs contrées de la France, mais principalement en Bretagne, où, par suite des accouplements, cette allure qui procède par le mouvement latéral des jambes, est devenue héréditaire et a formé une variété spéciale appelée vulgairement chevaux de train. Ces chevaux étaient encore très-nombreux en Bretagne vers le milieu du siècle dernier, surtout dans les environs de Briec, qui passait pour le berceau de la race ; mais l’amélioration des chemins dans nos campagnes a détruit cette excellente petite race qui n’a plus de raison d’être depuis l’emploi des véhicules de tout genre et l’amélioration de la vicinalité.

Quant au pas relevé, produit du même ordre d’idées et inculqué au cheval par les mêmes moyens, il diffère de l’amble en ce que le cheval procède par la diagonale et fait entendre quatre battues au lieu de deux. C’est un pas enlevé, mais qui, marché à une grande vitesse, atteint celle du trot et est peut-être encore plus douce que l’amble pour le cavalier. Le cheval de pas relevé du Cotentin était très-estimé autrefois quand les voyages se faisaient à cheval, et l’on cite des merveilles de ces robustes coursiers, qui étaient aussi très-communs en Angleterre jusqu’au début de ce siècle. C’est au moment où le cheval de trot commença à remplacer le cheval de pas relevé en Angleterre que les cavaliers de ce pays prirent l’habitude de se laisser enlever sur la selle, pour éviter les réactions du trot, ce que l’on appelle trotter à l’anglaise.

Les chevaux de pas relevé étant spécialement destinés aux voyages, aux longues chevauchées, furent choisis, au début, parmi les produits les plus avancés dans le sang, de la classe des haquenées, mot dont les Anglais ont fait le hack, et l’on pouvait juger par leur poil, ordinairement bai, avec des listes, des balzanes et autres bigarrures, qu’ils étaient issus de familles variées, mais toujours sans doute les plus énergiques et doués des plus hautes qualités, puisqu’on leur demandait avant tout, l’énergie, la vigueur et la résistance.

Les ducs de Normandie imprimèrent à cette province un élan civilisateur qui est peut-être un des faits les plus marquants de l’histoire du moyen âge, en préludant à la fondation du royaume d’Angleterre, et en développant, dans leurs possessions françaises, le commerce, l’agriculture et l’industrie ; mais ce fut surtout vers l’élevage du cheval que leurs efforts furent principalement dirigés. Aussi, cette époque vit-elle se fonder la plupart des grands haras, dont nous retrouvons des traces à chaque page de l’histoire.

Le premier de tous en importance était celui de Caen, situé sur le fief de Venoix et auquel étaient attachés les prairies de Venoix, de Louvigny et les vastes herbages qui s’étendent sous les buttes d’Allemagne, en remontant le cours de l’Orne. On sait que la famille Le Maréchal, de Venoix, tirait son origine de la fonction de ses auteurs, maréchaux ou intendants des écuries des ducs de Normandie pour le fief de Venoix.

La famille Tesson, dont on avait coutume de dire que sur trois pieds de terre deux étaient à elle, possédait des haras considérables dans le Bessin, le Cotentin et le Cinglais. Parmi les concessions que ses membres firent aux abbayes, on voit qu’ils donnèrent à celle de Fontenay la dîme de leur haras de Cerny.

Les Marmion, champions héréditaires des ducs de Normandie et des rois d’Angleterre, possédaient des haras dans les environs de Fontenay, de Caen et de Bayeux. On voit dans un grand nombre de chartes les donations de chevaux qu’ils faisaient aux abbayes ou à leurs vassaux.

Les Belesme, devenus comtes de Shrewsbury en Angleterre, possédaient des haras considérables en Normandie, dans les environs d’Alençon et de Belesme, et l’on peut à bon droit conjecturer que ces établissements contribuèrent à la renommée équestre du Merlerault. L’histoire dit positivement que Roger de Belesme fournissait ses haras de chevaux espagnols, dont il introduisit l’espèce en Angleterre, dans son haras de Powis.

Parmi les seigneurs normands qui possédaient des haras considérables, l’histoire cite Gautier et Raoul d’Astin, fondateurs du prieuré des Biards, en Avranchin, qui vivaient au XIe siècle ; Gérold, qui donna à l’abbaye de St-Amand la dîme de ses juments de Roumare ; Roger, possesseur d’un vaste haras dans la forêt de Brotonne ; Robert du Hommet, Hugues de Chester, Gasselin de La Pommeraie, Guillaume Le Moine. On citait encore les cavales sauvages du manoir de Neville en Cotentin, de Robert Bertran, du comte de Leicester, le haras de Montchauvet, le haras de la forêt de Brix et un grand nombre d’autres à diverses époques.

Mais si les grands feudataires possédaient des haras pour fournir aux remontes de leurs écuries et à celles de leurs vassaux, les abbayes, de leur côté, entretenaient des établissements de ce genre dans lesquels ils élevaient des coursiers de bataille et des haquenées de voyage. Les types de reproduction leur étaient donnés, soit par de vieux guerriers qui se faisaient moines, soit par des feudataires, pour le salut de leur âme et celle de leurs proches.

On trouve à cet égard de précieux documents dans les chroniques normandes, en voici quelques exemples :

« Dans ce temps, Roger, fils aîné d’Engenald, de l’Aigle, fut tué ; Engenald et sa femme, Richveride, vivement affligés de cette mort, allèrent à Ouche, demandèrent et obtinrent les prières et les bontés des moines, pour leur propre salut et celui de Roger, leur fils, dont ils offraient le cheval, qui était de grand prix, à Dieu et aux religieux pour le salut de l’âme de ce jeune homme. Comme le cheval était excellent, Esnauld en fit la demande, et remit à Baudric les hommes et la terre de Baugency sous l’ancien pouvoir du couvent. C’est ce qui fut accordé : Esnauld reçut de l’abbé Robert le cheval de son cousin Roger, et remit au domaine de l’Église, Baudric et toute la terre de Baugency dont il est question. »

Goisfroy, fils de Baudry de Montfort, consent à la donation que fait son père aux religieux de Maule de divers domaines et dîmes, et reçoit d’eux en échange un cheval de 60 sols et une somme de 20 sous. (A cette époque une paire de souliers valait 6 deniers).

Ansold de Maule, en mourant, fait don aux moines d’un excellent palefroi, en place duquel Pierre, son fils, leur donna la terre de Marcenai et leur confirma les donations de ses pères.

Hugues, prieur de St-Évroult, donna à Goislin un cheval de 4 Livres, pour la concession que fit ce seigneur des terres données à l’abbaye de Maule par Tesza, femme de Bernard l’Aveugle.

Guillaume, fils de Théobald du Moulin, donne et confirme les donations faites par son père à l’abbaye de Barberie et reçoit en échange un cheval de bataille.

L’abbaye du Mont-St-Michel, une des plus fameuses de la chrétienté, avait plusieurs haras dans ses vastes possessions et les religieux avaient un soin tout particulier de l’élevage du cheval. Nous avons vu qu’un chevalier lui avait fait don d’un destrier d’Espagne. Une charte nous apprend que l’Abbaye fit présent à Robert de Dully d’un superbe palefroi, palefredum tanto viro dignum.

Vers 1070, Gérold donne à l’abbaye de St-Amand la dîme de ses juments de Roumare. Gaultier et Raoul Dastin, vers 1082, accordent aux moines de la Couture le même droit sur les juments qu’ils pouvaient avoir tant à Vezins, dans l’Avranchin, que dans toute autre localié de la Normandie.

En 1086, Roger enrichit l’abbaye de St-Wandrille de la dîme de ses haras de la forêt de Brotonne.

Henri Ier confirme à l’église de St-Georges-de-Bocherville la dîme des juments de Raoul, chambellan de son père.

Le prieuré de St-Fromond reçut de Robert du Hommet la dîme de ses poulains et les moines de St-Sever la dîme des juments de Hugues, comte de Chester.

L’abbaye du Val, en 1124, reçut la dîme des juments normandes de Gascelin de La Pommeraye. Vers 1155, Guillaume Le Moine donne aux religieux de Montebourg la dîme des poulains de ses cavales sauvages, appartenant au manoir de Neuville en Cotentin. Robert Bertran, confirme au prieuré de Beaumont-en-Auge, vers 1180, la dîme de ses juments et de ses poulains.

Dans la grande charte en faveur de l’abbaye de St-Évroul, le comte de Leicester fait mention de son haras de Montchauvet.

M. Léopold Delisle, aux recherches duquel la science historique doit de grands enseignements, fait remarquer que c’est surtout dans la forêt de Lions que les communautés religieuses possédaient un plus grand nombre de haras.

Saint Louis déclare, à la date du 5 avril 1257, que les moines de Mortimer auraient, tant qu’il leur plairait, droits d’usages pour leurs haras dans la moitié de la lande appelée : Amara herba !

Philippe le Bon permet aux mêmes religieux d’envoyer pendant l’année leur haras dans la lande Corcel. L’année suivante, il accorde le même privilége au prieuré de St-Laurent-en-Lions.

En 1365, Charles V donne aux religieux de l’Ile-Dieu droit d’usage pour leur haras en la lande Corcel, depuis l’enlèvement des foins jusqu’à mi-mai.

Une charte de l’abbaye de Notre-Dame-du-Voeu, près Cherbourg, en 1478, porte ce qui suit en parlant de la forêt de Brix : « et y avons pasturages en notre haras. »

Il serait oiseux de citer tous les documents de cette nature qui abondent dans les chartriers, il suffit de prouver l’importance attachée pendant le moyen âge à l’élevage du cheval.

On ne doit pas s’étonner que les abbayes et les grands monastères fussent pourvus de haras, et que les moines du moyen âge s’occupassent avec succès de la propagation et de l’amélioration de l’espèce chevaline ; leurs vastes possessions, presque toujours situées dans les lieux les plus fertiles et les plus favorables à la belle production animale, leur facilitaient cette tendance universelle à cette époque. D’un autre côté, la nécessité où ils étaient de reconnaître la protection qui leur était accordée par les seigneurs terriens, lesquels ne trouvaient rien de plus précieux que le don d’un cheval, le besoin qu’ils en avaient eux-mêmes pour leur service et celui de leurs vassaux, leur en faisaient une loi. Mais une considération plus puissante que toutes les autres était la stabilité et la paix relative dont jouissaient les possessions des abbayes sous la crosse abbatiale. Tandis qu’il n’y avait aucun domaine particulier ou même princier qui fût à l’abri des dévastations et des déprédations causées par les guerres continuelles de cette époque, les abbayes, protégées par l’influence religieuse, pouvaient en paix cultiver leurs champs, et faire progresser l’amélioration des races animales et en particulier des races chevalines, qui plus que les autres réclament une fixité dans les berceaux, une constance dans les méthodes et une direction dans les accouplements, que ne pouvaient souvent donner les feudataires, toujours occupés de guerres étrangères ou de querelles intestines. Les moines assujettis à l’hérédité viagère, plus efficace encore que celle du sang pour la conservation des traditions et des habitudes, avaient donc tout ce qu’il faut pour entretenir le foyer vivifiant des belles et bonnes races chevalines, et cette circonstance ne doit pas être oubliée, quand on veut se rendre compte de la supériorité qu’acquirent au moyen âge les chevaux de Normandie et de la France elle-même, sur tous ceux des peuples de l’Europe. A côté de ces établissements équestres répandus à profusion sur le sol normand, il y avait aussi des institutions propres à faire apprécier le mérite et la beauté des chevaux et à développer leurs qualités. La chasse à cheval, image de la guerre, était comme on le sait, pour les premiers Normands, non-seulement un goût propre à développer les forces du cheval et du cavalier, mais encore une passion frénétique qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours chez nos frères d’Angleterre, et qui, plus que toute autre institution, a contribué à l’amélioration du cheval. Dès le temps du duc Guillaume Longue-Épée, les seigneurs français venaient en Normandie jouir des fêtes militaires et des chasses de la Cour. Guillaume de Poitiers, Hugues le Grand et Hébert de Vermandois s’y rendirent vers l’an 935 ; on lit dans Wace :

Hue ert dus de Paris, mult ont grant seignerie,
Hebert fu de France prince de chevalerie ;
Mult erent gentiz homs et de grand manatie,
Et dus Guillaume vindrent au dus par estoudie,
Por joie et por desduit è por veir cachier.

Nous ne parlerons pas des tournois et des joûtes qui avaient lieu dans chaque ville et dont un grand nombre ont conservé le souvenir dans le nom de lisses presque toujours consacrées à l’usage des promenades modernes. Cependant nous ne devons pas passer sous silence deux documents curieux relatifs à l’établissement de jeux équestres en Normandie pendant le moyen âge. Le premier est une charte de l’année 1238, qui nous apprend que la lande de la Meauffe, près St-Lo, fut conférée aux habitants de ladite paroisse, par Dame Luce de la Meauffe, pour y exercer leurs chevaux et courir la bague.

C’était à peu près l’époque où les courses étaient instituées en Angleterre, lesquelles eurent lieu d’abord sur la place du marché aux chevaux de Smithfield, près de Londres, selon l’historien Fitz Stephen. Il est probable que cette concession ne fut pas la seule et que beaucoup d’autres exercices équestres étaient usités en Normandie dans les mêmes conditions. Nous en avons effectivement la preuve dans le second document dont nous avons fait mention ; il s’agit d’un aveu rendu, en 1503, à Pierre Davy, seigneur de St-Malo-de-la-Lande, près Coutances, dans lequel se trouve le passage suivant :

« .... Et s’il est ainsi que moi ledit aîné me marie, je dois férir et jouster à la quintaine de Monseigneur, et le dit seigneur me doit trouver un cheval sellé et une perche d’aune verte de 13 pieds de long et je dois courir trois courses, et doit être la dite perche grosse par le pied de la poignée à la douille, et si me trouve cheval, je puis courir plus de trois courses, et si je ne romps pas la dite perche d’aune, je dois payer treize raies d’avoine et l’amende, et si je la romps sans choir, je suis quitte de l’amende et de l’avoine. »

La même clause de l’aveu se retrouve dans un nombre infini d’afféagements des XIIIe, XIVe, XVe et XVIe siècles. C’est-à-dire dans tous les temps où le combat à la lance fut en usage dans les batailles.

Ce document est d’autant plus curieux à étudier, dans ces différentes prescriptions, qu’il nous initie à la vie militaire de cette époque ; on voit d’abord qu’il implique l’art de l’équitation et le dressage, parties intégrantes des habitudes nationales de nos pères. La quintaine était un poteau, que l’on revêtait quelquefois d’une armure ayant l’apparence d’un homme de bataille, il était placé au bout d’une lice ou carrière, voisine du château ; les jeunes gens de la paroisse y venaient jouer pour apprendre à manier la lance et à monter à cheval. Comme on le voit, cet exercice était obligatoire pour les feudataires, comme aujourd’hui le service militaire, et chaque prescription a pour objet un perfectionnement de l’homme d’armes. En effet, il ne s’agit pas ici d’une simple parade, de la course rapide d’un cheval, ni même de l’adresse instinctive du cavalier, il faut encore l’habitude fréquente de l’équitation pour lancer son cheval et modérer son élan dans la direction exacte de l’objet qu’il s’agit de frapper ; il faut encore le tenir exactement dans la main et dans les jambes, mesurer de l’oeil le but à atteindre et laisser sa lance l’aborder sans hésitation. Il faut, d’un autre côté, que le cheval soit dressé de telle sorte qu’il ne s’effraye pas à l’aspect du poteau, qu’il sache s’arrêter à point lorsque le but est manqué et supporter sans faiblir le contre-coup du choc de la lance quand le but est atteint ; toutes choses qui supposent chez l’homme et chez le cavalier l’habitude et l’exercice fréquent. Ce n’est pas tout encore, on remarquera ces mots : «Le seigneur me doit trouver un cheval .... !» En effet, c’était au seigneur, quand le fief n’était pas suffisant, à fournir ses vassaux de chevaux et d’armes. Dans ce cas le vassal pouvait fournir trois courses, c’est-à-dire que, s’il manquait le but à la première ou à la seconde, il pouvait en fournir une troisième, mais pas plus. Alors il devait payer l’avoine et l’amende pour prix de sa maladresse. Mais si, au contraire, le vassal avait un cheval à lui, il avait la faculté de courir jusqu’à ce qu’il eût rompu la lance ou qu’il eût fatigué son cheval ; la loi favorisait ainsi le possesseur d’un cheval dressé et préparé pour la guerre.

Les courses à la quintaine, qui portaient aussi le nom de jacques ou jaquemart, disparurent peu à peu des habitudes féodales avec l’abandon des armures de fer lors de l’invention de la poudre. L’habitude les fit conserver longtemps dans quelques contrées, à l’avantage du dressage du cheval de selle ; on en retrouve encore souvent des traces à la fin du XVIIe siècle. Enfin elles se fondirent dans les exercices de manége, courses de bagues et courses de tête, réservées maintenant aux carrousels militaires.

On ne doit pas s’étonner du grand nombre de haras qui couvraient le sol normand au moyen âge, ni de la profusion des exercices hippiques qui y étaient en usage, si l’on comprend bien l’importance d’un bon cheval à cette époque éminemment cavalière. C’était de lui que dépendait la gloire et la fortune de l’homme d’armes et souvent le destin du pays, aussi le prix n’avait-il nulle proportion avec celui des autres denrées. Le Grand d’Aussy, dont les recherches savantes nous fournissent les documents les plus importants sur les prix des chevaux au moyen âge, avoue ne rien comprendre à l’incroyable cherté qu’atteignaient certains chevaux, tandis que d’autres ne dépassaient pas le prix d’un boeuf ! Cette question nous semble facile à résoudre. Les hommes de ces temps, dont la guerre était la principale besogne, mettaient la même différence entre le prix d’un excellent destrier et celui d’un roussin ou d’un sommier, qu’un turfiste, de nos jours, mettrait entre un pur sang célèbre et un porteur de choux, et plus encore s’il est possible, car il ne s’agit ici que d’une question d’argent ou d’amour-propre, à savoir qui sera victorieux dans la lutte, tandis qu’un bon destrier pouvait décider du sort d’une bataille, ou du destin d’un empire. Tout mon royaume pour un cheval ! disait un roi d’Angleterre au fort de la mêlée.

Au XVe siècle, les chevaux de l’écurie du roi étaient payés à l’ordinaire quarante livres, soit quarante mille francs, valeur actuelle, et souvent au-delà. En 1420, Guillaume Bataille, conseiller du Régent, cède à ce prince « ung cheval bay brun, pié blanc derrière et marqué à la cuisse dextre, au prix de quinze cents francs ! soit cent cinquante mille francs de notre monnaie. »

En terminant cette revue de l’époque du moyen âge, il n’est pas sans intérêt de jeter un coup d’oeil approximatif sur les diverses variétés de chevaux qui devaient exister en Normandie, conformément aux habitudes que nous avons mentionnées. Nous trouvons d’abord le cheval des landes et des bruyères, à moitié sauvage, et connu jusqu’à notre époque sous le nom de sommier ; c’était le cheval de bât, le cheval du charbonnier et du bûcheron dont les derniers restes se rencontrent encore quelquefois aux abords des forêts, mais qui ne sera bientôt plus qu’un souvenir légendaire. Ce cheval se trouvait principalement dans l’Avranchin, le Bocage et la partie du département de l’Orne qui comprend les villes de Flers et de Domfront. Plus élevé dans l’échelle du perfectionnement, mais aussi plus élevé de taille, se trouvait le cheval de la Hague, trapu, nerveux, sobre et d’une prodigieuse vigueur ; le haguais était certainement le produit du cheval oriental avec la race indigène, et participait par son organisation physique et morale du pays montagneux où il était né et du voisinage des côtes maritimes ; comme les chevaux d’Achille, il pissait aux bords de la mer ! C’était le frère du poney d’Écosse et du pays de Galles. Ces petits chevaux furent très-employés au moyen âge, on s’en servait pour les voyages et les courses rapides. On lit dans la chronique des conquêtes des Normands en Sicile, que l’un des Tancrède partit d’Hauteville-la-Guichard, monté sur un cheval si petit que les pieds du héros traînaient à terre. La tapisserie de la reine Mathilde, monument dont nous avons déjà parlé et dont on ne peut trop vanter l’exactitude sous le rapport des coutumes du temps, n’a garde d’oublier le poney normand ; on en voit donc deux parfaitement distincts des autres chevaux ; non-seulement leur taille est très-inférieure à celle des chevaux de bataille, mais leur conformation est plus compacte et leur tête plus carrée ; ni l’un ni l’autre ne sont montés, ils sont tenus en main par leurs cavaliers vêtus à la légère et qui semblent recevoir les ordres de deux chefs, dont l’un est monté sur un puissant destrier ; ce sont sans doute deux messagers chargés d’instructions pour la bataille.

La classe des palfreniers et des destriers se trouvait partout ; elle provenait du mélange du sang espagnol et oriental avec la forte jument normande. Cette classe que l’on peut appeler de demi-sang avait, comme son homonyme de notre époque, plus ou moins de distinction, selon que les croisements améliorateurs avaient été plus fréquents, que les soins leur étaient prodigués avec plus d’intelligence, ou que le sol et le climat leur convînt mieux. Il n’y a pas d’obstacle à penser que le cheval du Merlerault, par exemple, n’ait eu plus de distinction et d’élégance, celui du Cotentin et du Bessin plus d’ensemble et de force, ainsi de suite. Nous ne doutons pas non plus que la race noire du Cotentin, qui a subsisté jusqu’à nos jours, n’ait reçu de sang étranger que juste ce qu’il en fallait pour acquérir des qualités et corriger les imperfections inhérentes dans nos latitudes à toute race non croisée, mais pas assez pour changer son poil et son excellent ensemble.

Jusqu’à la fin du règne de Louis XIII, on peut dire que le cheval normand se bornait à répondre aux besoins de l’époque, qui étaient alors presque exclusivement ceux de la selle. Plus petit dans la Hague et dans le Bocage, plus fort et plus brillant dans le Merlerault, plus épais dans le Cotentin et dans la vallée d’Auge, c’était toujours le même cheval qui répondait assez au cheval anglo-normand de notre époque, avec cette différence que l’étalon améliorateur était l’arabe et l’espagnol, au lieu que celui de notre temps est le pur sang anglais. La seule espèce spéciale entretenue avec soin, qui était alors d’une utilité considérable et dont il se faisait un commerce important, était le cheval de pas relevé dit bidet d’allure ; mais à l’époque dont nous parlons, il se fit un grand mouvement dans la spécialité du cheval ; l’usage des voitures s’introduisant dans les grandes villes, il se trouva que le Bessin et le Cotentin surtout produisirent à l’aide du croisement avec les chevaux du Nord de superbes chevaux qui dépassèrent même leurs pères. Aussi, pendant près d’un siècle, le cheval du Cotentin fut-il considéré comme le plus beau carrossier du monde, et l’on sait que lord Pembrock écrivait à Bourgelat : qu’il ne concevait pas le goût des Français pour le cheval anglais, quand il voyait les belles espèces de carrosse de la Normandie et les belles espèces de selles du Limousin et de la Navarre. L’élevage du carrossier prit une telle importance, dans le Cotentin surtout, qu’on y distingua bientôt plusieurs variétés curieuses à étudier ; il y avait d’abord le fort cheval noir, qui n’était autre que l’ancienne espèce provenant des croisements orientaux, mais qui, grandie et grossie par l’influence du sol et du climat, était arrivée à une taille assez forte et surtout à une ampleur magistrale. Cette espèce dont il est resté longtemps quelques types dans les environs de Carentan, et qui existait encore en grand nombre au commencement de ce siècle, était d’un beau noir et presque toujours zain ; elle avait le chanfrein un peu rond sans être busqué, l’oeil était beau et à fleur de tête, l’encolure rouée et puissante, l’épaule un peu ronde sans être trop chargée, les membres secs et forts, la poitrine profonde, la croupe belle et puissante, et le pied excellent. Cette espèce, propre à la selle et à l’attelage, était susceptible d’un excellent dressage, elle se ramenait bien et donnait franchement dans la main. Leur allure avait du tride et beaucoup de brillant, enfin ils étaient d’un tempérament à toute épreuve et d’une vigueur incroyable. La race normande, si souvent croisée et améliorée par l’étalon andaloux, en avait conservé beaucoup dans la prestance et le caractère. Les hommes de la génération qui vient de finir se rappelaient encore que, dans leur jeunesse, ils avaient fait le voyage de St-Lo à Paris en trois jours avec de lourdes voitures attelées de chevaux de la race. Le dernier étalon de cette espèce, appelé Corbeau, est mort au dépôt de St-Lo, en 1830 ; il portait les insignes de son espèce, les moustaches et le bouquet de crins au genou. C’était un signe de vieille origine. Le berceau principal de l’espèce noire, répandue d’ailleurs dans le Cotentin et le Bessin, se trouvait dans les environs de Carentan. La famille d’Aigneaux a conservé longtemps, dans son domaine de l’Ile-Marie, des individus de cette race.

La seconde espèce était la race bai ; celle-ci provenait plus directement du croisement avec les étalons danois, allemands et napolitains ; elle était d’une grande taille et d’une haute élégance. Cette variété avait pour type un bai d’un beau reflet doré, la croupe longue, la queue attachée très-haut, l’épaule belle, le garrot élevé, l’encolure rouée et des membres magnifiques, mais la tête était trop souvent affreusement busquée, ce qui était le genre de l’époque. Du reste, comme la ganache était large, que la tête se ramenait facilement à la perpendiculaire et que le cheval se bridait bien, par conséquent, ce défaut se dissimulait à l’attelage qui était surtout la spécialité de cette espèce trop forte pour la selle ; les mieux réussis de cette espèce se vendaient de grands prix pour les attelages de Paris, et tant que la mode du cheval busqué fut en honneur, elle fit la fortune des éleveurs, mais comme toute défectuosité tend à s’accroître par la consanguinité, des défauts considérables ne tardèrent pas à infecter cette belle espèce ; les dos s’allongèrent, les poitrines devinrent moins profondes, les épaules se redressèrent, les genoux se creusèrent et l’affreuse affection du cornage qui fit tant de tort au cheval normand se propagea de plus en plus ; non pas comme on le croit, par le croisement du cheval du Nord et la forme busquée du chanfrein, mais plutôt par la grande taille que l’on cherchait à obtenir pour satisfaire la mode qui demandait des tailles de plus en plus élevées. En effet, quels que soient la race et le sang d’un cheval ainsi que la conformation de sa tête, dès qu’il arrive à une taille qui dépasse la condition normale de sa race, la gêne de la respiration en est la suite inévitable, et le cornage se développe. Souvent ces chevaux atteignaient une taille si élevée qu’on avait donné aux cavales qui dépassaient certaine taille le sobriquet de passeuses de Vey ; voici à quelle occasion : on sait que la rivière de Vire, en se jetant dans la mer de la Manche, forme une baie assez large, connue sous le nom de Vey ; avant la construction du beau pont établi sur la route de Carentan à Bayeux, on passait la rivière en deux endroits, le Grand-Vey et le Petit-Vey. Les voyageurs trouvaient de chaque côté un relais complet de chevaux pour lequel on recherchait la plus grande taille possible afin que les cavaliers ne se mouillassent pas les jambes ; c’est de là que les grandes juments de la race dont nous parlons prirent la dénomination de passeuses de Vey. C’est cette espèce qui de dégénération en dégénrationet par suite d’accouplements consanguins, fit porter plus tard un jugement sévère sur les anciennes races normandes dont elles n’étaient que la caricature. Cependant, entretenues principalement dans le Bessin par des éleveurs intelligents, elles purent se conserver dans un type élevé par suite de croisements judicieux avec les étalons du dépôt de Saint-Lo ; l’étalon Ajax fut un des derniers représentants de la belle race bai du Cotentin.

A l’époque dont nous parlons, on remarquait encore en Normandie une famille assez nombreuse appelée Race du Sacre ! Cette variété, qui provenait des croisements opérés avec des étalons gris, avait pris cette dénomination du service spécial auquel elle était destinée. On sait qu’autrefois les chevaux blancs étaient réservés pour les cérémonies de la cour et des princes souverains, c’était sur des chevaux blancs que les souverains et les vainqueurs entraient dans leurs capitales soumises. Cet usage se continua lorsque les voitures remplacèrent le cheval monté. Les écuries des rois possédèrent toujours un certain nombre de chevaux de cette robe, qu’on employait dans toutes les fêtes d’apparat, principalement pour le sacre dont cette espèce prit le nom. Cette variété avait tout l’aspect de son emploi, son poil était d’un superbe pommelé dans sa jeunesse et d’un blanc luisant dans son âge avancé, la tête n’était pas busquée, l’encolure était très-rouée, comme du reste toutes les variétés de cette époque, les encolures droites ne sont venues en France qu’avec les croisements du pur sang anglais, ce qui, par parenthèse, n’est pas leur plus grand mérite, surtout pour l’attelage qui demande un ramener constant et une position de tête bien assurée. Les membres étaient forts et dans une belle direction, la queue était attachée haut, sa prestance était superbe et justifiait, par la majesté de son port, la spécialité à laquelle ce cheval était destiné. Les deux derniers types de la race du sacre ont été Cinna, étalon du dépôt de Saint-Lo, et Exact, étalon du haras du Pin, qui contribua à l’amélioration de la race percheronne.

Parmi les causes qui contribuèrent à donner à la Normandie une remarquable fécondité et une douceur de température qui n’appartient pas à sa zone polaire, il faut compter l’influence du grand courant atlantique qui, partant du golfe du Mexique, vient répandre ses ondes tièdes chargées de fucus et d’algues marines, sur les côtes d’Irlande, d’Angleterre, du nord de la Bretagne et de la Normandie ; on remarque, en effet, que ces contrées jouissent d’un climat tout à fait différent de celui que leur attribue leur position géographique. Il est juste de penser que la spécialité de ces contrées pour l’élevage des chevaux, tout à la fois forts et distingués, et leur aptitude à s’assimiler à la race orientale avec autant de facilité qu’on peut le reconnaître dans le cheval de pur sang, ne soient dues à cette circonstance exceptionnelle ; voici ce qu’un auteur dit à ce sujet :

« Il est facile de se rendre compte de l’énorme quantité de chaleur versée sur nos côtes par le Gulf-Stream, en comparant les températures observées en Amérique et en Europe sous la même latitude. Tandis qu’à Terre-Neuve, les côtes sont prises dans les glaces pendant tout l’hiver et quelquefois jusqu’au mois de juin, la mer ne gèle jamais dans le port de Liverpool qui est cependant situé à deux degrés plus au nord. Tandis que l’Angleterre et l’Irlande font partie des régions tempérées ; le Labrador, situé sous la même latitude, appartient déjà à la zone glaciale. »

Nous terminerons par une lettre de Colbert, maître des requêtes, à son cousin le célèbre Ministre, en date du 17 août 1672, par laquelle il lui fait connaître l’état de l’élevage en Normandie à cette époque :

« J’ay ici trouvé M. de Garsault et ay visité avec luy les escuries de la foire de Guibray, où nous avons remarqué que la plus part des chevaux qui sont à la dite foire sont bretons de fort petite taille, grosses têtes et fortes encolures, mais d’ailleurs bien faits de corps et de jambes, entre lesquelles il ne s’en est trouvé que quatre sortis des étalons du roy qui ont été assez chers vendus aussy tost qu’ils ont esté arrivés à ceste foire, tant à cause de leur beauté que taille avantageuse et esperance de leur augmentation, n’estant âgés que de trois ans, et les raisons que les marchands ont dit de ce qu’ils n’en avoient pas amené d’avantage ont été que les paysans avoient d’abord eu peine à se résoudre de mener leurs cavales aux étalons que le roy a fait establir en Bretagne, attendu qu’elles estoient de trop petite taille pour de si grands chevaux et qu’ils avoient appréhendé que les poulains qui proviendroient de leurs cavales ne leur fussent enlevés, de laquelle chimérique appréhension ils commencent à se détromper, les marchands disant qu’ils ont une quantité de beaux poulains d’un an ainsi que le laict de cette année.

Et à l’esgard des poulains qui pourroient venir du Cotentin, les marchands disent que les gentilshommes les enlèvent de dessoubs la mère pour les eslever avec plus de soings que ne feroient les paysans, joinct qu’ils réservent leurs poulains pour les mener à la foire de Saint-Flecelle en Cotentin à cause qu’ils sont trop éloignés de celle de Guibray.

Le dit sieur de Garsault est parti de cette ville pour s’en aller avec le sieur du Plessis visiter les étalons de cette généralité et j’espère les rejoindre à Verneuil ou à Mortagne, affin de considérer sur ce qui est à faire touschant l’augmentation de cet établissement fort avantageux à cette province. »


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