GAUMENT, Jean & , Camille :  Les chandelles éteintes (1936).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.X.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1484) des Chandelles éteintes publiées à Rouen chez  Maugard en 1936.

Les chandelles éteintes
contes normands
par
Jean Gaument & Camille Cé

~*~

[suite]

Louchot


SUR la petite place de l’Ancienne-Halle, à Caen, Louchot et Chochon, assis sur le bord du trottoir, au milieu des épluchures de chou, discutent religion.

Louchot porte dix ans ; il en a seize ; il louche horriblement ; il boite un peu, son raisonnement aussi. Chochon a des tremblements nerveux, un parler traînard qui bave de lippes tombantes. Le quartier s’amuse d’eux comme de deux pâles idiots. Ils ont une face fripée de papier mâché, des yeux déteints, des fronts qui fuient comme les crânes comiques des clowns, des nippes de misère, l’air rabougri de plantes sans soleil.

Ils discutent avec acharnement religion, sur le trottoir.

- « Je t’ai bien vu dimanche, fait Louchot, reniflant de mépris, que tu suivais la procession à Saint-Sauveur avec un ciarge.

- Ah ! en voilà des histouères, traînaille Chochon, pour qui que je la suivrais point, pisque c’est mon idée à mé ?

- T’es qu’un sale calotin, c’est parce que les curés ils donnent la pièce à ton pé, et des patates et tout, que tu vas leur licher le darrière… Tiens, le v’là, ton ratichon qui passe ; salue-le. - Des simagrées, tout ça ! parce que, annonce Louchot sentencieusement, va à l’église ou point, sois galetard, sois gueux, moi je te dis : Il y a les bons dans le monde, et puis il y a les ratatouilles ! »

La discussion philosophique est coupée par un « psitt » parti d’une fenêtre, derrière des pots de fleurs.

- « Penses-tu que j’ai le temps de discuter avec un sale calotin comme toi ? V’là la Mariée qui m’appelle, tu comprends… » Et Louchot s’ensauve, tordu comme un crabe et grimpe un escalier qui se perd dans la nuit.

Sur un palier noir, une porte s’ouvre et projette une clarté ; une voix fraîche rit : une jeune femme s’avance dans la lumière. C’est Elle, pour sûr, qui répand du jour sur le palier noir. Louchot reste hypnotisé, le regard tors et craintif ; il fait un grand salut cérémonieux.

- « Qui qui faut pour te servir, la Mariée ?

- Voyons, entre, que je t’explique. »

Alors, avec des précautions, sur le tapis de corde, il essuie ses galoches ; il entre dans la cuisine sur la pointe du pied. Il suit la Mariée comme une reine ; elle fleure si bon, des odeurs comme on n’en respire pas tous les jours.

- « Ecoute bien. Tu sais, la mercerie Saulnier, rue Froide, près de l’antiquaire, tu m’y prendras du fil à la Tête-de-Cheval, n° 50 et du coton rouge à broder. Répète.

- Du coton n° 50 et du fil à broder.

- C’est le contraire. Et puis, tiens, voilà une bouteille ; tu achèteras un litre de petit cidre à trois sous chez Goupillot et une boîte d’allumettes. Je te donne vingt sous, tu me rapporteras la monnaie. Compris ?

- Je vas galoper, la Mariée, tu vas voir. A tout à l’heure, la Mariée ! »

Et fier et tendre, il lui jette un regard de chien aimant et dégringole dans le fracas de ses galoches.

La Mariée rit toute seule.

Cinq minutes plus tard, pan, pan, c’est lui qui revient.

Il revient époumonné.

- « Tiens, v’là ton litre, ton fil, ton coton, tes allumettes et six sous. Il fait raide bon chez toi. Vrai, je me reposerais bien.

- Si fatigué que ça ?

- J’ai couru pour te revenir plus vite.

- Dis-donc, veux-tu me scier du bois ? tu serais un bon gars.

- Passe-moi ta petite scie, je suis pas maladret, tu sais. »

Tout en s’échinant, il glisse un coup d’oeil par l’entrebaillement de la porte sur la salle clairette et cirée ; il y a un coucou sculpté, des certificats d’études encadrés au mur, une pendule d’or sous un globe, une jardinière en argent avec dedans des fleurs inconnues et belles.

Louchot médite : « Mince ! c’est rudement chouette chez toi ! » Il la regarde à la dérobée, tandis qu’elle brode à la fenêtre ; ses joues veloutées dans la lumière lui paraissent trop douces pour des lèvres humaines. Dans la bonne tiédeur d’elle, dans le chant de sa voix, on serait au chaud, on ne serait plus le voyou abandonné des rues ; toutes les corvées pour elle seraient trop légères : cirer ses chères mignonnes bottines, charrier son eau, c’est des rêves trop hauts.

- « Va donc chercher la balayette dans ma chambre pour balayer la sciure. »

Il contemple le parquet glacé, puis ses chaussures crottées ; alors, en silence, il se déchausse et, pieds nus, pénètre enfin comme on se glisse dans une église.

La besogne finie, il renifle : « Elles sentent joliment bon, tes pommes cuites.

- « Tu en voudrais bien une, Louchot ? fait la voix qui chante ; allons, tiens. »

Les doigts fins en soulèvent une bien crevée, mordorée, juteuse et elle la lui sert sur une soucoupe à fleurs roses. Lui, savoure avec lenteur, avec reconnaissance, la friandise délectable ; il prolonge la douceur de manger cette chose si bonne près de cette créature si belle. Il voudrait en partant lui dire quelque chose de tendre et de distingué ; il a beau ratisser sa caboche stérile, il ne trouve que ça :

« Tu sais, t’es chic, la Mariée ! »

*
*   *

- Il est joliment chic aussi, lui, le Monsieur ; toujours avec une cravate longue, verte ou rouge, qui doit être en soie, et puis mince et coquet : il a de petites moustaches frisées, une badine à la main, des faux-cols très hauts, très blancs. Il doit travailler, pense Louchot, dans le plus beau magasin de la ville et servir tout ce qu’il y a de mieux comme beau monde.

M. André est bien gentil pour lui, puisqu’il lui a offert un de ses anciens melons et puis un veston café-au-lait, pour faire le mariole le dimanche ; eh bien ! expliquez ça comme vous pourrez, devant lui, il est comme gêné, comme jaloux au fond du coeur. Quand M. André s’en va après déjeuner, à la carre de la rue, il envoie en se retournant, à la Mariée, des baisers du bout des doigts ; lui, d’en bas, elle, de la fenêtre, regardent si les passants ne les voient pas, mais lui, Louchot, du vieux hangar où il niche, les voit et ça lui fait mal. C’est son droit, au monsieur, puisqu’il est le mari de la Mariée, mais expliquez ça comme vous pourrez, ces choses-là font souffrir quand même.

Et le dimanche, quand ils sortent en beaux effets, lui en gilet blanc, elle en robe blanche comme une mariée, c’est bien le cas de le dire, il les suit, le coeur battant, eux qui s’en vont balancés au bras l’un de l’autre, joyeux, légers et rayonnants : de recoin en recoin, il se faufile, boitillant, les voit descendre, en se bécotant, la rue des Teinturiers déserte ; il ne respire que dans les grandes rues pleines de monde, parce que là, ils ne peuvent plus s’embrasser.

Devant Saint-Pierre, le monsieur se penche avec des mamours vers elle, s’arrête au kiosque de la fleuriste et, hiver comme été, lui pose sur le corsage un bouquet d’oeillets ou de violettes, gros comme ça. S’il en avait, lui, des sous, il lui en paierait des fleurs, allez : pas un bouquet, une botte !

Il le craint, lui et ses mamours qui blessent. Il guette son départ, les jours de semaine, pour accourir : le mari a des baisers, mais il n’a pas tout ; lui, l’humble chien, ramasse les miettes de rires, des bribes de paroles douces ; ça console quand même des coups de pied au cul de la vie…

Une fois, il s’était attardé chez elle et le mari était revenu : alors, comme un amant surpris, il avait rougi jusqu’au blanc des yeux ; un bégaiement lui tordit la face ; il avait cru distingué d’articuler enfin : « Je me retire, messieurs et dames » et de faire trois grandes révérences de tout son corps en relevant la jambe en arrière ; puis, en personne discrète, il avait disparu à petits pas, sans bruit.

Ils en avaient été malades de rire.

- Parfois Louchot prend de grands airs confidentiels, il fait des signes de mystère, elle s’approche amusée ; il lui verse bas à l’oreille de pauvres secrets puérils, mais il a la douceur de frôler presque le duvet de ses joues, de respirer la tiède odeur de sa peau.

Il chuchote longuement : « Il ne faut pas en parler à vôt’ mari », puis d’un air profond : « Parce que, tu sais, il y a des choses qu’il ne faut pas leur z’y dire, aux maris… »

*
*   *

Il vit des sous qu’on lui donne par pitié. Comme il a bon coeur il partage des fois avec Chochon, son copain ; seulement, Chochon, lui, n’est pas raisonnable ; quand il a deux ronds, c’est pour s’offrir chez la coquetière des lacets de réglisse ou chez Marie, le boulanger, une norolle, un bourdeleau aux poires.

Lui, Louchot, est un sage : c’est toujours du pain qu’il achète, parfois un petit pain de gruau, mais le plus souvent du pain brié qui fait plus de profit. Sur le trottoir, entre deux parties de marelle ou de pirlit, en mâchant lentement, les yeux clos, pour lui mieux inculquer l’idée, Louchot explique à Chochon :

« Le pain, c’est bon, c’est nourrissant ; ça tient au ventre ; tu ne veux point comprendre, c’est meilleur que tes cochonneries de bourdes et de bourdeleaux et toutes les sucreries qui te gâtent les dents, parce qu’il n’y a rien de meilleur que le bon pain, comprends-tu ? »

Mais Chochon ne veut pas comprendre, comme Louchot qui lui, en sage, comprend la vie. Il est vrai que c’est un idiot…

*
*   *

- Louchot fait en rechignant des courses pour le monde ; il en fait parce qu’il faut manger tout de même.

Il y a une espèce de femme de mauvaise vie, Mme Madeleine, qui l’emploie à chercher de la salade, des cigarettes ou des pralines. Elle lui glisse la main sous le menton en disant : « Mon coco. » Il n’aime pas beaucoup ce genre-là. Pour qui le prend elle ? Mais elle n’est pas mauvaise pour lui.

Depuis un mois pourtant, il n’y retourne plus ; elle l’a froissé ; oui, un matin de Pâques, où elle avait le coeur large, elle lui a allongé la pièce blanche : « Voilà un franc, mon loup, pour t’acheter le Pérou. » Les yeux de Louchot en luisaient de joie. « Je vas me payer de la galantine… et puis des fleurs pour la Mariée, a-t-il murmuré en descendant lentement les marches. - La Mariée, a rioché Mme Madeleine, c’est-y point la sucrée d’en face qui fait des magnes avec son calicot ? une bégueule ! »

Il est remonté d’un bond, et lui rejette la pièce au nez. « Tiens ! j’en veux pas, parce que, tu sais, ton argent, je la méprise ! »


- Il passe encore de loin en loin chez la mère Gorgu, une vieille grippe-sou qui bougonne toujours. Elle habite au-dessous de l’aimée ; elle ne lui donne pas gras, mais là du moins, il entend le trottinement léger des chers petits souliers là-haut.

« Qu’est-ce qu’il faut, la bergeoise ? »

La Gorgu, à genoux sur un sac, lave à grande eau son plancher.

- « Petiot, glapit-elle, va me quérir deux sous de tripoli, une demi-livre de graisse à soupe, rue au Canu, et puis un litre de pétrole, au bout de la rue de Geôle, chez Lepainteur, pisqu’il ne le vend que six sous. » Elle tire une pièce, et se souvient : « Ah ! pis tu me prendras pour dix sous de tabac à priser. Cours vite, petiot. »

Il court sans hâte, flâne chez l’épicier à déchiffrer les étiquettes des bocaux, car il sait à peine lire ; puis chez la buraliste, impressionné par les images du Petit Journal en couleur : une malheureuse assommée à coups de barre de fer par son soulot. Héroïquement, son imagination s’enflamme : Ah que M. André s’avise jamais de lever la main sur la Mariée : il l’estourbit de son couteau de poche.

Il revient enfin, traînant les pieds, et repousse dédaigneusement les paquets et la bouteille sur le marbre gris de la commode : « Tiens, v’là ton fichu tabac pour ton fichu nez. » La vieille fouille sous son tablier ruisselant d’eau et tire péniblement un sou pour lui.

Louchot s’attarde sur le seuil et inspecte le plancher, le poële, les murailles nues, d’un coup d’oeil critique : « Marche ! marche ! fait-il le bras tendu, t’as beau t’échigner, tu peux frotter, astiquer et tout, t’as pas besoin de te faire de mousse, ça sera jamais aussi beau que chez la Mariée. Son parquet à elle, ça brille qu’on se mirerait dedant, et ses cuivres, c’est de l’or, et ses rideaux en vraie dentelle, il y a pas à dire, et ses beaux vases, et… » Mais la vieille, hargneuse, s’est dressée d’un coup de reins et lui claque, de colère, la porte au nez :

« Varmine ! »

*
*   *

Certains quarts d’heure il n’est plus disposé du tout : il n’est pas aux caprices d’un chacun. Des fois, il est absorbé par une partie de billes avec Chochon au bord d’une allée dont le carrelage se crevasse. Même tout seul, il ne s’embête pas ; il psalmodie une mélodie de sa composition qu’on prolonge des heures durant, ou bien, il court au long d’une grille en faisant cliqueter un bâton ; il ralentit ce clic-clic métallique ou l’accélère avec la fougue d’un organiste inspiré sur un clavier immense.

Une tête rougeaude, aux petits yeux luisants dans de la graisse, passe entre des camisoles qui sèchent sur des cordeaux : « Eh ! petit, monte-mè un siau d’eau, veux-tu ? »

Louchot ne daigne même pas tourner la tête, tout à son jeu passionné de virtuose. - « Petit ! Hé ! Louchot ? »

Insolent, il lève le nez narquois et ses yeux de travers ; entre deux gammes retentissantes il crie :

« Tu comprends, je suis t’occupé ; je peux pas être à tout et puis d’abord, la Mariée, dans une «’tite minute, elle va me rappeler, alors tu comprends… »

*
*   *

Un visage de printemps se penche par-dessus des géraniums roses. Il n’a pas besoin de lever la tête : il sait que c’est Elle ; son regard est posé sur lui, et il se redresse, peigne sa tignasse de ses cinq doigts, se mouche de la manche.

Des morveux se culbutent sur la place autour d’un haquet chargé de gros tonneaux. Avec un geste d’autorité, il écarte la marmaille : place à l’équilibriste ! D’un rétablissement vigoureux il se hisse sur le ventre ; le voilà tout en haut des tonnes. D’un bout à l’autre il court avec un cri de victoire, comme un brave qui le premier de tous met le pied sur le rempart.

- « Bravo ! Louchot ! », braille un gosse. Elle sourit. Il se tient maintenant en équilibre sur une patte, tout au rebord d’une futaille et puis - de plus en plus fort - tout au sommet d’une roue. Comme il est souple et comme il est brave !

Et tout à coup d’une brusque pirouette, le voilà les mains à plat sur le tonneau, les galoches en l’air. Les pans de son paletot jaune se rabattent, découvrent sa pauvre culotte à trous et ses bretelles en cordes. On bat des mains. Elle aussi a battu des mains. Il ne l’a pas vue, mais ce bruit léger lui est descendu jusqu’au coeur.

Alors, il veut lui prouver qu’il joint la douceur à la force. Il appelle un petiot : « Allons, hisse-toi, l’Haricot, donne la main, pose ton pied là, que je te dis, aie pas peur ; à ton tour, Nénesse, je tiens bon, crains rien. » Et comme des rats ils grimpent, et le voilà maintenant, un loupiot sur chaque épaule, comme à la parade de la foire de Caen sur les grands cours. Bravo ! assez ! On en tremble !

Mais d’en haut rien ne lui échappe : c’est le grand frère protecteur des petits.

- « Touche point à Charlot, grand déplaisant, ou je te rosse ; voyons, té, la Mimi, mouche ta petite soeur, c’t éfant ! Fonfonse, tu vas tomber dans le ruisseau, té, voyons, prends garde ! ‘Tention ! »

Qu’il est paternel et bon ! Il ne sait quoi inventer pour amuser les gosses. Il fait basculer le haquet et c’est la balançoire. Tel un général, il dirige, commande, prévoit, a l’oeil à tout. Ah il est costaud ! « Bouge pas Charlot, tiens té à mé : laisse té descendre ; là, là, je tiens, pis que je te dis que tu ne vas point tomber ! Prends-y le pied, Arthur, là, tu y es. »

Chochon, avec sa bouche tordue, ses yeux hébétés, s’approche : « Tu fais le mariole, traînaille sa voix, parce qu’elle te z’yeute. »

Louchot a entendu. Il saute d’un bond : « Pourquoi que je fais le mariole ? » dit-il, le toisant, la face écarlate. « Je dis ce que je dis, reprend l’autre ricanant, mais la Mariée, j’ sais bien avec qui qu’elle couchera ce soir, c’est toujou point avec toi… »

Un coup de poing porté droit lui éblouit la tête : Chochon n’y a vu que trente-six chandelles !

Louchot est blême : c’est la première fois qu’il frappe ce pauvre idiot, mais quand on y touche, à Elle, voyez-vous, il donne sur la gueule !

*
*   *

Les jeunes gens, la Mariée et le monsieur ont des tracas qui troublent leur naïf bonheur. Peu après leur mariage, la mère d’André, d’esprit faible, tomba folle. Ils ont voulu la garder, mais elle guettait la chute du jour pour s’enfuir ou sauter par la fenêtre.

On a dû l’enfermer au Bon Sauveur, la maison des fous, vaste comme une ville. Ils s’y rendent, le dimanche matin et en ressortent, le coeur navré de cette divagation incurable qui ressemble à du délire sans fièvre.

- Un samedi grisâtre de novembre, la jeune femme pressée par son repassage, remet, avec une lettre, un paquet de linge à Louchot : « Tu sais bien où se trouve le Bon Sauveur ? Bon, vas-y ; tu donneras ceci et tu attendras la réponse. »

Un peu inquiet, mais soumis, Louchot part.

Il descend la rue Caponière gluante de boue ; sur les trottoirs gras, des pressoirs suintent dans l’odeur du marc roux des pommes ; des sabots claquent au fond de ces cours d’où sortent des courants d’air humides, un gargouillis de ruisseau terreux ; sous une voûte, une eau froide, des clapotements de laveuses…

Son coeur est de plomb : est-ce le temps gris, le suintement des murailles ou l’émotion d’aller chez les fous ? Il a passé jadis, des fois et des fois, devant la grand’porte : sa vieille tante qui l’avait recueilli tout gosse et qui est morte aujourd’hui, demeurait par là. Il a toujours eu l’angoisse de cette cité mystérieuse d’où il croyait surprendre des appels, des plaintes. Il va donc franchir le portail redoutable.

Il soulève à grand’peine le heurtoir : la porte massive s’ouvre toute seule. Son coeur tape à coups sourds devant la perspective inquiétante des arcades et des bâtiments austères.

- « Vous demandez ? » fait une voix coupante.

Il tressaille et se trouve devant la soeur tourière de la loge. Sa face anguleuse de cire est encadrée d’étoffes noires : elle scrute, défiante, immobile et funèbre. Il se trouble et sa voix trébuche : « C’est la Mariée, s’pas, qui envoie ça. » La vieille femme impérieuse l’observe en-dessous, tout en prenant la lettre : « C’est bon, attendez-là, petit ; la soeur du quartier des Anges va venir. »


Il attend à l’écart ; un froid silence tombe, un froid humide d’automne ; des arbres désolés s’effeuillent dans une cour déserte sous des frissons de vent triste… Il attend une heure ; le soir vient, l’angoisse aussi ; il surveille les portes et les croisés où vont passer sans doute des têtes hagardes.

Soudain des cris ; une bande d’enfants gesticulants s’élance. Ils l’aperçoivent ; ils rient comme de jeunes chevaux hennissent ; ils font des signes bizarres avec leurs doigts, jettent des vociférations gutturales.

Une main sèche le pousse vers la cour : « Allons, petit, en rang avec les autres ! » Hébété, il se trouve au milieu d’eux qui rauquent et gesticulent : il est bousculé ; on l’entraîne ; il veut parler ; des choses inarticulées partent de sa gorge qui se crispe ; il est muet au milieu des muets ; il va franchir une porte, la jeune soeur le pousse avec une ferme douceur ; la porte va se refermer sur lui et il est emmuré avec les fous.

Eperdu, il flanque une poussée dans le tas, trébuche contre un arbre, se relève et fuit ; l’espace d’un éclair, il est sous la galerie d’un cloître ; une échappée au fond, un jardin immense… Un long corps déhanché y pousse une brouette de feuilles mortes, un foulard rouge autour du cou ; l’homme rit d’un rire idiot qui découvre ses gencives saignantes ; Louchot l’évite, haletant et fonce dans un couloir - sans doute la sortie, le salut.

La peau en sueur, la gorge étranglée, il se sent traqué comme un gibier : des clameurs éclatent : « Par ici, ma soeur, dans le parc ! Vous l’avez vu, soeur Sainte-Anne ? » En se retournant il heurte une forme odieuse, face animale, lippes pendantes, nez rongé d’un chancre ; des espèces de cornes bossuent le front.
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Le voici dans une longue cour, ahuri au milieu des criaillements aigres ; des sorcières en caraco rouge, à cottes vertes ou bleues, édentées ou les dents pourries, une tignasse sur le crâne en pointe ou des cheveux sales inondant les épaules osseuses, l’encerclent et ricanent ; des haleines, des mèches grises le frôlent ; avec épouvante il se dégage et fond au hasard sous le préau.

Dans la brume de sa terreur, il en aperçoit une qui va, vient, rigide, hagarde, marmottante, fait des signes de croix, des génuflexions, puis repart comme remontée sans fin ; et plus loin, une autre qui a les prunelles verdâtres et vitreuses des mortes, la main droite sur le coeur, comme pour étouffer une flamme…

Mais, en meute aboyante, les folles reviennent. La chaîne autour de lui se soude, et hioup ! hioup ! - c’est la ronde croassante comme chez les damnés. « Mademoiselle voulez-vous danser ? V’là l’ bastringue qui va commencer ! - Je te dis que je le reconnais, graillonne une voix. - Embrassez celle que vous aimez ! »

La ronde des folles houle et de sales caresses l’effleurent ; on le tire, on le pousse, on le pince, il est près de tomber, il demande grâce…

Un appel retentit à l’autre bout de la cour : « Par ici, par ici, ma soeur ! » Fouaillé de peur, il renverse d’un coup de poing une vieille qui lui tend des bras maigres et la galopade reprend, grelottante de fièvre, par les corridors, la basse-cour, les vergers, il ne sait plus…
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L’ombre mortuaire descend ; des croix blanches près d’une sombre tour lépreuse qui sonne un glas : les morts sont là, ils bruissent sous l’herbe, sous les feuilles mortes, ils vont se lever, le saisir au talon. Il court, clochetant, pantelant, aux abois comme une bête qui va mourir ; il saisit à travers un brouillard des appels qui se rapprochent : où se tapir ? où se terrer ?

Dans une vision d’agonie, la chère demeure de l’aimée lui apparaît, la petite cuisine tiède, doux-fleurante : c’est là le refuge. Mais les murailles infranchissables sont entre elle et lui. Il rôde, cherchant, affolé, l’issue…

Sous des fenêtres grillées, il file en sueur, mais les murs sont vivants de rires, de sanglots, de cliquetis et de glapissements de Sabbat : c’est l’enfer qui rit et qui pleure et son coeur grelotte en lui : il va tomber, quand tout au fond il croit distinguer un soupirail ouvert sur la campagne libre : Ah ! s’enfuir de l’horreur ! mais il est claquemuré dans l’horreur et des limiers galopants le pourchassent et, dans le crépuscule, soudain, il jette un grand cri, car, voyez, là, un homme livide s’est déchaîné et hurle entre les barreaux comme un chien hurle à la mort, et les cordes de son cou sont tendues à se rompre ; il a de la mousse aux lèvres et ses doigts pâles secouent sa cage, comme pour s’évader d’une abominable souffrance.

Louchot hurle aussi, le poil hérissé, dans l’épouvantement. Enfermez-le avec les fous, car il est fou à lier ! Au secours !  la délivrance ! Il tend les bras, à genoux, vers l’inconnu qui sauve.

Une chapelle est là, accueillante, qui tinte calmement dans le demi-jour. Dieu des misérables ! ouvre les vastes plis étoilés de ta robe, pour que cet abandonné s’y blottisse !

En bête pantelante, il s’est effondré sur les marches de l’autel : ne le touchez pas, il est sacré, c’est l’inviolable asile, et vers la Vierge dorée qui sourit du fond de l’ombre, il lève les mains des suppliants et crie, éperdu : « Sauve-moi, la Mariée ! »

Il s’est évanoui…

*
*   *

… Il ouvre des yeux égarés au milieu des bonnes soeurs en noir, dans une salle haute. On lui a glissé entre les dents serrées de l’eau avec du rhum. Ça va mieux, mais il tremble encore et ses dents claquent de froid.

- « Calme-toi, petit sot, on ne te veut pas de mal », murmure une voix rassurante. Mais Louchot se débat, encore convulsif : « Je veux retourner chez la Mariée ! » - « Voyons, petit, sois raisonnable, on serait obligé de te mettre la camisole de force ; dans quel quartier loges-tu ? »

Il se redresse, il a compris, un bégaiement terrible lui noue le gosier, lui tord la bouche, ses yeux bigles tournent dans sa tête. Comme par la détente d’un ressort, les mots enfin brusquement sortent : « Mais je ne suis pas fou ! demandez plutôt à la dame à la porte, même que je faisais une commission… »

Une petite soeur menue se lève pour s’informer, bien que les autres hochent tristement la tête et se touchent du doigt le front.

La soeur tourière est arrivée : tout s’explique ; - il est libre.

*
*   *

La lourde porte s’est rouverte enfin ; une bouffée d’air pur lui rafraîchit le coeur ; sa poitrine, qu’écrasait une pierre, se soulève ; mais il cavale, comme s’il avait encore tous les fous hurlants à ses trousses ; longtemps, dans le silence de la rue, il se croit poursuivi de rires ou de râles ; il a par instants des frissons et des claquements de mâchoire… A mesure que le cauchemar de la cité des fous s’éloigne, son pas s’alentit, son coeur tape moins fort, les lumières des boutiques le rassurent ; mais il lui tarde d’atteindre la petite place familière, de revoir une petite lampe douce, la seule qui luise pour lui, le sans-foyer, par la ville et par le monde.


Elle est là, enfin, qui brûle, tutélaire, dans la nuit.

Il s’engouffre dans l’escalier comme dans un port de salut : il cogne, elle ouvre, il entre, il s’abat sur une chaise. Elle le regarde, étonnée de sa pâleur, de sa longue absence ; justement elle est seule : André après souper est retourné au magasin comme tous les samedis.

Les yeux égarés parcourent la pièce ardemment, se posent sur elle, anxieux, comme pour s’assurer de la chère présence : « Qu’est-ce qu’il y a donc ? fait-elle. Comme tu reviens tard ! »

Il ne peut pas parler, tout haletant encore, tout paralysé d’émotion : ses yeux chavirent, sa gorge se noue, il bégaie, il tend le bras vers là-bas pour s’aider, pour expliquer : « En… ils… on… s’pas. » Le ressort se détend :

« Ils ont voulu me garder chez les fous ! »

L’aimée se penche sur lui et son coeur de femme s’emplit d’un grand apitoiement, d’une pitié inexprimable : « Pauvre gosse ! mon pauvre enfant ! »

Louchot la contemple ; de grosses larmes lui roulent des yeux, de ses yeux tors, profonds ; il la regarde avec une tendresse de misérable, désolée, infinie…

- « Ce serait core rien, ça, c’est que toi, la Mariée, tu comprends… je t’aurais jamais revue, plus jamais… »

Et la tête lourde de douleur, tombe sur la table entre les bras ployés - et le coeur, trop plein, crève…




Thomas Casse-Patte


MAIS Thomas Casse-Patte a vu le coup. Il s’aplatit contre le portail des Marmousets et risque un oeil, car si l’adversaire est prompt à la fuite, Thomas Casse-Patte est fertile en ruses. Depuis douze ans qu’il est gardien du jardin de l’hôtel de ville, vous pouvez croire qu’il en connaît tous les coins et recoins.

Rasant le mur, il s’avance sur le gazon, et à chaque pas, le pilon de sa jambe de bois fait un trou dans la terre molle. L’ombre énorme de Saint-Ouen s’étale sur les allées blanches ; au pied des fusains, les aigrettes légères du tuyau d’arrosage flambent dans le soleil. Bien dissimulé derrière le contrefort de pierre grise, Thomas Casse-Patte observe avec une patience inquiète les mouvements de l’ennemi. Et tout à coup il se décide et se déclenche. La canne lancée en avant-garde prend sur le sol son point d’appui, le pilon gratte le gravier en demi-cercles furieux ; le gros du corps suit comme il peut et précipite une charge maladroite qui sonne le bois, la ferraille et le coup de gueule : « Le premier que j’attrape à jouer avec le sable, je lui sors les boyaux du ventre ! »

L’ennemi épouvanté s’enfuit dans un éparpillement de terreur et lâche sur le terrain armes et munitions. D’un revers de canne, Thomas Casse-Patte décapite l’alignement des pâtés ; d’un coup de sa jambe de bois, il écrabouille les seaux ; d’un tour de reins subtil et douloureux, il se baisse et confisque les pelles. Puis, redressé, il cambre sa poitrine où cliquètent des médailles et lance à travers le champ de bataille vide, une dernière bordée d’injures inutiles et triomphantes.

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Thomas Casse-Patte tolère que les passants paisibles traversent le jardin. Il permet quelquefois qu’on s’assoie sur les bancs pourvu qu’on soit honnête et bien vêtu. Quand il est de bonne humeur, il supporte qu’un vieux monsieur l’entretienne du temps qu’il fait et lui offre une demi-prise. Mais il sait en toute occasion garder ses distances et faire respecter l’autorité légale dont il est investi.

Son âme militaire, éprise de lits carrés comme un billard et de paquetages verticaux, s’irrite d’une boîte d’allumettes jetée dans l’allée ou d’un journal oublié sur une chaise. Au nom de l’ordre et de la propreté, il pourchasse les couples d’amoureux : « Fichez-moi le camp faire vos cochonneries ailleurs ! » Mais surtout, il poursuit les enfants d’une inépuisable haine. De l’aube au soir, il les menace du moulinet de sa terrible canne. Pour mieux les surprendre, il s’embusque dans les massifs, se colle derrière le Centaure de bronze, se défile le long des fusains et, tout à coup, débusque en clopinant, culbute les joueurs, tire une paire d’oreilles, allonge une douzaines de claques et râfle les cerceaux, les billes et les tartines.

Sa tâche est quotidienne et rude. Autour du jardin grouille un quartier pauvre aux rues puantes où fourmille une marmaille pouilleuse. Tout Saint-Vivien et l’Eau-de-Robec poussent aux grilles une invasion de chienlits dépenaillés que n’arrête point la certitude du châtiment. Mais l’ardeur de Thomas Casse-Patte se renouvelle sans s’user contre l’ennemi nombreux et sa vengeance lente et boîteuse vient à coup sûr.

Si vous avez du temps à perdre, vous pouvez aller vous plaindre au maire, au préfet ou au pape. D’autres que vous et de plus huppés ont demandé le renvoi de Thomas Casse-Patte. Mme Degournay, de la rue des Carmes, dont il a une fois giflé les deux enfants que surveillait une miss à bonnet blanc, a été trouver M. Richard, le député ; et M. Richard n’a pu que lui dire en caressant ses favoris : « Thomas Casse-Patte a de trop hautes protections. »

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Voici la chose. - Quand il était sergent au sept-quatre, Thomas Duroc avait dans sa section le fils Mariette, entrepositaire rue de la Vicomté. Mariette a mis, depuis, pas mal d’eau dans son vin ; mais en ce temps-là, c’était bien le plus fieffé lascar de tout le régiment. On n’a jamais trop su pourquoi il s’était engagé à dix-huit ans, mais le bruit a couru qu’il avait mangé la grenouille et que le papa s’était fâché. Vous n’avez point idée d’un bambocheur pareil, toujours prêt à sauter le mur et qui faisait valser de la belle façon les picaillons du père Mariette. Pour un oui, pour un non, il payait le champagne à toute la chambrée, et les gradés n’avaient qu’à fermer l’oeil parce que la tisane était bonne et que le vieux avait le bras long. Mais le sergent Thomas Duroc était le seul à ne pas entendre de cette oreille-là et plus d’un coup, jurant et braillant, il vous avait bouclé mon Mariette tout comme un bleu.

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Ils en étaient ainsi, à chien et chat, quand était venu le coup de torchon en 70. Le soir de Saint-Privat, le fils Mariette  qui, avec tout ça, n’était point capon, avait trouvé le moyen d’attraper un fameux pruneau et de dégringoler comme un capucin de cartes, juste au moment où le clairon sonnait la retraite. Thomas Duroc n’avait fait ni une ni deux : un homme est un homme et quand on n’en a pas à revendre, ça serait trop bête de lâcher derrière soi un gaillard que les majors peuvent encore rafistoler.

Tranquillement, il avait fait demi-tour sous la mitraille et chargé le fils Mariette sur ses épaules.

Tout Saint-Privat flambait comme une botte de paille et cela faisait dans la nuit une bougresse de lumière qui vous brûlait les yeux. Pour comble de bénédiction, le sergent avait buté sur un grand diable de Prussien qui l’agrippait par les jambes en gueulant : « Mutter ! » Voilà mon Thomas Duroc qui s’allonge avec son paquet sur la terre sanglante. - Il avait encore pris le temps de faire au Pruscot un brin de toilette pour que la mort ne le trouve pas trop sale, et il s’était mis en route avec son Mariette qui ne bougeait pas plus qu’un sac de farine. Et puis, juste comme il allait attraper une meule de foin où reprendre le temps de souffler, un fichu obus lui avait coupé la patte à ras du genou, si joliment qu’il en avait tourné de l’oeil ni plus ni moins qu’une donzelle. Comme avaient dit les camarades, c’était de l’ouvrage bien faite, et M. le major n’avait eu qu’à recoudre.

Le fils Mariette s’en était tiré avec quinze jours d’hôpital, et Thomas Duroc, qui avait failli y laisser sa peau, n’y laissait que sa jambe ; mais la guerre finie, l’autre lui en avait payé une belle, toute neuve, en bois d’érable, et solide à durer jusqu’au Jugement dernier. Depuis ce temps-là, Thomas Casse-Patte s’était mis à aimer le fils Mariette comme on aime un grand dadais de garçon qui vous a coûté cher et qu’on a ramené de loin.

Réformé à quarante ans, avec trois médailles et quatre cents francs de pension, il était venu à Rouen vivre de ses rentes. Le fils Mariette avait bien essayé d’entortiller son père pour qu’on fît un viager à l’amputé, mais le bonhomme avait la reconnaissance loin de la poche et avait déclaré tout net que c’était bien assez que de payer les dettes de son panier percé de fiston, sans nourrir encore un tas de propres à rien pendus à ses trousses.

Il y avait pourtant moyen de s’entendre : le père Mariette, à ce qu’on disait, ajoutait trois points au bout de son paraphe et vous serrait la main, vous savez comment. Moyennant quoi, il travaillait au bonheur de l’humanité, en même temps qu’au sien, et tenait la poêle par la queue. Quand il avait besoin de se débarrasser d’un monsieur qui le gênait, il allait, à la nuit tombée, faire un petit tour rue du Vieux-Palais et l’affaire était dans le sac : les frères au tablier de cuir marchaient comme un seul homme.

L’ancien gardien de Saint-Ouen venait de casser sa pipe, - et l’on mit Thomas Casse-Patte à sa place.

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En plus de sa pension, Thomas Casse-Patte palpe cinq cents francs par an. Quatre et cinq font neuf : avec cinquante sous par jour et des goûts modestes, on n’est pas trop à plaindre. Sans compter le retour du bâton : à quatre heures, l’hiver, à sept l’été, Thomas Casse-Patte vient busoquer chez M. Mariette. Il scie le bois, balaie la cour, aide à piler les pommes et de temps en temps attrape un dîner à la cuisine.

Tout irait comme sur des roulettes si le fils Mariette était raisonnable. Mais ce sacripant-là, depuis qu’il a quitté l’uniforme, brûle la chandelle par les deux bouts. Toujours fourré dans les cotillons, il grignote à belles dents la galette du vieux qui, tout au fond, n’en est pas trop fâché : il faut bien, n’est-ce pas, que jeunesse jette sa gourme. Avec ça, pas fier pour deux sous ; le coeur sur la main et la main à la poche, comme tous ceux à qui l’argent ne coûte guère à gagner. A propos de bottes, il allonge à Thomas Casse-Patte une pièce blanche par-ci, un paquet de tabac par-là. Et Thomas Casse-Patte, à chaque fois, fait des façons, parce qu’il est fier comme un grand d’Espagne, mais le moyen de résister à ce diable de Roger Bontemps, qui a la tête près du bonnet ? « N’use pas ta salive, mon vieux Casse-Patte et fourre-moi ça dans ta poche, ton mouchoir par-dessus. Tant que j’aurai six liards, il y aura un sou pour toi, et si ça te fâche, c’est un petit tant pis. Quand on ne veut pas que les gens vous embêtent, on n’a qu’à les laisser crever tranquilles ! »

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Propre comme un sou neuf, toujours tiré à quatre épingles, sa brochette de médailles tintant sur sa tunique, Thomas Casse-Patte arrive au jardin, comme il arrivait autrefois au quartier, enragé à faire du service jusqu’à la gauche. Il est entré dans ce métier-là, comme dans un habit taillé juste à sa mesure, car il est né pour commander et qu’on lui obéisse. Dans l’âme des plus humbles, le hasard égare ainsi des volontés d’amour ou de tyrannie qui s’exercent comme elles peuvent sur les choses, les bêtes ou les gens. Thomas Casse-Patte se traite, d’ailleurs, comme il traite les autres, avec la même discipline héroïque et stupide. Sa consigne étant de surveiller, il surveille. Sous le soleil ou la pluie, il circule comme dans une cour de caserne, à travers le jardin bien tenu, où les rosiers fleurissent à l’heure dite, où le gazon est tondu à l’ordonnance, où nul jeu d’enfant n’efface sur le sable le coup de rateau catégorique du jardinier.

Arrangez cela comme il vous plaira : Thomas Casse-Patte aime la nature, mais la nature propre et bien astiquée. La mer, la montagne et la forêt, il a vu tout ça quand il courait le monde, la giberne au dos, et ça ne vaut guère tout le bruit qu’on fait autour : de l’eau, des cailloux, des arbres mal peignés et qui s’en vont tout de guingois, comme des recrues, à la va te faire fiche. Il paraît qu’il y a des toqués pour rester devant ça, la bouche ouverte, histoire de faire du genre et de se donner des mines d’artistes ; mais lui, il aimait les paysages à l’ancienne mode qui était la bonne : des allées droites qui savent où elles mènent, des tilleuls habitués à tenir l’alignement et des fleurs qui poussent où on leur dit de pousser pour la joie des yeux et le plaisir des âmes bien faites.

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Quand il s’en va le soir, par la rue Saint-Vivien, à l’heure où se vident les usines, c’est comme si Thomas Casse-Patte, exilé d’un beau royaume d’ordre, retombait brusquement dans un monde ignoble et qui le navre. Les ruelles tortues pleines d’odeurs sales, zigzaguent à l’aventure. Des marchandes de bondards poussent en criant leurs brouettes qui grincent. Des tas de harengs et de chiens de mer s’éboulent sur le pavé gras, autour d’une chandelle qui tremble dans sa tulipe de papier. D’un trottoir à l’autre, des femmes en caraco lâche s’engueulent à tue-tête, et toute une séquelle de chiards se traîne dans les ruisseaux. Les sergents de ville circulent indifférents à travers la cohue familière, mais Thomas Casse-Patte se tient à quatre pour ne pas aller leur donner l’ordre de fourrer un peu au bloc tous ces braillards.

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En sortant de chez le père Mariette, Thomas Casse-Patte s’offre après dîner un tour de jardin supplémentaire. Sous prétexte de contre-appel, il rôde en chien de quartier dans la fraîcheur silencieuse. Quelquefois même, pendant les belles nuits de juin, il triche avec le règlement et découche ni plus ni moins qu’un homme de la classe.

Et pendant que le couvre-feu lointain sonne aux casernes et que les bleus ronflent déjà sur leurs châlits, Thomas Casse-Patte, allongé sur un banc de fer, le bras gauche replié sous la tête, s’endort sans rêves dans la paix du bivouac, face au grand ciel criblé d’étoiles.

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Mais ce soir d’avril, Thomas Casse-Patte, tirant la rampe et traînant la quille, se hisse dans l’escalier de sa chambre, rue des Faulx. La vieille maison plate et haute n’a pour locataires que des ménages sans enfants, et chaque palier avec sa muraille blanche et son oeil-de-boeuf sans rideaux est triste et nu comme un parloir de petites soeurs des pauvres.

La chambre de Thomas Casse-Patte est au premier étage en descendant du ciel. Toutes les semaines, il lave à grande eau le carrelage pâli qui se creuse en cuvette. Un lit, une table, une chaise et, sur le mur, un certificat de bonne conduite dans un cadre noir. C’est tout et c’est bien assez. Il paie ça tout de même cent dix francs par an, à cause de la tranquillité et du point de vue.

Thomas Casse-Patte s’accoude à la lucarne et la tête au ras de la gouttière, regarde dans l’ombre humide la douce pluie d’avril qui dégouline aux branches des marronniers en fleurs. L’église grise tremblote dans la brume. Le bruit de la rue monte tout là-haut comme un ronron coupé de temps en temps du crissement d’un tramway sur les rails.

Pendant que Thomas Casse-Patte fume à petits coups sa pipe de terre, tout le printemps hypocrite se  faufile dans la chambre nue et dans l’âme rude. Puis, quand il a refermé la fenêtre, il s’étonne de se sentir tout à coup tellement seul, - et c’est comme si tout au fond de lui, quelque confus regret s’éveillait pour mourir.

Ces soirs mous de printemps font froid jusqu’à la moelle des os, et il y a des Thomas Casse-Patte qui se seraient laissé couper la jambe sans dire ouf, et qui, sans rime ni raison, se sentent le coeur à la vau-l’eau, parce qu’il pleuvine doucement dans la nuit tiède et qu’il leur manque, - ils ne savent seulement pas quoi.

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Le père Mariette, en remontant de sa cave, a pincé un froid et, deux jours après, le menuisier est venu lui prendre ses mesures. On l’a enterré à l’église, par rapport à la clientèle et, sur sa fosse, au Monumental, ces Messieurs de la rue du Vieux-Palais y sont allés d’une petite aspersion d’eau bénite.

Dès que l’imprimeur a eu transformé l’en-tête des factures, Mariette fils et successeur a changé d’âme, comme on change de chemise. Il a renoncé du jour au lendemain aux parties carrées chez la mère Arsène, aux godailles qui traînaient jusqu’au soleil levé, à toutes les particulières emplumées et douteuses qui vous mènent en rigolant de l’apothicaire chez le fossoyeur. Pour achever la transformation, il a épousé, trois mois après, une manière de grande blonde, déjà sur le retour, aimable comme une poignée d’orties, mais âpre au gain et plus rude au travail qu’un cheval de côte.

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Personne ne s’entend comme Mme Mariette à mener le personnel tambour battant et il faudrait se lever de bonne heure pour lui en remontrer sur le chapitre de l’économie. Elle a, pour commencer, fendu l’oreille au comptable, un petit vieux à lunettes qui était dans la maison depuis trente ans. C’est elle maintenant qui tient la caisse et fait la correspondance pendant que son mari court la ville, pour relancer la clientèle.

Une bonne à tout faire s’occupe du ménage et, entre deux, donne un coup de main au garçon de cave. Si bien que quand Thomas Casse-Patte s’amène pour offrir ses services, on l’informe sèchement qu’il n’y a plus rien à faire - et c’est toujours un dîner de gagné. - « Si on a besoin de vous, on vous fera signe. » On lui fait signe les jours de presse et on le paie cinq sous de l’heure au lieu de huit, à cause de sa jambe. S’il y a une demi-heure en plus, on lui donne une fois trois sous et l’autre deux : les bons comptes font les bons amis.

Le fils Mariette ferme les yeux parce que, dans une maison bien tenue, ce n’est pas à l’homme de s’occuper des domestiques ; mais pour garder l’illusion que c’est lui qui commande, il a exigé que Thomas Casse-Patte continuerait, sa vie durant, à venir manger la soupe et le boeuf en famille, tous les dimanches. Mme Mariette a bien essayé de trouver des ceci et des cela, mais pour une fois, son benêt de mari a tenu bon. « Le jour où j’oublierai ce que je dois à Thomas Duroc, j’aurai moins d’estime pour moi que pour un chien crevé. »

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A midi sonnant, le pilon fait toc toc dans le corridor. Rasé de frais, pomponné comme pour la parade, Thomas Casse-Patte entre dans la salle à manger et salue militairement. Madame est encore au bureau, en train de finir ses comptes. Les deux hommes l’attendent, assis sur des chaises cannées à dossier sculpté. Comme la pièce donne sur la cour vitrée, le gaz est allumé et cela fait un drôle de jour, jaune et pauvre, comme dans une maison où le mort attend qu’on l’emporte.

Pour tromper le temps, on joue le madère, en touillant les dominos et en remuant de vieux souvenirs. Mme Mariette entre enfin, en coup de vent, et se plaint qu’on n’ait pas commencé sans elle : les hommes ont bien de la chance de n’avoir rien à faire. Elle presse le déjeuner qui n’est pas fameux, et c’est elle qui verse le vin après le potage.

Thomas Casse-Patte et le fils Mariette se creusent poliment la cervelle pour trouver un sujet de conversation ; Mme Mariette ne peut pas sentir qu’on rabâche à perte de vue des histoires de régiment. Qu’est-ce que cela peut bien lui faire à elle, toutes ces marches joyeuses sous le soleil d’été, toutes ces aubes blafardes où l’on cassait la croûte vautrés dans les betteraves, toutes ces nuits tombées sur les champs pleins de râles.

Elle déclare d’un petit ton aigre que la guerre, c’est bon pour les imbéciles qui s’y font tuer. Et son bon sens vous coupe d’un fil de rasoir le souvenir sur les lèvres : « Je me demande comment on peut s’amuser à se rappeler de mauvais moments quand il est si simple de les oublier ? »

Pour ne pas parler du passé, on bouche le vide avec des riens. On se traîne comme on peut jusqu’au café sans rincette, et, sa tasse vide, Thomas Casse-Patte est libre de s’en aller : on ne le retient pas.

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Un malheur est bien vite arrivé, et Mme Mariette a eu beau agonir son mari de sottises, le gosse est venu tout de même et il a bien fallu le prendre. Mais vous pouvez vous asseoir sous l’orme en attendant qu’on vous invite au second baptême.

On a mis René en nourrice jusqu’à ses trois ans : dans le commerce, on a d’autres chiens à fouetter que de bercer un moutard qui aurait bien pu rester où il était. On prend le bateau, le dimanche, pour aller le voir au Val-de-la-Haye et secouer un peu les puces à la nourrice qui n’est jamais contente de tout ce qu’on lui donne. Dieu sait pourtant ce que René coûte !

Thomas Casse-Patte est allé une fois avec eux, et Mme Mariette lui a posé en revenant une question difficile : « Je me demande pourquoi les gens qui se passeraient bien d’enfants en sont affligés, tandis qu’un tas d’égoïstes et de vieux garçons n’ont qu’à penser à eux, en soignant leur popote ? »

Thomas Casse-Patte regardait l’eau courir au long du bastingage et n’a rient trouvé à répondre.

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Depuis qu’on a repris René à la maison, Mme Mariette aime son fils à la façon biscornue des mères qui n’ont connu ni les premières larmes ni le premier sourire des tout petits. Elle s’est mise en tête qu’il serait un enfant bien élevé, comme on en voit à la première page des journaux de modes, le chapeau à la main et qui disent poliment bonjour à la dame. Une bonne de quatorze ans - dix francs par mois et nourrie - a ordre de ne pas lâcher le gamin d’une semelle : « Et surtout je vous défends de lui laisser faire ses quatre volontés. »

Mais dès qu’elle entend René pleurer, Mme Mariette intervient à coups de furieuses tyrannies. Elle flanque à l’enfant qui hurle une râclée dont les fesses lui saignent et l’empiffre de gâteaux pour avoir la paix : si Marie s’occupait du petit, ainsi qu’elle est payée pour le faire, tout cela n’arriverait pas.

On en est réduit à mettre Marie à la porte et à la remplacer par une autre qui, à la fin du mois, donne ses huit jours.

René, à six ans, est tout le portrait de son père quand son père avait cet âge-là : bon chien chasse de race. Il est rebelle à toute discipline et c’est à croire qu’il a du vif argent dans les veines. Par une sorte de miracle incessamment renouvelé, il possède à l’excès les seuls que Mme Mariette ne puisse tolérer.

Avec un sou d’adresse et deux sous de patience, vous lui feriez, sans doute, après chaque sottise, demander pardon tout en larmes ; mais d’adresse et de patience, sa mère n’en a point à revendre, - ni non plus de ce petit rien d’intelligence qui monte du coeur à la cervelle.

M. Mariette a souvent tâché d’insinuer qu’on prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre, mais sa femme le prie de s’occuper de ce qui le regarde. Elle est bien assez humiliée déjà d’avoir un enfant turbulent et sale, sans qu’on vienne, par-dessus le marché, lui faire des reproches.

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Il n’y a encore que Thomas Casse-Patte qui sache venir à bout de René ; et parmi les millions d’enfants qui sont sur la terre, il n’y a certainement que René avec qui Thomas Casse-Patte puisse s’entendre.

Si on les écoutait, ils seraient fourrés ensemble à coeur de jour comme Saint Roch et son chien. Mme Mariette en est déconcertée comme d’un mariage d’inclination qui bouleverse les convenances. - « Je me demande, dit-elle à René, quel plaisir tu peux trouver à jouer avec un traîne-la-quille qui est souple comme un chien de plomb ? - Et à Thomas Casse-Patte : « Je voudrais bien savoir comment un homme de votre âge peut perdre son temps avec un gamin qui embête tout le monde ? »

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Dès qu’il entend la jambe de bois taper sur le trottoir, René court chercher sa panoplie et son uniforme. C’est Thomas Casse-Patte qui les a payés de ses deniers, et il voulait par discipline que ce conscrit commençât par la tenue du tourlourou. Mais au bazar de la rue Grand-Pont, René a fait le vacarme, criant qu’il voulait être général. C’était à prendre ou à laisser, - et Thomas Casse-Patte a pris.

En vérité, René est, à l’image de son papa, un soldat déplorable en temps de paix : il bouscule tous les règlements et ne connaît d’autre loi que sa capricieuse fantaisie ; mais la guerre déclarée, ce loustic croche sur l’ennemi comme un vieux briscart.

- Ils filent sans bruit dans le magasin du fond, où l’on remise les tonneaux vides. Puis, la porte fermée, chacun utilise le terrain avec adresse. Il y a des rivières faites d’un seau d’eau renversé, et qu’on traverse dans un panier à bouteilles ; il y a des forteresses de bonbonnes qui gardent l’entrée des vallées ; des casemates où l’on s’abrite contre la mitraille des bouchons, et surtout, d’inexpugnables réduits pleins d’ombre moisie et de toiles d’araignées.

Naturellement, c’est Thomas Casse-Patte qui fait le Pruscot ; et naturellement aussi, il est exclus des positions élevées d’où l’on peut, du haut d’une futaille, surveiller la plaine. Il n’a pas droit non plus à la cavalerie dont l’élan bouscule l’adversaire. Mais parlez-moi d’un bon régiment de ligne où chaque gaillard vise sans hâte et vous démolit son homme à coup sûr. Bien calé derrière un casier à bouteille, Thomas Casse-Patte laisse tranquillement l’escadron s’avancer à trois pas de lui, et, sans broncher, les doigts emmêlés en manière de chien de fusil, il lâche ses balles et marque les coups : « Pan ! pour Guillaume, et v’lan ! pour Bismarck. »

Quand les Français ont perdu jusqu’à leur dernier homme, c’est une glorieuse défaite, et les Prussiens n’ont jamais droit à la victoire. Le plus souvent d’ailleurs, ils sont rossés ainsi qu’il convient et Thomas Casse-Patte est tout le premier à blaguer leur excessive prudence : « Ça n’a de coeur au ventre que quand ça se sent trois contre un ! »

- Mais un soir d’hiver que les cochons de Tarteifles avaient été reconduits jusqu’à Berlin, voilà mon Thomas Casse-Patte qui s’est assis sur une caisse, sa jambe de bois allongée à côté de lui, et qui s’est mis à pleurer comme un veau, pour de bon : « Tu verras ça, toi petit ; tu verras de tes yeux les drapeaux dans les rues de Metz. Marque le pas sur les pavés, garçon, et promets-moi que ce beau jour-là tu penseras un peu à ton vieux Thomas Casse-Patte. »

- Il n’est pas rare que M. Mariette entre subitement dans la mêlée soit qu’il se porte au secours du faible, soit qu’il combatte en tiers, pour son propre compte. C’est alors un tel branle-bas que Mme Mariette en bondit du fond du bureau : « Je me demande lequel des trois est le plus bête ? »

Car Mme Mariette ne comprend pas qu’on joue. Elle comprendrait moins encore qu’on vienne lui soutenir que Thomas Casse-Patte ne jouait point tout à l’heure, que cette barrique renversée est véritablement une forteresse en ruines, ce panier à bouteilles, un vrai pont de bateaux sur une vraie rivière, et ce magasin sombre, un champ de bataille réel et splendide, où le sergent Thomas Duroc gagne au pas de charge son premier galon d’or, et solide sur ses deux jambes, au milieu du chant des clairons, décapite à la volée d’un revers de son sabre de bois, dix années misérables d’humiliations et de regrets.

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Mme Mariette a décidé que René ne sortirait plus avec la bonne. Il est resté toute une semaine enfermé à la maison, et il a beau mettre tout sens dessus-dessous, pour faire un peu passer le temps, il ne réussit qu’à se rendre insupportable aux autres et à lui-même. Si bien que Thomas Casse-Patte, pour un coup, s’arme d’audace et propose une petite combinaison qui n’est pas dans une musette : « Confiez-moi donc ce gaillard-là, une après-dînée. J’en fais mon affaire ; je le tiendrai à l’oeil pendant qu’il jouera dans le jardin, - et ça lui fera tous les biens du monde. » Thomas Casse-Patte lâche ainsi la chose, à la douce, avec le timide espoir que le paquet va passer comme une lettre à la poste. Mais Mme Mariette a vite fait de lui couper le sifflet : « Votre jardin de Saint-Ouen n’est pas déjà si bien fréquenté. C’est plein de galvaudeux qu’on ne prendrait pas avec des pincettes ! »

D’un farouche moulinet de sa canne, Thomas Casse-Patte écarte jusqu’à la possibilité d’un dangereux contact : « Il ferait bon qu’un morveux vînt rôder autour de René Mariette ; c’est moi qui lui apprendrais à garder ses distances ! »

Au fond, Mme Mariette est enchantée qu’on la débarrasse un peu de l’enfant qui l’énerve ; mais il importe de n’accorder une faveur qu’en la gâchant d’abord par quelque parole au verjus : « Vous viendrez demain chercher le petit après déjeuner ; mais je parierais ma tête à couper qu’il vous arrivera quelque histoire. »

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Ils s’en vont par la rue Thiers, astiqués sur toutes les coutures, comme des recrues qui défilent pour la première fois. A chaque pas de Thomas Casse-Patte, les médailles sur sa poitrine font clic clic, comme une musique dont le pilon marque les contre-temps. Deux soldats qui bavardaient devant le kiosque à journaux, rectifient la position, pour saluer l’ancien ; et René plein d’orgueil et de sagesse, s’applique à marcher au pas et à ne point fourrer ses mains dans ses poches.

Ils entrent au jardin par la voûte de l’Hôtel de Ville ; et du haut des marches, Thomas Casse-Patte d’un coup d’oeil furieux fait place nette dans les allées. Tous les gosses terrifiés s’éclipsent, sauf là-bas, auprès de l’araucaria, une gamine haute comme une botte, toute absorbée dans la surveillance de deux moucherons qui font des cabrioles sur le gazon. Thomas Casse-Patte promet à René un spectacle agréable : « C’est encore cette sacrée petite poison de Titine et ses deux gouapes de frères. Chaque fois qu’on essaie de lui mettre le grappin dessus, ça vous file entre les doigts comme une anguille. Mais attends voir le coup de Trafalgar ! »

Ils se faufilent à l’indienne entre le mur et les rhododendrons, et débouchent brusquement à dix pas de l’ennemi. Titine, surprise, ne perd point la tête cependant. Elle ramasse d’une poignée les deux gosses qui beuglent, les colle dans la voiture rafistolée de bouts de corde et confiante dans ses dix pas d’avance, déguerpit à belle allure en prenant encore le temps de tirer la langue à Casse-Patte.

Maintenant, le jardin tout entier est à René. On va faire un petit tour à la papa. - Et tâche voir, mon bleu, de ne pas te salir pour me faire attraper un suif. » Thomas Casse-Patte explique les statues : le Centaure troufion par devant et cuirassier par derrière ; Rollon, un vieux de la vieille, qui n’avait pas froid aux yeux et qui disait : j’y suis, j’y reste. - Ils vont aussi voir le cadran solaire et font le tour du bassin. René voudrait bien causer d’un peu plus près avec les poissons rouges, mais Thomas Casse-Patte, rien qu’à voir l’image du petit trembler sur l’eau ridée, en a la chair de poule : « Ça ferait du joli, si tu piquais une tête dans le sirop de grenouilles ! Et puis les poissons, c’est bête, ça tourne dans l’eau pour faire des ronds et quand ça a fini, ça recommence. Viens-t-en plutôt attraper des moineaux, en leur mettant un grain de sel sous la queue. »

Pour la collation de René, il lui paie un petit pain au chocolat et deux cornets de plaisir : « Mange ça tout à ta pausette, fiston », et il l’installe au fond d’un grand fauteuil de fer, avec une chaise devant, pour servir de table. Le vrai bonheur ne surprend pas le sage, et la joie de Thomas Casse-Patte est tranquille et douce.

Mais brusquement, il avise derrière le Centaure un retour offensif de l’ennemi. Avec la lâche audace que lui donne la porte toute voisine de la rue de l’Epée, Titine est revenue camper sur l’herbe avec ses deux mioches. L’endroit choisi la met, pour ainsi dire, à l’abri de toute surprise. La pelouse nue ne permet point au gardien de se dissimuler, et la guimbarde toute prête assurerait, en cas d’attaque, une retraite sans danger. Pendant que les moutards se roulent sur le gazon, Titine allonge, à l’adresse du béquillard, un pied de nez mobile et redoublé.

Un tel toupet fait perdre à Thomas Casse-Patte toute prudence. La canne haute, il s’élance clopin-clopant à la défaite inévitable. Mais ses colères, comme celles des grands capitaines sont brèves. Il sait les contenir pour les utiliser. Il feint d’abandonner la poursuite et médite une ruse audacieuse. « A nous, conscrit, le mouvement tournant. Sans faire mine de rien, je m’en vas gagner la porte des Boucheries. Bon ! Je longe la grille et je coupe la retraite à Bourbaki. Ouvre les quinquets et ne bouge pas de ton fauteuil ; tu vas te payer la manoeuvre aux premières loges. » Le nez en l’air, la canne molle, Thomas Casse-Patte s’éloigne en baguenaudant. Il flâne, va, vient, s’arrête et repart, sans seulement tourner la tête. Mais comme il passe devant Rollon, un grand cri d’épouvante l’appelle :

René, tombé dans le bassin, barbote et bat des bras. Thomas Casse-Patte qui de sa vie n’a jamais eu peur, voit tout à coup les arbres danser la gigue autour de lui, et il en a pour plus d’une grande minute avant de se mettre à courir, comme on peut courir quand on traîne une imbécile de guibole qui fait des siennes à chaque embardée.

Mais déjà, Titine est au bord du bassin ; si bien que quand Thomas Casse-Patte arrive, le plus fort est fait. René debout se secoue comme un caniche, et la gosse explique : « C’est la tête qui a emporté le cul. Faut le faire pisser pour y couper la peur. »

Thomas Casse-Patte qui pleure et rit tout en même temps, gesticule et se traite de bougre d’imbécile. - « C’est pas le moment, grand-père, de faire le gugusse, pour qu’il attrape la pulmonie. Vous feriez mieux de m’aider à le sanger. » La sacrée petite bonne femme vous dépiaute René comme un lapin, le frotte à tour de bras, l’embobine dans son jupon, et le fourre dans la bagnole. Puis elle colle l’équipage à Thomas Casse-Patte : « Fouette, cocher ! la mariée est emballée. Vous y ferez sucer un coup de schnick, dans une bolée de lait bouillant, et vous m’en direz des nouvelles. »

Sans seulement penser à l’abatage qui l’attend, Thomas Casse-Patte démarre le plus vite qu’il peut et c’est à peine s’il entend Titine qui lui crie : « Manquez pas surtout de me reconduire la calèche, parce que je n’ai plus que celle-là et une vieille. »

La grille passée, Thomas Casse-Patte, prêt à tomber à chaque pas, pousse devant lui, à travers les rires des passants, la guimbarde dévignolée qui bringuebale sur les pavés.

Hautaine et sèche, Mme Mariette lui règle son compte en cinq secs. « Je me demande comment j’ai pu avoir confiance à un propre-à-rien qui n’est bon qu’à se faire goberger. » Thomas Casse-Patte s’en va sans répondre et d’abord il ne sent même pas sa honte ni sa douleur. - Il ramène la voiture au jardin et comme Titine veut savoir les choses, il l’envoie promener sans un merci : « Tout ça, c’est ta faute. La première fois que tu refiches les pattes là-dedans… »

Le lendemain matin, à six heures, il s’en vient rôder devant le magasin de M. Mariette, et sitôt que le commis sort pour enlever les volets, il s’informe, en tremblant, comme un pauvre qu’on va chasser. Mais l’autre rigole et le rassure : René s’en tirera sans même un rhume. « Les mômes c’est comme les ivrognes ; il y a un bon Dieu pour eux. Seulement, mon père Casse-Patte, je crois que ça n’est pas de sitôt que la cuisine de la patronne vous pèsera sur l’estomac. »

*
*   *

De semaine en semaine, la douleur entre dans l’âme de Thomas Casse-Patte comme un filet d’eau qui, goutte à goutte, creuse la pierre. Le jour, pendant qu’il est de service au jardin, ça peut encore aller. Il redouble de sévérité, tire tant d’oreilles, allonge tant de taloches qu’il n’a guère le temps de penser à autre chose. Mais le soir, quand il remonte en tirant sur la rampe son escalier qui n’en finit pas, il sent dans l’ombre le vide énorme des jours à venir et de toute une pauvre vie qui s’étire, triste et bête à pleurer comme une plaine à la nuit tombante.

Il s’appuie, par habitude, au ras de la gouttière, et il essaie, par habitude, de fumer une bonne pipe avant de se coucher, mais le tabac a goût d’amertume, et quand le tabac ne vous dit plus, c’est qu’il y a, dans votre existence, quelque chose de changé qui change tout.

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Un soir d’octobre qu’il crassine dans le brouillard, il se trouve nez à nez dans la rue Beauvoisine, avec le fils Mariette, et le fils Mariette est plus gêné qu’une poule qui a trouvé un couteau. Il s’informe de la santé de Thomas Casse-Patte avec la pauvre politesse idiote d’un brave homme que sa femme mène par le bout du nez. Tout de même, il essaie d’expliquer les choses, parce que tout ça lui est resté sur la conscience, comme un mauvais dîner qui ne veut pas couler : il ne faut pas lui en vouloir pour l’affaire en question ; quand on est marié, on a la corde au cou et les mains liées. Puis il s’embrouille dans ses mots et ses pensées, comme tous ceux qui n’ont guère l’habitude de descendre au fond d’eux-mêmes et qui, déconcertés devant tant de mystère et de médiocrité, trébuchent aux premiers pas.

Thomas Casse-Patte demande seulement : « Et René ? » - Mais le fils Mariette qui a retrouvé sa langue n’y va pas par quatre chemins : « Les enfants, vous savez, loin des yeux, loin du coeur. » - Et il se met à parler d’un tas de riens, comme un moulin qui tourne à vide.

Du bout de sa canne, Thomas Casse-Patte pousse dans le ruisseau un brin de paille que l’eau trouble emporte. Tout passe et tout s’en va et l’oubli est au bout de tout, comme l’égout au bout du ruisseau. il faut qu’à l’heure venue, tout y dégringole, tout le meilleur et tout le pire, tout ce qui aurait pu être et tout ce qui n’a pas été…

L’averse lente clapote sur le trottoir et le fils Mariette qui se souvient justement d’un rendez-vous pressé, file sous son parapluie, vaguement conscient d’une goujaterie qui l’écrase comme une faillite.

Mais Thomas Casse-Patte, la tête haute, la tunique bien tendue sous sa brochette de médailles, s’en va droit devant lui, à travers la nuit et la pluie, en bon soldat qui ne connaît que la consigne d’aller jusqu’au bout et de tomber sans gloire, au coin d’un bois désert.

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*   *

Les marronniers dorés, pleins de pâle soleil, tintent dans l’air léger. Sur l’eau verte du bassin, le saule disperse à la volée ses feuilles jaunes. Et là-bas, ennuyé de son geste héroïque, le farouche Rollon menace de sa droite que le temps a rongé, le tiède et mol automne qui se glisse dans le jardin.

Thomas Casse-Patte bougonne contre ces bêtes de feuilles qui tachent les gazons et pourrissent dans les allées. Mais surtout, octobre ramène les voleurs de marrons qui criblent les arbres à coups de cailloux. Justement, il vient d’entendre sur la terrasse une grêlée qui dégringole. Il s’agit d’abord de se cacher et de se rendre compte, sans donner l’éveil.

Titine qui n’était plus revenue depuis l’histoire de cet été a lancé, dans un des marronniers, un vieux cercle de barrique d’où pend une ficelle. Mais la ficelle a cassé et pendant que les deux mioches ramassent les marrons, elle trotte chercher une chaise. Futée, elle s’assure d’abord, d’un rapide coup d’oeil, que le gardien ne rôde point par là, puis elle grimpe sur la chaise et lève le bras, mais il s’en faut encore d’un bon bout.

Elle n’entend point Thomas Casse-Patte qui s’amène à la douce et surgit devant elle. Les moucherons hurlent. Titine tremblante sous l’attente du châtiment, courbe les épaules et cache sa tête sous son bras. C’est un moment de silence terrible plein d’obscures menaces…

Mais, tout à coup, la branche secouée crible le sol d’une averse de marrons et Thomas Casse-Patte dit, d’une voix nouvelle, pleine de regrets et de lointains pardons :

« Ramasse-les, Titine, et fourres-en plein tes poches. »

*
*   *

Thomas Casse-Patte ne saura jamais, ni personne, de quel fond mystérieux est monté ce souffle de bonté, qui dans le bel après-midi d’automne, plein de la douce mort des choses, frémit au fond de l’âme rude et l’amollit délicieusement, comme une première faiblesse.




Femme Barrette, nourrice


UNE guimbarde cahotait sur la route, bordée de terrains vagues, de touffes de genêts fleuris jaunes que couchait la brise, des broussailles recroquevillées et rousses de jeunes chênes.

Empilés sur la carriole, quelques vieux meubles, quelques pauvres malles crevées d’où débordaient des hardes. Une épave. - Seule, une belle cauchoise à colombes, sauvée du naufrage, posait sur ces misères effondrées son opulence monumentale.

Un gars, campé devant, sur une commode, riait au soleil, un fier gars, robuste et sain. Un autre gaillard aux yeux bigles, guidait à pied la rosse mélancolique ; la mère était calée à l’arrière entre deux caisses, le menton dans la main, les yeux fixes comme au fond du passé, la bouche pincée, scellée, les traits durs que semblait tendre une volonté jamais vaincue. Le bonhomme, avec, sous la lèvre, la mouche d’un vieux sergent, s’en venait derrière, un peu voûté, les joues creusées - la fatigue, du chagrin peut-être, - mais l’oeil où survivait une lumière honnête. Il veillait à ce que rien ne dégringolât, tout en échangeant avec ses garçons une petite blague ou deux.

- « Ho ! la bourrique ! V’là la propriété de m’sieur le marquis de Carabas ! » cria le jeune du haut de sa commode et, d’un bond, il sauta, franchit en rigolant un talus envahi d’orties.

Pardi, ce n’était point un parc, puisque c’était un terrain en friche qu’ils avaient payé cinq sous le mètre, pas loin de Saint-Aubin-lès-Elbeuf, dans la campagne alors déserte, à la lisière du bois.

- « Et ça, c’est le château à mossieu ! » Il montrait fièrement un amoncellement de vieilles briques.

- Faut vous expliquer. Ils connaissaient Eugène, un pays qui s’était établi maçon à Saint-Aubin ; alors les maçons, n’est-ce pas, ils vous ont des briques de démolition par milliers ; pour deux ou trois écus Eugène leur en avait recédé un énorme tas et les garçons avaient brouetté ça gaiement. Si l’on ne s’entr’aidait point entre pauvres diables, qu’est-ce qui vous aiderait ? Seigneur, je vous le demande.

- « Chic ! on va camper en Bohémiens », cria Gustave le dégourdi. - « Oh ! la saison est gentille, murmura le père et les nuits sont douces. Nous allons tendre la bâche sur des piquets. »

Hop, en deux temps, trois mouvements, garçons !

- « Salle à manger à la fraîche, cuisine et chambre à coucher, le tout en plein vent. Les trous, c’est les fenêtres. Madame est installée ! »

- « Ah ! misère ! » fit la vieille femme âprement.

- « Te bile point, puisque je te dis que tu vas la voir sortir de terre, ta maison », affirma Gustave d’un geste qui vous soulevait des pierres.

Entre les malles, on cassa la croûte, joyeusement, sur le pouce, et houp : faut pas moisir, à l’oeuvre les dessalés et dare-dare !

- « C’est comme ça que tu la veux, la figure en plein midi ? V’là les plans », fit Gustave en crayonnant sur un calepin. « Seulement, une maison, ça ne se pose point comme une boîte à savon. La cave d’abord, - pour mettre le vin- qu’on n’a pas. »

Et les trois hommes, empoignant des bêches et crachant dans leurs paumes, creusèrent le sol sablonneux trois jours durant, et la terre s’ouvrit qu’on épaula le quatrième jour d’un bon mur de pierres, et quand les fondations furent bien assises, on s’épongea le front, on alla s’asseoir à côté sous la tonnelle de la guinguette et l’on but longuement une bolée de cidre à la fraîche.

On se rattela à la besogne : « Je vas vous prêter un coup de main », cria une voix par-dessus la haie. Et c’est ainsi qu’ils firent la connaissance d’Arsène, leur voisin.

Et puis ce fut joyeux ; ça s’éleva de terre comme par enchantement, et la mère, le menton dans la main, les yeux fixes, ardents, lointains, regardait les briques rouges qui montaient dans le ciel large de mai, regardait les quatre travailleurs acharnés, regardait son homme, si brave encore malgré son mal, et son fieu Polyte, taciturne, entêté à la tâche, mais contemplait surtout son Gustave, si beau, si fort, le gars préféré de son coeur.

On sifflotait, on reprenait des refrains de caserne :

        Auprès d’une fontaine,
        Je me suis reposée,
        L’eau en était si claire
        Que je m’y suis baignée,
               Tra, la, la…

et leur humble maison s’édifiait dans le soleil !

Ils n’étaient pas maçons, mais est-ce que dans le pauvre monde on ne sait pas manier un peu tout, la truelle comme la pioche ? Et du ciment solide, fiston ! Pas une brouette de chaux dans dix brouettes de sable, et pas des refends de carton, mais des murailles d’épaisseur pour qu’on ait chaud quand il fait froid, et que le vent du nord-est ne passe pas au travers.

Enfin, un calme soir de fin août, les quatre pans de mur se dressèrent avec la charpente de bois fruste mais trapue, et couronnant le tout, une branche de pin fleurie aux couleurs de France.

Alors, les trois hommes s’étalèrent sous un poirier sauvage dans la douceur du soir, pour contempler avec un tranquille orgueil l’oeuvre simple, mais durable, de leurs mains courageuses.

Propriétaires ! Eux qui, hier encore, n’avaient ni feu ni lieu, ils avaient eu le coeur de se refaire, tout seuls, une maison pour eux seuls, un foyer qui était bien à eux, sur un coin de bonne terre qu’on ne leur arracherait point.

*
*   *

Fini de courir la gueuse comme des chiens errants ; ils seraient à l’abri cet hiver. Mais ce n’est pas tout, le gîte ; faut encore quelque chose à se fourrer sous la dent, et l’on n’avait plus de sous.

L’hiver leur faisait peur quand même.

Oh ! Gustave n’était pas embarrassé de ses dix doigts, lui ! Il était entré tout de go chez le forgeron sur la route, à un petit quart d’heure de chez eux. Un caleux n’habitait pas dans sa peau, à celui-là, et il tirerait les vieux du pétrin.

Le père fit avec l’autre, Polyte, la tournée des fabriques d’Elbeuf. Pas sot, si vous voulez, ce pauvre gars, mais point débrouillard ; bien qu’il ne demandât qu’à se rendre utile, les parents le soupçonnaient d’être un peu sournois, parce qu’il avait les yeux de travers et qu’on aime moins les enfants pas beaux. Dans la maison Koessler et Kahn, le contremaître l’accepta comme aide fileur à quinze francs la semaine pour débuter.

Le père Barrette eût bien voulu s’occuper aussi ; ce malheureux, ce n’était pas le coeur au ventre qui lui manquait, mais que faire avec un mal qui vous ronge, vous ploie en deux, comme un coup de faulx ? Allez, quand il tenait debout, il n’était pas homme à s’écouter pisser.

« Barrette, jardinier », il avait fait peindre cela à Gustave, sur la barrière, puisque lui-même ne savait pas écrire. De grille en grille, il offrait ses services à Saint-Aubin-Jouxte-Boulleng, à Caudebec, à Cléon. Il disait aux gens : « Essayez-moi, vous me paierez suivant ma besogne, à votre convenance. » D’aucuns lui avaient fait tailler leur haie, des espaliers, émonder des branches. Une pièce de vingt-cinq sous, par-ci, par-là, on ne crache pas dessus, hélas !

Seulement, l’existence était rude ; les semaines des gars et du père tout ensemble, ça ne faisait pas lourd. Lorsqu’on a eu un brin d’aisance, on a son orgueil, on ne veut pas avoir l’air, vous comprenez.

On n’est pas envieux ; mais il y avait Arsène qui établissait la ligne du « tramoué » électrique et n’était pas à plaindre avec ses sept francs par jour ; lui et Angèle, sa femme, se payaient de l’agrément à la Pentecôte, à la Noël. Voilà les Lepesqueux qui tenaient de l’autre côté une manière de caboulot avec des salles vertes et des jeux de tonneau, des escarpolettes, un trapèze et tout le bazar ; l’été, les ouvriers d’Elbeuf y venaient godailler, faire une partie de boules, ou s’attabler devant un « moss » de bière, tout en pinçant les bas blancs des filles. Ça ne faisait pas quatre sous l’hiver et Lepesqueux se chargeait de les perdre au zanzibar avec le cantonnier et le facteur, mais à la belle saison il paraît qu’ils puchaient de l’or, de quoi se payer toute l’année des fricots de première. Il y avait le forgeron chez qui travaillait Gustave, et sa grosse commère qui gardait sa marmaille à moins qu’elle n’allât garder ses moutons dans un pré. Ça ne se privait point non plus, et ça entonnait des verrées de vin que la bonne femme en avait les bajoues violacées.

On ne veut pas avoir l’air plus malheureux que d’aucuns ; on ne veut pas de la pitié des autres. On aurait peut-être acheté quelques rasières de pommes pour brasser, mais par une satanée déveine, Polyte s’était déchiré la main à une courroie et avait chômé plus de six semaines ; et puis le père avait eu une nouvelle crise : son manger lui revenait au reproche, il ne tenait plus sur ses guiboles. La mère aurait bien cherché des journées en ville, mais quand on n’est point du pays, les gens se méfient et elle ne pouvait pas s’amuser à courir, avec ses trois hommes à soigner et la soupe sur le feu.

On redevait quelques petites choses au maçon, puisqu’il faut tout vous dire. Avec les seize francs de Gustave, la semaine, il n’y avait pas de quoi se payer des ortolans, je vous prie de croire. Et du boire à trois sous le litre chez l’épicier, ça revient cher quand on est quatre. Mais on a sa fierté de pauvres.

Dans la chênaie déserte, le père allait rôder, rapportait furtivement des fagots de bois mort, et gonflait ses poches de glands. Pourquoi du gland ? Ah ! voilà ! la mère en secret le faisait griller, et ils fabriquaient avec, une boisson fauve, âpre comme leurs jours amers ; alors, s’il entrait un voisin à l’heure du repas, ils avaient l’air, comprenez-vous, de boire non pas de l’eau de la pompe, mais du petit cidre comme vous et moi.

Quoi faire, bon Dieu ? Il n’y a plus guère d’arbres à tailler fin décembre, et puis, voyez-vous un homme malade sous la pluie qui vous transit le corps ? Ils ne savaient qu’inventer.

Le gars Gustave eut une idée.

En rentrant, il sculptait des bouts de bois avec son couteau de poche, des coqs, des chiens, des chevaux, des moutons ; ça ressemblait si vous voulez, mais il y avait de l’idée : il mettait un brin de rouge sur la crète au coq, un brin de jaune sur les pattes des canards ; et dans leur misère, ils en riaient le soir autour de la lampe. Pour lors, le vendredi, au marché d’Elbeuf, la mère Barrette allait se planter dans un coin, le panier ouvert, les yeux fixés dans l’attente ; elle n’avait pas de bagout, mais elle montrait aux enfants les animaux et les bonshommes informes en répétant : « Un sou pièce ». Toute droite, elle attendait trois heures durant, dans le grésil ou le vent aigre. Elle étreignait sous son châle noir ses quelques sous dans sa main gourde. Quand elle en avait ramassé une trentaine, elle refermait les ailes du panier sur ses jouets misérables, et revenait fièrement vers son toit perdu dans la campagne grise, comme une ménagère qui rentre des provisions.

*
*   *

Le mois de mars leur remit un peu de baume au coeur ; le père alla retourner des jardins pour avril et entre temps plantait son champ que Gustave et Polyte avaient défriché les dimanches ; les garçons gagnaient ensemble trois livres dix sous de plus ; et puis la saison s’annonçait plus douce ; il glissait parfois un filet de brise, attiédie de soleil pâle, qui chatouillait l’âme d’une caresse.

Le père déclara un beau matin : « Je vas faire de la fraise ; la fraise ça se vent gentiment. Je m’en vas voir Lepesqueux. »

Lepesqueux, qui était entre deux cuites, aurait donné de tendresse son coeur et sa chemise ; il lui chuchota : « J’ai ton affaire, le petit père ; tu connais pas Lacrique à Freneuse ? Vas-y de ma part, il t’écorchera point. »

Le vieux s’achemina, une pouche sur l’épaule, un gourdin de frêne au poing, avec les quelques francs que sa bonne femme lui avait glissés dans sa culotte.

Il pénétra dans la forêt matinale et tout de suite une fraîcheur d’espoir descendit dans sa vieille poitrine, cette joie qui, à chaque printemps, nous ressuscite tous jusque dans le malheur, et jusqu’au dernier souffle de notre vie misérable. La forêt n’avait pourtant guère changé depuis l’hiver, sauf dans ses lointains où un charme aux feuilles plissées, une épine sauvage suspendaient sous l’entrelacs violacé des branches une légère nuée vert pâle ; les hêtres aux troncs lisses ne balançaient encore que de longues gaînes brunes, et les chênes ne paraissaient pas se décider à secouer leurs copeaux bruissants d’automne ; mais quelque chose de juvénile palpitait dans ces rameaux comme aux veines du vieil homme, quelque chose qui sentait le cher soleil et l’avenir meilleur. Des coucous invisibles et des loriots rapprenaient la vieille chanson des premiers jours de la terre. Sous les pieds las, les mousses étalaient leurs vertes épaisseurs de velours, et pour les yeux blessés, de grandes nappes blanches d’anémones ondulaient jusqu’aux confins du bois.

Et tout ravigoté, le bonhomme atteignit l’orée d’où l’oeil calme embrasse la vaste boucle bleuâtre du fleuve, les villas et chaumières de Freneuse qui dégringolent en riant dans le soleil, et les falaises tout au fond qui trempent fièrement dans une grande lumière rajeunie.

Il trouva le père Lacrique qui fumait son clos. Pour lors, il lui exposa la chose. « Ecoutez, fit l’autre sentencieusement, j’ai connu comme vous les sept années grasses et les sept années maigres ; j’ai mâqué de la vache enragée, mais je ne suis point de ceux qui se vengent du malheur avec le malheur des autres. Voulez-vous quatre cents pieds pour six francs dix sous ? Je ne vous écorche point. »

- « Oui-da, dit le père Barrette, mais avez-vous de la blanche ? »

- « Si je voulais vous attraper, reprit le père Lacrique, je vous en baillerais ; mais j’aime point duper le monde ; la blanche, là, voyez-vous, ça ne se vend pas à Elbeuf plus que de la crotte de lapin ; les bourgeois ne veulent que de la Gautier, de la rouge. Si je voulais encore, je vous passerais de jeunes pieds, mais ce ne serait pas de ces plus honnêtes, vu qu’ils ne donneraient que l’année prochaine. Faut s’y connaître dans la fraise comme dans tout. »

Le père Barrette s’en fut avec sa pouche de fraisiers, ruminant dans sa tête, et riant dans sa moustache grise. Il s’appliqua à les repiquer en longues lignes, et pour engraisser la terre, il mélangea du bon crottin de cheval à de la cendre de bois.

Il greffa un merisier et un prunier sauvages, planta de jeunes abricotiers déjà forts et des pêchers de plein vent qui ne tarderaient pas à donner de jolis fruits qui font de jolies pièces cent sous. Les jeunes gens s’y mettaient le dimanche ; de remuer la terre, ça les reposait. Ils fabriquaient une cage en fil de fer pour que la mère élevât une nichée de lapins ; - avec de la brique, des planches, de la toile et du plâtre, ils construisaient même à gauche une cabane solide couronnée d’un pigeonnier ; ça ferait une chambre et une mansarde de plus pour les garçons, et ça les délasserait un peu dans les premières chaleurs.

Il fallait voir les carrés de légumes en mai et les arbres à fruits en floraison, et le champ de fraisiers tout en fleurs : « On dirait, ma foi, qu’il est tombé tout plein de neige », disait le père, les mains dans sa culotte de velours, posant ses regards malades sur cette blancheur rafraîchissante comme sur des traînes et des bouquets de mariées.

Vous allez dire qu’à soixante-trois ans, lui qui avait vécu sa vie à la campagne, devait en avoir vu des vergers au printemps ; seulement, ça lui faisait douceur, après avoir tout perdu, tout vendu, de revoir la maison bâtie par lui-même se couvrir de pigeons irisés au soleil, et le champ qu’il avait défriché, se revêtir comme d’une lumière de fleurs ; après tant de dégringolades et de déboires, on avait le droit, une fois de plus, de redresser la tête.

Une curiosité : Savez-vous pour combien le bonhomme vendit de fraises cet été-là ? Une pièce de vingt-cinq francs, peut-être, allez-vous dire. - Pour cent cinquante, mon cher monsieur, vous pouvez demander à Lepesqueux.

« Du coup, fit le père Barrette, un beau lundi de Pentecôte, j’allons tordre le cou à un poulet de grain et fricoter dehors. »

Et pour la première fois de longtemps, à coeur joie, on rigola avec.

*
*   *

- « Angèle, peux-tu me donner un coup de main pour étendre mes draps ? »

La mère Barrette s’était liée avec la petite dame d’Arsène ; une face ratatinée avec de la moustache noire sur la lèvre et des sourcils qui lui bornaient le front d’une barrière sombre. Les deux femmes s’entr’aidaient pour les lessivages. Angèle, qui était bavarde comme une pie-borgne et un brin mauvaise langue, contait toutes ses rancunes à la vieille qui hochait du nez, haussait une épaule, mais demeurait taciturne. Elle sentait que la jeune cherchait à lui tirer les vers du nez, mais la bouche cousue, elle restait le regard fixé sur le passé lointain ou levait les yeux avec un soupir. Oui, elle devait en avoir vu des vertes et des pas mûres, mais elle évitait la moindre allusion, parlait de la santé du père, des gars drus à l’ouvrage, des humbles choses quotidiennes.

Cet après-midi, après des averses, il faisait gentil ; des alignées poussaient vert-tendre : des pois, des fèves, de l’oignon. La mère Barrette suivait sous sa main en abat-jour les nuées qui s’effilochaient en charpie sur les profondeurs bleues ; de chauds rayons qui frôlaient comme de l’espérance ouvraient les bourgeons obstinément clos et les coeurs obstinément scellés. Et voilà que sur un mot d’Angèle, les souvenirs refoulés coulèrent comme une fontaine que le printemps délivre :

- « On n’a pas toujours été comme ça », faisait Angèle.

- « Et nous, reprit fièrement la vieille, et nous qui avons vécu jadis dans un château ! »

Angèle pince les lèvres ; ses sourcils épais se haussent ; elle rioche et flûte ironiquement : « Dans un château ? » - « Dans un château », affirme la vieille, fermant les paupières mystérieusement.

Toute une histoire :

Ils étaient minotiers aux Andelys (Auguste avait repris le moulin de son père) et à côté des sacs de farine, on avait un gentil sac de monacos qui grossissait.

« Une fois en repassant par son pays, près de Saint-Aubin-Celloville, Auguste s’arrête devant une grande ferme à vendre ; une idée de grandeur lui souffle ; car cette ferme, imaginez-vous que c’était une espèce de manoir avec une belle avenue de peupliers, un pigeonnier grand comme une tour, des celliers comme une église avec des piliers, des voûtes, un vieux pressoir : des madriers entiers, madame, pour tirer le jus des pommes qu’une meule plus haute qu’un homme avait broyées dans un tour large comme un manège. Il paraît que des moines, dans les temps, avaient demeuré là…

Auguste s’entête, le jour de l’adjudication ; un petit paysan à nez pointu poussait : 7.000, - 7.200, - 300, - 600, - 8.000, - 9.000. La tête a tourné à Auguste, - je le tirais par la manche, - il a crié 10.000, et le paysan, devenu couleur de terre, est sorti. Et le château nous est tombé sur les reins.

- « Eh ! pardieu, je ferai valoir ! »

La propriété, bien entendu, avec des siècles sur le dos, demandait qu’on la rafistole ; il a mangé son saint-fusquin ; il a acheté une jument, des vaches pour paître dans l’herbage. Mais il était fier, il était fort, bâti à chaux et à sable, et vaillant, ma fille, debout au chant des coqs ; moi aussi, allez, à traire les vaches, à battre le beurre dans la baratte, à engraisser les poulets, les pintades, les dindons. Lui travaillait comme un cheval avec un gars de ferme, une grande gaule ; il brassait, allait vendre du cidre, des oeufs, du beurre à Rouen ; faisait les foins, cultivait de la légume. - Et le soir, assis après souper, sous la coudre, esquintés, on regardait nos gamins faire des cabrioles dans l’herbe et les pissenlits jaunes, en songeant : « C’est pour eux qu’on trime, ils récolteront ce qu’on a semé ! »

« Quand Hortense, l’aînée, vint en âge, vous parlez d’une gaillarde pour ses dix-huit ans. Ça faisait la mijaurée et prenait des airs de châtelaine à la messe. Le fils d’un boulanger des Andelys, ami d’Auguste, qui venait de s’établir à Paris, vint un été passer quelques jours chez nous. Il faisait la roue autour de ma grosse dinde ; bref, il l’a prise avec ses grands airs et un sac de cinq mille francs ; ce n’était point le Pérou, mais il y avait au bout des espérances.

« Elle nage dans la grandeur, à présent, malgré notre misère ; la boulangère a des écus ; c’est à peine si ça reconnaît sa vieille mère ; il n’y a qu’elle de princesse au monde.

« Enfin, marche toujours, on était heureux. Un matin, voilà notre valet qui fait comme ça : « Maître Barrette, je voudrais me marier et acheter une petite ferme en Picardie, dans mon pays. Si seulement j’avais cinq cents écus. » Il y avait déjà quatre ans qu’Auguste l’employait. Il répétait toujours : « Si j’avions cinq cents écus, je serions sauvés ; ai ma vieille mère qui est aveugle, à soutenir… »

Auguste, un jour, lui tend un sac : « Tiens, tu me les rendras dans un an, deux ans ! » Voilà un homme aux anges qui lui presse les mains : « Maître, le bon Dieu vous les rendra. » - Il part. Il nous envoyait des cartes avec des vues : « Votre reconnaissant » qu’il mettait au bas. Un an se passe ; Auguste me faisait : « C’est drôle qu’on ne reçoive plus de nouvelles d’Onésime. » On lui a fait écrire par l’instituteur. Il répond qu’il ne savait point ce qu’on lui voulait. Auguste en pleurait de rage : « Croquant ! Crapule ! On avise le maire de l’endroit, lequel répond qu’Onésime a quitté la commune, il y a belle lurette. Auguste s’en rongeait les sangs, il voulait aller l’écharper. Mais quoi faire, madame, quand on ne sait lire ni écrire ? on est comme des aveugles que les malfaiteurs filoutent et jettent au fossé.

« Alors Auguste, pour rattraper cette malheureuse argent, se creusait sa tête. C’était le temps du Panama ; il s’en fut trouver le notaire qui lui prend pour 4.000 fr. d’obligations et puis d’une autre affaire qui rapportait six du cent.

« Des voleurs ! madame, tous ces hommes de loi qui plument les pauvres ignares. Pas besoin de vous dire que tout est tombé à l’eau, Panama et le reste. Et que d’autres ont bu encore un plus gros bouillon ! Enfin, par une fatalité, ç’a été une année de sécheresse ; les bestiaux ont souffert de la cocotte, deux vaches sont crevées. Ce n’est pas la cage qui nourrit l’oiseau. On a tout vendu.

« Je n’en finirais point. Toujours est-il que mon homme a trouvé à s’embaucher comme contremaître dans les carrières de Caumont. Il n’y a plus d’ouvrier comme lui. Un hercule, soulevant des blocs, madame, que deux hommes d’aujourd’hui ne feraient pas branler. Polyte qui n’est pas feignant, faut lui rendre cette justice, n’a pas tardé à l’aider dans la grande carrière et à empocher ses cinquante sous par jour.

« Nous, on avait une bicoque plantée au bord de l’eau et je donnais à manger aux carriers ; pas des agneaux, je vous prie de le croire, mais jamais, madame, au grand jamais, ils ne m’ont manqué, pas plus qu’à Antoinette qui courait déjà sur ses dix-sept ans. S’il y en avait un d’un peu mûr, je disais : « Toi, t’as ton compte, file ! »

« La petite était allée, une fois ou deux, voir sa soeur à Paris ; elle s’est amourachée d’un grand serin de premier garçon, pas fort de la poitrine ; elle nous a joué une comédie ! Elle était bien trop belle fille pour ce gringalet ; son père ne voulait pas ; elle l’a voulu et elle a fini par l’avoir. Sur mes petites épargnes, je lui ai payé un gentil trousseau. Le mariage ne lui a guère profité, pauvre enfant. Elle est devenue maigre comme un cent de clous. Enfin !

« On commençait à respirer ; mais probable qu’on n’était pas nés un matin de soleil. Un vendredi de malheur, Auguste commandait son équipe, il veut aider les hommes à déplacer un moellon ; il était là, devant : ma pierre bascule, mal retenue, et il reçoit un grand coup terrible, ran ! au creux de l’estomac. J’ai cru qu’il allait en mourir : un jet de sang lui a giclé de la bouche. - Six mois au lit, ma fille, nos pauvres épargnes mangées ; Polyte qui a dû partir au régiment… Pour lors, il s’est ouvert une guinguette à côté avec une grande effrontée qui attichait les hommes ; pardi ! vous devinez, que c’était plus gai que chez nous ; pendant que mon homme souffrait le martyre, on les entendait faire bamboche et gambiller au son de l’accordéon.

« Avoir trimé trente-huit ans pour en arriver là, Seigneur ! Comment ça se fait qu’on s’est échoué par ici ? Ça, ma fille, c’est les hasards, le mystère de la triste vie. - On a été balayé comme des fétus de paille que le vent charrie au diable vauvert. Il nous fallait un bout de terrain pas loin des fabriques pour les garçons. On a cherché à Oissel. Enfin, comme Eugène, le maçon, nous avait conseillés, on a acquis ça, et la vieille brique, et le reste, avec nos derniers quatre sous, et voilà.

On refait sa pauvre existence, ma fille, pour la troisième fois ! »

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*   *

Du nouveau. - La mère Barrette a trouvé des nourrissons. Il y a des monstres de femmes qui font souffrir de malheureux petiots et les laissent piailler des heures dans leurs langes pisseux. - Elle, elle s’en donne du mal autour d’eux, marchez ! C’est son orgueil : elle en a reçu un tout chétif, avec de petits poings crispés, des paupières violettes dans une pauvre tête fripée. Madame, c’est des jours et des nuits blanches qu’elle vous a passés à lui verser, sur ses genoux, le lait bouilli, à la cuillère, goutte à goutte ; heureuse quand il ne le revomissait pas ; et la maigre tête plissée retombait avec un cri plaintif et si frêle…

Et l’autre, un paquet de nerfs, braillant, gémissant, gigotant. Le père Barrette criait la nuit : « Gueule toujours, bois une vesse ! » mais se relevait en bannière pour le bercer et lui tiédir son biberon.

Et, à force de soins, elle les avait arrachés à la mort ; et la chair avait poussé sur leurs os de poulets maigres, et les éclats de rire avaient succédé aux cris de petites bêtes écorchées. La mère Barrette, orgueilleusement, les exhibait aux commères comme des volailles grasses : seize livres deux hectos, alors qu’ils ne pesaient point six kilos à leur deux quand on les a pris !

On avait du contentement : deux nourrissons à trente-cinq francs, c’est soixante-dix francs le mois ; vous direz qu’il y a le lait et quelques médicaments qu’on ne veut pas faire payer aux parents, comme de juste, mais soixante-dix francs, ça ne se trouve pas sous le pied d’un cheval. Et puis le père allait une petite idée mieux ; Polyte se faisait jusqu’à quatre francs dix sous par jour ; ça met du beurre dans les épinards !

- Gustave, lui, avait tiré au sort, gaiement. Il était à Bernay où « ça bardait » comme il faisait, mais, comme il faisait : « Ils auront la graisse, ils n’auront pas la peau ! » D’ailleurs, ce dégourdi-là était déjà passé moniteur de gymnastique, ce qui le dispensait de corvées de soupe, de gamelles et de crachoir. Malin, le gars !

- Ils étaient restés amis avec le père Jacob, le vieux forgeron, l’ancien maître de Gustave ; il venait des fois, courbé en deux, flanqué de sa demoiselle, une rougeaude avec un nez où il pleuvait dedans, et sa dame, la gardeuse de moutons, cramoisie, crevant dans sa graisse, qui cachait ses pattes bleuies de verrues sous un tablier fait de la toile d’une pouche. Angèle, la noiraude, s’amenait aussi avec Arsène, grand coquebin osseux. Polyte, esquinté, somnolant dans son coin, soulevait parfois ses paupières lourdes. Dame ! depuis cinq heures du matin qu’il était debout ! On entendait la respiration douce des nourrissons dans l’ombre de l’alcôve : n’éveillons pas chat qui dort.

Ils se réunissaient par bonne amitié, pour se sentir moins esseulés au milieu des ces bois muets d’hiver. La mère faisait chauffer une larme de tisane noire qu’on arrosait d’une goutte, histoire de passer le goût du café. Les coudes sur la table, on suivait les volutes lourdes de la fumée des pipes. On cassait un brin de sucre sur le dos de Lepesqueux, les gargotiers d’à côté : l’homme rouait de coups sa malheureuse guenon, quand il avait étranglé un perroquet de trop ; la mère Jacob affirmait qu’après avoir saoulographié le fils Durdent, il l’avait étalé sur la banquette et allégé de ses picaillons ; lui et d’autres, oui, tant d’autres qu’elle pourrait nommer, mais qu’elle se nommerait point.

Arsène et sa femme expliquaient comment on installait la ligne des tramways sans chevaux : ce serait tout comme à Rouen ; on plantait des poteaux creux, « on y attachait des fils de fer par oùsque le courant passerait », et de ces explications scientifiques les époux s’enorgueillissaient…

On causait chasse. Polyte se relevait des fois furtivement la nuit, s’il entendait un chien gronder dans le taillis au fond du jardin ; parce qu’il faut vous confier qu’il tendait quelques collets : il avait dégoté trois lapereaux l’autre soir. Il montrait contre le mur la carabine de Gustave. Ah ! lui, n’en ratait pas un dans le bois en face d’Orival. Dans le jardin même, en avait-il abattu des grives et des merles l’autre hiver ! Cuits dans du papier beurré, c’était bon à s’en lécher les doigts.

- Un silence : Pataud dehors aboyait à la lune froide… - Le père Barrette, toujours calme dans son fauteuil, la pipe aux dents, contait à son tour : Un samedi, il avait dit à Léonie qui n’avait jamais eu le coeur de saigner une poule : « Tiens, je vas t’abattre la noire pour demain dimanche. » Voilà la volaille effarée qui bat des ailes, criaille, s’échappe, lui file - froutt - entre les jambes. Il lui lâche à bout portant son coup de fusil. C’est bon, il ne s’aperçoit de rien, vaque à sa besogne, mais voilà-t-il pas que le soir, il se sent le pied lourd, lourd comme une masse de fer ; il se déchausse, sa botte est humide de sang. Ce n’est rien, pense-t-il. Mais le matin suivant, les chevilles étaient gonflées, énormes comme ce carafon. Le médecin, vieille gourde, parlait de lui amputer le pied. « Ah mais, pas de ça Lisette ! j’attrape ma bonne lame et je taillade au vif de la viande, garçon, et du bout du rasoir je fais sauter un à un, les petits plombs ; il y en avait vingt-trois, vingt-trois boutonnières par où giclait du sang. Seulement au vingt-troisième tour, vous me croirez si vous voulez, mais il était bougrement temps que ça finisse. » - « Eh ! la gosse ! qui que t’as, à c’t’heure ? » La fille aux Jacob venait de tourner de l’oeil et de s’ébouler sur le plancher comme une couenne de lard. C’est douillet, les filles…

- Une fois ou deux, Gustave vint en permission de quarante-huit heures, avec un galon rouge flambant sur la manche : « Te v’là, caporal jusqu’à midi ! » cria le père Jacob. - N’est pas soldat de première classe qui veut ! », riposta sèchement la mère.. Pour lui, la maisonnette s’emplissait d’un va-et-vient de fête ; on mettait les petits plats dans les grands. Le soir, à califourchon sur une chaise devant la compagnie, le soldat les faisait se tordre avec des blagues de carrée : la gamelle d’eau froide dégringolant - flac - sur le coin de la gueule à l’adjudant ; ce fils de garce de Chaline qui avait pissé une nuit dans la cruche ; et Cerveau, un gros pied-de-cidre qui s’était foutu sur le cul en faisant un appel de pied bath devant le capiston.

- Inévitablement, on reparlait de 70. Ces grands souvenirs, précis ou vagues, mettaient une largeur dans ces étroites âmes obscures, remplissaient ces humbles veillées d’une lueur d’épopée sinistre.

Le père d’Angèle avait été tué d’un coup de baïonnette au ventre à la Maison-Brûlée, - une boucherie effrayante dans les ruines du château de Robert-le-Diable. Ah ! bon sang de bon sang ! on était prêts maintenant avec le  Lebel et la poudre sans fumée… Savoir si on ne serait pas encore vendus, faisaient les vieux, comme en 1870 où l’armée était livrée d’avance.

Alors le père Barrette, de sa voix tranquille, remuait ses souvenirs comme de la cendre au bout des doigts. Aux Andelys, en avait-il assez logé de Pruscots et de Wurtembourgeois : « Tu te rappelles, Léonie, le soir quand ils cognaient au volet : « Pan ! pan ! viande pour nous manger. - Paille pour dormir. » Je les foutais dans l’étable comme des cochons. Deux nuits, trois nuits, ils y ronflaient ; puis, un ordre du chef, en avant ! ils ricanaient : « La France à nous et les Françaises ! » Ils tapaient sur leurs cartouchières, faisaient sonner les balles : »Francs-tireurs, capout ! » Ils clignaient de l’oeil et montraient leurs dents de loup dans leur barbe rouge. Léonie me retenait : je les aurais crevés. Mais tu te souviens, Léonie, la nuit, souvent on se levait à la sourdine, moi devant, toi derrière avec une lanterne sourde. En rêve, ils jetaient des mots rauques qu’on ne comprenait point, puis se renfonçaient dans leur puanteur. Alors, on allait, à pas de voleur, entre-bâiller leurs cartouchières ; on revenait avec les douilles qu’on vidait de leur poudre, puis on retournait placer doucement, doucement, les cartouches vides. Une fois, il y en a un qui a poussé un grognement et les autres ont tressauté et nous, on s’est rencogné dans la nuit de l’étable, retenant notre respire, la main sur la lanterne. Et le lendemain après leur pâtée, ils repassaient leur harnachement et repartaient riochant : « Capout les Français ! » Mais c’était nous qui rigolions en dedans : ces balles-là ne feraient toujours pas de mal à ces malheureux moblots qu’on voyait se traînant sur les routes, les godillots à trous, tout gris de poussière, tout tachés de sang.

- Et les gars serraient le poing : « Ah ! nom de Dieu ! » C’était tout ce qu’ils pouvaient dire, mais cela disait que le pauvre peuple de France n’oubliait pas, qu’il avait de fiel et de rancune comme une boule sur l’estomac et qu’un jour, si la revanche s’offrait, ah ! nom de Dieu ! il se ferait gaiement crever la paillasse pour venger les morts et effacer sur la face du pays la trace de la vieille gifle encore brûlante.

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Elle en avait trois, oui, madame, beaux, potelés comme des chérubins du Seigneur. Il y avait Popo, un boulot qui venait à vous en se dandinant comme un petit canard, les doigts dans les narines, avec un gros sourire bonhomme ; Mimi, qui piaulait souvent avec une frêle musique de chaton qui miaule et dont le petit coeur se gonflait de grosses larmes, et Nénette qui avait deux belles joues en pomme d’api et le rire clair de ses quenottes blanches ; elle jouait déjà à la petite femme avec Popo, à la petite mère avec Mimi. Pensez elle était grande puisqu’elle avait trois ans et demi.

La mère Barrette lui disait, si elle sortait jeter des miettes aux poules : « Toi, qui est la grande soeur, berce Popo et Mimi pour qu’ils fassent leur petit roupillon. » Une fois, - que je vous conte, - restée seule avec les poulots tandis que le père Barrette somnolait un brin, cet homme, dans la chaleur du midi, la gosse vous avait empoigné le berceau d’osier, et je te balance et je te secoue - do, do, l’enfant do - et plus fort et plus vite, comme un panier à salade : le ber bien entendu, de basculer avec la nichée, et la mère nourrice d’accourir pour trouver mes trois crapauds qui gigotent, braillent et s’empêtrent sous le paillot et dans les rideaux de serge.

- Les voici frais comme des roses, râblés, jamais malades ses nourrissons. La mère Barrette vous donnera sa recette : être autour d’eux toute la sainte journée, et ne dormir la nuit que d’un oeil, en gendarme. Et puis toujours le buis bénit à la tête de leur berceau, un collier d’ail pour les vers, un collier de sureau pour les convulsions. Dame ! tout est là.

Elle avait rappris les zézaiements puérils et ces vieux sourires qui éveillent les risettes indécises des innocents, les éclats de rire des âmes toutes neuves.

Sa pensée tournait désormais dans le cercle étroit des besoins élémentaires… Et elle collait les petits derrières blancs sur le pot, ou elle empâtait leurs becs ouverts d’oisillons affamés.

Un même mouchoir à vastes carreaux jaunes épongeait leur front en sueur, torchait la bave des lèvres, les nez morveux et les beaux yeux pleins de larmes. Elle leur avait enseigné les douces prières naïves et les chansons enfantines qui avaient bercé leurs premiers sommeils : « Ferre, ferre, maréchal, - ferre mon petit cheval… »

Les petiots tenaient société à ces vieilles âmes, maintenant surtout que Gustave était au régiment et que Polyte habitait le Thuit-Signol et qu’il avait pris femme : oui, ne m’en parlez pas, une carne à tête osseuse de jument qui le faisait filer droit, à l’oeil et à la baguette : c’était lui qui l’avait voulu, pauvre cher garçon !

- Un soir d’hiver, la mère en avait eu une frayeur avec les sacrés moutards ! Elle les avait allongés dans leur ber, bien emmaillotés, une boule chaude aux pieds ; elle allait s’assoupir auprès de son bonhomme qui venait d’avoir avec son estomac une fichue corvée.

Subitement, dans la pénombre de la veilleuse qui nageait sur l’huile, elle avait vu Nénette, les joues violacées, se débattre avec une plainte rauque et les autres se réveiller en hurlant, qui avaient l’air d’étouffer. D’un bon elle saute hors du lit, car elle a senti se dresser l’épouvante des mères, la bête qui étrangle, le croup ! Sans perdre la boule, ran, d’un coup de serpe elle tranche le lien d’un fagot, fait une grande fouée de broussailles et la flamme jaillit dans l’âtre, et son grand chaudron de cuivre, elle le cale, plein d’eau, sur la fournaise ; et la buée s’élève en hautes spirales de vapeur qui embue les vitres, met une sueur sur les murs, obscurcit d’un brouillard toute la chambre. Elle est en nage. Marche ! marche ! elle vous empoigne les loupiots déjà noirs, les fait vomir, un doigt dans le bec, et je te les embobine dans trois couvertures de laine. Ah ! il ne faisait pas froid, je vous jure ; l’eau lui en ruisselait des tempes et les gosses transpiraient aussi à grosses gouttes dans cette étuve ardente. Et toute la nuit elle se démena, comme une sorcière en cheveux gris, au milieu de ces flammes et de ces vapeurs d’enfer. Au point du jour les petits, assommés, s’endormirent enfin. - A midi, dans un rayon de soleil pâle, ils se réveillaient jouant et gazouillant comme si de rien n’était.

- « Oh ! vous êtes plus forte que moi, avait fait le père Lecornu, le vieux médecin de Caudebec ; je n’ai plus qu’à reprendre ma canne et mon chapeau ; vous les avez ramenés de loin ; deux heures plus tard, ils étaient frits. » La mère Barrette souriait, tremblante encore comme la feuille de tremble…

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Le bonhomme, qui les adorait tous trois, se traînait des fois jusqu’à Elbeuf, à la foire Saint-Gilles, pour leur rapporter dans du papier de soie une belle norolle ou un zizi-à-la-queue-verte, ou encore des aguignettes la veille du jour de l’an. Il les soulevait précieusement de ses mains calleuses de vieux travailleur et en faisait danser deux sur ses genoux comme des marionnettes gentilles : « Arlequin dans sa boutique ! ou B-u, bu, r-e-a-u, reau, t-a, b-a-c, bac, tabaque - des manufactures royales ! » Vous connaissez l’air…

Parfois, aux beaux jours, il s’en allait à pas menus avec le gros Popo jusqu’à l’épicerie cachée sous les marronniers un peu plus haut sur la route. Il faisait l’enfant et saluait la dondon de fruitière avec force salamalecs : « Bonjour, madame la marchande ! » Puis de s’extasier avec le mioche devant les bocaux de bonbons multicolores : il barguignait un brin, n’ayant en poche que quinze centimes de folies à faire. Finalement, on faisait emplette de galettes à deux pour un sou et d’une pipe en sucre rouge puisque le jeune homme fumait déjà. Popo insistait pour porter lui-même ces douceurs de bouche, mais tenir trois choses avec deux mains, c’est un problème embêtant. Popo, perplexe, méditait sur la route, s’arrêtait, s’accouvait, déposait à terre tantôt une galette, tantôt l’autre, ne pouvant se décider à lâcher la précieuse pipe. Enfin, il trouvait la solution en se fourrant cette dernière dans le bécot, et reprenait son petit bonhomme de chemin, les galettes comme deux palets au bout des bras pour faire équilibre.

Le père nourricier pinçait sa mouche en se rigolant.

- Aux fins douces des belles soirées, les bonnes gens, après la soupe, allaient s’asseoir sur des escabelles entre les carrés de fèves, les gueules-de-loup, les plants d’angélique et de rhubarbe, et dans l’air saturé de menthe, d’absinthe, de l’arôme des pins rouges voisins, leurs vieux corps usés par leurs longues vies de soucis et de travaux, trouvaient le délassement miséricordieux…

Les chauve-souris virevoltaient dans la nappe d’or pâle. Les enfançons petonnaient en riant de l’un à l’autre, et leurs vieilles mains les recevaient chancelants et jetant de petits cris effarouchés, des cris d’oiselets qui risquent leur premier volètement. Ou bien les têtes lasses se repliaient sur les genoux maternels ; le bonhomme calait délicatement Nénette entre ses jambes et roulait en silence la soie tiède des boucles autour de ses gros doigts rugueux. « Ma mie, ma besotte, ma mignonne », chuchotait-il sur le sommeil sans rêve des calmes innocences.

Les ombres lumineuses descendaient des vastes champs du ciel où naissaient les bonnes étoiles. « Ce sont les jours les plus longs de l’année, murmurait la mère ; j’ai ouï dire que le soir de la Saint-Jean, la nuit ne clôt pas, qu’un fil de clarté rôde toujours au fin bord de l’horizon et que l’herbe Saint-Jean fleurit vers la mi-nuit… »

Un souffle frais retroussait les feuilles tranquilles et frôlait leurs vieilles têtes…

- Et le coeur de ces justes, sur le soir de leur vie, s’emplissait confusément de la grande bonté de la nuit et de la lumière affectueuse des étoiles qui d’en haut posent leurs regards d’infinie pitié sur les pauvres, et entre deux souffrances, pour quelques heures, font grâce…

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Les accalmies, dans l’existence des pauvres, ne durent guère plus que les belles soirées d’été.

Les douleurs sourdes, puis aiguës se remirent à ronger le ventre du vieil homme comme une sale bête qu’on ne peut arracher de soi. Il appréhendait de manger, car après, c’en était une danse ! La mère Barrette avait fait apporter de la Coopérative d’Elbeuf du bon vin à 0 fr. 60 le litre pour le remonter, mais le vin le brûlait comme du vitriol, comme une flamme qu’il aurait voulu éteindre avec de l’eau glacée.

Alors, elle avait mandé le médecin qui, à l’écart, avait du chef fait un hochement vague ; mais comme la bonne femme le fouillait de ses yeux d’inquiétude, il avait rédigé une longue ordonnance : « Ah ! puis, s’était-il ravisé, le pharmacole vous en collerait pour dix francs et le pouce ; je vous apporterai des choses qui ne lui feront toujours pas de mal, - si elles ne lui font ni chaud ni froid », avait-il achevé en s’éloignant sur la grand’route.

Le père Barrette prit donc des poudres blanches qui avaient un goût de plâtre et qui tout de même adoucissaient les brûlures, comme l’amidon les rougeurs cuisantes des mioches. Et puis les poudres, voulez-vous que je vous dise ? lui firent bientôt l’effet d’un cautère sur une jambe de bois : « Tiens, fous-moi la paix, avec tes drogues ! c’est comme si on pissait dans un violon ! » - et il repoussait les fioles d’une main découragée, en repassant d’un geste machinal son autre main sur sa blessure.

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Quand Monsieur venait, M. Georges, le papa veuf de Nénette, la mère nourrice cherchait à faire un brin de fête pour égayer la maison triste ; elle rôtissait une maigre volaille, versait à son homme une larme d’eau-de-vie dans son café, mais c’étaient des fêtes qui coûtaient cher au vieux, se terminaient par des crispations de feu qui le ployaient comme le vent de la mer.

Entre deux crises, ses pauvres regards, encore chavirés de souffrance dans sa pâle face étirée, se raccrochaient aux objets familiers, comme un naufragé à des épaves ; ses mains tristes se reposaient sur la tête heureuse des mignonnes, balançaient le panier où biberonnait l’un des petits êtres, ignorants de la grande douleur des hommes…

Parfois il regardait M. Georges, pour chercher à lire dans ses yeux de personne instruite l’énigme de son mal mystérieux. Il affirmait pour se rassurer : « Je ne suis point malade, je suis encore d’attaque, j’ai les membres dispos ; seulement - de ses deux mains, il découpait une tranche de son corps - il n’y a que ça qui n’aille point. » Les autres tranches étaient saines ; il n’y avait que cette tranche-là de mauvaise, comme un peu de moisi dans une miche bien blanche de bon froment.

M. Georges lui apportait d’Elbeuf des gâteaux fins. Il en mordillait un, puis soupirait : « Voyez-vous, quoi que je mange, c’est comme de la cendre ; tout a goût de cendres. »

- Le père Frigot venait parfois lui dire un petit bonjour en passant. C’était un vieil ordureux qui vivait de bricolages, de charités, de petits verres de tord-boyau, rasait d’une main tremblante et d’un rasoir en scie les couennes rugueuses des hommes, fendait les fagots de femme une telle, ou ramassait de la crotte de cheval pour celui-là. Avec les Barrette, il buvait lentement une bolée de cidre, gémissait sur les temps si durs au pauvre monde, et insinuait au bonhomme douloureux les conseils de sa sagesse ancienne : « Croyez-m’en, que je vous dis, pour vous remonter un homme, parlez-moi d’un coup de schnick. C’est bon, eune bonne goutte. » - « Une bonne soupe », rectifiait sèchement la mère, en train, avec sa lavette, de débarbouiller les plats. - « Oui-da, ma chère dame, c’est ce que je répète toujou : eune bonne soupe et eune bonne goutte ; mais je vous le dis en vérité, mon pauvre père Barrette, ce qu’il faut à l’homme pour vivre, par-dessus la bonne écuellée de soupe, c’est, on dira ce qu’on voudra, eune bonne lampée de goutte. »

Mais le père Barrette, affaissé dans son fauteuil bas, sentant déjà à ces mots se rallumer l’enfer dans son corps, de sa main amaigrie et lasse, écartait la coupe de feu et le vieux tentateur…

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Ils étaient fâchés à mort avec Angèle : la mère Barrette ne voulait plus la sentir, depuis qu’elle avait dit sur son compte à la fruitière des abominations qu’il vaut mieux ne pas redire.

Aux amitiés ardentes dans ce coeur passionné, succédaient d’ardentes rancunes. On ne fréquentait plus chez les Lepesqueux. Le père dans ses quarts d’heure de grâce y allait faire un domino en buvant une chope. La bière, c’est frais.

Lepesqueux, quand il n’était pas plein comme un oeuf, n’était point méchant bougre et il n’y avait que lui pour faire rigoler les gosses. Il se couchait à plat ventre sur le sable et ils l’escaladaient comme une colline, et son dos s’enflait en échine de matou et il miaulait comiquement ; puis c’était le coq et il lançait des coricocos claironnants ; puis toutes les bêtes tour à tour et les gosses reconnaissaient le couin-couin du canard, le jappement de Pataud, le grincement aigu de la pintade ou le grognement court du cochon. - Ou bien, enfourchant un cheval de carton, le voilà qui détale à fond de train, fait des pétarades, caracole, va l’amble, puis part au petit trop, hennissant, piaffant, s’ébrouant, pétant comme un roussin, pour finalement s’étaler sur l’herbette, les quatre fers en l’air, au milieu des rires inextinguibles. Les vieux s’amusaient autant que la marmaille ; et la femme Lepesqueux, heureuse d’être exempte, pour le quart d’heure, de gifles, découvrait ses dents rongées et ses gencives saignantes, dans un humble rire d’esclave…

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L’automne revenue, le bonhomme rechuta. - Polyte s’en venait parfois du Thuit-Signol prendre des nouvelles et souper ; il apportait son litre de boisson et une boîte de sardines pour ne pas être à charge.

Gustave, de Vincennes, où, au sortir du régiment, il avait trouvé une bonne place dans une boulangerie près de sa soeur, envoyait aux vieux des paniers de pains de gruau, de croissants et de brioches, qui font toujours plaisir. Quand il s’amenait, son franc rire ragaillardissait le père et les gosses se pendaient à lui comme à un chêne, et c’était l’extase devant la grenouille qui saute, les caramels mous ou papa-la-colique. Et la mère à qui Gustave venait de glisser trois pièces cent sous, le couvait d’un grand regard de reconnaissance, comme un sauveur. Deux cents francs par mois, c’est beau à vingt-trois ans. Ah ! dame, c’était dur, des nuits entières dans le pétrin et la fournaise, mais, bast ! une heure de roupillon et il se relevait frais comme l’aube, la chanson de Ninon sur les lèvres. - Le père levait les yeux vers son gars comme vers sa belle jeunesse et retrouvait l’autrefois en lui.

- L’hiver, le vieux empira. Il demanda à voir ses filles. La boulangère, l’aînée, des pendeloques en or à ses oreilles rouges, une broche en or sur son cou large comme une tour, était un soir pesamment descendue du train de Paris, portant dans son abondante poitrine et ses volumineuses hanches toute la majesté de la capitale et la distinction de Vincennes.

Depuis que ses parents étaient tombés dans la panade, son coeur orgueilleux en avait honte et elle déclarait à ses connaissances qu’ils étaient morts… pour simplifier.

Elle avait bourré son sac de voyage de provisions, pour qu’ils n’aillent point conter que sa visite leur coûtait les yeux de la tête et pour requinquer un brin ce pauvre père dont elle attribuait la maladie à des privations.

Elle était venue prodiguer les préceptes impérieux de sa souveraine expérience ; mais soudain devant l’angoisse du regard maternel, les joues creusées du vieux, sa lourde masse s’était émue et son orgueil avait fondu en larmes dans leurs bras ; car il est des coeurs étouffés sous une graisse d’égoïsme et de suffisance qui ne peuvent fondre que devant les lits d’agonie et les bières ouvertes.

Elle qui depuis douze ans n’avait pas écrit quatre lettres, n’avait pas fait l’aumône de vingt francs, non plus que d’une parole aimante, se dégorgeait soudain dans un épanchement de tendresse à grosses eaux, peut-être par pitié filiale réveillée, peut-être pour éviter à son deuil prochain l’ennuyance du remords.

Elle eut un débordement de générosité : elle acheta une chaise longue encombrante avec des coussins brochés pour papa, une chancelière pour que papa n’ait pas froid aux pieds, une bourriche d’huîtres puisque ça souriait à ce pauvre père, des casseroles en aluminium pour maman, une étole de marabout pour la préserver des bronchites.

Le médecin ayant suggéré qu’à défaut de champagne, du bon vin de Saumur lui redonnerait du ton, elle en avait fait venir une feuillette de chez un client de Paris. Elle chercha en dix jours à leur faire oublier, à eux et à elle-même, ses cruautés de dix ans.

Eux, oubliaient, chantaient ses louanges, la présentaient avec cérémonie aux Lepesqueux, aux Jacob, au premier venu, puisque tout l’humble orgueil des parents dans la misère, se raccroche encore aux enfants dans l’opulence, même quand ceux-ci les méprisent.

- Puis, ce fut le tour de l’autre, d’Antoinette : c’était la chérie, la toujours préférée, car elle était toute gracieuse et douce ; mais elle ne vivait plus que pour son grand niais, creux de poitrine, défoncé d’une toux qui sentait le sapin. Elle arriva toute mince (ah ! malheur ! si vous l’aviez connue, forte et rayonnante de santé, jeune fille !), avec un petit toussotement. - « C’est nerveux », disait-elle- et de grands yeux pleins de flamme. Le médecin lui conseillait de s’éloigner un temps de son mari, à la campagne, mais cette séparation la révoltait. - Elle vint avec sa fillette joufflue, rieuse, bondissante, l’image de sa mère enfant ; il semblait qu’elle eût pris toute la fraîcheur de sa chair, toute sa jeune allégresse de vivre.

Le vieux posait sa petite fille avec précaution sur ses maigres genoux, appliquait sa tête soyeuse comme de la charpie sur l’inguérissable plaie. La bête intérieure le dévorait, mais crainte de tourmenter les enfants, de torturer sa bonne femme, il dissimulait. Si Antoinette ou Gustave étaient là, il faisait à déjeuner bonne contenance, goûtait aux bonnes choses et puis, au milieu de la conversation, il s’éloignait silencieusement, ployé, la main sur la blessure éternelle ; les autres ne le voyaient point, mais les regards anxieux de la mère l’avaient vu ; ils le suivaient gravissant, à pas humbles, l’échelle qui conduit à la soupente de la cabane. Il avait la pudeur de sa souffrance…

Alors, commençait la danse, la danse de la grande douleur. Il s’appuyait le ventre et le front contre la couche, agenouillé comme s’il priait. Sa tête ravagée dans ses doigts, il attendait la fin de l’horrible angoisse de sa chair, et ses hoquets lui faisaient remonter son pauvre manger qui avait goût de terre et qui revenait avec la couleur de la terre…

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Le père Barrette savait qu’il portait la mort en lui. Il ne voulait plus de rien, plus de drogues qui ne font de bien qu’à l’apothicaire, plus de vin qui vous brûle, plus de nourriture qu’il faut revomir. Il attendait la mort qui délivre et étouffait ses plaintes. Ceux qui vont mourir n’ont qu’à se taire. Mais une inquiétude le hantait : « Je ne te laisserai, murmurait-il, que tes yeux pour pleurer, malheureuse fille. »

Le bon Dieu n’a pas pitié du coeur des pauvres. Les mans avaient rongés les fraisiers : les beaux plants verts, rôtis comme par le feu ; et le père Barrette, d’un long regard navré, contemplait ce jardin qui lui avait coûté tant de suées, dévasté sous le soleil comme un désert de cendres.

Alors, profitant d’une accalmie dans son mal et de journées douces, il avait ramassé ses forces misérables ; et la mère le vit, sans rien dire, toute remuée, ployé sur sa vieille bêche, un seau à ses pieds. Il refouissait tout son champ, le retournait une fois dernière, lentement, profondément, brisant les mottes une à une, effritant la terre de ses vieux doigts, et rejetant dans le seau, une à une, les larves malfaisantes. Le seau était comble de ces choses blanchâtres, grouillantes. - Deux fois, avec douleur, il retourna le champ trop vaste. Et la mère pleurait derrière le rideau ; elle avait compris : avant de mourir, il s’imposait cette tâche suprême, afin que, l’humble jardinier sous terre, le jardin flétri ressuscitât au printemps prochain et que lui, qui ne laissait pas un sou vaillant, léguât tout de même à sa vieille le fruit du labeur de ses mains mourantes, l’humble récolte de trois cents francs…


- Il ne voulait pas se coucher ; il s’affaissait, écrasé, la tête contre le traversin. La mère, elle, ne se déshabillait plus : elle avait perdu l’habitude du sommeil. Elle se faisait du café fort la nuit pour se soutenir. Elle allait de l’alcôve aux berceaux : « Veux-tu boire, mon homme ? - Tiens, mon Popo, ta tétine. - Fais dodo, ma p’tite cocotte chérie. - Tu ne dors donc pas, mon pauvre homme ? tu souffres. » Et elle ravalait un sanglot pour chantonner tout bas à Mimi réveillée : « Ferre, ferre, maréchal, ferre mon petit cheval. » Ah ! misère ! Seigneur !

Que voulez-vous dire à un martyr, crucifié par la souffrance ? Elle était au bout de son rouleau : « C’est du sang âcre que t’as sur l’estomac - c’est ce temps de froidure - si tu reprenais un peu de ta poudre, mon père, - celle que le formacien t’avait donnée il y a deux ans. » - Quoi dire, quoi inventer ?

Un soir, il souleva son bras décharné et ses paupières pâles, pour l’interrompre avec calme : « Ne te fatigue pas, ma pauvre vieille, à chercher ; j’ai trouvé depuis longtemps : ça ne pardonne pas, le cancer ».

Le mot trois fois redoutable était prononcé : elle en resta toute saisie et la tisane lui en tomba des mains.

Dieu qui est bon, après d’atroces agonies, permet enfin aux misérables de mourir. - Un soir, ses fils étaient là, il s’assoupit avec une respiration lente et lourde. La mère sortit quérir un fagot dans le bûcher et Gustave l’aida à fendre le bois, tandis que Polyte descendait tirer de la boisson à la cave. En mangeant, on causait à voix basse : « Je vas repartir demain, faisait Gustave, puisqu’il va mieux. » - « Parle pas trop fort, Polyte ; Seigneur, s’il pouvait reposer comme ça longtemps ! »

Le Seigneur l’exauça car, en s’approchant du père endormi, on s’aperçut qu’il était mort…

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Une grosse pierre fut soudain levée de dessus le coeur de la mère Barrette ; elle voulait pleurer, puisqu’on doit pleurer les morts ; étrange, elle était comme heureuse. Depuis un mois, elle ne parvenait plus à avaler deux bouchées, et voilà qu’elle avait grand’ faim. Toutes les besognes funèbres, entre ses fils, lui paraissent maintenant, faciles et reposantes. « Il a fini de souffrir », soupire-t-elle. Elle aussi.

Deux jours plus tard, ce juste s’acheminait vers le paisible cimetière de Saint-Aubin-Jouxte-Boulleng, dans un simple corbillard autour duquel se balançaient des couronnes naïves : « Au père » - « A mon époux », et que suivaient une douzaine de petites gens et de pauvres…

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« Mais vous mangez point, voyons, c’est-i raisonnable ? » La veuve se débattait, se révoltait, ne voulait seulement pas goûter au gigot (on avait, comme de juste, voulu bien faire les choses, rapport au monde). On dût lui mettre de force la fourchette en main et les morceaux dans la bouche. Elle jouait innocemment la comédie funéraire, ayant honte d’avoir faim, de trouver la chair appétissante. Le cercle d’affectueuses sympathies la protégeait des lendemains affreux. Elle contait pour la centième fois les derniers moments : elle était sortie quérir du bois… elle avait fait à Polyte : « Parle pas trop fort… »

Angèle avec qui elle s’était raccordée, le deuil l’ayant emplie d’un indulgent oubli, mangeait à sa droite et se faisait toute douce. Angèle expliquait, la main sur le coeur : elle avait dit à la fruitière qui critiquait la mère Barrette : « C’est un brin gueulard, mais le fond est bon ». La main sur le coeur, voilà ce qu’elle avait dit. Mme Coquerel l’avait entendue et si elle était là, elle le répéterait. - Ah ! cette fâcherie, le pauvre disparu en pleurait souvent. Et l’attendrissement ressaisissant leurs âmes, elles tombaient dans les bras l’une de l’autre, en mêlant leurs larmes.

On causait pour la distraire. On rappelait d’autres cérémonies. Arsène avait assisté à un enterrement dans la campagne près de Vire. Des brutes sans coeur, voyez-vous, qui ne songent qu’à boustifailler ; on avait posé des planches sur des tréteaux et la bière dessus ; eh bien ! monsieur, les gens de la maison, derrière le cercueil, avançaient déjà doucement les assiettes et les verres, comme pour repousser le mort, par manière de dire : « Ote-toi de là, qu’on mette la table. »

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Quand il s’est agi de payer les frais d’inhumation, les autres enfants se sont défilés ; c’est Gustave seul qui a tout réglé, les pompes funèbres, le clergé, le médecin, le repas, la croix en fonte du cimetière.

Dans l’élan de son coeur passionné, la mère a fait donation de tout à son cher et généreux fils. L’immeuble est à son nom à elle, c’est entendu, mais elle lui a, censément, vendu la maisonnette par devant l’homme de loi, ne se réservant que la seule cabane. Polyte et Hortense ragent, mais qu’ils en crèvent ! Que celui qui fut bon fils dans le malheur recueille le peu de choses que laisse le père. N’est-ce pas sur ses fortes épaules qu’elle reposera sa vieille tête ? Un défi est dans ses yeux : elle brave la rogne des autres.

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Elle a perdu à tout jamais, l’habitude du sommeil ; elle s’allonge dans le fauteuil du père mais ne clôt pas les yeux cinq minutes, hantée de souvenirs funèbres ; elle croit saisir son gémissement profond dans le silence de la nuit ; non, c’est le souffle doux des chéris qui dorment dans l’ignorance de la mort. Elle passe ses nuits désertes dans ses vieilles songeries de douleur, de rancune ou de tendresse, dans ses préoccupations menues de tiédir le lait de la petite Mimi, de reborder un enfant fiévreux. Elle a des mots mystérieux pour apaiser les angoisses des vilains rêves, les cris d’effarement des mauvais réveils.

Sous la lune, elle vague dans les profondeurs du jardin solitaire jusqu’au bois ténébreux ; les bruissements de feuilles, les frémissements des bêtes, fouine ou mulot, le hululement lugubre d’une hulotte ne la font pas tressaillir. Elle ne verrouille jamais sa porte. A quoi bon ? les malfaiteurs ne volent pas les gueux ; les rôdeurs sont bien peu redoutables quand on a vu entrer le grande rôdeuse.

La mort ne peut plus la frapper qu’en elle-même, et ce coup-là sera le coup de grâce espéré.


- Quand les besots dormaient bien, elle allait souvent s’appuyer sur la barrière de treillage et ses regards fuyaient le long des taillis bleus que coupait avec netteté la route blanche de lune, ou bien se perdaient dans la voûte illimitée que les astres saupoudraient d’une espèce de neige. Son homme la regardait peut-être du ciel où vont les justes ; les étoiles sont peut-être les yeux pensifs des morts…

Une fois, elle entendit le piétinement sonore de chevaux qui venaient au galop : des gendarmes passaient sur la route ; elle les suivait du regard, immobile, accoudée, mais eux ne la voyaient pas ; soudain un cheval, la flairant, fit un écart brusque et les hommes tressaillants aperçurent cette tête un peu hagarde au-dessus des buissons et ces yeux froids qui fixaient : « Monsieur a eu peur », fit-elle en souriant. - « Vous n’avez donc pas peur, vous ? » grommela l’un des gendarmes brutalement. - « Peur de quoi ? » reprit-elle avec calme…

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Entre ses innocents, elle s’en va dans l’après-midi tiède avec un bouquet de ravenelles ou des pensées. Gustave a acquis, pour le père, une concession perpétuelle ; il dort au milieu de personnes bien, entre Mme Lemarrois qui habitait la belle propriété des Brûlins et M. Duverdré, l’ancien maire. Sa douleur se rehausse d’humble orgueil. Elle rend ses devoirs au défunt chaque semaine comme un culte sacré. Elle salue, grave et digne, les connaissances du pays et l’on se dit derrière elle : « Pauvre chère femme, elle va sur la tombe du père Barrette, ce pauvre cher homme. »

Les petits enfants jouent, trottinent ou se poursuivent avec des éclats de rire, insouciants, comme la cruelle nature ; ou bien, ils s’accouvent pour arracher des clochettes bleues, des pâquerettes sous la haie rajeunie. « Tiens, ’garde, maman Lonie, est beau, sent bon. » -  « Oui, cueille les belles margriètes, va, ma fille », soupire la nourrice distraitement.

Le silence du tranquille cimetière les impressionne un instant. Mais les fleurs, les papillons jaunes pâles qui volètent dans le pâle soleil, égaient les âmes légères. A l’entrée sont les chapelles des familles aisées, et Nénette qui a visité les Galeries d’Elbeuf, s’arrête devant les étroits vitraux entr’ouverts ; à la vue des couronnes d’immortelles appendues, des bouquets en celluloïd, des vases coloriés, des angelots en marbre blanc, elle demeure interdite et pousse enfin ce long soupir admiratif qui fait se retourner la mère Barrette, songeuse : « En voilà un grand bazar ! est-ce qu’on peut choisir ? »

La tombe du père Barrette est au fond, discrète comme sa vie : un rosier, du buis, une croix de fer. La mère Barrette se signe, s’agenouille et pense que sous cette terre très calme, dans sa bière, les yeux clos, les mains jointes, après cinquante ans de tâche ou de souffrance, il repose enfin dans la paix du Seigneur ; et Popo qui répète une phrase entendue, levant un petit doigt comme un naïf Saint Jean, annonce : « Papa l’Auguste, il est au ciel ! » Alors, elle se prend à sangloter tout simplement en pauvre femme, pendant que les petits jouent à cligne-muchette derrière les tombes…

M. Georges a mis vingt francs dans la paume de la nourrice et il a dit : « Vous nous ferez un petit dîner simple pour le baptême de Nénette ». On avait oublié de la baptiser, mais mieux vaut tard que jamais. Nénette aura l’avantage de mieux comprendre ce qu’elle fait et de réciter elle-même : « Je confesse à Dieu… » Elle est avancée pour son âge et la nourrice, orgueilleuse, lui a seriné ses prières pour surprendre M. le Curé et fait chanter ses gentillettes romances pour émerveiller la société au dessert.

Mais, voilà qu’aux fonts baptismaux, après l’aspersion, sur un signe de tête, Nénette en blanc, dans l’austère silence de l’église se trompe et entonne, de sa frêle voix de flûte : « Quand le p’tit Jésus allait à l’école… » M. le Curé rit en brave homme, mais la mère Barrette en est rouge.

- Elle est derechef fâchée à mort avec Angèle et elle s’est brouillée avec la mère Jacob ; elle n’a plus qu’une maison amie : celle des Lepesqueux. Elle a les indulgences de l’amitié pour le vice de l’homme qui a la pépie plus souvent qu’à son tour : « C’est le métier qui veut ça » et elle épanche son coeur ardent dans le sein de la cabaretière, une grande bringue sanglée dans un jersey à boutons innombrables, qui reçoit assez de gnons par la figure pour compatir au malheur.

Elle a tout organisé : le repas se fera chez Lepesqueux, ce sera plus gai : pour sept francs dix sous on a un fameux aloyau : la mère Barrette offre les légumes et paie le rôti ; les Lepesqueux, la boisson et le dessert. La nourrice a mis la monnaie des vingt francs dans sa poche en clignant de l’oeil : « On aura fait une petite fête gentille et le reste ne sera pas perdu. »

Elle voiture Popo et Mimi dans leur guimbarde et ils s’esclaffent comme s’ils partaient à la noce en cabriolet.

Lepesqueux dispute la belle avec un ancien zouzou d’Afrique, un frère ; on l’entend qui claque les dominos sur le marbre et crie : « C’est moi qu’est rincé, c’est moi qui paie la rincette : faut être juste. »

La nappe est mise, presque blanche, à part trois taches de vin. La Lepesqueux va décider son homme : il arrive enfin, les yeux allumés, nerveux, ricanant. Il tape sur l’épaule de M. Georges : « Dis-donc, je te connais, t’es voyageur pour les liquides, pas ? t’es un zig, - faut bien blaguer », et il lui passe sous le nez son haleine d’absinthe. Sa femme le ménage ; elle lui sert une tranche bien sanglante puisqu’il n’aime que l’incuit, mais lui, coupasse, dépiche la viande : c’est épatant, il n’a pas faim. - Préfères-tu un peu de filet ? c’est plus tendre. - Toi, mâque et te tais ! » Seulement, il a soif, une soif d’enfer, et il a besoin de s’éteindre le gésier avec des verrées de vin blanc ; il réclame même de la bière qui désaltère mieux. Mais, c’est plus fort que de jouer au bouchon, il ne peut pas faire sauter la capsule et il se tord et veut que chacun se torde avec lui. - « Ah pis ! faut faire le trou normand pas, ’Génie ? »

M. Georges cherche à l’amuser, mais il n’en démord pas : « Après le rôti, faut creuser un trou, c’est forcé. » - La mère Barrette presse de ses bras protecteurs les deux petits qui se barbouillent le nez de la crème d’un chou.

Aux jeux de société maintenant. Il se lève. « Mesdames et messieurs…, » retrousse sa moustache gluante qui retombe ; il va vous exécuter un tour avec sa serviette trouée - c’est de la dentelle, un détail, - coucou, et son nez passe par le trou. ‘Tention, hein ! V’là le rond, je l’embobine dedans, là ; - il entortille la serviette en corde, autour du poing, autour du cou. ’Tention, passez muscade… - Il presse sa main sur ses yeux troubles, sur son front moite ; il ricane en se dandinant niaisement. Il déplie la serviette, le rond tinte sur le carrelage : Zut ! il ne se rappelle plus. Sa femme rit : « Ah ! pis c’est toi, chameau, qui me fais gourer ! »

M. Georges, qui s’inquiète, cherche à calmer l’ivrogne : « Tiens, mais vous avez un phonographe ici. » - C’est ça, fait la femme tremblante, si tu le faisais jouer. » - « Amène le phono, fourneau. »

Ange si pur, chanté par Vagnier de l’Opéra - c’est un gars d’Elbeuf. - Assez ! à un autre : la Valse bleue, vas-y, Ernest, et il tourbillonne pour aller donner dans le buffet. Il devient blême, fait grincer ses dents déchaussées : « Ah ! pis, en voilà assez, V’là un disque, s’ pas ? » Vlan ! sur le pavé, en miettes. - Ça ne fait rien, murmure la femme avec une douceur épeurée, puisqu’il était fêlé, autant le casser tout à fait. » - « Tenez, je vas vous en lancer une bonne :

            C’était hier, l’enterrement
            De ma pauvre belle-maman
            Et trou, là, là, trou, là, là…

On rit. « Assez, assez ! nom de Dieu ! vous vous foutez de ma fiole. » Un grand coup de poing sur la table. - On ne rit plus.

La mère Barrette et M. Georges pâlissent ; les petits s’agrippent à eux : Nénette dans sa robe blanche tremble de froid et les autres sanglotent.

- « Mais non, je t’assure, tu chantes très juste », implore la femme. Les dents déchaussées grincent, comme à un vieux cheval qui renâcle : « Qu’est-ce qui casque ici ? C’est moi le patron et vous me volez ! » Il brandit une chaise, puis, la main convulsée, étreint un goulot de bouteille.

Toute droite, la mère Barrette s’est placée, brave et frémissante, devant les enfants qui éclatent en cris perçants, et lentement bat en retraite ; tandis que la femme suppliante contient l’alcoolique hagard, M. Georges entraîne Nénette, la nourrice empile les gosses dans la voiture, les pousse hurlants vers l’étroite porte et disparaît dans la nuit…

On ne respire que dans la fraîcheur des ténèbres bonnes qui protègent des fous, bien que l’épouvante vous poursuive des coups sourds qu’on croit entendre, assommant la carcasse de la femme aux gencives saignantes, restée seule dans la maison perdue avec la bête enragée.

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*   *

La mère Barrette recevait de loin en loin des missives de son aînée et de Gustave. Elle les scrutait de son oeil méfiant, anxieux, interrogeant les caractères inconnus qui annonçaient peut-être encore du malheur. La femme Lepesqueux les lui déchiffrait tant bien que mal : Antoinette donnait des inquiétudes, maigrissait encore, ne mangeait plus ; le médecin avait conseillé le bon air des champs. La mère hochait sa tête pensive. Pourquoi Hortense, qui avait de quoi, ne l’installait-elle pas aux environs de Paris ?

Mais Mme J’Ordonne arriva comme une trombe pour mettre les points sur les i ; il ne faut pas être une mère dénaturée ; c’était sa fille, n’est-ce pas ? l’air de Saint-Aubin était on ne peut meilleur ; pourquoi ne pas prendre sa malheureuse enfant auprès d’elle, car enfin c’était son devoir ! Elle prononçait « devoir » avec l’emphase d’un souverain juge.

La mère répondit de sa voix sourde : « Je n’ai pas eu assez de chagrin avec ton pauvre homme de père ? faudra que je voie encore cette malheureuse souffrir… » - « Ah ! les vieilles gens, c’est-i égoïste ! Mais elle ne sera pas à ta charge, va ! je paierai ! » - La mère Barrette, l’air fermé, proteste intérieurement, écarte cette croix nouvelle.

- Un fiacre s’arrêta un après-dîner devant la barrière : un fantôme blanc, diaphane, descendit, soutenu par une gaillarde haute en couleur ; la mère ne reconnaissait plus son enfant : c’était donc là, la belle fille qu’elle avait donnée, grasse et fraîche, à ce grand déplaisant à qui la maladie rongeante faisait l’âme hargneuse. C’était son mal qui l’avait rongée elle aussi, comme un beau fruit que le fruit pourri gâte par une mystérieuse contagion…

C’est qu’il ne fallait pas en médire devant elle, de ce sans-coeur qui ne pensait qu’à sa peau et venait la voir une fois dans les neiges. Elle le défendait acharnée, aspirait à retourner vers lui. Cet amour tenace qui reléguait au second plan toute autre tendresse irritait le coeur de la vieille.

Son affection exigeante luttait avec une jalousie sourde.

Pourtant, elle promenait sa fille dans les journées pacifiques d’octobre, soutenant de ses forces anciennes cette jeunesse défaillante. La malade levait un regard attendri vers sa mère, vers le jardin doré, les beaux dahlias rouges, caressait les joues des petits, puis reparlait de son grand Paris, des magasins éblouissants ; faisait scintiller les bagues qu’il lui avait achetées, trop larges maintenant pour ses doigts amaigris, se reprenait à espérer ; et puis vers le soir fraîchissant, sa figure rosée blémissait affreusement ; une quinte secouait sa charpente frêle ; elle écartait les enfants et pleurait.

Son mari, un dimanche, lui amena sa fillette jolie, secouant autour de ses joues rieuses les tire-bouchons de sa toison blonde. Elle l’étreignit de ses longs bras, avec passion, mais elle pria, le soir, son mari qui repartait de remmener la petite dont les éclats de rire lui donnaient sur les nerfs.

En décembre, elle prit le lit, ne se levant plus qu’une heure ou deux pour se recoucher épuisée. Elle examinait ses tristes bras, ses cuisses qui n’étaient plus que des ossements, se regardait dans une petite glace, s’épouvantait et éclatait en sanglots. - Quoi dire, Seigneur ? La mère arrivait au bout de son rouleau de consolations, comme naguère avec son vieil homme.

La soeur avait écrit : « Achète tout ce qu’il lui faut », et c’était des bouteilles à quatre francs dix sous, des oeufs à cinq sous pièce l’hiver. Elle sortait de la boutique du pharmacien, serrant comme jadis des fioles inutiles contre son coeur sans espoir.

Mais une irritation secrète couvait en elle. A la pitié succédait une rancune devant ces pleurnicheries agacées d’enfant, ces mots durs dont étaient payées ses attentions maternelles, ces mains nerveuses qui repoussaient les plats sucrés, les paroles d’amour.

Les petits comprenaient vaguement : « Laisse-la, maman Lonie, dis-y rien », et Nénette tirait la langue. - « Dame l’est bien méçante », bougonnait Popo en branlant sa caboche. La vieille faisait de ces innocents les confidents de ses rancoeurs, de sa tendresse blessée.

L’exaspération grandissait en elle et lui arrachait du coeur la bonne pitié : Pourquoi cette charge nouvelle sur les reins ? Elle n’avait pas eu assez de deuil comme ça ? Enfin, puisqu’elle était perdue, qu’est-ce que le bon Dieu attendait pour l’enlever ? Ce serait une grande bénédiction.

Elle était blasée d’agonies et celle-ci la laissait presque froide comme s’il se fût agi d’une étrangère. - Une seule parole aimante la ramenait tout entière ; une parole cruelle l’éloignait du coup.

Au chevet du lit, dans la paix du crépuscule, un souvenir de l’autrefois évoqué, une pression de main attardée jetaient toute sa vieille âme éperdue sur le coeur de la toujours chérie et à sa place elle eût voulu mourir. Et voilà que la toux étouffante montait, tordait les poumons de la poitrinaire comme un linge : « Assez, criait la malade, tu m’étrangles avec tes embrassades, tu n’as donc pas pitié ? Sortez tous ! » Et la vieille sortait, haussait les épaules avec quelque chose qui la poignait comme de la haine.

Ce fut une mort presque douce. Une aube d’avril, la main transparente, dans la main rugueuse, se crispa ; un hoquet, un soulèvement éperdu du corps fragile qui retombe brisé dans les bras de la vieille femme haletante, et la mère retrouva les larmes qui déchirent et soulagent, les larmes de l’amour que rien ne tue, et le remords qui nous étreint tous pour n’avoir pas assez chéri ceux qui allaient inéluctablement s’évanouir…

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Son amour pour sa fille grandit après sa mort. La solitude familière lui fait peur à présent. Elle a besoin de sentir ses trois petits autour d’elle, comme Mimi craintive dans son ber le matin a besoin de s’entourer de ses bonshommes en pain d’épice et de ses soldats en carton-pâte qui montent la garde devant elle. Ainsi la mère Barrette se fait de ses enfants un rempart lumineux qui la protège de la nuit. Désormais, elle place Popo et Mimi de chaque côté d’elle dans son vaste lit, pour que la douceur de leur corps tiède la rassure.

Elle leur parle à l’aurore et leurs yeux confiants rêvent ou s’attristent, leurs mains aimantes flattent sa joue humide « Va, pleure pas, ti mère. » Eux-mêmes gagnés de tristesse pleurent aussi, la voyant pleurer, et Popo a de gros sanglots qui le soulèvent, tandis que la frêle Mimi monte, pour l’âme de la vieille, la petite musique des larmes…

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Un nouveau coup en plein coeur. - Le père de Nénette un matin est arrivé avec une élégante dame souriante. Il s’est remarié et avec sa jeune femme vient reprendre la fillette. Ils resteront trois jours pour préparer la bonne nourrice.

Elle mesure alors la profondeur de la tendresse qui la lie à ces enfants, pourtant point les siens. Est-on bête, mon Dieu, de s’attacher quand les séparations déchirent comme des arrachements ?

Elle pleure en cachette, tandis que Nénette, ravie par la nouveauté, a des gazouillements de linote prête à prendre son vol ; elle va chercher une loque dont elle veut essuyer les yeux de grand’mère, comme le grand mouchoir à carreaux essuyait autrefois ses yeux. Elle fait : « La, la, risette », comme on fait à Mimi : « Tu viendras voir Nénette, va ; seulement ton châle noir, il est pas beau, tu mettras un joli caraco comme la dame. » La vieille fait oui, souriante dans ses pleurs…

La gamine, toute à la joie neuve d’une robe de mousseline, déjà femme et cruelle, part en donnant la main à la belle inconnue, et lance du bout des doigts des baisers gentils. La vieille n’a pas le courage d’aller jusqu’à la barrière pour voir s’éloigner sur la route cette petite enfant dont six ans elle fut la vraie mère et qui emporte un peu de son âme.

Ainsi, lambeaux par lambeaux, s’arrache son vieux coeur saignant, avec son malheureux homme, sa fille, ses nourrissons ; on lui enlèvera un par un les autres. De quoi peut-elle se plaindre ? On la paie régulièrement. C’est elle qui est une bête d’aimer. C’est ce coeur trop ardent qui a fait toute la fatalité de sa vie.

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Elle se raccroche à son fils, sa dernière joie ; elle lui fait écrire par la Lepesqueux qu’il vienne s’installer à Saint-Aubin. La maison du père n’est-elle pas sa maison ?

Le gars hésitait : il se taillait de jolis mois dans la boulange ; pourtant un instinct l’attirait vers la maisonnette où il avait vécu ses jeunes années avec les parents, cette maison qu’il avait bâtie de ses mains, qui était sienne, ce jardin que le père avait défriché, planté, qu’il remuerait à son tour, où il voyait déjà pommer des choux dont se parfumerait la soupe et qui ne coûtent rien qu’un peu de sueur.

Il avait une ménagère à Paris, vous m’entendez, sa femme par-dessous la manche, une porteuse de pain qui lui avait tapé dans l’oeil. On s’était marié derrière l’église, la semaine des quatre jeudis.

La vie à la campagne, ça leur souriait. Seulement, il fallait avouer la situation à la mère. - Son grand amour pour celui-ci fit qu’elle ferma les yeux sur ce qu’elle n’eût jamais toléré à l’autre Polyte.

Bref, un beau matin, voilà mon faux ménage qui débarque gaillardement et déballe un petit mobilier parisien, léger, coquet, jetant sa gaieté clairette au milieu des vieux meubles sombres. La bru, qui n’était pas sa bru mais qui était sa bru tout de même, grassouillette et cajoleuse, faisait à la vieille : maman par-ci, maman par-là : « Croyez-vous que ça ne sera pas plus gai pour vous ? C’est si mignon de vivre comme ça, en famille ; ce que vous gagnez avec vos moutards mettez-le au bout de ce que gagnera Gustave et je ne vous dis que ça du bien-être ; sans compter que c’est moi, comme de juste, qui me charge de la tambouille, du ménage et de tout ; vous vivrez comme une princesse choyée - un rêve, quoi ! »

Le voilà donc revenu, son gars, avec sa large poitrine, ses bons yeux braves, un peu gênés tout de même sous le regard maternel. Dame ! cette femme n’était ni une jeunesse, ni une rosière, mais dans ce grand baquet de son qu’est le grand Paris, on pêche, n’est-ce pas, le joujou qui se trouve.

Il n’avait pas été long à décrocher de l’ouvrage : les gros travaux de force ne lui faisaient pas peur ; à Oissel il avait été embauché pour la construction d’une filature ; houp, les madriers de fer ! avec trois au quatre gaillards de sa trempe, il vous promenait ça sur son épaule en sifflotant, un bout de cigarette collé à la lèvre. Et la mère s’enorgueillissait de cette force superbe qui soulevait crânement des charges que deux gringalets d’aujourd’hui ne pourraient déplacer d’un pouce ; elle retrouvait en son fier gars son homme défunt qui roulait jadis des quartiers de roche dans la carrière.

Le soir, le bon géant se reposait en faisant danser les mioches, en les enlevant à bout de bras dans le bleu du crépuscule à la hauteur des branches lourdes d’abricots jaunes ou de pêches rougissantes.

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On avait loué la case d’à côté à une bonne femme, la mère d’Angèle, parce qu’une fois de plus ils s’étaient rabibochés - 75 francs, n’est-ce pas, c’est 75 francs.

C’était une de ces vieilles cassées, ruinées, ravinées par quatre-vingts ans de misère et de vie âpre ; sa face grise et ses mains n’étaient qu’un réseau de rides sales comme ces vieilles reinettes de Caux roulées dans la poussière.

On l’avait vu longtemps gîter dans une cabane de planches au milieu des herbes sauvages : « Viens mon besot, m’embrasser », faisait-elle, cherchant à sourire de sa bouche plissée, aux petiots qui jouaient dans les salades. Eux, poussaient des cris de peur ou lui tiraient la langue. Alors, la sorcière levait son bâton et bougonnait des menaces mystérieuses : sa vieillesse haineuse qui aurait peut-être voulu aimer jetait des injures à la vie misérable. - Les petits fuyaient en se culbutant d’épouvante, loin de la bicoque entr’ouverte, comme les enfants des contes fuient la caverne de l’ogre…

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La filature d’Oissel était construite : c’était fini ; mais Gustave ne voulant point chômer, s’embaucha faute de mieux comme cheminot sur la voie ferrée. Il connut l’humiliation de la tâche ingrate, des salaires iniques. Il rentrait tard de Tourville-la-Rivière, harassé ou le front barré d’un pli sombre, l’oeil plein de filets de sang, ayant bu un verre.

 Avec la froide saison, la gêne vint qui aigrit. L’humeur de la femme tourna au sur : elle regrettait Paris où l’on gagne largement sa vie, où les gens sont moins bêtes. On rognait sur le manger. Les sous-entendus blessants, la mère Barrette les entendait bien. Elle se rationnait, en avait toujours à sa suffisance : « Mais on ne vous reproche pas votre pain, reprenez du fricot ! » Et elle surprenait des chuchotements sombres en l’homme et la femme ; sourdement son fils s’éloignait d’elle. Elle cherchait à ne pas tenir de place, à se rendre utile, réclamait les besognes les plus basses, épongeait à genoux le carrelage, grattait les casseroles, lavait les assiettes grasses. - « Retournez à vos chiards ! » - Elle se contenait, mais ses rancunes recuites déposaient au fond d’elle une haine lourde.

Alors, elle chercha à lui reprendre son gars, à cette pierreuse ; elle restait avec lui sur le seuil longtemps au crépuscule, voulant ranimer chez l’homme que l’alcool, la femme et la tâche brutale hébétaient, la bonne tendresse filiale de son Gustave d’autrefois ; mais l’autre rôdait à l’entour et la nuit défaisait le travail du soir ; il repartait le matin, son filet sur l’épaule, fermé, hostile, sans un mot d’adieu. - Le soir, à souper, il arrêtait net le babil des gosses d’un coup de poing sur la table : ils ouvraient de grands yeux épeurés…

Les fatalités s’appellent. L’inévitable arriva. Les Carasa, des Produits d’Espagne, retirèrent leur Popo de nourrice. Pauvre petit ! il était tout suffoqué de sanglots et s’accrochait convulsivement à sa maman Lonie… On avait dû l’arracher d’elle. - « Encore trente-cinq balles de foutues », dit la femme froidement.

- Alors, un soir que l’homme sombre était saoul, il avait crié, aiguillonné par la femelle qui ricanait : « Et puis, j’en ai assez, là, chacun de son bord, les jeunes ensemble, les vieux plus loin ! » La mère darda sur lui ses regards de flamme, la bouche sèche, les lèvres tremblantes, noua fébrilement un paquet de hardes et, serrant la Mimi contre elle, elle franchit, toute roide d’orgueil, le seuil de sa maison dont la chassaient l’intruse et le fils ingrat, et qu’elle ne refranchirait jamais plus.

Elle pria Angèle de reprendre sa mère, alla coucher chez les Lepesqueux et, quand la cabane fut libre, elle s’y renferma, glacée, comme en une tombe.

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Le portrait de son pauvre homme était là, dans un cadre de paille, faisant pendant à celui de sa fille morte et des petits êtres qu’elle avait bercés ; elle s’entourait de l’image des absents et des disparus ; elle étreignait passionnément leur souvenir contre son âme déserte. Quand elle sortait, si l’autre était dehors, elle ne voyait rien hormis la plante d’angélique ondoyante à sa porte et l’idée fixe de sa colère et de ses malheurs.

Parfois, dès l’aube, elle partait avec la Mimi, gazouillante, dans la forêt ; elle menait à l’ombre des hêtres puissants, à l’ombre de son grand désespoir, cette frêle douceur consolatrice et s’enfonçait dans le silence des aurores, loin, bien loin des ingratitudes affreuses, jusqu’à la courbe du fleuve qui dans un cirque de collines pâles, s’en va, mélancolique et lent comme la pauvre vie des humbles…

A la tombée de la nuit, elle se barricadait, non contre les malfaisants qu’elle n’avait jamais craints, mais contre eux qu’elle haïssait de tout son amour déçu.

Ils vivaient à vingt pas d’elle et, cependant, ils étaient plus lointains que si la mer la séparait d’eux.

Elle parlait tout haut, toute seule, pendant le sommeil de l’innocente ; dressait l’acte d’accusation, les clouait, cinglait leur insolence d’un mot en coup de fouet. Seule, la vue de la douce endormie adoucissait son âme exaspérée ; elle se glissait alors à côté d’elle et appliquait ce corps tiède contre son coeur blessé, comme faisait jadis son homme pour fermer sa blessure. Mais, dans la longue insomnie, elle marmonnait son antienne : « La maison de son père, je lui ai dit : je te la donne, et ils m’en ont chassée, les manants, comme une mendiante ; mais le père le voit de là-haut et le renie et Dieu le châtiera, car, allez, il y a une justice ! » Elle ne s’assoupissait qu’à la pointe du jour, assommée.

Elle allait faire, dans l’après-midi, des ménages pour vivre ; la Lepesqueux gardait Mimi ce pendant.

La mère de l’enfant, une ouvrière qui était veuve, mourut : malheureuse, ça n’avait que le souffle. La dernière ressource de la nourrice mourait avec elle, mais elle en éprouva comme un âpre contentement. Elle prit l’enfant rêveuse entre ses genoux, la couva de ses yeux d’angoisse et lui chuchota gravement : « Pauvrette, ils ne viendront pas t’enlever, toi, tu seras ma petite consolation ; tu me resteras à moi qu’on a abandonnée ; je n’ai plus que toi au monde, puisqu’on m’a tout volé… »

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Elle rentre dans le poudroiement encore brûlant d’un soir d’été, courbée comme une pauvresse pour qui la vie fut lourde, poursuivant de ses yeux d’angoisse les vieux souvenirs, les vieilles rancunes éternelles.

Elle tombe, lassée, sur une chaise de paille chez la Lepesqueux. La femme parle de son homme qui a la tremblote et n’a plus guère la tête à lui. On cause d’Angèle : « Figurez-vous qu’elle est allée dimanche à Dieppe et qu’ils ont rapporté des huîtres : ça ne se prive de rien. » La mère Barrette soupire : « Mon malheureux bonhomme faisait toujours : « Dire que je m’en irai sans avoir vu la mer. » Elle branle la tête d’un tic nerveux.

Son regard, instinctivement, cherche la Mimi qui n’est pas là : - « Ah ! je sais point, elle est toute chose, je l’ai posée sur le lit, elle a vomi… Mais les enfants, vous savez ce que c’est : aujourd’hui malade, demain ça chante. C’est les dents… »

La mère nourrice n’écoute plus. Elle grimpe là-haut, découvre l’enfant qui s’agite, fiévreuse, l’emporte sans sire adieu, entre ses bras anxieux. Elle la couche dans son berceau : l’enfant se rendort malgré un frémissement des membres. « Un brin de fièvre… ces chaleurs. » Elle cuit sa soupe ; à la lueur de la lampe-pigeon, elle la mange sans faim, navrée par ce grand vide que laisse à table ce tout petit être.

Elle resonge : l’enfant est triste depuis trois jours. « Ma ’tite tête ! » fait-elle. Pourvu que ça ne soit rien, et son oeil erre sur l’enfant frémissante…

Dans la lourde nuit, la vieille femme somnole ; un cri plaintif sort des rideaux ; elle se penche : des tremblements convulsifs agitent les bras frêles comme des rameaux au vent. « Ma Mimi chérie », elle lui sourit, mais les yeux embués ne voient pas le sourire…

Elle ne se couchera pas ; elle tournique dans la chambre en dialoguant toute seule ; elle regarde sur la cheminée, comme pour se rassurer, le diplôme encadré que lui a fait décerner le docteur Lecornu ; ah ! certes, elle en a réchappé de la mort, du croup et de tout, l’on peut dire. - La fleur d’orange, ça calme : « Bois, mon amour, pour te guérir. »

- Le vieux médecin est venu : « Sauvez-la, je n’ai plus qu’elle au monde… » Le brave homme, troublé, évite son regard. Il se passe la main sur les yeux. « Mettez-lui des compresses sur les tempes toutes les heures… je reviendrai… »

… Elle perd conscience du temps, elle oublie de manger, de dormir. Elle a tout clos pour arrêter les rayons de juin terribles qui enfièvrent la pièce. Une sueur perle sur le front de l’enfant. On dirait que la tête enfle. Et ce cri éternel, cette éternelle plainte de l’innocence qui souffre et ne peut pas dire, ces bras qui se tendent, ces crispations de la mince figure, ces yeux agrandis qui implorent…

La femme Lepesqueux est entrée, mais la vieille l’a chassée comme tout le monde. - Elle tourne comme une folle dans sa cellule ; elle ne sait plus. Et les yeux larges ouverts la suivent disant : « Mais tu vois, je souffre, soulage-moi. » Elle la soulève contre son épaule et, tout à coup, ces yeux, ces grands yeux effarés se mettent à tournoyer dans la tête… Elle est à genoux devant sa petite enfant agonisante : elle la supplie de ne pas mourir…

Elle a pourtant suivi la longue agonie de son homme, celle de sa fille, mais leur mort l’a comme soulagée, et voilà que devant le corps de cette enfant qui n’est pas à elle, le monde s’anéantit, son vieux coeur étouffe…

« Voici ma petite bien-aimée, ma dernière joie, Seigneur, et voici que vous me l’avez tuée, par canaillerie ! »

Elle l’a faite belle dans la mort, avec sa gorgerette de dentelle et sa douce robe blanche. Et elle voulait l’emporter, la nuit, dans le bois ; des sans-âme la lui ont volée pour la clouer dans une boîte, l’enfouir dans un trou. « Mais, emportez-moi donc aussi, qu’on me jette des cailloux sur le coeur et qu’on me ferme la bouche avec une poignée de terre !... »

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… Ne vous effrayez pas : vous la rencontrerez peut-être , les mèches grises au vent, au bord du fleuve, dans les broussailles aux feuilles recroquevillées et rousses, au fond de la forêt, les soirs où sur la face de la lune chevauchent des nuées farouches.

Elle s’en va sans rien voir, le regard vitreux, serrant comme un paquet blanc dans son châle sombre…

Elle se nourrit de charités, de faînes et de glands. Son fils a voulu la reprendre, elle s’est débattue, elle voulait lui crever les yeux.

Si vous ne lui dites rien, sa folie n’est pas méchante. Elle berce ses chiffons en glapissant d’une voix fêlée : « Ferre, ferre, maréchal, ferre mon petit cheval ! » Elle berce, puisqu’elle a bercé des nouveaux-nés ou des mourants presque toute la vie…

- « Le gros chien Pataud, écoute-le, Nénette, qui jappe au fond du jardin. - Oh ! grand’mère, que vous avez de grandes dents ! - Aie point peur du loup, il s’est ensauvé - il n’y a pas de loup-garou dans les bois - l’oncle Gustave les a tués avec son grand fusil.

- Va, couche-toi, ma fille, avec le printemps les forces reviendront…

- Ah ! que tu es dure pour ta vieille mère !

- Voyons, mes chéris, reprenez tous ensemble, gentiment : « Quand viendra Noël, fête désirée… » - Veux-tu de mon boire ? Attends que je t’essuie la margoulette… - Manants ! vous m’avez chassée comme une chienne sur la route. - Je vous ai tout donné, ma maison, la maison que ton malheureux père avait bâtie, ce saint homme, le jardin où il s’échinait encore la veille de sa mort ! - Mais il y a un Dieu pour les indignes ! - Ne te tracasse pas, mon pauvre Auguste, c’est quelque chose qui t’aura pesé sur le coeur. - Tâche de dormir ; si tu reprenais des poudres qui t’adoucissaient autrefois. - Ses yeux, ses yeux, Monsieur, qui tournent dans sa tête et ses petits bras qui se tendent comme pour demander grâce ! - Ils m’ont jetée dehors, mais ça ne fait rien, viens, ma Mimi, je te tiendrai chaud dans mon grand châle ; il ne fait pas froid sous les arbres… »

- Laissez passer cette misérable ; elle ne dit rien au monde, elle ne vous fera pas de mal ; sa folie est douce ; ses yeux fixes regardent sans voir : ils ne voient plus que dans les hiers désolés ; elle berce contre son coeur qui brûle - inlassablement, de l’aube à la nuit, - ses vieilles souffrances immuables et ses morts…




Damarice


        In limine.


MONSIEUR le Principal, ayant achevé son café, qu’il buvait pur et sans sucre, rinça d’un calvados abondant sa tasse à fleurettes, et dit : « Voici, monsieur Damarice, votre nomination de répétiteur stagiaire au collège de Bayeux. Conservez-la. Il se peut que dans une quarantaine d’années, vous la relisiez avec un plaisir triste, et que les plus beaux vers vous paraissent fades auprès de sa prose ministérielle.

Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue dans notre vieille maison, et de vous assurer que vous trouverez toujours auprès de moi, toute la sympathie à laquelle a droit votre jeunesse. Vos collègues vous diront tout à l’heure que je suis un raseur sans pitié, et vous aurez, plus souvent qu’il ne vous plaira, l’occasion de vous assurer qu’ils ne vous ont point trompé. J’ai soixante ans passés et j’enseigne la philosophie : je suis bavard par nature et par métier. Vous aurez donc, pour commencer, deux discours au lieu d’un.

Laissez-moi d’abord, à la façon de maître Jacques, passer le tablier du marchand de soupe - je veux dire du Principal.

Vous entrez dans l’Université, monsieur Damarice, par la petite porte, mais le répétitorat mène à tout, à condition d’en sortir : le mot n’est pas de moi. Rassurez-vous. Le temps des pions douloureux est passé. L’histoire du Petit Chose est de l’histoire ancienne, de la très belle histoire ancienne. Il faut en prendre votre parti, et renoncer à l’espoir glorieux d’être le souffre-douleur de vos jeunes élèves. Ce sont de bons garçons, plus mollasses que méchants, et qui vous laisseront tranquilles, si vous les laissez tranquilles. Mais je vous entretiendrai plus longuement demain de vos devoirs professionnels. C’est maintenant le tour du philosophe de divaguer en bonnet pointu.

Votre curriculum vitæ m’apprend que vous avez dix-huit ans et que vous avez fait vos études comme externe au lycée de Rouen. C’est dire que vous allez avoir deux ennemis à combattre : vous-même et la petite province. De votre moi, je ne sais rien, ni vous non plus. La psychologie est comme la médecine une pauvre science. Pour porter sur le malade un bon diagnostic, il faudrait pouvoir l’ouvrir et le disséquer. Ceux qui s’analysent se tuent, ceux qui ne s’analysent point, s’ignorent. Des deux côtés, mon mal est infini.

Votre autre ennemi, c’est la petite ville. Il est inutile, n’est-ce pas, que je vous chante tous les couplets de la chanson : la province enlise, la volonté s’y émousse, l’intelligence s’y engourdit, mille autres âneries encore à l’usage des romanciers et dont je vous fais grâce. La province, monsieur Damarice, est pain pour les forts et fiel pour les faibles. Elle vaut ce que vaut l’estomac de celui qui y mord. Elle révèle chacun à lui-même et ne permet point qu’on se fasse illusion. Vous saurez dans quelque temps si vous lui trouvez goût de pain ou de fiel. Je vous dirais bien encore de vous confier à moi, chaque fois que quelque grave ennui vous troublera. Je vous le dirais, si je ne l’avais déjà dit à quelques douzaines de jeunes maîtres avant vous, qui ont peut-être eu raison de n’en jamais rien faire. Vous avez l’âge heureux, monsieur Damarice, où l’on ne s’en remet qu’à soi-même du soin de commettre ses premières sottises. Bien ingrat envers sa jeunesse, celui qui vous en blâmerait. - Demandez la clef de votre chambre à la concierge que vos élèves ont surnommée Vénus, et priez le petit domestique de vous aider à monter votre malle. »

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        Vénus.

Sous la voûte d’entrée, humide et noire, la loge de Vénus est un étroit réduit plein d’odeurs sales. Une demi-fenêtre haut percée, étire jusqu’au lit de fer, un jour de prison. Sur la muraille dont le plâtre sue, s’alignent les casiers où les professeurs trouvent, chaque matin, la clef de leur classe et leur courrier.

Vénus est vieille et louche. Son ventre mou qui coule sur ses cuisses l’encombre d’une grossesse éternelle et répugnante. - « Si c’est rapport à la clef, monsieur Damarice, la voilà ; même que je l’ai récurée au papier de verre. Vous allez me dire que personne ne m’y forçait, mais faut bien qu’on s’aide dans la vie. »

Les pieds sur la chaufferette où rodillonnent des miettes de pain, Vénus retient d’une main lasse son ventre qui fuit. « Faut me promettre, monsieur Damarice, de ne jamais passer devant la loge, sans entrer me dire un petit bonjour. Ces messieurs sont là, comme chez eux. On bavarde. Ça fait passer le temps. Vous allez me dire… »

Mais le petit domestique vient à propos tirer Damarice de cette boue de mots qui s’étale autour de lui et l’englue.

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        Le Mie Prigioni.

Des deux côtés d’un long couloir nu, les portes des cellules sont trouées de judas grillés. « Choisissez la celle que vous voudrez, dit le petit domestique, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. » La dernière sur la droite est belle, comme un décor de mansarde au théâtre. Le torchis des murs tombe en poussière sur les pavés fendillés. Une poignée de foin bouche un trou au plafond. Trois carreaux manquent à la fenêtre sur les champs.

Le petit domestique chaparde dans les cellules voisines une table de guingois, deux chaises dont la paille pleure et un lit de fer à sommier crevé, pour servir de canapé. « C’est toujours pas le bruit qui vous élugera. Ces messieurs ne montent à leur carrée qu’une fois la semaine, pour changer de linge. » - « Où passent-ils leurs libertés ? » - La tête renversée, le poing fermé à la hauteur des yeux, le gamin fait le geste de boire à même son pouce jusqu’à plus soif.

- Damarice ouvre sa malle et peuple les murailles de gravures épinglées. Il range ses livres sur la table et fume en attendant que la cloche sonne. Ce taudis lugubre est dans le vaste monde le premier coin qui soit à lui. Quatre heures par jour, il sera ici le maître de ses actions et de ses pensées.

Pour prendre possession de son royaume solitaire, il marche de la porte à la fenêtre, en déclamant des vers, et sous ses pas, le carrelage incertain est une belle route droite qui mène quelque part.

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        Collègues.

Quéré est un ivrogne qui serait à peine moins brute s’il ne se saoulait pas. Lemoisson n’est rien et c’est tout. Au demeurant les meilleurs fils du monde qui couchent avec la vie comme avec une maîtresse de tout repos, et ne lui demandent que ce qu’elle leur peut donner.

Damarice en huit jours a vu l’endroit et l’envers de leur pauvre néant. Il ne peut ni les aimer ni tout au moins les haïr. Devant le vide, l’amour et la haine perdent leurs droits.

       Par la porte de corne et la porte d’ivoire.

Le garçon de dortoir allume la veilleuse, souffle le gaz, et ferme à clef la porte derrière lui. Damarice fait encore trois aller et retour entre les deux rangées de lits déjà pleins de sommeil, puis il se glisse dans son cagibi. Sur une estrade, c’est entre quatre rideaux verts une sorte de chambre étroite et sans plafond, où des générations de pions ont, avant lui, cuvé en ronflements sonores la joie de manilles bien arrosées.

La bougie tremblote sur la table de nuit encombrée de livres. Assis sur un tabouret et roulé dans sa courtepointe, Damarice décide qu’il va laborieusement, malgré la fatigue et le froid, veiller jusqu’à l’aube. Car il prépare seul sa licence de philosophie, et il lui répugne de se faire l’esclave d’un programme. Toutes les idées, à la fois, l’attirent et le retiennent : c’est une ivresse splendide de raison satisfaite où tout s’enchaîne et s’ajuste avec la grâce nette d’un problème résolu.

Damarice prend des notes, discute, s’anime, et d’un crayon vainqueur emplit les marges de hardies réfutations. Le monde de la pensée est beau comme un matin d’hiver piquant et sec, quand le pas sonne sur la terre glacée et que le clair soleil se lève au bord du ciel. Un lit craque dans le silence. Un élève au bout du dortoir rêve tout haut. La cloche des Ursulines sonne à travers la nuit des heures légères.

Ivre de fatigue, Damarice se coule entre ses draps froids, et la tête sur l’oreiller, c’est une galopade de projets précis qui se suivent, s’appellent, se chassent et s’effacent. Il y a moins de chefs-d’oeuvre sur les rayons de votre bibliothèque que dans les cinq minutes merveilleuses qui précèdent le sommeil des jeunes hommes chastes. Vingt secrétaires ne recueilleraient point les plans de romans, de poèmes et de drames que Damarice conçoit et ordonne. Et ne dites point que tout cela est fumeux comme du brouillard dans une tête d’ivrogne. Il gouverne au gré de sa volonté les beaux rêves dont il est le maître : les chapitres s’enchaînent, les vers s’alignent, les personnages parlent.

La couverture tirée jusqu’au menton, Damarice est au théâtre, dans l’ombre d’une loge et regarde sans surprise entrer et sortir, sur la scène, les êtres vivants qu’il a créés. Son père est à côté de lui qui l’embrasse ; sa mère pleure. Il triomphe avec modestie des sots qui le tenaient pour un petit pion méprisable. Il est grand avec simplicité ; il pardonne ; il ronfle…

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        Chasse de nuit

Dans la chambre commune où il est seul, Damarice écoute la pluie de novembre, lourde et molle, s’écraser sur les carreaux. Nul vent ne la fouette ni ne la fait vivante : c’est un ronron humide qui donne envie de dormir en brute.

Il s’arrache pourtant d’une secousse douloureuse à ce néant des minutes moisies. Il tente d’allumer le poêle de fonte dont le tuyau branle. Pour attiser le feu, il éventre à coups de pied une table de nuit : le bois vermoulu noircit sans fumer. Le coke ironique fait semblant de grésiller et meurt.

Damarice, vaincu, se rassied et fume, plein de dégoût pour le travail commencé. Il ruse en vain, pour entraîner sa pensée lasse par quelque besogne mécanique de copie ou de classement. La pluie monotone l’accable. Il est comme un homme qui ayant au soir perdu sa route piétine dans la nuit, sous le ruissellement de l’averse, à travers les champs noyés d’eau.

Et brusquement, le vent furieux de l’amour se lève et balaie d’une rafale ce brouillard de vagues pensées. Damarice, la tête entre les mains, s’abandonne au tourbillon qui l’emporte. Il sent sous ses doigts qui brûlent, battre ses tempes. Le coeur lui tourne comme dans une saoulerie. Sous ses paupières lourdes, c’est une ruée brutale de corps nus et d’affreuses débauches. A quoi bon se débattre contre une nécessité qu’il veut croire invincible ? Il tâte son porte-monnaie dans sa poche et sort en chasse de quelque femme.

- Il marche à grands pas sous la pluie, au long des rues silencieuses. La fenêtre de la belle Mme Adeline délaie sur les pavés humides une flaque de lumière jaune. Mme Adeline est veuve et consolable : il ne faudrait, dit Quéré, que deux sous de toupet et des reins solides. Damarice l’imagine derrière les rideaux, renversée dans un fauteuil, les pieds tendus vers la cheminée pleine de flammes. Il entrera sous quelque mauvais prétexte, et sans rien dire se jettera sur elle… Un pas sur le trottoir le réveille et le remet en route.

Il recommence d’errer par la ville morte avec une faim furieuse de luxure. Il guette, désire et redoute. Deux femmes le croisent, leur jupon ramené sur la tête, et rient : « Si monsieur veut se mettre à l’abri… » Il sait qu’il devrait répondre, que l’occasion est belle et qu’elle ne se représentera pas, peut-être, de sitôt. Il ne se retourne point cependant, mais au coin de la rue Bourneseur, il fait brusquement volte-face. Maintenant qu’il est à peu près sûr de ne pas les retrouver, il s’acharne à la poursuite inutile, bâtit une aventure et découvre les mots qu’il fallait dire. Le chemin de la Gambette s’enfonce dans la campagne. Damarice regagne par un crochet le faubourg de la gare, et rôde autour de l’Eden, dont les chanteuses quelquefois raccrochent les passants. Il descend la rue des Cuisiniers, la remonte et la redescend. Une fille tapie à la gueule d’une allée, le hèle : « Ecoute un peu, joli garçon. » - Elle le happe et l’attire : « Passe-moi du feu au moins, pour rallumer ma sèche. » La lueur qui grésille éclaire un pauvre visage laid de bête battue. - « Combien veux-tu ? - Une thune pour la nuit, trente ronds si tu ne couches pas. » Damarice lui glisse dans la main la seule pièce de cent sous qu’il possède : « Mange à ta faim, pour une fois. » Puis il s’arrache à la poigne qui l’agrippe et s’enfuit.

Sous l’averse inlassable, épaisse et lente, Damarice, dont la fièvre est tombée, marche léger, plus humblement fier qu’un médecin qui vient de laisser un louis sur la table d’un malade pauvre. Il descend, en chantonnant, la rue Saint-Jean et s’arrête pour regarder les livres, à la devanture de M. Bobu, libraire. Les bords de son chapeau lui versent dans le cou des paquets d’eau froide. Il grelotte et claque des dents. Mais il s’applique à jouer son rôle d’être celui qui méprise la pluie et qui, perdu dans ses pensées, ne la sent même point. Il espère aussi, vaguement, que Mme Bobu, assise à la caisse, le voit et le plaint. Elle lève vers lui des yeux de beauté et leurs mains lentement s’unissent.

Damarice rentre au collège et complète en marchant le roman commencé. Il ne veut point entendre Vénus qui l’appelle. Il monte à sa cellule, défait en hâte ses vêtements trempés et prépare sur la lampe à alcool une tasse de café qu’il boit bouillant, car il craint le rhume. Il y a du cabotin en Damarice, mais du cabotin honnête et qui ne sait qu’à demi qu’il est cabotin.

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        Thérèse.

Quéré, Lemoisson et Damarice se rencontrent à deux heures dans la loge de Vénus, qui plaisante agréablement sur les frasques présumées de ces messieurs. « C’est de votre âge, plus que de la mienne, et jeunesse n’a qu’un temps. » Il suffit qu’on lui raconte tout et même qu’on ajoute un peu. Son ventre lourd, secoué d’une joie ignoble, tremblote sur ses cuisses. Elle tire à regret le cordon qui ouvre au bout de la voûte noire, un trou de lumière. Les trois hommes filent. Quéré bourre une pipe, Lemoisson rallume un demi crapulos et Damarice, le chapeau en arrière, roule en cigarette des raclures de fond de poche.

La rue est à ces messieurs. Ils l’emplissent de propos bruyants. Les factrices des Galeries Nouvelles frétillent à leur passage. Dans l’atelier de Mme Augustine, repasseuse en gros et fin, rue Quiquengrogne, les ouvrières en camisole blanche lèvent le nez et Thérèse pousse, en leur honneur, sa romance la plus pointue.

Thérèse est une petit rouquine de seize ans, fraîche et sonnue. « On s’enverrait bien Thérèse », dit Quéré ; Lemoisson répète en écho que, pour sûr, on se l’enverrait bien. Et Damarice hâble, avec une feinte goujaterie : « Pourquoi donc qu’on ne se l’enverrait pas ? » Mais l’indéniable expérience de Quéré a des raisons que le coeur ne connaît point. - « C’est jeune ; ça a l’air comme ça, mais ça ferait des chichis de tous les diables. Faudrait y aller du sentiment et pincer la corde sensible. Merci. C’est pas mon genre. » Ce n’est pas non plus le genre de Lemoisson dont l’unique genre est d’approuver Quéré.

- Au coin de la rue Laitière, Damarice quitte ces messieurs à la porte de la bibliothèque. La bibliothèque municipale est sous le toit de la mairie, un grenier vaste et mort. Un gros homme, tout au bout du pavé rougi, tousse et crache derrière une table encombrée de livres. C’est M. Quesnel, dit M. Phoque, asthmatique et professeur en retraite, qui, pour l’amour des belles lettres et d’un maigre traitement, range, par ordre alphabétique, trente mille volumes. - « Mon catalogue me tue, monsieur Damarice ; j’en serais venu à bout cependant sans cet animal de Ridel qui vient, pour me faire une niche, de léguer à la ville tous ses bouquins. Vous voyez, dans ce coin, le joli tas que cela fait. Il faut maintenant, parce qu’il a plu à ce maniaque de jouer les bienfaiteurs, que je bouleverse tous mes rayons. »

Damarice a la confiance du bibliothécaire. Il peut grimper aux échelles et fouiller dans le placard que M. Phoque appelle entre hommes « Sodome et Gomorrhe ». Mais il n’use point aujourd’hui de ces précieuses permissions. Assis à la longue table déserte qu’une pancarte manuscrite réserve au public, il ouvre au hasard le Moniteur Financier, et rêve.

Il rêve d’amour, en général, et de Thérèse en particulier. N’est-elle point l’amante qu’il se souhaite, très pauvre, très fruste, un peu laide même et qui lui donnerait l’orgueilleuse modestie de l’élever jusqu’à lui. Il y a sur le tapis vert un encrier et une pile de papier blanc à la disposition des travailleurs qui ne sont jamais venus. Devant tant de feuilles vierges, le coeur vierge de Damarice s’emplit et déborde. Sa plume trotte et les mots, pour dire ce qu’il conçoit mal, arrivent aisément. Il n’exagère ni sa solitude désespérée, ni l’indestructible solidité de sa passion soudaine. Damarice est toujours sincère au moment où il écrit. S’il avait, avant de monter à la bibliothèque, rencontré Mlle Jeanne des Galeries Nouvelles, il lui adresserait en ce moment, avec la même bonne foi, la même déclaration éloquente et tumultueuse.

Parce qu’il est amoureux de l’amour, plus que de Thérèse, il oublie presque, en écrivant, à qui il écrit. Il ne s’en souvient que lorsqu’au fond de la salle, M. Phoque en soufflant, décroche son chapeau. Damarice ajoute en hâte à sa longue confession, un bref post-scriptum : « Si vous aimez un peu celui qui vous aime plus que tout au monde, mettez demain à votre corsage une fleur de pommier. » Il fait une enveloppe d’une feuille repliée qu’il cachette de papier gommé, et l’adresse à « Mademoiselle Thérèse, apprentie chez Mme Augustine, repasseuse en gros et fin, rue Quiquengrogne. »

Il accompagne, un bout de chemin, M. Phoque qui halète et crache ; puis, en passant devant la poste, plein de la subite audace qu’inspire aux timides le trou d’une boîte à lettres, il glisse sa touchante épître, qu’il a par prudence, omis de signer.

*
*   *

Thérèse n’a point mis de fleur de pommier à son corsage - et M. le Principal a prié Damarice de monter à son bureau.

« J’ai reçu tantôt la visite de Mme Augustine, repasseuse en gros et fin. C’est la femme forte dont parle l’Evangile et qui n’a point sa langue à sa poche. Ce qu’elle m’a confié ne saurait manquer de vous intéresser.

« Ma maison, a-t-elle dit, n’est pas un claquedent, et les jeunesses que j’occupe ne sont pas des traînées. Voilà. Je comprends qu’on blague et qu’on se gratte où ça vous démange, mais je n’aime pas qu’on rigole avec la morale. Vu la chose, j’ai flanqué deux mornifles à Thérèse pour lui calmer les sangs et lui apprendre à recevoir des lettres de poulet-dinde. Quant au petit godelureau, vous pouvez lui dire de ma part que s’il revient jamais battre sa flemme sur mon trottoir, j’y colle ma jatte à amidon à travers la goule.

« Vous voilà donc prévenu, monsieur Damarice. Vous recevrez à travers le figure la jatte à amidon que Mme Augustine lancera d’une main robuste ; car c’est à vous, si j’ai bien compris, que s’adressait sa sobre éloquence.

« Je n’ai point le plaisir de connaître Mlle Thérèse, mais il y a dans la vie de tous les jeunes hommes, et il y a eu dans la mienne sans doute, une Thérèse dont j’ai oublié jusqu’au nom et qui ressemblait à la vôtre comme une soeur. Si Mme Augustine ne vous eût rendu le service de couper court à cette idylle, vous auriez, j’imagine, reçu d’ici peu une lettre nombreuse en fautes d’orthographe. Toutes les Thérèses font des fautes d’orthographe. Les rois n’épousaient les bergères qu’au temps heureux où M. Larousse n’était point né.

« Renoncez à Thérèse. Vous n’auriez point su, d’ailleurs, lui dire les choses décisives qui plaisent aux Thérèses. Il y faut trop de fat orgueil et de sottise. Le premier calicot venu trouvera mieux que vous comment s’y prendre et la prendre. Il achètera pour une boîte de savon d’odeur, l’étrenne d’une vertu que vous auriez payé cent fois trop cher. Il n’y a point de quoi vous aller jeter à la rivière.

« Vous êtes vierge, monsieur Damarice. Ne vous cabrez point ; quittez cet air indigné et ce sourire. Vous voici à la veille de la petite cérémonie qui, tout au contraire de la première communion, n’est point pour la plupart des hommes, le plus beau jour de leur vie. Je n’ai, en vérité, rencontré personne qui se souvînt avec émotion de ce piètre quart d’heure. Le mieux qu’on puisse faire est de l’oublier. Peut-être, pourrais-je encore vous décrire ma première casquette de collégien, mais je n’ai retenu, de ma première conquête, que le regret d’une expérience ratée.

On a seize ou dix-huit ans. L’âme tout étourdie de célestes musiques, on rêve de serments échangés au bord des flots légers fleuris de clair de lune. On irait avec joie jusqu’au sacrifice de soi-même et l’on est digne, vraiment, de tous les bonheurs. Le plus médiocre des jeunes hommes est, avant l’initiation, comme un roi de féerie touchant et ridicule, encombré d’absurdes richesses et qui ne trouverait personne à qui faire l’aumône. Et le beau conte finit ainsi : le Roméo qui n’a point découvert de Juliette à qui offrir son prodigieux trésor, va le porter, grossi de deux pièces cent sous, dans quelque chambre louche ; et son beau songe, il l’achève entre des draps douteux, sur une chair sans beauté et qui n’est point toujours sans danger.

« Je vous le dis en vérité, cette faillite des premiers désirs me navre, comme de voir au matin, dans la rue pleine de gai soleil, un bouquet fané sur un tas d’ordures. Mais nous avons, pour hâter l’heure de notre désillusion, une ardeur qui déconcerte. Vous jouerez au petit jeu avec quelqu’une qui ne vaudra pas même Mlle Thérèse, et j’en suis ravi pour elle. Philosophe de profession, j’approuve Mme Augustine qui n’aime point qu’on rigole avec la morale ni qu’on saligaude, pour se distraire, la vie d’une humble fille. Assez de malheureuses vous vendront, à vil prix, une pleine chemise de chair vive, sans que les honnêtes gens, dont vous êtes, ajoutent un peu de misère à tant de misère. Attendez donc avec impatience une occasion meilleure ou pire. Vous n’attendrez pas longtemps. Quand le bois est sec, il faut qu’il flambe. Quand une sottise est mûre, il faut, comme une poire, qu’elle vous tombe sur le nez. »

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*   *

        Le doux bruit des paroles humaines.

Quatre fois par jour, Damarice, abruti d’ennui, descend à la conciergerie, voir s’il y a des lettres. Il y a quelquefois une lettre de sa mère, quelquefois aussi un catalogue et, le plus souvent, il n’y a rien. Il n’attend rien, d’ailleurs, et rien ne peut venir ; mais il s’entête à l’espoir, qu’il sait absurde, du nouveau qu’apporte le facteur. Il croit, sans pouvoir y croire, à l’enveloppe qu’on déchire avec un frémissement des doigts et dont va jaillir l’inconnu merveilleux.

Quand il a fourré sa main jusqu’au fond du casier vide où s’amoncelle la poussière, il lui coûte de s’en aller. L’odeur chaude de la loge étourdit l’affreuse solitude qui le blesse. Il s’attarde jusqu’à la cloche, au bavardage gluant de Vénus. « Vous êtes, comme on dit, un peut fiérot, monsieur Damarice, et on voit bien que vous avez de l’ambition. Mais j’ai comme une idée que si vous restez avec nous, vous vous mettrez à la raison, et à vous laisser vivre à la douce comme font les autres. Vous allez me dire… »

Au doux bruit des paroles humaines, l’ineffable tristesse s’endort, et le ronron de la vieille femme est doux comme un bruit de fontaine sur une place vide.

- Il y a aussi de certains jours interminables où Damarice achèterait, au prix des pires sottises, l’illusion d’avoir un ami.

Il organise de savants hasards, afin de croiser dans les allées du jardin botanique M. Phoque qui promène dans l’ombre tiède son asthme et son chien. M. Phoque accueille avec bienveillance l’occasion de passer un moment à ne rien dire, en parlant beaucoup. Mais, dès que la fraîche tombe, il coupe une phrase d’une poignée de main, et il n’a jamais invité Damarice à monter chez lui.

- Les professeurs sont plus distants encore. Leurs heures creuses sont pleines de riens qui ne leur ont jamais laissé le temps de s’ennuyer ni de penser à l’ennui des autres. Et les dix-huit ans de Damarice sont plus seuls au milieu des vivants qu’un mort parmi les morts.

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        Musique.

Sous la pluie fatiguée d’un décembre sale et mou, la route boueuse s’étire entre les clos où grouille le peuple tortu des pommiers. Damarice mène en promenade son troupeau d’élèves las ; et d’abord, il a confié à deux petits la mélancolie qu’évoque en son coeur le spectacle de la nature humide et dévastée : mais la sève endormie sous l’écorce brune refleurira bientôt en vertes floraisons. Il répète la phrase harmonieuse et se gargarise d’un alexandrin bien venu. Les deux gamins le lâchent pour jouer à « j’ai perdu mon petit couteau ».

Pendant que la débandade des potaches s’égaille dans les champs pourris, Damarice, assuré du minimum de solitude propre à l’éclosion des chefs-d’oeuvre, chante. Il chante la terre noire sous un linceul de neige : la neige se chante mieux que la boue. La musique qu’il ignore est pour lui la traduction la plus magnifique et la plus totale des mouvements secrets de l’âme. Les joues gonflées, il chante en notes basses la tristesse de la saison morte. Puis à travers ce chant de désolation, il fait glisser entre ses lèvres minces le thème aérien des résurrections prochaines. L’espoir grandit, éclate et déborde en hymne d’allégresse.

Les plus pures jouissances artistiques de Damarice ne sont jamais tout à fait désintéressées. Le pâtre de Sicile dont les chèvres gambadent, livre au vent qui l’emporte le chant mélancolique de sa double flûte ; mais Damarice n’entend point que l’oeuvre qu’il a créée ne charme que lui seul. Il pense à l’effet que cela produira sur le public, et il se voit conduisant l’orchestre. Il entend derrière lui le crépitement des bravos. Il se retourne pour saluer et enfonce jusqu’à la cheville dans une flaque d’eau.

Pour que sa géniale symphonie ne soit point à tout jamais perdue, il la note au crayon sur les marges d’un prospectus. A la façon de Rousseau, il imagine un système complexement simplifié : une ligne brisée soulignée de barres et surmontée de points figure les montées et les descentes du motif conducteur ; des flèches orientées vers le nord guident l’ascension des violons. Toutes les voix de la nature, tous les élans et tous les désespoirs d’une âme inquiète, sont ainsi contenues dans ce dessin tumultueux de spirite en délire.

Damarice est si plein de son harmonieux chaos qu’il égare sa promenade et ne retrouve qu’à la nuit tombée le chemin du collège. Les grands braillent, sous l’averse, des refrains orduriers et tirent les sonnettes au passage. Un tout petit à qui l’on a chipé sa casquette, pleure et traîne la jambe. M. Truffaut, le sous-Principal, venu à la recherche du collège perdu, menace Damarice d’un petit rapport qui ne sera pas piqué des hannetons. Les mots sifflent dans sa barbe blonde et soignée de sot prétentieux. Mais Damarice, tout à son rêve, ne l’entend même point. Sitôt rentré, il court s’enfermer dans le parloir plein d’ombre humide. Il allume une des bougies du piano, s’assied sur le tabouret qui branle, et dispose sur le porte-musique son prospectus balafré de lignes zigzagantes.

Puis d’une main hardie, brutale comme un coup de poing, légère comme une caresse, il éveille à la vie des sons les touches endormies. Tout au bout à droite, c’est le vent qui gémit dans la forêt, l’âme angoissée qui brame ses deuils. A gauche, le chant cristallin des espoirs infinis s’envole sur un tapotis de notes pointues. Un chaos de bruits roule entre les murs. Damarice, comme un dieu, domine ce chaos et l’organise. Il insuffle dans ce fracas son âme de poète.

Mais M. Truffaut qui rôde en chien de quartier, entr’ouvre doucement la porte, et la tête légèrement renversée, la barbe horizontale et fleurie de mépris : « Vous voudrez bien me dire si ce chachut doit durer longtemps ? »

- Comme une fleur brillante tranchée par la charrue, l’hymne des résurrections s’affaisse et meurt.

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        « Mais le Nature est là qui t’invite et qui t’aime. »

Pour se plonger dans le sein qu’elle offre toujours Damarice a fait six kilomètres à pied, sous le soleil de juin. Au coeur de la forêt de Balleroy, il vient enfin de trouver la place propre aux fécondes rêveries. Etalé sur le ventre, la nuque cuite et le menton dans l’herbe qui pique, il guette les mots profonds que murmurent les grands arbres à l’oreille du poète. Pour amorcer l’inspiration, il lui tend des rimes sonores, mais l’inspiration méfiante se dérobe et les rimes n’attirent que des pauvres lieux communs. Le silence tiède est plein de bruits menus. Le vol obstiné d’une guêpe ronfle à ras de terre dans la bruyère sèche. Un lapin en trois bonds traverse la clairière. La brise lente fait trembler le vert lumineux des feuilles. La Nature est belle et Damarice bâille. Il est sur le point de s’avouer qu’il n’y a entre elle et lui que de fausses sympathies, une sorte de mariage de raison imposé par les livres. Elle ne veut point qu’on la prenne pour un pis aller et elle se venge, en les ennuyant, de ses époux d’occasion qui ne viennent à elle que faute d’avoir trouvé mieux.

Il s’entête cependant contre l’évidence. Il poursuit à coup d’épithètes l’extase rebelle et toutes les cinq minutes tire sa montre. Las de s’être tant reposé, il se lève et marche au hasard, sans parvenir seulement à se perdre. A chaque croisée de chemins, il enfile d’un coup d’oeil les allées désertes et guette en vain le promeneur espéré, le premier chien coiffé dont la parole quelconque l’arrachera à cet isolement poétique et navrant.

Damarice, par chance, avise à terre un morceau de journal, le ramasse avec une joie qu’il a l’orgueil de ne point s’avouer. Il savoure, sans sauter une ligne, l’accident de voiture, le cours de la bourse et les petites annonces. Avec ce bout de papier sale, il se venge de la solitude magnifique des bois. Un vague écho du bruit que font les hommes est plus précieux à son coeur que le poème monotone des arbres et du ciel bleu.

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        Sculpture.

Dans la cour, grillée de soleil, les enfants, affalés sur un tas de poussière, jouent à la carotte, pendant que Damarice, appuyé contre un tilleul, sculpte un coupe-papier dans un éclat de souche. Il coupe, gratte, polit, et pour mieux juger du résultat, tient à bout de bras l’oeuvre ébauchée, et ferme un oeil.

Le coupe-papier est terminé, aussi parfait qu’il est permis à un maladroit de le réaliser. Ce manche, pourtant, est un peu lourd : Damarice l’amincit. Il en allège la ligne, mais le canif, gauchement manié, lève un copeau trop large. Il faut maintenant tout modifier, tirer parti de ce méplat imprévu, utiliser ce noeud qui vient de se découvrir. Il convient, par souci d’harmonie, d’accentuer légèrement la courbure de la lame. Le coupe-papier, cependant, diminue toujours, devient liseuse et de liseuse, cure-dent.

- Ce n’est point que Damarice manque d’imagination ni même de goût, mais il est dévoré d’une rage de perfection qui le condamne à n’être jamais tout à fait content. La jouissance totale de l’oeuvre accomplie est l’heureux privilège des génies et des sots. Et Damarice, qui n’est point un génie, n’est pas non plus tout à fait un sot.

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        Poésie.

On ne s’écrase point à la matinée artistique que donne à l’hôtel des Trois-Maures une tournée sévère et chiche de réclame. Ni monologues, ni chansonnettes, et les chaises du fond sont à trois francs.

Il y a les deux demoiselles Vermot dont le visage ovale, encadré de boucles précises, a la coloration poétique des artistes épris d’idéal et bien nourris. Il y a le capitaine de gendarmerie qui joue de la flûte, et M. Bigot, le percepteur, qui ne joue de rien, mais qui ne manque ni un enterrement, ni une vendue, ni un concert. Il y a pas mal d’imbéciles, parce qu’il y en a partout ; il y a peut-être aussi, quelques petites âmes obscures et délicates qui tâcheront pendant deux heures d’oublier la monotonie de leurs vies effacées.

Damarice s’est discrètement faufilé auprès de M. Trembloy, professeur de violon au collège. Un reste de gloire et de lointaine indépendance auréole encore les cinquante ans de ce maître à chanter. La petite ville raconte avec orgueil qu’un soir où ce bougre-là conduisait un grand orchestre dans un casino du Midi, il lança son bâton à travers les fauteuils bavards en criant : « Plutôt crever de faim que de jouer devant  des mufles ! »

Mais une liaison malheureuse et cinq enfants de l’amour à traîner derrière soi, ont rabattu les dangereuses indignations de M. Trembloy. A force de râcler son crin-crin, à cinquante sous de l’heure, il s’est dégoûté, pour jusqu’à la fin de ses jours, de toute musique. Mais sa place est là, professionnellement.

- « Vous me croirez si vous voulez, M. Damarice, mais j’aimerais autant être dans mon lit. Si je pique du nez dans mon gilet, vous me tirerez par la manche. » Pendant que le quatuor Bertramm raconte la vie folle de *Peer Gynt*, Damarice, la tête entre les mains, voyage au pays du fantasque : des rêves blancs neigent sur l’eau des fjords, les grelots légers de la danse d’Anitra tintent dans le clair palais, et les cordes se sont tues depuis longtemps déjà, qu’il entend gémir encore par delà les tristes réalités, le grêle et déchirant sanglot de la *Mort d’Asse*. Mais M. Trembloy le secoue d’une poigne forte : « Est-ce possible que le vieil abruti que je suis soit encore capable de pleurer ? Ton fichu Grieg m’a chaviré l’âme jusqu’au fond du ventre. Quand on a pondu ça, on peut crever tranquille. »

Pour réveiller un peu la salle qui s’endort, une pianiste résignée tape à tour de bras une valse à faire danser les ours. Chaque reprise du thème fait rouler des yeux blancs à ces demoiselles Vermot. M. Bigot, percepteur, bat la mesure d’un pied joyeux. Le capitaine de gendarmerie fait siffler sous ses lourdes moustaches une flûte absente, - et M. Trembloy, ivre de timide colère, souffle à chaque contre-temps dans l’oreille de Damarice : « Tas de salauds ! tas de salauds ! »

Un jeune homme long s’appuie au piano et récite : Idéal, par Albert Samain.

    Hors la Ville de fer et de pierre massive,
    A l’aurore, le choeur des beaux adolescents,
    S’en est allé, pieds nus dans l’herbe humide et vive,
    Le coeur pur, la chair vierge et les yeux innocents.

La voix nette et belle, ouvre les espaces infinis. A travers l’aube en frissons, Damarice s’élance avec l’escadron sacré, vers les sommets tachés de lumière. Les chevaux piaffent, les manteaux claquent au vent du matin :

    Tambours d’or, clairons d’or, sonnez par les campagnes.
    Orgueil, étends sur eux tes deux ailes de fer !
    Ce qui vient d’eux est pur comme l’eau des montagnes
    Et fort comme le vent qui souffle sur la mer.

Au moment précis où Damarice allait franchir le seuil de l’Empyrée vermeil, le baîllement d’une grosse dame broie la coupe et renverse le philtre. Il l’a foudroyée d’un coup d’oeil tragique, sans effet, et quand il s’élance pour reprendre sa place au milieu des beaux adolescents, il ne trouve plus qu’un troupeau lamentable de vaincus :

    Oh ! comme il faisait noir quand ils sont revenus !...
    … Pareils aux émigrants dévorés par les fièvres
    Ils vont, l’haleine courte et le geste incertain,
    Sombres, l’envie au foie et l’ironie aux lèvres.
    Et leur sourire est las comme un feu qui s’éteint.

Une révolte le soulève contre ces traîtres ; il se jette au-devant de leur débandade, et le poing tendu, barre la route. Il les fouaille d’ironies, il les contraint à détourner la tête et à regarder, une fois encore, le couchant splendide incendier les sommets :

    Et le remords les prend, quand, au penchant des cimes,
    Un éclair leur fait voir, les deux bras étendus,
    Des cadavres hautains, dont les yeux magnanimes
    Rêvent, tout grands ouverts, aux idéals perdus.

Debout et pourpre de fièvre, Damarice lâche un bravo sonore au jeune homme maigre, qui le remercie d’un salut étonné. Le sourire mince de ces demoiselles Vermot blâme un enthousiasme plus bruyant qu’il n’est d’usage à Bayeux. M. Trembloy lui-même, qui s’apprêtait à applaudir, s’arrête épouvanté. Damarice perçoit vaguement qu’on le tient pour un petit poseur et que ces gens raisonnables ne sont point dupes d’une admiration qu’ils estiment feinte. Mais l’élan qui l’a soulevé, l’entraîne par delà le ridicule. Tout bouillonnant d’une confuse rage, il brave le silence de ces sots, et d’une voix assez forte pour que tout le monde l’entende, il répète les vers vengeurs :

    Ils veulent des soldats, des juges, des polices,
    Et rassurés par l’ordre aux solides étaux,
    Ils regardent grouiller au vivier de leurs vices,
    Les sept vipères d’or des péchés capitaux !

Puis au milieu des demi-rires et des demi-murmures, la tête haute, il gagne la porte et s’en va.

*
*   *

        Divagations.

M. le Principal, qui prend le frais dans son jardin, convie Damarice à admirer la splendeur de ses choux : « Si les limaces sont clémentes, je n’aurai point de choux à acheter cette année, et la question des choux est de première importance pour un philosophe, chef d’établissement. Mais je plaisante, monsieur Damarice, et je n’oublie point que vous êtes poète. J’ai lu avec plaisir les trois sonnets sur le Printemps que vous m’avez fait l’honneur de me dédier. Ils sont honnêtes et bien tournés. Avec un rien de complaisance, je trouverais pour vous flatter des éloges que vous boiriez à la cuillère. Vous affirmez qu’avril est le mois des fleurs et le premier sourire de l’année. On ne vous accusera pas de paradoxe. Développez donc ce thème charmant et laissez à quelques maladroits le soin de découvrir qu’avril est le plus souvent maussade et que ce rajeunissement ironique de la nature ne laisse pas d’être, à la longue, assez décourageant. J’ai connu un aveugle qui avait mis les quatre saisons en villanelles délicieuses. Il avait beaucoup lu avec ses doigts. D’autres, qui pourtant ont des yeux, ne voient aussi, qu’avec les yeux d’autrui, le spectacle coloré des choses. Ce sont parmi les poètes, les plus assurés de trouver un public. Ils ne surprennent point ; on peut se laisser bercer avec confiance au rythme de leur serinette.

« Il se peut, après tout, que vous deveniez un jour, un grand poète. Il se peut aussi, que vous découvriez dans dix ans, que vous n’avez rien à dire que de jolis riens. Vous leur serez du moins reconnaissant d’avoir bercé un temps votre ennui. Peut-être même, en les exploitant avec un peu d’habileté, pourrez-vous devenir célèbre dans votre petit coin et mériter, qui sait ? un bout d’article dans l’Echo de Bayeux, où votre collègue de première parlera de lui, à propos de vous.

« La gloire vous tente, monsieur Damarice, allez donc vers la gloire. C’est proposer à vos efforts un noble but, encore qu’il soit douteux que vous l’atteigniez jamais. Elle me fait souvenir du Roi couronné auquel jouaient, après vêpres, sur la place de l’Eglise, les gamins de mon village :

« Il s’agissait de grimper debout, sur une haute borne appuyée au mur du presbytère. On ne s’y était point sitôt hissé, à grand’peine, que les autres, poussant, tirant, se bousculant, vous jetaient à bas. Un plus heureux vous remplaçait qui tombait à son tour. Ceux qui avaient la poigne solide ou qui, d’une tournée de coco, avaient acheté de puissantes complicités, parvenaient quelquefois à rester perchés, le temps que l’horloge mettait à sonner quatre heures. Mais la royauté du plus fort ou du plus adroit ne durait guère, et quand M. le Curé, en traversant la place, tapait dans ses mains, tous ces rois déchus s’étant mis en rang deux par deux, entraient à la file, dans l’ombre silencieuse de la chapelle.

« Telle est, monsieur Damarice, l’image de la gloire. Et ne dites point que vous serez le sage qui, méprisant le vain jugement des hommes, poursuit son oeuvre à l’écart. On ne fait rien de bon que pour la gloire. Qui la méprise est lâche et condamné d’avance. Qui la recherche est assuré de ne point l’atteindre. Et puis, à la fin de la comédie, la mort claque dans ses mains et tous ces génies, connus et méconnus, entrent à la queue leu leu dans le grand silence de l’oubli.

« Je ne vous inflige ces pénibles vérités que parce que je suis assuré de ne vous point convaincre. Laissez votre jeune enthousiasme balayer comme fétus les pauvres objections de mon vieux pessimisme. On a toujours tort, à soixante ans, d’avoir raison, et la beauté du monde sera bien près de périr le jour où les jeunes hommes se lasseront de porter de l’eau à la rivière.

« Mais cette eau me fait souvenir que mes fraisiers meurent de soif. Pendant que le robinet emplira goutte à goutte nos arrosoirs, nous pourrons bavarder sous la tonnelle et laisser monter, à travers le chèvrefeuille doux-fleurant, vos vains espoirs et ma plus vaine philosophie. Prenez cette chaise de fer et puisez à même mon tabac : la fumée bleue est la soeur du rêve »…

*
*   *

        Madame Bobu.

Damarice, quand il s’ennuie par trop, va passer une heure chez M. Bobu, libraire, rue Saint-Jean. M. Bobu, gras et bien peigné, est dormeur. S’il s’écoutait, il dormirait jusqu’à midi. Mais il ne s’écoute pas. Le matin, sur le coup de dix heures, il se traîne jusqu’à la caisse et cuve, écroulé sur le Brouillard, un reste de sommeil et d’éternelle fatigue. Il confie volontiers à Damarice que sa femme est plus amoureuse qu’on ne saurait croire. « Elle aura ma peau, jeune homme, mais je ne succomberai pas sans avoir combattu. » Et le sourire de ce Silène béat, déchaîne chez Damarice une furieuse tempête de confuse espérance et de désirs très précis.

- La poitrine de Mme Bobu remplit sans tricher un corsage tendu. Elle la porte avec orgueil comme une chose lourde et dont elle sait le prix. « Je ne conçois point, dit-elle à Damarice, toute rougissante, comment un jeune homme peut s’amouracher d’une femme plate. » Et Damarice ne le conçoit point non plus.

Avec une prudence maladroite, il a voulu savoir une fois ce que Quéré pensait de l’honnêteté de Mme Bobu, mais Quéré a tranché le problème d’une façon brutale. « C’est affaire d’équilibre et rien de plus. il n’est point possible qu’une femme ne tombe pas à la renverse avec un pareil plat de tripes sous le menton. Ça donne envie ». Ça donne envie positivement et Damarice, pour ne pas les voir, regarde le visage de Mme Bobu qui est candide et reposant.

Avec des boîtes de papier à lettre, des plumiers et des articles de piété, Mme Bobu échafaude, derrière la vitre, des étalages laborieux qui sont sa joie et son triomphe. Quant aux livres, elle les relègue, aussitôt déballés, dans un placard obscur au fond du magasin. Damarice plaide en vain, pour ces parents pauvres, le droit à la devanture. Mme Bobu lui glisse, par-dessus sa poitrine ronde, un sourire plein de choses : « Le 3 fr. 50 est maigre et n’a point d’oeil. »

- « Le 3 fr. 50, précise M. Bobu réveillé, ne se vent plus. Il y a dix ans on y mordait encore, parce qu’un roman était un roman et qu’on en avait pour son argent. J’ai vu Le Maître de Forges s’enlever comme du bon pain ; mais aujourd’hui, jeune homme, voulez-vous me dire un peu ce qu’il y a dans tous ces « Vient de paraître » ? Des foutaises, des cheveux coupés en quatre, des tranches de vie qui vous gâtent le plaisir de vivre et des cochonneries qu’un mari rougirait de voir aux mains de sa femme.

- Damarice cependant feuillette d’un doigt pieux les volumes méprisés que Mme Bobu retournera comme invendus. Ne sont-ils pas pour lui le seul nouveau qui, dans la mort des journées provinciales, apporte de là-bas, l’odeur mystérieuse d’un monde où il y a des vivants ?

- A trois heures, le coup de sifflet du train de Paris arrache Damarice à sa table de travail. Il dégringole l’escalier et court chez M. Bobu, chercher les journaux. Une révolution quotidienne et prévue bouleverse le magasin. L’omnibus des Trois-Maures jette sur le trottoir les sacs que Mme Bobu éventre. Le libraire affairé plie, d’un coup de poing rageur, les feuilles d’extrême-gauche et fait face aux clients. Quand le coup de feu est passé, Damarice s’attarde à parler politique avec M. Bobu qui l’irrite et s’assure de faciles triomphes par d’innombrables : « Jeune homme, vous manquez d’expérience. »

L’expérience de M. Bobu l’a conduit à d’amères conclusions. « Le Gouvernement est un ramassis de fripouilles. Blancs ou rouges, c’est tout un. Et qu’est-ce qui paie, jeune homme, cette bande de fricoteurs ? Le petit commerce, qui a déjà tant de mal à vivre. Tant qu’on n’aura pas commencé par supprimer les patentes, il n’y aura rien de fait, voilà mon opinion. » Damarice est moins affamé de vérité que de discussion, et la bataille le passionne plus que le souci de la victoire. Il ne lutte pas pour défendre une idée, mais pour s’affirmer à lui-même qu’il est capable de la défendre. La plate sottise de cet ensommeillé le pousse à d’audacieux paradoxes. Il s’anime, s’échauffe, démolit le passé et rebâtit l’avenir. Mais M. Bobu, tranquillement, bouche le jeu, comme aux dominos : « Voire ! »

Le jeune homme se dresse sur ses ergots ; il lui en coûterait trop de renoncer au charme exaspérant de ces inutiles batailles. Que d’autres s’enivrent dans le silence de leur propre pensée : il faut à celle de Damarice une contradiction vivante qui la blesse, l’excite et l’assure, même par la douleur, de sa propre existence. M. Bobu n’est qu’un pauvre tremplin à ses propres idées ; mais M. Bobu, en tant que tremplin, est précieux.

Damarice tient aussi, contre son gré, à l’estime des sots qu’il méprise. Il a de farouches colères humiliées, à se sentir au fond de lui-même cette crainte respectueuse des imbéciles. Vivent les âmes nobles qui se drapent fièrement dans une opinion honnie ! Il se voit très bien, méprisé de tous, montré au doigt dans la rue, insensible aux railleries et supérieur. Il rêve de foi proclamée sur le bûcher, mais en l’absence des bourreaux et surtout du public, sa foi vacille. Le martyre sans témoins l’épouvante et, plus encore, s’il lâche à M. Bobu ses quatre vérités, la peur horrible de retomber sans espoir dans sa navrante solitude.

- Quelquefois aussi, pendant que M. Bobu joue l’apéritif au café Vardon, Damarice entre bavarder avec Mme Bobu.

D’avoir coupé les ficelles des paquets de livres, il reste aux doigts de Mme Bobu, qui ne lit point, comme une odeur de littérature. Son jeune ami lui rend de petits services. Il s’assied à la caisse, auprès d’elle, et l’aide à recopier les titres des volumes latins et grecs que commandent les élèves. « Ces gens-là, dit-elle, avaient tout de même une drôle d’orthographe. » Fatiguée, elle pose sur le pupitre ses seins lourds. Damarice les voit se gonfler et se dégonfler avec un bruit doux qui lui fait battre le sang aux poignets.

Mme Bobu préfère, à tous autres sujets, celui des fautes contre la fidélité conjugale. Elle détaille, avec des battements de paupières, les infamies de la sous-préfète et les débordements du juge de paix. Ses paroles prudes tirent les rideaux des alcôves et penchent Damarice sur le désordre amoureux des lits bouleversés. « Un jeune homme de votre âge et fait comme vous l’êtes n’a, dans nos petites villes, que l’embarras du choix. » Pour n’avoir point l’air d’un sot, il laisse entendre qu’il prend son bien où il le trouve et qu’il le trouve en abondance.

Leurs deux chaises se touchent : « Avec vos airs de petit Saint Jean, vous devez être un fameux coquin. » La main de Mme Bobu rôde ; le magasin est désert, mais l’embarras des premiers mots à dire paralyse Damarice… Et, rentré dans sa cellule, il se propose pour le lendemain d’éclatantes revanches.

- Damarice vient d’achever d’admirables pages sur le gothique : la pierre chante, la foi soulève les blocs, la prière fuse aux pointes des clochers. Il importe qu’à l’instant même, il aille revoir de ses yeux la cathédrale. Il enfile son pardessus mince et sort. La nuit est froide ; le vent sec pique les yeux. Au détour de la rue des Chanoines, le portail, brusquement découvert, emplit l’oeil d’une splendeur hautaine et glacée. Damarice s’appuie contre le mur des Bénédictines et, de toute son âme, s’applique à l’admiration. Un courant d’air, plein de milliers d’épingles, lui griffe la figure.

Quéré traverse la place au pas de course et Damarice se précipite sur lui : « Pige-moi un peu l’allure de ce poème blanc, sous la neige de la lune ». Mais Quéré ne voit, sous la neige de la lune, que le cadran de l’horloge qui marque six heures : « N’use pas ta salive ; je suis de service dans dix minutes. Et puis tous ces machins-là c’est gentil, je ne dis pas non, mais, en guise de saints, je viens de m’envoyer une petite paire de tétons, un peu plus tièdes sur l’estomac que tous tes bonshommes de pierre. Si tu étais moins godiche, je te donnerais l’adresse : la place est chaude. Au revoir. »

- Damarice, libre jusqu’à huit heures, traîne au long de la rue Saint-Jean. Mme Bobu qui l’aperçoit tape du bout des doigts aux carreaux de la porte qu’elle entr’ouvre : « Entrez donc cinq minutes, monsieur Damarice ; mon époux est à Paris et ne rentrera que demain. Je suis seule comme une âme en peine. Vous allez me tenir compagnie. » Elle met le timbre à la porte de la rue : « Si quelqu’un vient à entrer, on ne nous surprendra pas. Car savez-vous bien, mon petit ami, que vous êtes fort compromettant. » Elle ajoute avec un sourire humide : « Vous avez une façon de regarder les femmes qui ferait damner des saintes. En vérité, vos yeux déshabillent. Mais vous tremblez comme la feuille. Il fait un temps aussi à ne pas mettre un chien dehors. Ce que c’est pourtant que d’être jeune et poète. » Mme Bobu dit poète en ouvrant toute ronde sa bouche dont les dents sont belles. Damarice sourit et cherche un mot aimable, mais avant qu’il l’ait trouvé, elle le pousse doucement dans la salle à manger. La chaleur du choubersky l’étourdit comme une ivresse. Il y a sur la table deux verres de cristal dans lesquels on a bu, une bouteille de malaga fortement entamée et une assiette sur laquelle restent encore quelques gâteaux secs. « Nous allons faire la dînette comme deux amoureux. » Elle s’empresse, balaie les miettes, verse le vin doré et vient s’asseoir tout contre Damarice : « Soyez sage comme une image, et n’oubliez pas que je suis chatouilleuse. » Son pied s’égare, son genou frôle.

Damarice n’est pas naïf au point de ne pas comprendre une offre si claire. C’est même parce qu’il la comprend trop bien qu’il se trouve brusquement déconcerté comme un acteur à qui sa partenaire vient de couper son meilleur effet. Il lui répugne de donner la réplique et d’être le béjaune dont cette grosse dame en mal d’amour amuserait sa fringale. Damarice entend vaincre et non pas être vaincu. Il se peut aussi qu’une timidité monstrueuse où l’orgueil a sa part, l’empêche de jouir en goujat d’un plaisir trop facile.

Mme Bobu, vexée, libère son pied, dégage son genou, et sans le moindre embarras, dirige adroitement la conversation languissante sur les soucis du commerce et la nécessité d’une morale sévère. « Il faut maintenant vous en aller. Les mauvaises langues auraient sitôt fait de s’imaginer des choses… » Sur le seuil de la porte, elle dit très haut : « Je demanderai votre volume dès ce soir. » Et, très bas : « Au revoir, monsieur Damarice, et n’allez point vous aviser de faire de vilains rêves. »

- En passant devant le magasin de M. Bobu, libraire, Quéré explique à Damarice : « Voilà une maison où j’ai économisé hier une belle pièce de cent sous. La patronne a de bons restes et, quand elle a ses deux petits verres de bénédictine dans le nez, un escadron ne lui ferait pas peur. » Et pendant que Damarice cherche une insolente répartie qui signifierait à peu près que coucher avec Mme Bobu n’est pas bien malin, ni bien tentant, qu’il n’y a guère de quoi s’en vanter, - et que lui-même, s’il avait voulu… il ne peut s’empêcher d’être saisi, en secret, par une sorte de remords à rebours.

*
*   *

        La Cavée.

En sortant de toucher son mois chez le receveur municipal, Quéré dit à Damarice : « Je monterai cet après-midi, faire à la Cavée ma petite tournée pastorale. De deux à quatre c’est la bonne heure. Les femmes ne sont pas éreintées et on s’en paie pour son argent. Si le coeur t’en dit de m’accompagner… »

Pendant l’étude, Damarice, derrière le couvercle relevé de son pupitre, fait tourner un sou à pile ou face : si le sou tourne face, c’est oui. Le sou tourne pile. Il le jette en l’air une seconde fois, et c’est pile encore ; puis une troisième fois, puis dix autres, jusqu’à ce que le nombre total de faces dépasse celui de piles. D’avoir la fatalité pour complice, il se sent alors comme soulagé. Puis pour n’avoir pas tantôt l’air bêta d’un novice, il relit la Maison Tellier.

La Cavée est, dans le quartier Saint-Floxel, une ruelle étroite et morte qui s’allonge entre deux murs de jardin. Il n’y a qu’une maison et c’est la Maison.

Elle est longue et basse comme une ferme avec une grande porte cochère percée d’un judas grillé ; Une clématite grimpe aux volets clos et fleurit la lanterne.

Quéré y est chez lui : la sous-maîtresse l’appelle « Monsieur Jules » et lui demande des conseils pour placer son argent en valeurs solides. C’est une femme de tête qu’on ne tutoie point et qui n’a de faiblesse que pour le café très fort, relevé d’un soupçon de marc. Elle est diserte et sage. - « Tout n’est pas rose, monsieur Jules, dans les affaires. Si vous saviez ce que j’ai eu de tintouin, les premiers temps. Ces messieurs du Havre m’avaient dit : « Vous avez carte blanche, ma fille, faites pour le mieux. » En arrivant ici, j’ai trouvé la chose dans un bel état, vous pouvez m’en croire : un vrai claquedent. En guide de clients, rien que de la fripouille qui vous esquintait une dame d’un coup de poing, par manière de rire. Sur deux cents élèves du petit séminaire et du collège, on n’en avait pas une demi-douzaine. Les autres aimaient mieux risquer la pourriture avec des filles de rien que de fiche les pattes dans un chabanais pareil. Croiriez-vous monsieur Jules, que la patronne buvait avec les femmes ? Comment voulez-vous qu’une maison marche, si on ne sait pas seulement qui est-ce qui commande ? J’ai commencé par balayer tout ce joli monde-là : puis j’ai fait venir mes deux soeurs et une cousine qui était d’aplomb. On dormait comme on pouvait, une heure par-ci, un quart d’heure par-là. Mais on n’a rien sans mal, pas vrai ? et ça n’est pas en attendant que les alouettes vous tombent toutes rôties dans le bec qu’on mettrait jamais quatre sous de côté.

« Pour vous en finir, quand les gens sérieux nous sont revenus, il a bien fallu reprendre du personnel. C’est un bétail, allez, qui n’est pas si facile à gouverner qu’on s’imagine. Faut de l’ordre et de la poigne. Tout de même on a eu là deux ou trois bonnes années, et ces messieurs du Havre étaient contents. Mais ça n’a guère duré. Cette fichu loi de séparation, comme vous dites, nous a bien fait du tort. Nous vivons, monsieur Jules, dans un drôle de temps : tout s’en va : la religion et les bonnes manières. Vous verrez que si le gouvernement n’y met pas le holà, ça finira par faire du vilain. On ne sait seulement plus s’amuser. Il y a des saligauds qui voudraient du fruit vert tous les jours et qu’on invente à leur usage des façons nouvelles. Tandis que ces Messieurs, c’était du monde dans votre genre, et avec qui on pouvait causer… »

- Comme il fait beau, ces trois dames sont au jardin. Le peignoir retroussé, elles bêchent, ratissent et sèment. L’arrivée de ces clients inattendus les contrarie, et elles ne s’en cachent point. Mais Quéré sait l’art de les amadouer, et il propose pour se mettre en train, une collation soignée sous la tonnelle.

La plus pesante s’assied sur les genoux de Damarice. Pour être aimable, Pâquerette déclare d’abord que les instituteurs c’est son béguin. Elle en a connu un qui venait tous les jeudis, régulier comme une horloge, et qui lui prêtait des livres. « Tu m’en prêteras aussi, veux-tu, parce que la lecture c’est ma passion. » A voix basse, avec des mines dégoûtées, elle confie à Damarice qu’elle n’est pas une femme dans le genre des deux autres qui ne pensent qu’à ça. Elle a eu des malheurs, des grands, et s’il lui arrive de lever le coude c’est pour étourdir sa peine : « Parce que tu sais, mon petit, entre une garce et moi, il y a un doigt. J’ai eu mon certificat d’études à douze ans, et l’éducation c’est comme le mauvais mal : quand on a ça dans le sang, faut qu’on le garde. »

Elle siffle à elle seule une bouteille e cidre bouché, fume deux cigarettes à la fois et crache par dessus la table.

Encore que Pâquerette soit lourde, et que Damarice ne croie qu’à moitié à toutes ses infortunes, il est plein de pitié pour elle. Il aime en cette misérable toutes les misères qu’elle aurait pu subir et le rêve confus de rédemption dont son coeur s’enchante.

Cependant Quéré est disparu avec la brune Irma. La femme qui restait, après avoir du revers de la main raflé sur la table les miettes de tabac, retourne bêcher la terre.

« - Faut monter à la chambre, mon chéri, parce que la tante n’aime pas qu’on lambine. » Pâquerette dit cela de l’air courageux d’un maçon qui, le casse-croûte fini, retourne au chantier. Mais il convient de régler d’abord à la sous-maîtresse, le prix de la passe. Sur un louis de dix francs, elle rend la monnaie en sept pièces de vingt sous. « C’est plus commode pour le petit cadeau. »

Pâquerette monte la première l’escalier noir et Damarice frotte des allumettes contre le mur. Le long couloir pavé est semblable à celui des cellules au collège. Sur le plâtre des murailles, ce sont les mêmes obscénités maladroites ; le même jour de paresse et d’ennui coule à travers les carreaux gris. Sur le côté gauche s’ouvrent les portes numérotées des chambres. Il y en a plus d’une douzaine et Pâquerette explique qu’elle a connu un temps où elles étaient toutes occupées : « Mais maintenant la boîte bat de l’aile et ça sent le moisi. »

La chambre de Pâquerette est sombre et pleine d’un relent tiède et mou qui tourne le coeur. Des piles de feuilletons reliés d’une ficelle encombrent la table et croulent jusque sous les chaises. On bute sur les princes, les traîtres et les femmes du monde à deux sous les huit pages.

« Ça n’est pas la peine de te déshabiller, mon coco ; enlève seulement ta veste et tes souliers. » Avec la lassitude ennuyée que donne la répétition des besognes machinales, Pâquerette verse de l’eau dans la cuvette, met la tire-lire sur la cheminée, et jette en travers du lit une couverture rouge et trouée. « C’est vrai, demande-t-elle, que ça t’amuse beaucoup cette petite cabriole ? Ça n’est pas pour te le reprocher puisque c’est ton goût et que tu as payé. Mais des jours comme aujourd’hui, ça m’en dit autant que de jouer au bouchon. »

Damarice rafraîchi, conçoit sur-le-champ l’idée d’un sacrifice immense qui ne lui coûtera guère. Il renonce à la volupté qui ne le tente plus et Pâquerette tombe des nues. « Comme tu es chic, mon petit homme ! J’avais bien vu du premier coup que tu n’étais pas un mufle comme les autres. On va faire monter un vieux coup de calvados et on sera deux amants, comme dans la Dame en Noir, des vrais qui ne se touchent pas. »

Mais Damarice n’a pas sitôt accompli quelque action généreuse que la crainte d’être dupe le harcèle. Pour n’être point trop au-dessous du rôle qu’il s’est imposé, il lui faut maintenant transformer Pâquerette en martyre. Pâquerette n’est plus Pâquerette ; elle est la vierge prostituée, victime innocente d’une société sans âme. Il se prend au piège qu’il vient de se tendre, et tout en relaçant ses souliers, il se sent des envies de s’agenouiller devant cette femme, de lui demander pardon de la lâcheté des hommes. Il jure du moins de la tirer bientôt de cette horrible geôle. Mais Pâquerette, ivre de calvados et d’un vague optimisme, incline à de plus sages résignations : « C’est pas des blagues que le bastringue commence à me puer au nez et que j’en ai ma claque de faire la paillasse avec un tas de pédezouilles. Seulement, mon coco, comme on fait son lit, on se couche, et le mien est si mal fichu que ça ne vaut guère la peine de le retaper. » Elle exhale dans un soupir épais des regrets qui peut-être n’en sont point, et pose, sur le front de Damarice, un baiser chaste et gras. « Bien sûr que si les autres étaient comme toi, tout marcherait comme sur des roulettes.

Cependant la sous-maîtresse frappe à la porte, et proclame d’une voix professionnelle que l’heure est passée et que M. Jules attend.

Damarice et Pâquerette se font des adieux émus, en fin de cinquième acte. « Tu reviendras me voir et tu me prêteras des livres. » - « J’apporterai dans ta triste vie un peu d’humble joie. » - « Apporte-moi aussi un paquet de tabac, du jaune ; le caporal m’emporte la gueule… » Pendant que Damarice lui serre longuement la main droite, Pâquerette d’un geste habituel et précis indique de la main gauche la tire-lire sur la cheminée. « J’ai été gentille pour toi, n’oublie pas mon petit cadeau. »

Damarice se donne, en bas, l’air éreinté d’un homme qui n’a pas perdu son temps, et la sous-maîtresse prodigue à ce client tranquille ses politesses de commerçante avisée : « Monsieur n’a pas ménagé le sommier. Sûr et certain que pour une première fois, vous ne pouviez pas mieux tomber qu’avec Pâquerette. C’est la douceur même. » Elle les reconduit jusqu’à la porte. « Vous avez bien raison, allez, de venir l’après-midi. Il fut un temps où ces Messieurs s’entendaient pour prendre chacun leur jour, et ils y avaient moitié plus de satisfaction. Mais le monde aujourd’hui n’est pas raisonnable et il y a des samedis soirs où on est sur les dents. »

Damarice n’est plus seul, dans la débandade de ses rêves imprécis. Il a trouvé une âme à qui confier son âme, et c’est un beau sujet de livre qu’il fait déjà projet d’écrire.

Il emprunte à la bibliothèque tous les romans, où vers la page trois cents, la courtisane réhabilitée donne aux bourgeois égoïstes de grandes et terribles leçons. Le jeudi, il file à la Cavée, une pile de livres sous le bras. Quelquefois Pâquerette n’est pas encore tout à fait réveillée d’une saoulerie de vingt-quatre heures. Elle regarde Damarice avec des yeux troubles de bête, et dans sa caboche pleine de brouillard, passent d’étranges lueurs. « Ça n’est pas la peine de causer, mon petit homme. Tout ce qu’on dit c’est des bêtises et ça fait mal. » Ils fument en silence, assis sur le bord du lit. L’heure passe tout à la fois longue et rapide. Et Damarice se félicite d’être tombé pour un premier amour sur cet amour extraordinaire.

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*   *

Mais aujourd’hui, la sous-maîtresse lui explique dès la porte, avec un sourire indigné d’honnête ménagère, qu’il a fallu fiche Pâquerette dehors et qu’elle est au diable. « C’est à n’y rien comprende, monsieur. Elle était là depuis six ans et c’était une femme sérieuse. Un peu portée sur sa bouche, si vous voulez, mais c’est le métier qui veut ça : des fois que la chose ne vous dit qu’à moitié, un coup de pétrole vous redonne du coeur au ventre. Seulement, faut pas qu’on abuse et que ça tourne à la godaille.

« Ça lui a pris comme un vertigo, le jour où vous êtes venu avec M. Jules. Vous n’aviez pas sitôt refermé la porte qu’elle s’est enfilée trois Pernod et qu’elle a fait un potin d’enfer. Depuis ça, elle s’est mise à se boissonner comme une fille des rues. J’ai essayé de lui faire entendre raison ; autant chanter la messe à un sourd. Quand elle ne braillait pas comme une perdue, c’était pour pleurnicher des heures entières en débitant des boniments de femme saoule : « J’aime mieux dégringoler tout de suite jusqu’au fond. Le plus tôt qu’on est crevée, le plus vite qu’on est débarrassée. » Pour comble de bénédiction, elle refusait carrément de travailler. Elle disait que tous les hommes la dégoûtaient et qu’elle aimerait mieux n’être jamais née… Vous voyez d’ici le tableau et comme ça faisait bon effet ! Qu’est-ce que demandent en somme tous ces messieurs qui viennent passer une heure ici ? Un peu de bon temps et de distraction. Si c’est pour entendre une chialeuse et ses jérémiades, autant, n’est-ce pas, rester chez soi.

« On ne me retirera pas de la tête que c’étaient toutes ses lectures qui l’avaient détraquée. La lecture c’est pire que la boisson. Une femme qui se met à lire est une femme fichue. Pâquerette ne plaisait plus qu’à vous. Des goûts et des couleurs… Laquelle de ces dames faut-il appeler ? Croyez-moi, prenez Camélia, c’est la plus consciencieuse. Je vous le dis entre nous, parce que vous êtes un bon client. Vous verrez que vous serez content et que vous me remercierez. »

- « Vous a-t-elle laissé son adresse ? »

- « Elle m’a laissé trente francs de dettes, et avant de partir, elle a tout brésillé dans sa chambre. C’était comme une furie. Elle gueulait qu’elle allait se foute à l’eau et qu’on aurait de ses nouvelles dans le journal. Mais faut pas vous faire de mauvais sang pour si peu. Quand elle aura fait la chambre pendant trois mois, avec de sales types, ça lui rabattra le caquet. »

- « Où sont les livres que je lui avais prêtés ? »

- « J’aurais préféré ne pas vous le dire, mais puisque vous y tenez, tant pis. Elle a tout fourré dans les cabinets et elle beuglait : « Si ce gobier-là vient les réclamer, vous lui direz cinq lettres de ma part et qu’il aurait bien mieux fait de ne jamais fiche les pattes dans votre boîte, ni dans ma vie. » Vous voyez bien que c’était un chameau, un sale chameau ! »

Et Damarice s’en va la mort dans l’âme.

Mais M. Phoque le prie, par une lettre à cheval, de bien vouloir rapporter les volumes empruntés par lui à la bibliothèque municipale ou d’en payer le montant, soit 62 fr. 40.

Et Damarice calcule que, pour ne pas racheter une âme, il lui en coûte tout ce qu’il avait d’économies pour ses vacances de Pâques.

*
*   *

        Amour, amour quand tu nous tiens… »

M. le Principal ayant rallumé sa courte pipe, tire sans hâte deux vastes bouffées et dit : « La confession que vous venez de me faire, monsieur Damarice, comme à un vieil ami digne de votre confiance, m’a touchée. Vous ne m’avez point vu sourire au récit de vos premiers déboires amoureux et, cependant, l’objet de notre passion, comme on disait au grand siècle, justifie rarement aux yeux du voisin le trouble qu’il nous cause. C’est la qualité de l’amant qui fait la qualité de l’amour et vous avez une âme généreuse qui embellit tout ce qui tombe en elle.

Mais, puisque vous sollicitez sur ce problème, vieux comme le monde, mon avis de sexagénaire et de philosophe, laissez-moi vous parler en toute franchise. Quiconque dit exactement ce qu’il pense à l’air d’un imbécile ou d’une brute : vous me prendrez pour celui des deux qu’il vous plaira. L’amour est un fait, parmi d’autres faits. Il n’empêche ni la faim ni la soif, ni d’être mouillé quand il pleut. Je suis tout prêt, d’ailleurs, à vous accorder que l’accomplissement de cet acte bref est agréable, à cause surtout du doux sommeil qui le suit. Mais, dans la balance des pauvres plaisirs humains, la volupté suprême ne pèse après tout que son juste poids qui n’est guère, et pour ma part, j’ai toujours tenu la joie trouble « de l’acte des ténèbres », pour inférieure et de beaucoup au charme d’une belle page, ou d’entendre, à l’heure où le crépuscule baigne les calmes jardins, le chant lointain d’une flûte, entrer par ma fenêtre.

« Mais j’ai soixante ans et vous en avez vingt. Rien ne sert, d’ailleurs, d’ergoter. Puisque besoin il y a, il faut que besoin se satisfasse ; puisque plaisir il y a, il faut que plaisir se cueille. Prenez garde seulement, monsieur Damarice, de ne point lâcher la proie pour l’ombre. Le grand amour que vous allez réclamant à tous les échos, est semblable au serpent des mers : tout le monde en parle et personne ne l’a vu. A force d’en entendre parler, cependant, on s’imagine presque l’avoir rencontré. Poussez la porte du musée, ce n’est qu’amour, en plâtre, à l’huile et au crayon. Entrez à la bibliothèque : les rayons craquent sous le poids d’amours innombrables, brochés de jaune ou reliés en veau. Des milliers de porte-lyre et de porte-pinceau circulent à travers le monde, et vous cornent aux oreilles les beautés de l’amour profond, unique, essentiel. Leur réclame éhontée devient plus obsédante que celle d’un orviétan. Dès qu’elle voit sa victime prête à succomber, la bande des marchands d’illusion ne la lâche plus d’un pas : « Un immense bonheur vous est réservé, un bonheur tel, qu’à l’entrevoir seulement, les plus puissants ont défailli d’émoi. Hâtez-vous, bon petit passant, à la moustache naissante, de prendre un billet à la loterie des coeurs, où tout le monde gagne le gros lot. » Et le bon petit passant prend un billet et ne gagne point, parce que la loterie est truquée, parce qu’il n’y a qu’un lot - y a-t-il seulement un lot ? - Pour cent mille billets.

« En vérité, monsieur Damarice, j’enrage de voir tant de trafiquants de l’amour-plaisir, placer leur louche marchandise et saligauder l’âme des jeunes hommes. Je me sens tout prêt, comme l’autre, à chasser de ma république tous ces honteux camelots et leur camelote infâme. J’entends bien que ce n’est pas autour de cet amour au rabais, que s’attardent vos enthousiastes mélancolies. Vous ne souhaitez la femme que pour attendre avec moins d’impatience la venue de l’autre amour, de celui que vous vous torturez déjà de ne point voir, les bras pleins de lilas, apparaître au détour du sentier parfumé. Avouez, toutefois, que c’est, pour aller à sa rencontre, prendre une étrange route que de le chercher comme le héros de Tolstoï, dans une maison de tolérance. Ne gâchez pas votre vie à prétendre ressusciter des mortes.

« Amour ! amour ! quel gâchis se cache mal sous tes ailes rognées. Que de misères à faire pleurer les anges ! Je crois, ma parole, que si je vis quelque temps encore, l’indignation me fera poète à mon tour. C’est que j’ai, ne vous en déplaise, mon petit coeur humain, tout comme un autre, à quoi je tiens. J’aime la prévoyance affectueuse du bon Michelet qui souhaitait pour chaque étudiant, une fiancée présente et lointaine comme un espoir. Son rêve blanc n’était point beaucoup plus chimérique que celui de vos poètes faisandés et il était, - c’est quelque chose déjà, - beaucoup plus propre. Cette tendresse dormait au coeur des jeunes hommes, comme un viatique qui les réconfortait dans leurs défaillances, entretenait en eux la belle ferveur du travail et promettait à leurs efforts une adorable récompense.

« Chacun de nous, s’il est vraiment digne du bonheur dont il rêve, rencontre, au jour venu, la très simple et très honnête fille avec laquelle il est doux de faire jusqu’au bout le court voyage de la vie. Vous en rencontrerez une aussi. Les vraies femmes valent mieux que nous. Elles ne mettent point à chercher un impossible bonheur cette hâte et ces complications absurdes dont nous enlaidissons notre jeunesse. La plus humble à des puissances d’amour que nous ne soupçonnons pas et dont nous sommes incapables.

Attendez donc avec confiance la brave fille que vous pourrez aimer en toute garantie d’âme et de corps. N’espérez point cependant qu’elle compatisse jamais tout à fait à vos tourments d’artiste. Les meilleures épouses sont terriblement autres. Elles aiment le poète plus que la poésie, et Laure mariée eût, sans barguigner, fourré dans la cheminée tous les *canzoni*, pour faire chauffer un grog à Pétrarque enrhumé.

Quel que soit l’amour qui vous soit accordé, vivez, monsieur Damarice, comme si la très belle et la très chère devait franchir demain le seuil de votre demeure. Soyez fleuri de rêve comme un temple secret, et laissez aux Don Juan d’occasion l’orgueil misérable d’introduire, dans leur palais de carton, chaque passante prête à leur verser le mauvais vin qui rend le coeur triste. »

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*   *

        La Chèvre.

M. Truffaut, le sous-principal, fait les cent pas dans le réfectoire et, de minute en minute, hurle la menace usée de fourrer au silence absolu cette bande de braillards. Séparé par quelques places vides de la double file des élèves. Damarice insère une figure attentive dans l’entrebâillement de la Revue de Paris et contente avec indifférence le robuste appétit de ses vingt ans.

Quéré, qui vient d’avaler dans sa chambre une absinthe tassée, entre en claquant la porte et traîne ses pieds sur les dalles. Au passage de cette force brutale, les élèves baissent la voix d’un cran. Pour prendre la carafe à cidre, il envoie dinguer la Revue et répand ses yeux troubles d’ivrogne sur les yeux clairs de Damarice : « Tu as fait flanelle avec Pâquerette. C’est Camelia qui me l’a dit. »

Et comme, précisément, M. Truffaut vient d’ordonner qu’on se taise, c’est dans un calme cliquetis de couteaux et de fourchettes, que Quéré conclut à pleine voix : « Tu ne vas pourtant pas le garder pour le mettre en conserve ! » La table des grands éclate d’un rire énorme. M. Truffaut lui-même ne peut empêcher un sourire insultant de fendre, en lame de rasoir, sa barbe blonde et rectangulaire. Damarice, pourpre, est sur le point de lancer son assiette à la figure de la brute dont les larges épaules ne lui font pas peur. Mais Quéré, d’un coup d’oeil, fait rentrer les rires dans leurs trous de taupes et recoud sans hâte les deux moitiés de son discours brusquement déchiré : « C’est Camélia qui me l’a dit. Pâquerette s’est payé ta fiole. » Damarice s’empêtre dans de confuses dénégations, avance, recule, s’embrouille et, finalement, se lance à corps perdu dans une colère de timide : « J’ai fait ce que j’ai voulu, je n’ai de comptes à rendre à personne. » - Quéré rigole et prend son temps : « C’est idiot de nier. Ecoute-moi plutôt. » Il propose une occasion superbe : une fille qui ne fait le truc que depuis peu et qui lui a confié qu’elle en pince pour Damarice : « Une toquade, autant dire. Celui qui n’en profiterait pas serait une fichue andouille. Elle t’attendra ce soir, sur le coup de six heures, derrière Saint-Exupère. Si ça te chante, je te remplacerai à l’étude et au dortoir. »

Dans la salle basse du café Vardon, Quéré explique à Lemoisson : « C’est Mathilde qui a une patte plus courte que l’autre et qu’on appelle la Chèvre. Une sacrée bourrique ! Fraîche comme du poisson pourri… » Une vague pitié, faite de cuisants souvenirs, gâte la joie de Lemoisson, mais Quéré rassure cette compassion chancelante : « Rien que le petit jeu. Avec trois boîtes de copahu, il en verra la farce. Faut que tout s’apprenne. »

La joie de nuire est la joie suprême, et l’imbécile ramène à sa taille, qui est petite, la souffrance des autres.

Pendant qu’il surveille la retenue du jeudi, les pensées de Damarice sont violentes et confuses. A quatre heures, la cloche sonnant, il se décide d’un coup, comme un homme que lancine depuis longtemps une dent malade et qui, sans souffrir aujourd’hui plus qu’hier, galope d’un trait jusqu’au cabinet du dentiste, avec la hâte trouble d’en finir.

Il conduit jusqu’à la grand’porte les externes libérés, passe au réfectoire glisser un mot sous l’assiette de Quéré et grimpe à sa cellule s’habiller.

Sur la table, couverte de papiers, la lumière d’avril est belle comme une pensée claire. Il ferait bon s’asseoir et travailler jusqu’à la nuit et toute la nuit jusqu’à l’aube. Mais Damarice ne caresse ses plus beaux projets qu’avec la joie maladive de les mieux trahir. Il descend l’escalier en frappant les marches du talon, et ne néglige point de passer, le chapeau en arrière, le long des fenêtres de l’étude d’où Quéré peut le voir.

- « Voilà, dit Vénus, M. Damarice qui va courir la prétentaine. Vous avez bien raison, allez ! on n’a de bon temps que celui qu’on se donne. » S’il restait à Damarice quelque hésitation, le désir de s’affirmer, aux yeux de Vénus qu’il méprise, un garçon d’attaque, achèverait de le décider.

Combien de sottises commettras-tu, Damarice, pour satisfaire sans joie le sot orgueil de n’être point au-dessus de l’estime des sots ? Combien de sottises commettras-tu, Damarice, pour n’avoir pas eu la facile audace d’être toi-même dans le troupeau lamentable de ceux qui ne sont même plus l’ombre d’eux-mêmes ?

Il monte à longues enjambées la rue Saint-Jean. Mme Bobu, sur le seuil du magasin, l’arrête et se plaint qu’on ne le voie plus. Elle fait, à voix basse, de chatouilleuses plaisanteries sur les jeunes gens qui n’ont que l’amour en tête. Damarice, flatté, ne se défend que pour mieux avouer : « Je suis pressé, confie-t-il avec mystère. Quelqu’un m’attend. » - « Un quelqu’un qui m’a toute la mine d’être une quelqu’une. » Il s’échappe avec un sourire satisfait et fat.

En passant devant les Galeries Nouvelles, il fait baisser les yeux aux plus hardies des factrices. Il découvre brusquement combien toutes les femmes sont faciles à prendre, et qu’il suffit en les regardant de leur laisser voir ce qu’on attend d’elles. Le plaisir est l’unique loi ; il est fou de s’embarrasser de vains scrupules : on casse la branche, on cueille le fruit, et on passe au pêcher voisin.

Il avance au long de la route grise où le cantonnier coud, à la brouette, des pièces de cailloux rouges. Un maigre printemps verdit les talus. Le soir d’Avril pauvre allonge sur les champs l’ombre des pommiers.

Au bas de la côte de Caen, il allume une cigarette, et tout en marchant bâtit le roman de ses premières amours. Il en construit le plan par paragraphes accolés ; il file les détails d’un dialogue au bord du ruisseau, regratte une phrase douteuse et change de place l’adjectif. Son rendez-vous est aussi loin de lui que s’il était passé depuis dix ans déjà.

Le trot d’un bidet sur la route réveille Damarice qui découvre devant lui les premières maisons de Saint-Martin. Il revient en hâte vers Bayeux avec la peur et le vague désir que Mathilde ne l’ait point attendu. Au bout de la double rangée de peupliers, le crépuscule s’est creusé, sous la masse des nuages noirs, une arche de clarté d’où ruisselle un flot de lumière lilas de Perse. Pour décrire ce coucher de soleil, il cherche des mots précis et rares.

Mais la douce lueur du jour qui va mourir étire comiquement l’ombre démesurée d’une femme qui, s’étant levée d’un tas de pierres où elle était assise, s’avance vers Damarice. Elle vient vers lui, comme une princesse de féerie, vêtue de la calme splendeur d’un beau soir. Il ne peut point s’empêcher cependant de s’apercevoir que la princesse n’a point de chapeau et qu’elle boîte. Ils vont à la rencontre l’un de l’autre, se croisent et passent. La fille l’a presque touché du coude, mais il a feint gauchement de ne pas la voir. Il s’éloigne et brusquement revient sur ses pas. Elle aussi a fait demi-tour et Damarice lui tend la main. « C’est bien gentil à vous d’être venue. » La phrase préparée sonne faux, comme une politesse de théâtre. Mais ce ton solennel n’intimide point la Chèvre. Elle sait par expérience qu’il ne faut pas chercher de sens aux premiers mots d’un homme qui aborde une femme. Le rôle de l’homme est de dire quelque chose, n’importe quoi ; celui de la femme est d’aider de son mieux à rompre la glace. « On pourrait toujours, propose-t-elle, se balader un peu, avant que la nuit ne tombe. Seulement, avec ma patte folle, faut qu’on me donne le bras pour m’aider à marcher. »

Damarice n’est point fâché que la Chèvre boite. La pitié, pour si peu qu’on la provoque, jaillit de son coeur, comme une source abondante. Il prend le bras de Mathilde et la soulève, comme si elle avait une jambe cassée. « Vaut mieux, dit-elle pour être aimable, que vous me pinciez l’autre abatis : c’est le côté du coeur. » Elle rit, et Damarice rit par politesse.

Le soir humide et gris descend des collines. Ils prennent un chemin de traverse qui zigzague entre deux haies. Les larges roues d’un banneau plein de fumier grincent dans l’ornière. Le charretier, debout sur le tas qui fume, fait claquer son fouet. « C’est du bon fumier, dit la Chèvre, bien paillu et consommé ; mais dans ce pays-là, mon petit, ils ne sont pas fichus de savoir l’étendre. Il faut l’échéter à la fourche, un brin par-ci, un brin par-là. » Son père était gardien d’herbages au pays d’Auge. « Qui n’a pas vu ces prairies-là, n’a rien vu. Si tu jettes un bâton le soir dans la cour, tu ne le retrouves plus au matin : l’herbe l’a mangé. » - Damarice ne s’étonne point qu’elle l’ait tutoyé et même il est heureux que leur intimité s’affirme ainsi, sans effort de sa part.

Sous les feuilles qui sont au pied des hêtres, elle déniche trois violettes pâles qu’elle pique dans ses cheveux un peu rouges. Quand elle parle des choses qui sont dans les champs, la Chèvre est simple et touchante comme une naïve bucolique : « Ceux qui s’en vont dans la rosée traire les vaches avant le petit jour, ne connaissent pas leur bonheur. » Mais elle ajoute, parce qu’elle aime plaisanter : « Ça vaut toujours mieux que d’en devenir une soi-même. » Damarice qui ne sait quoi répondre, place à tout hasard une pensée littéraire et maladroite. « Si bas qu’on tombe, il ne faut jamais salir en soi ce qui peut demeurer de la beauté première. » - « Pour de la beauté, réplique la Chèvre piquée, c’est vrai qu’il ne m’en reste guère, et même pour ne pas mentir, je n’en ai jamais eu des bottes. C’est ma garce de quille qui me défigure. Seulement, mon petit, pour ta gouverne, ces vérités-là, on ne les lâche pas dans le blair des gens sans crier gare. Si tu commences déjà à ruer dans les brancards, c’est plus court qu’on dételle avant la casse…. »

Ils boudent et marchent en silence dans la nuit tombée. Mais la Chèvre n’a pas de rancune. « C’est pas pour jouer aux chiens de faïence qu’on s’est attendu. Fais-moi plutôt un bécot sur l’oeil, et dis-moi de belles petites choses. » Elle appuie sa tête sur l’épaule de Damarice. La lune rouge, assise au sommet d’un chêne, éclaire sur le pauvre visage un sourire niais, et Damarice met sur la bouche de la Chèvre un baiser scrupuleusement romantique. - « Pas sur la bouche, mon mignon, parce que ça vous tréfouille jusqu’au fin fond, et que ça vous ferait faire des bêtises avant l’heure. » Ses yeux chavirés sont pleins de promesses sales, et le temps d’un éclair Damarice regrette la paisible joie d’être assis à cette heure devant sa table, dans la clarté studieuse de la lampe.

Il prend la Chèvre par la taille. Le chemin creux s’enfonce dans la nuit. Un trou dans la haie s’ouvre sur un clos baigné de clair de lune. Dans l’herbe humide, un arbre abattu allonge ses tronçons vêtus d’écorce brune. « Asseyons-nous le temps de souffler, propose la Chèvre. Avec mes deux et deux font cinq, je suis tout de suite fourbue comme un vieux cheval. »

Ils s’assoient sur la plus large bille, au pied d’un pommier crochu, et la Chèvre, qui balance dans le vide sa jambe trop courte, tapote du talon de sa bottine éculée la coupure nette et blanche du bois. « C’est de l’orme ça, mon petit, et sain comme l’oeil. Celui qui en aurait deux cordes dans son grenier pour passer l’hiver ne serait pas à plaindre. » Elle se renverse et écrase entre son dos et l’arbre le bras engourdi de Damarice. La lumière liquide coule à travers les branches noires. Des bruits lointains meurent dans la vallée. Un coucou chante quelque part, et dans l’âme de Damarice, le rêve frais poursuit la fraîche idylle. Mais la Chèvre soudain se trémousse toute secouée d’une joie sonore qui trouble et salit la vaste paix des choses. « Dis-moi, mon petit, si c’est vrai ? » Son rire ignoble glougloute avec un bruit de litre renversé qui se vide à plein goulot : « Dis-moi si c’est vrai que tu l’as encore ? » Damarice, inquiet, proteste et nie avec une abondance de mots maladroits. Et même il se vante d’exploits amoureux, empruntés à Quéré et qu’il corse de détails salés.

D’abord la Chèvre l’écoute avec complaisance. Elle a le goût des histoires raides qui excitent l’imagination comme un chatouillement. Une telle insistance cependant l’étonne et aussi l’emploi de tant de mots crus pour lesquels elle connaît l’ordinaire répugnance des hommes. Secouant la tête et les yeux clos, elle laisse librement monter vers le ciel pur le laid gargouillement de sa rigolade : « Tout ça, mon petit, c’est du boniment ; ton camarade a vendu la mèche. »

Damarice, déconcerté, passe sans transition à l’aveu qui le soulage. Peletonné comme un enfant coupable entre les longs bras de la Chèvre, il confesse son encombrante virginité : la scène, telle qu’il la conçoit, est belle et il entre sans effort dans la peau de son personnage. Il lui plaît d’être la candide innocence et il est vraiment la candide innocence, - mais il sait qu’il l’est.

La Chèvre cependant délire d’une joie totale : « C’est rien que de dire ce que je jubile, mon mignon. Tu m’allongerais un louis d’une main et autant de l’autre que je ne jubilerais pas moitié autant. » Adossée au tronc du pommier, elle prend à témoins la nuit fraîche et le beau ciel criblé d’étoiles : « C’est des choses qu’il y en a d’aucunes qui ne voudraient pas le croire, mais, vrai comme je te parle, c’est la première fois que j’aurai couché avec un puceau. »

Le mot choque Damarice, mais la Chèvre qui s’en aperçoit se fait douce, maternelle. Elle trouve pour consoler la vanité blessée, de simples et fortes paroles. « Tout le monde l’a été, mon petit. J’étais plus jeune que toi quand j’ai sauté le pas et je n’en suis point morte. » Le confus souvenir d’une désillusion rôde comme un brouillard au fond de l’âme fruste. Damarice la tête appuyée sur la poitrine plate, prolonge la joie triste d’être dorloté.

Le vent léger fait trembler les branches de la haie. Le grelot des rainettes tinte sur la mare. Et la Chèvre qui s’est tue, arrivée au bout de quelque obscure méditation, conclut mélancoliquement :
«  C’est le sort des pauvres filles… » Elle froisse entre ses doigts les trois violettes pâles, et pendant que le mince parfum s’envole vers la lune, sa pensée capricieuse court après l’explication qui la fuit. « C’est vrai que la première fois, ça n’est pas si drôle ni si amusant qu’on croit ; mais ce qui est bon est bon, et l’appétit vient en mangeant. » Puis elle trouve, par hasard, l’argument définitif qui coupe court aux regrets : « Je suis bonne fille, tu verras, et muette comme une carpe, personne n’en saura rien. »

Damarice est rassuré, et tout à coup, une bouffée de désir impétueux et trouble l’étourdit. Il écrase de baisers le visage de la femme qui, chatouillée, renverse la tête et glousse. Avec une maladresse brutale, il pétrit le corsage et tripote la robe. La Chèvre se débat mollement, parce qu’elle sait par expérience que le plus grand plaisir des hommes est de vaincre en goujats. La folie prévue de Damarice l’amuse et la venge. Mais, comme enfiévré, il tente de la jeter sur le dos, elle se fâche et parle sec : « Ça n’était pas la peine, mon petit, de nous la faire au sentiment. Tout ça c’est du chiqué : on a bien raison de dire que sur la chose, les hommes et les cochons, c’est tout un. »

Elle tapote sa jupe : « Décanillons. La lune tique. Le fond de l’air, elle est fraîche. Gare au grain ! Et nous n’avons pas seulement un pépin pour nous deux. » Ils repassent au trou de la haie, et côte à côte descendent le chemin plein d’ombre qui s’enfonce dans le vide.

Au bas du raidillon, la prairie allongée au bord de l’Aure est pleine de brouillard blanc qui rampe à ras de terre. Le vent, brusquement débusqué, siffle à la cime des peupliers. Un nuage épais, jailli du haut de la colline, s’effiloche sur les étoiles qu’il éteint et court vers la lune dont la clarté se brouille. Un peu de timide tonnerre roule au loin. « En avril s’il tonne, c’est nouvelle bonne », dit la Chèvre. Damarice souhaite quelque tempête sublime, illuminée d’éclairs. Mais l’orage médiocre, comme un chef-d’oeuvre avorté, ne réussit qu’à faire voltiger dans la nuit une pluie menue qui se faufile à travers les branches.

« J’ai des ribouis qui prennent l’eau et l’estomac dans les talons. Qu’est-ce que tu dirais, mon petit, d’une cuisse de livarot et d’une moque de pur jus ? Filons jusqu’au « Cadran ». C’est une bonne hôtel, et la boisson y est de première.

Ils coupent à travers champs, par une sente étroite qui s’allonge comme une rigole entre les sillons luisants d’eau. L’averse, maintenant, oblique et serrée, colle aux cuisses de la Chèvre sa jupe mince. Pour enjamber les flaques, elle se retrousse jusqu’aux genoux. La pluie épaisse s’écrase en clapotant sur la terre brune. « Ondée d’avril, fait l’an fertile. C’est des pièces de cent sous qui tombent, mon petit. Mais pour les gens, tout de même, c’est trop cochon ! »

La patronne du « Cadran », grasse et propre, dit d’abord : « Si c’est seulement pour coucher, vous pouvez aller ailleurs, parce que je n’aime pas beaucoup qu’on vienne faire ses saloperies chez moi. »

Damarice estime qu’il doit parler en homme qui n’en est pas à son coup d’essai. « Le prix sera le prix. Nous sommes trempés et nous avons faim. Préparez-nous un dîner convenable et donnez-nous votre meilleure chambre. » La grosse dame se radoucit : « Je vas vous mettre dans la salle, et vous faire une bonne fouée. » Elle se hâte et bouscule la servante qui, prête à se coucher, bougonne. La Chèvre cependant prodigue, à mi-voix, d’utiles conseils : « Faut pas faire le large, mon petit, avec ces grigous-là. Ils t’estamperaient dur comme fer. Ménage ta galette. Tu n’en as déjà pas tant, et il en faut un peu pour tout le monde. »

Dans la salle basse qui sent le moisi, la lampe à pétrole de la suspension grésille et file. Une poignée de brindilles vertes siffle entre les chenets. Sur le papier des murs, des cortèges obliques de chasseurs jaunâtres poursuivent jusqu’au plafond des cerfs lie de vin.

Pendant que la servante débarrasse un bout de table encombrée de linge à repasser, Damarice, par contenance, lit, jusqu’à la signature du préfet, un arrêté tendant à réprimer l’ivresse publique. La Chèvre sèche au semblant de flamme ses bottines boueuses. Le luxe d’un bout de nappe la réjouit et l’effraie. « Pas besoin de tant de cérémonies, ma fille. Apportez-nous plutôt de quoi nous caler les joues. C’est comme pour les couteaux, vous pouvez les remiser : on a les nôtres. » Elle prend dans la poche de son jupon le sien qui est long et pointu. Elle l’affile sur une assiette retournée et l’essaie sur l’ongle de son pouce, à la façon des rémouleurs.

« La sardine, c’est un chouette poisson, ça graisse le boyau pour que le reste coule mieux. » Elle tient la sienne entre le pouce et l’index, comme un cigare, et la pousse à petits coups : « Faudrait pas qu’on me réforce beaucoup pour que toute la boîte y passe. » Puis elle goûte le cidre et fait claquer la langue : « Le boire est bon. » Comme Damarice prétend ne pas avoir faim, elle lui emplit son assiette de bouilli froid : « Mange pour la faim à venir, tu ne sais pas qui te mangera. »

Une fois crochée sur la nourriture, elle s’aborde dans le silence qui sied aux joies profondes. Elle coupe sur la table son pain brié, en cubes qu’elle enfourne à la pointe du couteau. Très grave, elle mastique lentement, et chaque fois qu’une bouchée passe, elle ferme un peu les yeux.

Le feu est mort. L’averse dégouline aux planches des volets. Assommé de fatigue et d’ennui, Damarice bâille. La Chèvre fume et vide dans sa tasse le reste du carafon de rhum. « C’est le moment, mon petit, de nous payer une chartreuse. Il n’y a rien de tel pour rendre amoureux. »

Pendant qu’elle tète, engourdie de bien-être, la liqueur grasse et sucrée, Damarice, les yeux clos, regarde passer de belles images : il est assis sur la barrière d’un pré, à côté d’une jeune fille dont il ne connaît point le nom. Le soir tombe dans la vallée où meurent les fumées blanches des poiriers en fleurs ; le chant lointain d’un rossignol emplit de beauté l’ombre silencieuse…

« - Si qu’on s’offrirait un petit coup de traversin… »

La servante allume la chandelle, dont les traînées de suif coulent sur le cuivre. Pour montrer la route, elle passe la première par l’escalier étroit. Le coeur de Damarice bat comme à la porte d’une salle d’examen.

« Il y a de l’eau dans le broc et des allumettes sur la table de nuit. Des fois que vous entendriez un peu de raffut, faudrait pas vous inquiéter. C’est les chevaux qui tapent dans l’écurie. »

Le petit jour, louche et gluant, glisse à travers les doubles rideaux. Un chien jappe ; la pompe grince dans la cour.

L’édredon remonté jusqu’aux yeux, la Chèvre ronfle. Damarice, le coeur flasque, la tête brouillée, ne peut ni se rendormir ni se réveiller tout à fait. C’est une torpeur qui dégoûte, l’écoeurante sensation d’une volonté fondue qui coule aux doigts et que nul effort ne peut retenir. Il est au bord d’un trou de ténèbres, avec l’impossible désir de rouler du moins jusqu’au fond. De claires pensées, par instants, traversent ce néant et blessent comme une coupure. Dans la cervelle à la vau-l’eau, il ne reste du beau rêve que cet accablement humilié d’un lendemain de morne plaisir.

Une horloge sonne en bas, des portes s’ouvrent, des pas traînent sur les pavés. Damarice a faim et soif. Il se lève sans bruit, s’habille à la hâte, et fuit. Il tâtonne dans l’escalier et pousse la porte de la cuisine. Homme du monde dans un Palace de la Riviera, il donne des ordres formels à la patronne grassouillette et propre : « Quand madame se réveillera, vous lui monterez son petit déjeuner : un demi-camembert avec un litre de cidre. » Pressé d’en finir, il paie sur un coin de table une note salée.

Sur la grand’route où les peupliers ruisselants font tinter leurs feuilles, la pluie fouettée de bourrasques est froide et bonne. La bouche amère s’emplit de fraîcheur. Toute la saleté, lavée d’eau pure, fond et s’efface. C’est un vaste repos délicieux, léger comme un sommeil de dimanche matin.

*
*   *

        O Primavera.

DAMARICE. - Ce que je voudrais vous dire est grave.

LE PRINCIPAL
. - Il n’y a de grave que la mort et vous n’avez pas, grâce à Dieu, la mine d’un mourant.

DAMARICE
. - Je souffre d’un mal qui corrompt chaque heure de ma vie. J’ai de moi-même un tel dégoût que, si j’étais assuré de ne point guérir, j’enjamberais le parapet du pont.

LE PRINCIPAL. - Ce serait en tout cas un remède déplorable, et les coups de pied de l’amour se soignent d’ordinaire à moindres frais.

DAMARICE
. - J’ai vu le médecin qui me conseille de rentrer pour un temps, à la maison. Voici ma demande de congé : vous savez maintenant ce qu’en signifient les termes officiels de raison de santé.

LE PRINCIPAL. - C’est donc la dernière fois que nous bavarderons ensemble. Je vous regretterai, monsieur Damarice, parce que j’ai cet égoïsme farouche des vieilles gens qui regrettent en tout départ, le départ d’un peu d’eux-mêmes. Chaque fois que me quitte un jeune maître auquel je commençais à m’attacher, je me promets au moins de lui dire quelques mots d’adieu. Mais il n’y a que dans les romans qu’on trouve, à l’heure des séparations, des paroles émues et bien tournées. Sur le seuil des portes et le quai des gares, il ne se dit que de pauvres choses. Choisissez donc, dans cette boîte, un demi-londrès bien sec, et faites beaucoup de fumée, pour ne point voir si j’ai la sottise d’être ému derrière mon binocle. Quand je parlais avec vous, il me semblait parler avec le souvenir de ce que je fus. On ferait, ne croyez-vous pas ? un beau dialogue philosophique entre le vieux et le jeune moi d’une même personne. J’ai quelquefois songé à l’écrire, mais j’y ai trouvé des difficultés insurmontables. Je vous en lègue le projet, pour que vous vous y atteliez, quand la barbe vous grisonnera.

DAMARICE. - L’histoire de ma jeunesse n’amuserait personne et m’ennuierait moi-même. Il faudrait, pour faire bien, que je l’embellisse ou que je l’enlaidisse, mais vous m’avez trop donné le goût de la vérité, même déplaisante et banale, pour que je puisse jamais y renoncer. J’ai dépouillé un à un, comme le Jodelet des Précieuses, tous les gilets que j’avais entassés pour me grossir et me faire illusion. Me voici donc dans la pauvreté de ma souquenille de valet, un homme comme tous les hommes, un médiocre comme tous les médiocres.

LE PRINCIPAL. - Je vous ai toujours trouvé, mon enfant, un tantinet exagéré dans vos conclusions. Quelque route que vous preniez, vous galopez d’un tel train jusqu’au bout, qu’on souffle à vous suivre. Au seul mot de médiocrité, vous voilà découragé, comme s’il n’y avait que vous au monde à n’être point parfait. Une telle humilité n’est qu’orgueil de timide.

Vous avez les inquiétudes comiques et touchantes des âmes neuves où les sens et la pensée nouvelle bouillonnent dans le vase étroit. Parce qu’une pierreuse, en passant, vous a blessé d’amour, la vie n’a plus de saveur ; et pour un peu, vous en viendriez à désespérer de tout, pour avoir découvert que l’aigle de génie dont vous sentiez palpiter les ailes en vous, a le bec jaune d’un serin. Nous avons tous franchi la crise redoutée des premiers rêves déçus : elle est comme celle des premières dents qui tombent, douloureuse et brève. Quand elle est passée, on se sent prêt à rire d’avoir pu tant pleurer.

Ma froide sagesse désabusée n’en regrette pas moins ce vin exaltant des chères désillusions, qui ne me brûlera plus. Car je vous aurai dû, sans que vous vous en doutiez seulement, monsieur Damarice, les plus beaux instants d’une vieillesse rabâcheuse et mélancolique. A l’heure où je vous ai rencontré, ma route avait, depuis longtemps déjà, dépassé le sommet de la côte d’où il est permis de regarder encore derrière soi, briller sur la vallée, le bon soleil de ses jeunes années. Elle descendait l’autre versant de la colline, à travers la forêt mouillée et que l’hiver dénude. Mais ma jeunesse ressuscitée m’a fait la grâce de m’apparaître une fois encore. O mes vingt ans ! quel vent d’espoir se levait de vous, qui de son souffle balayait toutes les laideurs des pauvres égoïsmes, tous les sots préjugés, tout le médiocre néant qui cache et qui salit. Quelle splendeur était en vous, ô mes vingt ans ! puisque à votre seul souvenir, ma nuit qui est proche s’éclaire, comme ces chaudes nuits de juin où rôde, au bas du ciel, un reste de jour.

Aimez votre jeunesse, monsieur Damarice, pendant qu’elle marche encore à votre côté. Reposez-vous cinq minutes au pied de la haie poudreuse, puis ramassez votre bâton et reprenez la grand’route des hommes. La route est belle et droite. Le pas y sonne clair, et vous n’avez pas besoin de savoir où elle mène. Autant l’espoir vous aura trompé, autant le souvenir vous consolera. Nous avançons à travers la vie entre ces deux compagnons de voyage. L’un est vêtu de rose et fait devant nous tinter les grelots de sa marotte. Nous n’avons d’yeux, d’abord, que pour lui ; nous galopons à sa suite vers le monde merveilleux où sa chanson nous entraîne.

Mais voici ma pipe froide et votre cigare est presque fini. Adieu, monsieur Damarice. Soignez-vous, guérissez-vous. Plus loin, plus haut que les vains rêves morts, en avant ! C’est déjà s’élever au-dessus de soi que de n’être pas content de soi-même. Reprenez confiance en vous. Vous n’êtes point, peut-être, taillé dans le marbre pur dont le Démiurge sculpte les génies et les forts ; vous n’êtes point fait, non plus, de la pâte boueuse, dont le dieu des médiocres pétrit à son image les imbéciles heureux.

Il est beau sans doute d’être, au sommet de la tour battue des flots et d’ombre, la flamme puissante dont l’éclat certain guide les hommes vers leurs lointaines destinées. Mais si l’humanité a besoin de phares, nos vieilles provinces de France qu’enténèbre encore tant d’épaisse sottise, ont grand besoin, elles, d’honnêtes lanternes. Bénie soit la petite lumière clignotante au fond de la forêt où l’Ogre guette le Petit Poucet !

A travers la nuit de Noël, les cloches joyeuses appellent les âmes. Au seuil des fermes perdues, des milliers de frêles lueurs tremblotent, traversent les clos, les labours endormis sous le ciel de décembre. Au long des chemins, les timides clartés se rejoignent et doucement se hâtent vers la grande clarté du portail. Soyez, monsieur Damarice, une de ces braves petites lueurs qui brûlent bien droites dans leur maison de corne. On s’y réchauffe les doigts, l’hiver, on y réchauffe le coeur des autres, on dissipe un peu le brouillard des cerveaux obscurs, on aide à ramener vers le chemin ceux qui trébuchaient dans la nuit sur leurs faibles guiboles.

Les souffles glacés de la province feront plus d’une fois vaciller la flamme éperdue. Il vous faudra souvent la défendre contre la pluie fine des torpeurs, des lâches ennuis, contre l’hypocrisie des envieux qui, sous prétexte de moucher la mèche, voudraient bien écraser la flamme entre leurs doigts lourds, contre les éteignoirs prudents de ces pleutres qui vous avertiront : « On se consume en brûlant. Fais comme nous qui faisons économie de tout et de nous-mêmes. - des économies de bouts de chandelles… »

Au milieu de tous ces Pierrots dont la chandelle est morte et qui n’ont plus de feu, restez, monsieur Damarice, la petite lumière vivante qui ne veut pas mourir. »




Mon Enfance m’a dit…


Que suis-je venu faire, las et triste, par cette nuit d’octobre, dans ce Rouen de ma jeunesse où je ne connais plus âme qui vive ?

J’erre, comme un spectre ennuyé, au pays morne des souvenirs…

La moitié des réverbères sont éteints, les autres clignotent pauvrement à travers la bruine. Pas un chat sur les quais. Des beuglements de steamers sur le fleuve blessent le silence… Je remonte, sans but, le coeur serré, la tortueuse rue du Bac, si familière jadis. Voici, là-bas, la maison écaillée d’ardoises et le boyau ténébreux où j’ai caché mes yeux humiliés de petit pauvre.

Des pas s’approchent, sans bruit sur les pavés gras. Et de l’ombre qui suinte sort une petite vieille, vacillante et cassée. Je la vois mieux maintenant à la lueur jaune du gaz qui coule sur la muraille. Elle porte un vieux bonnet à fleurs fanées, et serre, sur sa maigre poitrine, sa pèlerine mince.

- Vous demandez l’aumône, ma pauvre femme ? j’arrive de bien loin, fatigué, guère plus riche que vous.

- Tu ne me reconnais donc pas ?

- Attendez, si ! Il me semble que je vous remets. N’êtes-vous pas la mère Crochemore qui vendiez, le soir, des douillons à la Saint-Romain autour d’une chandelle dans un coffin de papier huilé ?

- Tu m’as donc oubliée…

- Je ne vous reconnais pas, vous dis-je.

- Regarde-moi, mon pauvre gars. Je suis ton Enfance…

- Tu n’as pas l’air de ces plus jeunes pour une enfance…

- C’est que la tienne avait le visage douloureux des vieilles. Ne pleure pas, mon petit : tout le monde n’a pas eu une enfance en robe de jeunesse.

- Mon enfance en robe noire ! Que fais-tu par les rues à cette heure de nuit ? et d’où vient que je ne t’ai jamais rencontrée en plein jour ?

- Les Enfances sans gaieté seraient trop laides au grand soleil. Ce sont des parents pauvres qu’on n’aime guère retrouver, et toi, tout le premier, tu ferais semblant de ne pas me voir.

- Veux-tu que je t’accompagne un bout de route ? Ma vieille mère est morte et tous ceux qui m’ont aimé sont sous terre. Si je frappais à quelque porte d’amis anciens, j’aurais l’air d’un revenant. Allons : deux fantômes, une nuit d’automne, ça va bien ensemble.

- Suis-moi donc. Traversons la place de la Cathédrale. La pluie douce dégouline sur les portails pâles qu’a rongés la lune. A la voûte du Gros-Horloge, le Bon Pasteur paît toujours ses moutons de pierre éternels…

- De quel train tu vas, mon Enfance ! Tu cours comme une dératée, j’ai peine à te suivre.

- Les vieux souvenirs vont vite.

- Où me conduis-tu, par cette rue longue et mortelle comme un jour sans pain ?

- Dès que je suis dehors, le cimetière m’attire.

- C’est gai !... Mène-moi plutôt du côté du Boulingrin, faire à la foire un tour de chevaux de bois. Il me semble voir encore traîner au ciel des rougeurs de quinquets, entendre du fond de mes jeunes années l’essoufflement comique des trombones de parade.

- Les quinquets sont éteints et les parades se sont tues. Bidel est mort, et Cocherie est mort et Corvi avec ses singes, et Gougou avec son cochon, et le vieillard à barbe de prophète qui faisait gémir sur son violon les plaintes de saint Antoine.

- Allons donc au cimetière : d’un côté ou de l’autre ce sont toujours des crétins qu’on rencontre : autant les voir morts que vivants.

- Montons par le raidillon. La grille tourne sans bruit. Le gardien ronfle dans sa maison basse, mort qui garde les morts. Vois, je fends du doigt les pierres orgueilleuses que les pluies ont verdies ; je fais sauter les couvercles des cercueils. Approche et regarde tous ceux qui furent ta jeunesse.

- Comme ils sont laids dans leurs boîtes pourries, tous ces pantins dont les ficelles sont cassées ! Combien de tonneaux de pur jus ont coulé par vos panses crevées ? Combien de quintaux de viande sanglante ? Et vous qui rogniez sur tout, sur le coeur des autres et sur votre propre chair ! Et vous qui aimiez plus que tout au monde ! Et vous, tristes loques de noceurs médiocres ! Et vous tous, et vous tous dont le rôle est joué, si chétifs et si sots que la mort n’a pu même, sur vos plates figures, mettre un peu de sereine beauté !

- Tu ne les vois pas tous, mon petit. Penche-toi sur les jardinets où poussent les fleurs naïves des pauvres ; jette un regard de pitié sur ceux qui n’ont rêvé qu’un peu d’amour et qu’on n’a point aimés ; sur cette vieille toute roide qui n’a peiné que pour des ingrats, sur cette humble veuve qui garde par delà toute douleur un visage torturé de deuils ineffables. L’eau de ses yeux gris a coulé sur ses joues comme des larmes…

- Ne cherche pas à m’apitoyer, mon Enfance. Forts ou faibles, brutes ou lâches, ils furent également lamentables. A peine peut-on dire qu’ils on vécu et la mort est moins morte que leur vie. Leur boue est devenue poussière : c’est tout et c’est mieux. Laideur et sottise !

- La laideur n’est peut-être que le vêtement grossier de la bonté timide ; sottise n’est souvent qu’ignorance.

- Ils m’ont gâché toute ma jeunesse.

- Ils l’ont peuplée aussi. Ils peuplent encore de souvenirs jusqu’aux profondeurs inconscientes de toi.

- Quelle pensée un peu haute a levé sous ces crânes ? Quel acte généreux ont accompli ces mains ? Si quelque flamme brûlait au fond d’eux, ils la cachaient si bien que nul ne l’a soupçonnée.

- Te souviens-tu, mon petit, d’un jeu auquel jadis te faisait jouer ta grand’mère ? Elle allumait sur la table de la cuisine trois chandelles, des douze à la livre. Puis, quand un peu de suif avait fondu, elle les soufflait toutes les trois. Un petit point rouge agonisait au bout de la mèche noire et la fumée montait vers les solives, âcre et puante comme l’odeur d’un jour d’ennui. Il fallait répéter trois fois très vite : « Petit bonhomme n’est pas mort, petit bonhomme vit encore. » Et ta grand’mère disait : « Secoue très fort chaque chandelle, petiot, et regarde bien. »

Le miracle s’accomplissait splendide et nouveau. La flamme vivante descendait au long du ruban de fumée et venait se poser sur la mèche. Tu recommençais vingt fois et vingt fois la lumière ressuscitait. Quelquefois pourtant tu avais trop attendu et tu avais beau répéter : « Petit bonhomme n’est pas mort. », la chandelle éteinte était bien éteinte.

La province, mon petit, est pleine de chandelles éteintes ; de petites âmes qui ont brûlé quelques instants et qui ne se sont point rallumées. Il eût suffi peut-être de la main d’un enfant pour que la flamme rejaillît plus claire et plus belle, mais nulle main d’enfant n’était là et petit bonhomme est mort…

- Peut-être, peut-être…

- Aime en tout ce qui fut, tout ce qui aurait pu être. La pitié et l’amour ouvrent la route des âmes inexplorées.

- Je la sais par coeur, ta romance du bon vieux temps ». Des sots à voix doucereuse me l’ont trop serinée. Ton monde était plus laid que le nôtre ; ses petites vertus ne rachetaient pas sa pleutrerie bourgeoise et sa grande bêtise.

- Hausse en ta main la lampe d’argile où tremble la flamme. A sa lueur attendrie, l’autrefois qui t’irrite se veloutera de sourire ; les âmes anguleuses et les figures sèches s’estomperont d’un rien de rêve…

- J’ai vu ce que mes yeux ont vu. Je ne suis point de ceux qui idéalisent le passé pour mieux mépriser l’effort moderne. Tu ne m’enrôleras point parmi les poètes à courte mémoire qui disent que les soleils d’hier étaient plus chauds, ou parmi ces écorchés qui, déchirés par les vivants, se blottissent aux bras des morts dont les dents ne mordent plus.

- Il est doux de se réfugier dans les silences du monde disparu. Un invincible charme attire vers lui, un charme plus puissant que tous les songes, le charme inexprimable de ce qu’on ne verra plus.

- Il survit une âme de vérité dans tes paroles. Chante ta berceuse vieillotte…

- Au fond des vieilles provinces, la vie plus étroite rapprochait les êtres. On s’y sentait au chaud comme les poules sur leur perchoir.

Au fond des vieilles provinces on trouvait de vieilles filles qui recevaient les nouveau-nés dans leurs bras attendris et ensevelissaient les morts ; d’humbles servantes qui, n’ayant point vécu, vivaient des fêtes et des deuils d’une famille aimée, et quittaient la maison des maîtres défunts, un sanglot dans le coeur et n’ayant plus qu’à mourir…

Au fond des vieilles provinces se cachaient de vieilles honnêtetés inébranlables si fières qu’elles eussent, toute leur vie, bu de l’eau clair plutôt que de faire tort à de plus riches d’un sou, à de plus pauvres d’une bouchée de pain.

Ne sois pas injuste. La vieille province était pleine, elle est pleine encore de muets, d’étonnants sacrifices qui, devant les flots montants de boue, opposent une barrière invisible, infranchissable.

Au fond des vieilles provinces demeurent les réserves secrètes, intarissables de forces qui empêchent encore la Patrie, blessée par d’innombrables saignées, par d’innombrables gredins, de mourir…

- Oui, j’avais mal compris ; je te vois mieux, mon Enfance, dans l’aube qui va naître. Calme orpheline en robe noire, je veux rester dans ton ombre…

- Mais là-bas, par delà les collines et les forêts, rôde le frissonnement du jour ; et dans la lampe du souvenir la flamme atténuée vacille…

- Où donc irai-je, si tu me quittes, mon Enfance ?

- C’est pour toi qu’au ciel profond va refleurir le soleil des vivants. Entends-tu monter dans la vallée, avec le chant des cloches et les sifflets des trains, l’appel de l’avenir ? Pour moi qui ne subsiste qu’aux crépuscules, je vais rentrer dans la pénombre des vieilles cours…

- Arrête encore, donne-moi la main : elle est frêle et douce. Avant de te quitter, que je te serre contre mon coeur ! Sur tes yeux tristes, reçois deux longs baisers d’adieu…

- Un peu de clarté déjà s’allume sur la Seine lente… Adieu, souviens-toi…

- Tu t’éloignes dans l’aurore… Tu me fais signe de la main, tu me fais signe de la tête silencieusement, avant de disparaître au tournant de la route…


Décembre 1918 / Décembre 1935



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