GOUGET, Louis (1877-1915) :  Une Légende du Val-de-Vire (1910).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.VI.2005)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 211) de l'édition donnée à Caen en 1926 par Jouan et Bigot dans le recueil  Dans le Cinglais : nouvelles et légendes normandes avec des illustrations de Charles Léandre.
 
Une Légende du Val-de-Vire
par
Louis Gouget,

~*~


        Il est doux d’aller en rêvant
        Des Vaux de Vire aux Vaux de Bures.


La ballade de Gustave Le Vavasseur au reste bien connue des florilèges normands m’a toujours charmé - elle respire la fraîche abondance du poète de Longny, un de ces rimeurs délicats, bien nés, pensifs et légers, sans morgue, ni superbe, ni éclats, qui rappellent les figures tout à la fois malicieuses et graves de nos Segrais et de nos Sarrazin. Combien je bénis ce vieux maître, d’avoir pris non la harpe sonore,ni la lyre prétentieuse, mais seulement la fûte légère pour chanter nos vallées aussi belles, je pense, que la fameuse plaine de Tempé. - Je ne connais au reste, cette dernière que par oui-dire, mais je parierais qu’elle ne vaut point notre Val-de-Vire - que les dieux y aient pris jadis leurs ébats, je le concède, mais les dieux n’avaient point la légèreté diaphane de nos goubelires, de nos fées et de nos milloraines - J’entends aussi qu’Orphée y pleura Eurydice. - Mais ce poète élégiaque qui chantait pour les bêtes, (la preuve en est qu’il les dompta, ce qui d’ailleurs est depuis refusé aux poètes) eut la naïveté d’aller repêcher sa femme aux enfers et ne sut même pas se défendre de la curiosité d’abord et des bacchantes ensuite. - Qu’eut fait en cette occurrence, Olivier Basselin, poète, lui aussi, et combien de chanteurs illustres de nos vallons virois. - Corne de boeuf, il eut défié les bacchantes et les eût battues de leurs propres verges, car chacun sait que fervent disciple du bon Denys : il savait tenir en verve et ne craignait point la riposte. - Je l’estime donc, non à l’égal, mais au-dessus d‘Orphée. - Car, s’il ne dompta point les bêtes, il fit mieux et vainquit les Anglais, qui ne le sont point, puis il chanta hardiment dans les cabarets, illustrés de houx, le Cidre de Normandie et le bon vin d’Orléans, passe-temps plus utile à mon sens, qu’aller « cri, dans l’Enfer, » quelque lymphatique et dolente péronnelle.

Quittant le pays de Cinglais, il m’arriva parfois de m’égarer dans les vallons virois - j’y séjournai même, il m’en souvient, assez longtemps naguère : j’aimai tant Basselin et Le Houx que ma foi je les évoquai, sans profit, en cinq actes et en vers s’il vous plaît - je démontrai que si c’étaient de hardis buveurs, il ne fallait point les confondre avec les ivrognes maudits qui ne trouvent au fond du verre, que colère, hébétude, puisqu’ils y trouvaient eux santé, liesse et courage. - Je dis qu’ils avaient aussi chanté l’amour, et rimé la belle pastorale de la Reine des Fleurs.

            - Reine des fleurs, ô fleur du Val-de-Vire,
            Quand je vous vois, mon coeur est en émoi.


J’ajoutai enfin qu’ils avaient chanté la guerre et qu’ils l’avaient faite - et que, pour la faire cesser, la triple couronne de laurier, de pampre et de myrte devait orner ces fronts plébéiens qui avaient célébré, le vin, les dames et la gloire.

Tout fier de mon oeuvre, j’en espérai quelque chose. - Naïveté, écrivez donc en vers à une époque plate comme la nôtre, et qui comprend à peine le sermo pedestris ! briguez le prix de poésie, en un temps où si Eschyle revenait il se verrait préférer le plongeur de ses cuisines. - Mon manuscrit partout repoussé, dort dans mon armoire, comme dans un tombeau en attendant non le jugement dernier, mais la résurrection des belles-lettres et du goût.

Aujourd’hui je reviens du Val-de-Vire, non avec un drame en cinq actes, les malheurs m’ont rendu modeste, mais avec une jolie légende qu’on dirait éclose sous les plumes délicates des Daudet ou des Roumanille. - A vrai dire cette légende n’est point, il s’en faut, contemporaine de Basselin - j’eusse donc pu me dispenser du long préambule que j’ai consacré au rimeur virois, qui lui ne rime à rien - mais je conte ce qui me plait, comme il me plait, quand il me plait et ceux que cela dérange n’ont, ma foi, qu’à fermer mon livre - au surplus, je n’ai pas voulu revenant à Vire me dispenser de saluer une sympathique et vieille connaissance et c’est pourquoi j’ai tant parlé de Basselin ; maintenant j’aborde mon sujet.

Au temps où se place cette histoire, Vire était colonie romaine - Son château déjà construit appartenait à un certain Corbécènus, chauve comme Coesar, atteint à son exemple du mal comitial, mais non point comme lui, d’une insigne démence, comme va le prouver la suite du récit. - Vers ce même temps, Exupère commençait de planter la croix sur le sol bayeusain - Hardi pionnier, ce grand évêque un peu rude, avançait domptant les coeurs brutaux des Barbares, renversant les idoles, édifiant les premières églises :

                Urbis aggrediens
                Baïæ confinia
                Fana demoliens
                Solo doemonia
.

Il n’avait point encore atteint les pays Virois et n’avait point tenté de dompter le coeur de Corbécènus. Mais ce dernier en avait-il un ? Comme beaucoup de Romains de cette époque et même, au dire de Salluste, des époques antérieures, il ne connaissait qu’un dieu et c’était le ventre - Son avarice était proverbiale, sa dureté légendaire, sa goinfrerie inénarrable…. Il portait les mains sur tout le pays. - Au lever de l’aurore, il montait à cheval et sa silhouette semblable à celle de Vitellius, bien en chair, comme on le sait, se profilait sur la campagne. - De jeunes Romains galopaient à ses côtés, alertes et avides, décavés par les orgies et aussi déjà par les brigues électorales ; ces éphèbes aux dents longues, venaient se refaire en Normandie. - Rien n’échappait à leurs rapines, ni les jolies petites vaches à croupe courte du pays boscain, ni les moutons du crû, ni même ces intéressants animaux vêtus de soie et dont les andouilles ont acquis une réputation mondiale.

Quand venait le soir, le château s’illuminait et les rapines du matin servaient à faire ripaille. - C’était donc une misérable et honteuse vie que menait Corbécènus ; toutefois n’en riez point, vous lui ressemblez comme frères, gens de négoce douteux, gens de politique et de bourse, francs happe-lopins. Vous vous levez dès l’aube en quête d’une proie, comme les dogues qui cherchent un os à manger, le soir dans leurs niches - Vous vivez comme mon héros sans idéal, sans foi, sans espérance future. - Vous êtes ceux qui tournent le dos au mât dans le «naufrage de la Méduse». - Vous n’avez coeur, âme, ni conscience ; si vous naviguez, veillez, travaillez, bataillez, c’est pour le ventre. - Dieu vous adresse une bonne gastrite, et n’en parlons plus, païens que vous êtes. - Quant à Corbécènus c’était un païen renforcé et il y avait peu de chance pour qu’il s’amendât.

Aussi le jour ou un malheureux envoyé d’Exupère, s’en vint frapper à la porte du donjon pour parler de renoncement aux Romains et leur annoncer la Bonne Nouvelle, on le pria de passer outre et on lui ferma le pont-levis au nez - quis mihi dabit hunc, pedes nodos ? vociféra Corbécènus en latin, bien entendu, ce qui en français se dit « qui m’a fichu ce va-nu-pieds. » - Le va-nu-pieds s’en alla fort triste, les mains jointes et priant Dieu. - Mais comme il errait le front baissé, aux bords de la Vire, il entendit une voix jeune et pure qui chantait ce refrain :

            « Mon coeur vole, vole, vole,
            Mon coeur vole vers les cieux. »


- « Quel est donc celui dont le coeur vole ainsi vers Dieu, se dit l’apôtre. - c’est quelque humble paysan, sans doute. » C’était moins encore - c’était un pauvre pastoureau tout jeunet, qui gardait au long des berges herbeuses, les cavales du seigneur Corbécènus. - Esclave latin, il se nommait Sever, était léger d’estomac, léger de vêtements, léger d’argent, mais ma foi ce matin, l’onde était pure, les prés luisaient sous la rosée, les côteaux virois prenaient de douces teintes sous le bleu du ciel, les cavales paissaient dociles, et le pastoureau comme une alouette gauloise, laissait monter comme elle son jeune coeur vers l’azur.

L’apôtre l’aborda. - Pauvres tous les deux, ils lièrent connaissance et communièrent dans la pauvreté de Jésus-Christ. - Mon pinceau n’est point assez délicat pour rendre cette scène de la primitive Eglise qui se passa sur les bords tranquilles de la Vire, tandis que l’apôtre et le berger devisaient entre eux. - Le premier racontait l’Evangile et Sever était tout oreilles, imaginant une à une les scènes du Saint Livre : La Vire si douce devenait le Cédron tumultueux, les bosquets penchés sur elle figuraient le bois des Oliviers, et là-bas sous les nuages dominant le rocher du château, se dressait le gibet sacré. - Heureux les humbles ! Heureux ceux qui pleurent : aimez-vous les uns les autres ; ces paroles sublimes qui ont soutenu dix-huit siècles et n’ont point vieilli, toutes neuves alors, pénétraient comme des jets de flamme dans l’esprit de Sever. Les cavales se rapprochaient du groupe et paraissaient indifférentes en apparence, mais on ne sait point quels sentiments peut-être agitaient leurs crinières blanches. - Quand Sever se leva, il était chrétien - quelques doux mots, quelques gouttes d’eau limpide de la Vire - avaient accompli ce miracle. - L’apôtre se retira et longtemps, sur les bords du fleuve les cavales le suivirent en groupe, non fougueuses, mais calmes et respectueuses, comme si elles eussent voulu lui faire une escorte d’honneur.

Sitôt que Sever fut chrétien, il ne le fut pas à demi. Il priait, dès que l’aube blanchissait les chênes, il priait encore quand le soleil couchant incendiait les côteaux. - Il était charitable aussi et comme on dit, il ne se laissait rien - les loqueteux, il y en avait déjà dans ce temps-là, et il y en aura toujours, en dépit des lois d’assistance, le savaient bien : aussi venaient-ils rôder autour de lui et leurs yeux avides mangeaient d’avance le pain bis et le fromage dur que le pastoureau portait en son bissac. - Sever ne trompait jamais leur attente ; il ouvrait toujours le bissac et riait de plaisir, à voir les dents d’autrui dévorer son maigre repas. - Quant à lui, il vivait d’eau pure et aussi de douces pensées qu’il caressait errant plein de bonheur, le long de la Vire aux berges herbeuses.

Ce bonheur durait depuis quelque temps, lorsqu’un jour le seigneur Corbécènus, revenant d’une chasse fructueuse, écrasant son coursier de son poids excessif, aperçut son pâtour en train de faire l’aumône. - « Mehercule, gronda-t-il, il ne jurait jamais qu’en latin - Mehercule - voilà un gaillard qui donne un bien mauvais exemple - qu’arrivera-t-il, Dieux immortels, si au lieu de voler les pauvres, on s’avise maintenant de les nourrir ». Et dès lors il prit en grippe le malheureux Sever et il n’y eut misère qu’il ne s’avisât de lui faire. Certain jour, il ordonna à ses valets de mettre dans le bissac des graviers à la place de pain. - Ce fut peine inutile, car celui qui nourrit les oiseaux du Ciel, fit pour Sever un miracle et changea les cailloux du bissac en un gâteau délicieux, tel que n’en font pas, même de nos jours, les meilleurs pâtissiers de Vire. - Les pauvres ne perdirent point leur pitance, ni Sever la joie de la charité. - Corbécènus avait entrepris de corriger son serviteur, mais, soit dit sans calembour, il y perdit son latin - on ne vient point facilement à bout de l’avarice, mais par contre en Dieu, il est de grandes âmes dont on ne dompte jamais la sainte prodigalité. Tout au contraire, croît-elle, comme les flammes, comme les douleurs, comme l’amour. - Le pâtour avait commencé par donner son pain, il finit par donner ses vêtements. - Corbécènus lui fit encore mille peines. - Sever n’avait personne à qui se plaindre, tout au plus un soupir lui échappait quelquefois et contait-il ses peines aux peupliers et aux ormes rabougris qui se penchaient sur les eaux. Pourtant quand il pleurait, ses cavales l’écoutaient attentives, oubliant de broûter et cessant de remuer leurs bouches pleines d’herbe. Ainsi l’âne de la crèche, tout stupide qu’il fût, dressa son oreille paresseuse et dédaigna, une seconde ses chardons, quand retentit, le premier vagissement du Sauveur. Mais loin d’arrêter les aumônes du pâtre, la colère de Corbécènus, les excita. - Saint Martin avait donné seulement la moitié de son manteau : n’en déplaise au patron de ma paroisse, Sever fit plus, il donna son manteau tout entier. - « Cette fois, dit Corbécènus, c’est trop fort, et puisque ce sot donne ses vêtements aux pauvres, il couchera à la belle étoile » et il ordonna que le soir on fermât le pont-levis avant la rentrée du pâtour. - Le gouverneur romain trouva même cette plaisanterie si drôle qu’il en rit à en devenir cramoisi. - Or il faut que vous sachiez que cette année-là le temps était très rigoureux. - C’était comme disent les paysans : « L’année du grand hivè, l’année que le feu gelit ». - Ayant donc revêtu un malheureux transi de froid, Sever, à la nuit tombante revenait vers le château. - Déjà les meurtrières s’allumaient et le pâtour hâtait le pas, allégé par le froid piquant du soir. - Mais à peine heurta-t-il la poterne. - Nul ne répondit. Le pont-levis était levé et la valetaille exécutait fidèlement les ordres de Corbécènus. - Alors Sever eut un moment de désespérance : tout près il entendait les rires joyeux monter du château - on festoyait là autour d’un bon feu et lui sentait que la rigueur des frimas, allait lui donner la mort. - Pour comble de malheur le ciel, qui tout le jour avait roulé de gros nuages gris, creva tout à coup et tristement, lentement, continument les flocons blancs tombèrent. - Sever dont les épaules se chargeaient de neige, sentit que c’était la fin et voulant mourir la prière aux lèvres, il se mit à genoux. - Tout à coup, il entendit dans le lointain un bruit formidable, pareil au bruit des flots qui regagnent la grève. - C’était un terrible galop qui s’avançait vers lui. - Il se détourna et vit la troupe de ses cavales arrivant à toutes brides, les crins au vent, les naseaux écumants. - Elles allaient donc, affolées sans doute, le fouler sous leurs sabots, ces chères bêtes qu’il aimait tant et auxquelles il donnait de si doux noms ! La Blanche, la Coquette, le Mignonne. - Il eut un geste d’effroi et mit ses mains sur ses yeux. - Mais ses craintes étaient vaines, car à peine ces superbes cavales l’eurent-elles aperçu qu’elles hennirent joyeusement et s’arrêtèrent court, à deux pas de lui. - Ce qui se passa par la suite fut prodigieux. - Les bêtes, comme si une volonté unique les eut animées, firent cercle autour de Sever, l’entourèrent étroitement, le réchauffant de leur haleine, amoureusement, comme une mère borde son nouveau-né pour le garantir du froid.

Toute la nuit se passa ainsi et le lendemain quand les valets de Corbécènus sortirent s’attendant à trouver un cadavre, ils aperçurent le jeune pâtour qui priait, les yeux au ciel, entouré de ses fidèles cavales - Il était sauvé.

Un semblable prodige ne demeura pas inconnu - La charité de Sever avait déjà converti quelques habitants du Val-de-Vire, le miracle des cavales fit le reste  - Il y eut bientôt en ce pays une puissante colonie chrétienne. - A quelque temps de là Sever en fut le pasteur, puis il devint évêque et fut même un des plus grands évêques normands : la mort venue on le canonisa : entre autres miracles que fit son corps bienheureux, vous saurez que sur sa tombe crut un lys merveilleux, qui prenait racine en son coeur.

Et Corbécènus ? que devint Corbécènus ? - Les avis sont partagés, adhuc sub judici lis est. - Les uns prétendent qu’il mourût d’indigestion. - On lui fit des funérailles pompeuses, civiles bien entendu : on lui éleva mausolée avec épitaphe, deux poètes latins, prenant à la lettre le précepte d’Horace, y mentaient en vers à qui mieux mieux. Son âme d’ailleurs fut damnée, mais le diable la trouvant plate et laide n’en voulut point et la laissa aux chiens. - C’est la première opinion mais un bon chanoine de Coutances ne veut point l’adopter. - Il prétend que Sever toucha le coeur de Corbécènus et que ce dernier se convertit et mourut en bon chrétien.

Ai-je besoin de dire que c’est cette seconde opinion que j’adopte.  - J’aime les légendes religieuses qui se terminent bien et où en fin de compte tous les héros meurent bien et s’en vont « ès douces fleurs du Paradis ».


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