GOUGET, Louis (1877-1915) :  En marge du Phédon (1911).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.VII.2005)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 211) de l'édition donnée à Caen en 1926 par Jouan et Bigot dans le recueil  Dans le Cinglais : nouvelles et légendes normandes avec des illustrations de Charles Léandre.

En marge du Phédon
par
Louis Gouget,

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Pourquoi Socrate s’était-il marié ? - Mystérieuse question que les disciples du Maître, Xénophon et Platon, n’ont point élucidée… La solitude pesait-elle au grand philosophe ? Répugnait-il aux cuisines indigestes des restaurants athéniens ?. - Nous ferions cent hypothèses sans rencontrer la vraie. Le fait est qu’il s’était marié, et que cela ne lui avait point réussi. Non que Xantippe, sa légitime épouse fut légère, non qu’elle aimât le plaisir, non qu’elle fut ignorante des choses domestiques. Rien de tel. La débauche n’était point son fait… et pour cause, elle n’était pas jolie… Les futilités, ni la bagatelle ne lui faisaient point tourner la tête. Bien loin : elle avait les plus solides et appréciables vertus ménagères et je pense qu’elle eût fait le bonheur de quelque sycophante de la rue des Carènes ou de quelque magister navis du Pirée. Mais unie à un philosophe, c’était abominable : tandis que lui, tout esprit et toute pensée, se hâtait vers l’Aither et prenait en haut son vol, elle, tout intérêt et toute matière, enchaînait son âme à l’office ; ménage discordant s’il en fût jamais. Socrate étudiait, plongé dans une longue méditation, les problèmes ardus de la morale, Xantippe surgissait, rageuse, lui reprochait sa paresse et qu’il ne sait pas gagner les drachmes ni les oboles… C’est que cette femme était pingre, d’une pingrerie dont Plaute lui-même n’eut pas idée. Vice chez elle d’autant plus singulier que sans être riche, Socrate avait quelque bien et pouvait recourir au besoin à la bourse de ses disciples. Mais Xantippe ne rassasiait point : comme certaines femmes modernes, elle considérait le mari, non comme un être vivant, souffrant et pensant, mais comme une mécanique dressée à peiner dur pour remplir la caisse : elle estimait les talents, non le talent - aussi faisait-elle assez peu de cas de son philosophe que les siècles ont fait dieu ; elle lui préférait les héliastes crottés qui relevaient leurs toges, couraient à l’aréopage s’occuper d’une maigre chicane et rapportaient ensuite quelque monnaie au logis…

Les querelles d’intérieur étaient fréquentes : au début Socrate s’exaspérait, il était homme et fort chatouilleux : mais peu à peu, il s’apaisa, pratiqua avant la lettre la maxime fameuse des stoïciens : αυηχου ou απηχου ou… s’abstint et supporta… Devenu de marbre, il ne haussait même pas les épaules : aux premiers gros mots, il s’échappait, gagnait la rue, vagabondait à travers Athènes. On le vit s’attarder sur le Pirée en conversation grave avec les matelots dont il préférait l’haleine alliacée aux aigres mots de Xantippe qui troublaient son démon familier. Le jour où il reçut par la tête la fameuse douche historique il dit : « Petite pluie abat grand vent » et il n’en fut rien d’autre. Un point tout de même le chagrinait, c’était l’espèce de haine stupide que Xantippe professait pour ses disciples les plus aimés : « Que vient faire ici cet aristocrate qui me regarde de haut avec son sourire figé, c’était de Xénophon qu’elle parlait ainsi.. - A la fin cet homme aux larges épaules (c’était Platon) devient bien encombrant… - Je ne puis plus supporter ce raisonneur subtil et ironique (c’était Criton) il m’assomme ». Le pauvre Socrate en était navré de honte et s’excusait auprès de ses disciples qu’il chérissait comme des enfants - Aussi s’explique-t-on la mélancolie profonde de la réponse qu’il fit un jour à ceux qui lui reprochaient de bâtir une maison trop petite : « Plût aux dieux qu’elle fût pleine de bons amis. » Souhait irréalisable ; Xantippe eût vidé bien vite la maison…

Au contraire, elle semblait avoir des complaisances singulières pour les ennemis mortels de son malheureux époux. Elle les vantait à tout propos…

- « Que n’écris-tu, disait-elle, des Comédies comme Aristophane. - Voilà un homme d’esprit, un homme populaire et qui gagne tout ce qu’il veut. »

Socrate aurait pu répondre que tout le monde n’a point le tempérament de flatter les passions populaires pour en tirer profit et qu’au surplus, il est plus digne de raisonner sur l’essence divine que de narguer grossièrement les Immortels » - Peine perdue, Xantippe n’eut pas compris.

Il se taisait donc et faisait, grâce à son épouse, l’apprentissage de la douleur. Il s’affinait l’esprit et le coeur, méditait avec plus de fruit que s’il eut été heureux et en somme l’acariâtre Xantippe ne lui nuisit point. Loin de là, elle lui inspira à son insu, ses paroles les plus altières et ses plus énergiques résolutions.

Accusé d’avoir corrompu la jeunesse, les juges lui dirent. « Choisissez votre supplice. - La peine que je mérite, répondit-il avec fierté, c’est d’être nourri au Prytanée aux frais de la République. » Voulait-il par cette réponse, d’allure arrogante braver les juges. Point. Mais il espérait en sa requête et qu’il esquiverait pour toujours la table conjugale. - On se rappelle aussi qu’il refusa de sortir de prison et évoqua aux yeux de Criton médusé, les lois et la République qui l’arrêtaient sur le seuil. - « Socrate ! que vas-tu faire ? l’action que tu prépares ne tend-elle pas à renverser autant qu’il est en toi et nous et l’Etat tout entier. Car quel Etat peut subsister où les jugements rendus n’ont aucune force et son foulés aux pieds par les particuliers ?... Ou ta sagesse va-t-elle jusqu’à ne pas savoir que la Patrie a plus droit à nos respects et à nos hommages, qu’elle est plus auguste et plus sainte devant les dieux et les hommes sages qu’un père, qu’une mère et que tous les aïeux ? » etc., etc… Tout cela est magnifique. Mais au fond, ce n’était point la Patrie, ni la République, ni les lois qu’il voyait sur le seuil, mais la figure chicanière de Xantippe et plutôt que de rentrer dans l’enfer de son ménage, il préféra rester paisible dans les fers.

Il y mourut. Condamné à boire la ciguë, il ne protesta pas, mais réunit ses amis les plus chers pour leur dire un dernier, un sublime adieu… Ils étaient là, ravis et désespérés, encore sous le charme de sa réconfortante parole, aux portes de la mort, il venait d’affirmer l’immortalité de l’âme ; il avait chanté l’harmonie des lyres, et comme le cygne qui se pleure, il s’unissait par l’extase à la divinité : les accents merveilleux et inouis, résonnaient encore sous les voutes et l’air en était comme imprégné, c’était l’instant du recueillement doux et ses disciples saisis du frisson de l’au-delà s’attendaient à voir l’âme du maître s’envoler radieuse vers les cimes éternelles. Tout à coup Xantippe entre en coup de vent, les cheveux épars, sans souci des disciples, elle va droit à Socrate et l’interpelle en ces termes. - « O Socrate, voici donc la dernière fois, que tu vois ces gens-là je t’avais bien prédit que tu en arriverais là avec tes songes creux, que ne m’as-tu écoutée ! De quoi t’ont servi tes chimères : N’aurais-tu pas mieux fait de t’occuper de ta maison et de gagner quelque argent au lieu de… » elle en eut dit bien davantage mais Socrate l’arrêta.

« Pourtant, dit-il doucement, la Divinité est Une et l’Ame est immortelle.

- « Qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? Des idées, des idées, vit-on avec des idées ? je me moque des idées, moi…

- « Ma mie, répondit brusquement Socrate, laissez-moi finir en paix, veuillez seulement, sitôt que j’aurai fermé les yeux, sacrifier un coq à Esculape…

- A quoi bon, puisque vous êtes certain de mourir, sacrifier un coq au dieu des médecins, c’est encore une dépense superflue, c’est bien de vous cela… je ne sacrifierai rien, tenez-vous le pour dit…

Les disciples suffoquaient de surprise. Cébès méprisant faisait la moue ; Simmias grave, doux, mélancolique haussait les épaules, Criton qui avait le sens aigu du comique se mordait les lèvres.

La bouche divine de Socrate frémit d’indignation, il fut sur le point d’articuler des paroles regrettables.-- « Sacré cham… ». mais il n’acheva point, estimant superflu autant qu’opportun d’évoquer en cet instant solennel la figure disgracieuse, quoique si profondément humain du fameux quadrupède égyptiaque. Il retomba donc sur sa couche et soupira… Un peu à l’écart se tenait l’homme qui portait la ciguë. Il demeurait debout pensif, suffisamment apitoyé, mais sculptural, l’aiguière d’argent gracieusement posée sur l’épaule, semblable à un choéphore… Socrate d’un geste vague, les yeux languissants, lui tendit sa coupe… » Redonne-m’en mon ami, dit-il ». Il but, se leva, se tira, sentit ses jambes s’appesantir, puis s’étendit à nouveau et expira…

Incontinent les disciples, émus jusqu’aux larmes couvrirent leurs visages de leurs manteaux. Xantippe bondit sur le cadavre, chercha la ceinture soupesa la bourse, la constata vide et dit rageuse : «Parbleu, je m’en doutais, il n’avait plus le sou. » puis maugréant, elle gagna la porte.

En vérité, je vous le dis, voilà ce qui se passa à l’heure dernière du plus sage et du plus juste des hommes.

Volontairement Platon a omis certains détails. C’est qu’il était d’Athènes, galant homme, et sacrifiait l’histoire vraie à la courtoisie pour les dames…


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