FÉRET, Charles-Théophile (1858-1928) : Les Écrivains normands contemporains. Premier fascicule : Edward Montier, H. Wallon, Louis Beuve (1903).
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : nc) de la plaquette Les Écrivains normands contemporains. Premier fascicule, publiée en 1903 à Paris par la Librairie normande E. Dumont (42, rue Barbey de Jouy).


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Les Écrivains normands contemporains.
1903
Premier fascicule
par
Charles-Théophile FÉRET

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EDWARD MONTIER

Né à Bolbec, en 1870, élevé au collège ecclésiastique d'Yvetot, M. Moutier a fait, de 1890 à 1893, Son droit, à Rouen, où présentement il est avocat à la Cour. Voici l'ordre chronologique de ses œuvres : L'idéale Jeunesse, L'Eveil d'Eros, Les Fontaines de Rouen. Le premier livre en 1899. C'est Sully-Prudhomme, ami du poète, qui en a écrit la préface.

M. Moutier a créé à Rouen un patronage et une gymnastique modèles : Les Philippins, où il applique le programme religieux et viril de son premier ouvrage.

Idéale Jeunesse débute par une prière au Christ, et la promesse d'être un bon ouvrier dans la Vigne.

UT OPERARETUR :

Je veux vous faire aimer des jeunes cœurs que j'aime, Mon Dieu !
je vous dédie aujourd'hui tous mes vers.
Qu'en les lisant chacun vous adore à travers,
Et j'aurai fait mon œuvre en faisant un poème.

Dans la seconde pièce du recueil l'auteur nous advise que

Ses vers ne seront pas de frêles objets d'art

et qu'il préfère « être aimé à être admiré ». Au moins c'est un programme. Tant d'autres ne veulent qu'éblouir par la prestesse d'une inutile cabriole ! Hélas! c'est l'éternel débat. Ici d'habiles ciselures sur un coffret vide ; là l'armoire aux bonnes choses avec des panneaux nus. Et seul, l'Aède souverain nous donne d'utiles leçons dans une langue enchanteresse. Le temps injurieux rue à bas la Statue qui ne repose point aux épaules de ces deux cariatides : L'Art et la Pensée.

Faire, comme j'en sais, de beaux vers pour ne rien dire, pour ne jamais susciter un rêve, ni éveiller l'espérance, ni affirmer une foi, c'est imiter l'artiste japonais qui sculpte amoureusement l'ivoire du bouton caché que cherchera le doigt en tâtonnant dans l'ombre. C'est déshabiller le modèle sans en tirer un croquis. Que dureront ces rimes amusantes et bariolées qu'enchasse un art laborieux et futile ? Juste le temps qu'elles ont scintillé aux yeux épris parce que paternels du Rimeur. Il est certain que l'art se suffit à soi-même, sans autre but. Mais l'art n'est pas enfermé dans la seule musique. Autrement, accouplez pour tout poème le gongorisme en désordre des mots castillans, riches en voyelles. Mais l'art n:est pas enclos dans la seule peinture. Il n'est pas où n'est pas la pensée. Masque vide, que nie font tes barbes en vieux point d'Alençon ? Il n'y a rien dans tes yeux creux... Mais ce reproche ne va pas à M. Ed. Montier. Au contraire.

Si l'auteur, qui prétend dédaigner le vêtement de sa pensée, n'avait pas changé d'avis en chemin, vous entendez bien que son nom ne serait pas inscrit sur ces pages. Il appartient aux Semaines Religieuses et non aux Revues littéraires, de signaler les livres de piété et les cantiques. Mais si je préviens le lecteur qu'il pourra applaudir de beaux vers, je regrette aussi que M. Montier n'en ait pas laissé beaucoup d'autres dans ses cahiers de rhétorique

Peu me chault comme critique de l'unité d'une noble vie. Ce n'est pas la valeur d'une bonne action que je loue, niais le mérite d'une belle œuvre.

Vertu ne tient lieu de génie. Génie peut tout absoudre. Villon s'est introduit par escalade dans le collège de Navarre. Il fut affilié à des voleurs et pipeurs de dés. Meurtrier du prestre Sermoye derrière Saint-Benoît-le-détourné, le laurier pourtant ceint son front sur le bronze d'Etcheto, non loin du clapier de la grosse Margot, dont la cynique ballade chante en vers truculents la croupe plus enflée « qu'un venimeux escharbot » et les bruyants déduicts. Vertu ne tient lieu de génie. Génie peut tout absoudre.

L'idée maîtresse du livre de Montier fut ainsi formulée par Sully-Prudhomme. « Ce poème est votre premier né, destiné à former l'homme qui pourra naître de votre sang. » — Dans les premières pièces, pieusement dédiées aux professeurs et aux condisciples, l'inexpérience est grande. Le vers a des trous, des allitérations fâcheuses. « Mes premiers vers sont d'un enfant, les seconds d'un adolescent »... Trop souvent le poète entasse des verbes qui n'ajoutent rien à l'idée, rien à l'image, rien à sa gloire. Puisqu'il est hanté par l'Hellade, que n'en aime-t-il la ligne pure et le sobre contour ? — Toutefois ne le prenez pas au mot s'il vous prévient qu'il ne sera pas un ciseleur. Constamment il appète au beau, et parfois lé réalise. Quelques réminiscences. Oh ! involontaires ! Les portes de Scées, le miroir puissant renvoyant les feux multipliésEn général la métaphore est sèche, pas précise, un peintre ne pourrait pas la peindre. Les gestes n'ont pas leur suite logique. C'est aussi faible que du Louis Bouilhet, n'en déplaise aux édiles qui déshonorent Rouen de son buste.

Mais déjà le vers fluide apparaît, doux comme un gazouillement de sources, avec un choix de vocables tendres, le vers en dactyles et en anapestes. Encore une critique hélas ! pour la monotonie des alexandrins. Elle naît : 1° du mètre uniforme. Pendant quatre-vingt-dix pages, rien que des quatrains aux rimes mêmement entrelacées. 2° de la coupe du vers plus rigoureusement classique qu'un vers de Boileau dans le repos des hémistiches. Une seule coupe ternaire en quarante pages ! 3° de la composition : un récit, puis une morale. Et toujours la même chose : un récit qui suit un prêche onctueux. Des conseils de confesseur méticuleux et janséniste. Je sais : intention droite, admirable apostolat. Mais encore un coup, c'est l'estime littéraire (le ciel, après, le ciel, demain) qu'il fallait conquérir.

Or c'est fait quand M. Montier lâche l'alexandrin pour le vers de huit pieds. C'est sa véritable voie. Il y sait de prestes escrimes. Lisez

LA VEILLÉE D'ARMES

Sire Dieu ! voici la mi-nuit.
Dans le castel en son réduit
Ma Dame au très doux cœur sommeille :
Et dans la chapelle, à genoux,
Le front sans haubert devant vous
Guy, votre gentil page, veille.

C'est bientôt que mon suzerain...
Pour mieux aux dangers l'aguerrir
Ma jeune épaule va férir
Du plat de sa joyeuse épée.

Sur mon écu si graverai,
Sur mon pennon si broderai
La devise de mes ancêtres ;
......................................
Cette vesprée, à votre autel
J'en jure un serment immortel,
Par les tombeaux où sont les restes
De saint Jacques et de saint Denys,
Sans forfaicture et sans dénis,
Chez les Francs j'inscrirai vos gestes.
............................................
Des orphelins j'aurai merci,
Et dans un grand respect aussi
Je maintiendrai l'honneur des Dames
............................................
Sous le pennon des fleurs de lys
Si veulx avec le Roy Loys
Voguer en nef devant Damiette,
Et reconquérir le Tombeau
Où, trois jours, votre Fils très beau
Fut nâvré dans la mort muette.
...............................................
Faites-moi votre bon Sergent,
Sans peur, sans reproche en sa gent,
Courtois pour Demoiselle en larmes,
Terrible aux seuls païens ! — Voilà
Comme à Dieu son seigneur, parla
Guy le page, en sa veille d'armes.

Vers de page amoureux, féal et bien disant. Plus de gaucheries. L'enfançon est mué en homme. Il a les manières de la cour. L'archaïsme voulu de son langaige plaist moult aux troubadours. Et déjà sa dextre armée fait de la pointe ou de l'estoc blesmir le mécréant. (J'ai gagné le droit de louer, ayant été un résolu chercheur de tares.)

Pour mieux éclairer ce livre, je dois revenir sur un détail biographique, vous apprendre ainsi que M. Montier avec ses amis de la Conférence Saint-Philippe-Néri, à Rouen, a visité les jeunes ouvriers, les a instruits, consolés, assistés, nourris. Cela m'a paru très touchant. Le poète aime à se pencher « sur les yeux purs de l'éphèbe candide »,

Et lorsque le roman de son cime s'achève
Au prologue ingénu grâce à lui revenir.

Il a rêvé d'un enfant ! Et ce fils, non de sa chair mais de son esprit, il l'a trouvé dans la personne d'un petit rhétoricien du lycée Corneille qui, près de ses grands camarades moustachus et pubères, a gardé la robe des lys (sic). C'est que la chasteté préoccupe fort M. Montier. Il fulmine contre toutes pollutions avec une insistance précise qui donne un étrange caractère à cet extraordinaire recueil. Il flétrit « ces horribles choses que Tibulle, en beaux vers, eût dites à un bel enfant blond. » Il châtie comme Jérôme à Béthléem (?) sa chaude exubérance. Il quitte ses amis brusquement si le soir ils se glissent vers leS rues chaudes de Rouen.

On m'a laissé, parfois, seul, rebrousser chemin.

M. Montier me rend jaloux. J'ai naguère écrit le Sixième précepte. Mais mon cher compatriote est beaucoup plus ferré que moi sur la matière ! Hélas, il est aussi plus croyant.

Je concède qu'il est excellent pour la race, que la virginité ne soit trop précocement perdue. Mais tout cela, monsieur, n'est pas du domaine de l'art. Comme j'eusse préféré voir votre Normandie natale tenir en ce livre une plus grande place ! Un vers seul y révèle votre paysage familier :

Le soleil à flots d'or ruisselle
De Bon-Secours à Canteleu.

L'auteur a pris sa revanche dans les Fontaines de Rouen, (Rouen, Léon Gy, 1900). En ce recueil luxueusement illustré de 16 portraits de Fontaines, toutes les nymphes captives de Rouen défilent. Chacune y a sa légende, sa description, sa louange. Rude tâche. Je ne vanterai pleinement l'excellence que de la première pièce que je cite et les deux derniers vers de la Fontaine de la Pucelle :

LA CHANSON DES FONTAINES

Si nous en croyons l'aveu des roseaux,
Les Dieux ont toujours — l'homme les excuse,
Murmuré fleurette aux nymphes des eaux,
Des bords d'Hippocrène à ceux de Vaucluse.
Que de frais soupirs, de bruyants sanglots,
D'échos cristallins, d'histoires lointaines,
Raconte à qui sait écouter les flots
La jeune chanson des vieilles fontaines.

Hein, l'adorable refrain. Oyons-le encore :

Chacune aux beaux jours où l'aimait un Dieu,
Emergeait rieuse aux bords d'une roche,
Sautait sur la mousse et sous le ciel bleu
Couchée, altérait l'ami qui l'approche.
Puis elle fuyait sur les cailloux blancs,
Bondissait avec des mines hautaines.
Comme elle raillait les héros tremblants,
La jeune chanson des jeunes fontaines !

Mais en la voyant le long des chemins
Offrir au passant un beau front d'albâtre,
Sans honte sourire aux baisers humains,
Et faire de lui le rival d'un pâtre,
Le Dieu, las enfin d'efforts superflus,
Quoiqu'il ignorât les mœurs puritaines.
Regagna l'Olympe et n'écouta plus
La jeune chanson des jeunes fontaines !
.............................................................
Ainsi que mes vers, vous êtes des pleurs.

Imaginez-vous vers plus exquis? Eh bien, et celui-ci, le deuxième ?

Un écolier boit lui-même chantant
De sa lèvre folle à vos lèvres pleines...

Ces vers donnent bien la note originale de M. Montier, ainsi que ceux, çà et là déparés, de la Fontaine d'Aréthuse. Talent de douceur fluide, de phtisie mélancolique et automnale, de préciosité chanteuse, de mièvreté touchante.

*
* *

Si nous parlions de ses rimes ? — Très bonnes. Avec la consonne d'appui toujours. Et d'aucunes rares et neuves à enchanter l'oreille du meilleur disciple de Banville. Qui va se reconnaître ?

Que de beaux vers j'avais notés pour vous les dire ! mais voilà que séparés du contexte, ils perdent leur utile décor, leur repoussoir d'ombre. Ecoutez celui-ci pourtant, tout à fait digne de Samain, dans la toute parfaite poésie Suave Mari maguo.

.... Et passer sur un seuil humble...
Le reste de ma vie après l'âpre semaine,
Comme une après-midi de dimanche en lisant.

Lisez le sonnet des Papillons. L'accouplement y est bien charnel et bien rouge, près de ces chastes lys que cultiva le Poète en son Jardin de Candeur ! Bah ! il battra sa coulpe, et nous lui donnerons au nom de l'art une absolution sans cas réservé.

M. Montier est un vrai poète. Retenez bien ce nom, il grandira. Avec la noblesse d'une conviction « empennée d'idéal » il prend l'amour des beaux rythmes. Il se défait de ses inexpériences. Il s'épure. Qu'il soit plus sévère pour lui-même, plus ramassé dans son effort, et dans ses métaphores plus précis. Mais vous savez, ses plus beaux carmes, au lieu de sortir tordus et fouillés par l'âpre recherche du burin, roulent de l'enclume forgés d'un seul coup miraculeux du marteau. Comme d'aucuns, M. Montier ne crée pas à force d'art érudit et patient, mais à force de foi, à force d'amour. Et ces vers-là ne lui ont rien coûté... que des larmes !

6 octobre 1901.

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H. WALLON

ll est des oreilles délicates pour lesquelles la Renommée, avec sa longue tuba en tromblon, déchire le silence d'un trop vulgaire vacarme. Mieux leur agréent les fines nuances de l'estime dans un cercle d'amis. Oui, c'est dans l'amitié, plus chaste, plus prude que la violente amour des foules pour leurs idoles, que leur fine sensualité spirituelle se délecte, en des attouchements d'âme. Ces hautains qui sont, dédaignent de paraître. Fi ! à tant d'yeux avides montrer son âme nue ! Il y eut toujours un peu de prostitution intellectuelle dans les vastes notoriétés.

Vous entendez bien que ce ne sont point là des idées de monnaie courante à Paris. Mais dans le calme décor gothique de Rouen, les échanges moins hâtifs d'un commerce plus sûr usent moins vite les nobles effigies. On y cause entre amis du même étiage moral. Et plus volontiers encore, on s'écrit. Les relations y gagnent un platonisme de courtoisie exquise. Les idées qui, de cette distance imposée, se répondent, ont des sonorités voilées de cors, alternés sous la vespérale mélancolie des monts, l'automne.

Et voilà pourquoi nul portrait n'illustrera cette étude. Comme le veut l'écrivain que j'analyse, je resterai dans les demi-teintes. Une chaude lumière, un ruissellement de roux, mais un profil noyé dans la pénombre.

Quels détails surgiront ? — Peu. De ceux que tout le monde sait. M. H. Wallon est le fils de celui qui engendra aussi notre septennat constitutionnel. Il a été à l'Université une voix claire et écoutée. Mais très simplement le Normalien descendit de sa chaire pour venir gérer à Rouen de grands intérêts industriels nés de son mariage chez nous. Faix Normannia, nube ! (Sicut Austria). Heureux hymen qui le donna à la Terre Normande.

Malgré un grand labeur, très noble aussi, il ne fut pas perdu pour les Lettres, mais seulement orienté autrement par les fatalités du milieu nouveau, de la terre adoptée, qu'en vrai fils de Barbare il se mit à farouchement chérir. J'aime ce W qui rattache M. Wallon à notre race germanique (des Francs, des Saxons ou Saines de Bayeux, des Scandinaves). Vous devrez, beaucoup de vous devront m'en croire sur parole, ce horzain adopté a pris notre type normand, fait de bonhomie avisée, de finesse avertie. Ajoutez : la bienveillance du grand seigneur simple et de ton mesuré. Eauplet, c'est sa villa de Tibur.- Et Rouen, c'est Rome, où tous les amis des bonnes lettres l'estiment infiniment. Quelqu'un me dit de lui : « Ici on lui tresserait toutes les couronnes, si ses tempes ne refusaient d'être laurées ! »

Il a bien fallu pourtant qu'il y consentît : L'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen lui a donné un fauteuil. Il a une autre chaise curule à la Chambre de Commerce, dont il est le patient historiographe, où des documents d'une inépuisable richesse ont fourni d'admirables matières à son labeur. Dans ces deux sociétés, il est en bonne compagnie, en docte compagnie dans la première surtout.

Je ne crois pas qu'il existe en France une autre ville, même de population triple ou quadruple, qui présente au même degré que la capitale Normande un ensemble de Compétences, de Vies nobles et dignes vouées au culte du Beau et du Bien et de l'Utile. Faut-il citer Adeline, le prestigieux aquafortiste? M. Gaston Lebreton, directeur des Musées Rouennais, le premier céramiste d'Europe ? Georges Dubosc, l'étincelant chroniqueur qui sait si bien raconter — par la plume et le crayon — l'histoire de nos vieilles pierres gothiques ou la Renaissance fleurie ? le très grand Jean Revel ? M. Lafond, du Journal de Rouen, dont les articles seraient remarqués au Temps ou aux Débats ? Marrou, le maître ferronnier qui tord la volonté du fer à ses plus souples caresses ? Et l'illustre historien de la Vicomté de l'Eau, M. Charles de Beaurepaire ?... Mais si je poursuis, la liste sera longue.

M. H. Wallon a marqué sa place d'honneur dans cette illustre phalange de l'Académie normande (qui le 12 décembre dernier recevait M. Hanotaux, de l'Académie française, comme membre correspondant). Il s'est révélé de notre race par la patience du travail scrupuleux, le souci du détail exact, la puissance à manier la masse des documents, à l'enrégimenter sous sa loi pour l'hormonie et l'unité du but. Mais quelle que soit la valeur de sa tâche, il n'entend pas que la gloire bruyante frappe à sa porte. Et voici que mon admiration pour cette sagesse me ramène encore aux réflexions premières, sans que je m'en puisse détacher. Heureux qui sait garder jalousement sa vie, sans que les Béotiens du Comestible ou de la Draperie la puissent fouiller, tels ces promeneurs qui, les dimanches de pluie, vont aux Musées insulter d'âneries les flancs augustes de la Vénus de Milo, ou tes glorieuses épaules mutilées, ô Victoire de Samothrace ! Quel est donc le poète qui a dit : « Savez-vous qu'on a peur de nommer trop haut celui qu'on estime, de crainte que la Gloire ne l'entende et ne l'enlève, ne le gâte ? »

La gloire ! Jeunes gens ivres d'elle qui la suivez à la piste de ses relents, si vous saviez que souvent ses joyaux sont des cailloux du Rhin, ses robes mal payées, ses baisers gras de k'holl ! A quels sacs d'écus, à quels cuistres ne s'est-elle pas vendue ? — Et puis, à quoi bon vraiment ? Qu'ajoute à la force de l'artiste la connaissance, non contrôlée, qu'en aura la foule ? Qu'ajoute-t-elle à sa personne morale que de l'orgueil ? Eh bien oui, pour une fois je chanterai la palinodie. Vivent les frais bonheurs de l'Obscurité ! Ce sont jeux délicats de l'ombre sous le clair-obscur des bois, avec çà et là, pour trouer l'opacité des rameaux, les petites lumières d'une séance dans une académie de province, un livre envoyé aux amis qui le goûtent, le halo dansant d'une amitié discrète et spirituellement louangeuse. Pouvoir atteindre aux sommets et rester à mi-côte !

Mais c'est surtout le Soir de la Vie qu'il semble bon de congédier de Tibur les mendiants de sportules, les Affranchis bruyants, la sequelle des quirites, pour écouter frémir sur les étangs les flûtes adorables de l'Automne ! Vertes îles du fleuve normand, dont l'archipel est une escadre à l'ancre, avec la mâture chevelue des peupliers, d'Eauplet, vous êtes aimées par les yeux du Sage.

Certes, pour parler dignement de M. Wallon historien, la plume d'un autre historien serait plus autorisée que mon calame de poète. Et cette étude écrite par exemple par le savant archiviste d'Alençon aurait un autre prix. Tout au plus serais-je digne d'entretenir les lecteurs de La Revue Normande des travaux de M. Wallon sur mon Quillebœuf.

C'est par là que je le connus — et l'aimai. Quelle joie le jour où  dans La Normandie, de Duchemin, cette rubrique étincela à mes yeux : Les Pieux d'amarrage de Quillebœuf ! (1) Je n'étais donc pas seul à aimer la capitale du Roumois ? Piéton, j'allais rencontrer dans ma voie déserte un cavalier parallèle ? Et bientôt M. Wallon m'écrivait : « Que je suis aise de trouver un quillebois convaincu, collectionneur de documents sur cette cité qui fut si vivante et que l'amélioration de la rivière a condamnée au dépérissement! Ce sort pitoyable la rend attachante comme une ruine. Et c'est ce qui m'a fait rechercher avec prédilection dans les archives de notre Chambre de Commerce les souvenirs qui la concernent. Je ferai plus tard l'histoire de ses pilotes... »

Le second travail de M. Wallon sur Quilleboeuf est encore en cours de publication. C'est Le Magasin de sauvetage, étude considérable, où le dépôt de grelins de Quillebœuf, confié à la Chambre de Commerce de Rouen, a entraîné l'auteur à raconter tout ce que cette Compagnie a tiré de cette caisse de sauvetage. Je vous assure que les détails savoureux y abondent, et qu'on y peut trouver le plus vif intérêt, sans même avoir pour ce mes raisons sentimentales.

La Seine plus navigable (à Rouen, chez Gy, 1900, 39 p.), se rattache encore un peu au même sujet, dont l'importance est capitale pour notre grand port séquanien. Les premières préoccupations remontent au 26 mai 1753.

M. Wallon a raconté l'histoire des Jetons et Médailles de la Chambre de Commerce de Rouen (Gy, 1897). Sept planches illustrent ce livre de luxe avec la reproduction de 32 médailles ou jetons d'une beauté insurpassable (unrivalled). N'ayant nul burin à mes comman-ements pour vous les faire passer sous les yeux, je donnerai la parole à l'auteur.

Il s'agit d'une médaille au millésime de 1719. « Sur la face, un buste de Louis XV enfant. Au revers, le centre est occupé par une figure entière de Mercure, assise, laquelle avec les accessoires forme un premier plan en avant d'une vue du port et de la ville de Rouen. Le Dieu présente de face son torse nu. Il repose, les jambes croisées, sur une balle de marchandise. Coiffe et pied ont des ailes ainsi que le caducée. La chlamyde retombe sur la cuisse. Au pied de la balle où Mercure est assis, une planisphère se déroule entre une bourse et une boussole. »

Ces jetons d'or ou d'argent, c'étaient pour les membres des honoraires. L'auteur souligne le souci d'art avec lequel nos aïeux veillaient à la représentation de ces honoraires. Mais en commerçants avisés, ils en marchandaient le prix.

Voici une autre effigie, au buste de Louis XIV vieillissant qu'entoure l'exergue : Ludovicus Magnus, rex christianissimus. La bibliothèque de la ville et le musée d'antiquité ont aussi des exemplaires en bronze de cette médaille de 1703, « dont l'effigie du grand roi, avec son majestueux profil et sa perruque abondante, ferait à elle seule une oeuvre d'art admirable. »

M. Wallon nous raconte leur confection, dit les graveurs, compte leur salaire, spécifie le noble usage qu'en fait la Compagnie, les demandes qu'elle favorise ou repousse.

Ces jetons marqués à l'effigie de nos souverains successifs ont subi bien des avatars. Toutefois, celui de 1806, dont le sujet et les inscriptions ne se rapportaient qu'au commerce, convenait sous tous les régimes. Il n'a guère changé depuis.

« Le Mercure transporté dans les airs par le graveur Jean Duvivier, s'éleva avec chaque graveur nouveau un peu plus haut vers les cieux. Dans la plus récente figuration la ville de Rouen est absolument dégagée du corps dû Dieu planant. La cathédrale qui dresse au centre du jeton la flèche de Robert Becquet touche à peine de son coq le flanc de Mercure. »

Le discours de réception de M. H. Wallon à l'Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Rouen, eut pour sujet : LE TABLEAU DE LOUIS XV AU PALAIS DES CONSULS (Rouen, Gy, 1897). C'est une élégante plaquette de 29 pages qui contient : 2 lettres autographes du peintre Lemonnier, 2° la reproduction du tableau exécuté par un burin d'une prestigieuse habileté, 3° une pancarte servant de légende au tableau où le pinceau de Lemonnier rappelle l'audience que Louis XVI, au retourner de Cherbourg, donna le 22 juin 1786 à la juridiction consulaire de Rouen. M. Wallon nous conte les « orageuses destinées » de cette toile. Je ne citerai de ce discours que quelques lignes :

« J'y serai aidé par le goût qui m'est venu de ces vieux papiers, archives où nos ancêtres ont laissé les vestiges de leur existence. Lorsqu'on a secoué la poussière de ces vénérables dossiers, on est étonné de ce qu'ils contiennent de jeunesse et de vie ; avec ces anciens qui précédèrent la naissance de nos pères, on entre dans un commerce aussi animé que s'ils étaient des contemporains... Quel temps plus charmant que ce dix-huitième siècle, par exemple, où la Société était si polie, que l'administration elle-même était courtoise ; les lettres de l'Intendant de la Généralité, du Contrôleur général, des Fermiers généraux ont, jusque dans la forme de la salutation, une façon d'exquise urbanité qui appartient aux salons plutôt qu'aux bureaux. Votre compagnie, Messieurs, est née dans ce temps, au milieu de ce monde... »

— Et c'est moi qui vais finir la phrase :

Nul mieux que M. Wallon n'a su de ces belles courtoisies d'antan garder la tradition exquise.

Deux oeuvres considérables restent à analyser, quand déjà la place me manque pour en donner la plus sèche analyse.

LES PHARES ÉTABLIS SUR LES CÔTES DE LA NORMANDIE, par la Chambre de commerce de Rouen, administrés par elle de 1773 â 1791, et leur transformation au dix-neuvième siècle.

Une reproduction phototypique de Lecerf, de quatre dessins conservés aux Archives du département, et de la planche gravée de la fondation des phares, donne à ce gros volume de 462 pages un intérêt artistique de premier ordre. Un livre de M. Wallon, c'est toujours un bijou d'exécution matérielle, papier watmann, grandes marges, fines gravures. Les deux phares de la Hève en 1778, le phare de l'Ailly en 1782 ; ceux de la Hève vus de la mer en 1781, feraient l'orgueil d'un marchand d'estampes.

La mer est peuplée de vaisseaux de hauts bords, dont les carènes se recourbent en formidables châteaux de poupe. Je sens bien que ces détails frivoles ne suffisent pas à contenter vos curiosités érudites. Tant mieux, il y faudra revenir.

Voici maintenant LA BOURSE DÉCOUVERTE et les quais de Rouen (chez Lestringant comme le précédent volume, Rouen 1897) 401 pages.

Oh ! les jolies têtes de chapitre qu'illustra Jules Adeline ! Et les grandes planches annexes !

Que je vous donne au moins la table des quatre premiers chapitres à défaut de plus savante glose :

La Bourse de Rouen avant le seizième siècle.
Les quais de Rouen au seizième et dix-septième siècle.
La Bourse découverte au dix-septième et dix-huitième siècle.
Les quais de Rouen au dix-huitième siècle...

(Les marchands se réunissaient à l'origine dans l'intérieur même de Notre-Dame).

La phrase de M. Wallon est fort habile, sans le vouloir montrer. Elle répugne à l'antithèse livresque, à l'oripeau. C'est plutôt par l'étoffe et la coupe sobre qu'on peut dire d'elle qu'elle est bien mise. Un trait aigü va-t-il déchirer ? Vite, l'écrivain l'émousse. Mais l'adversaire sent le bras fort, et que la sagette vibrante sur l'arc savait son chemin.

Et maintenant, dites-moi s'il n'eût pas été dommage que dans cette Nymphée, où près des demi-dieux de Paros et de Portor, j'engainai entre les balustres et érigerai tant de nobles bustes encore, ce socle seul demeurât vide ! Et si la modestie du héros se plaint que l'icône ait jailli trop précise et claire de mon ciseau, les jeunes rameaux de la Nymphée, comme d'un péplos ramené sur le front, le voileront aux mois verts de leur mouvante draperie.

4 Décembre 1901.

NOTE :
(1) Septembre 1899.

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LOUIS BEUVE

Latins, chapeau bas ! Saluez ce poète de la race d'Humfroy, du sang de Drogon, de la Terre des Tancrède. Il vient comme ses pères vous mettre au col le joug : joug idéal de la suprématie normande qui dans la pacifique rivalité du génie vous écrase comme à Durazzo. En dépit de gestes d'intrigue qui ne peuvent longtemps abuser, comme vous êtes chétifs et mesquins, les grimaciers de Gascogne, au regard de ces muscles ! Allez, s'il apparaît chez vous de temps en temps encore de mâles chanteurs de Runes, c'est qu'autrefois sur vos rivages nos pères ont bondi des barques, et que vos mères eurent le goût de dormir sur le large torse des Blonds. Oui, vous avez pris d'apparentes revanches au Forum, depuis qu'unissant nos destinées, nous avons jeté bas les armes. Mais dans cette Gaule muée en Latinie, s'il ne doit y en avoir que pour les cueilleurs d'olives, l'Oïl ne recule pas devant l'Oc. Ou bien alors ce peuple aurait pris le goût des viandes creuses, comme du sang frelaté de vos vignes. Mais nous saurons boire tout seuls nos cidres sincères. Et de notre camp nous jetterons à vos troubadours ces défis : Théroulde, Basselin, Gringore, Corneille, Flaubert, Glatigny, Bernardin de Saint-Pierre, Barbey d'Aurevilly, Maupassant, Jean Revel et Louis Beuve.

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Oui, frère, je te veux louer non sur l'agreste chalumeau, non sur la flûte tibicine, ni sur la Traversière, mais par les guerrières clangors du clairon. Car si tu ne chantes que dans la langue des pasteurs et des bouviers, elle t'entend, l'âme héroïque des aïeux. Au douzième siècle, quand les flots siciliens saignaient sous nos drakkars, tu eusses été le Tyrtée magnifique des héros que n'avaient pas égalé les soldats de Messénie. Tu rends un culte à Wace, et te plais à te dire son fils et son disciple. Mais peut-être es-tu mieux que cela ! Si la Force cosmique ne perd pas un atôme de matière dans le creuset éternel des Formes, pourquoi ne ferait-elle pas aussi économie d'âmes ? Au lieu de me figurer les Ombres des vieux Bardes gémissantes sur les rocs déchirés de Jobourg, ou flottant invisibles et drapées de brunies, pourquoi ne les sentirais-je pas animer encore les Nobles Cerveaux de leur Lignée ? Wace s'appelle Théroulde au douzième siècle. Plus tard sous le nom d'Alain Chartier « le bien dysant en rime et prose, Alain », il gourmande la noblesse de son peu de courage,- quand Henri V trône à Paris et que Charles VI est fou. Du tombeau où descend Chartier, surgit Gringore qui sert la politique de France. Et voilà que la même âme chantante s'appelle Basselin le Virois, qui tant hayait l'anglays ! Du skalde viking au trouvère normand de la chanson de Roland, du poète couronné des Palinods de Rouen à Beuve le Coutançais, c'est la même âme émigrée, c'est la même torche de l'inextinguible génie que passent les Morts aux Vifs. Et c'est toi Beneois de Saint-More, ô mon frère, et c'est toi Wace.

Peu me chault que ta taille soit concise : Mistral se symbolise en la cigale exigüe. Peu me chault que dans le discours pédestre tu bégaies : ceux qui t'entendirent chanter clament la splendeur de ton extase, et qu'alors un Dieu t'habite, et que tu te transfigures. Trop beau tu me ferais mentir, puisqu'Alain de Bayeux « fut enchassé en un corps de mauvaise grâce », Va, tu es digne du baiser de Marguerite d'Ecosse.

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Beuve est né à Quettreville près de Coutances le 21 décembre 1869 d'une vieille famille du pays de Lessay et de la Haye du Puits. Et c'est ce pays-là, le pays de sa race, qu'il a chanté, « parce que le patois y est plus pur et que les vieilles moeurs s'y sont mieux gardées. » C'est le nord de la Manche.

Après le collège, Paris, puis le régiment. Retour à Paris, nostalgie cruelle. Il m'écrit : « J'avais toujours peur d'y laisser mes os. J'étais entré dans la librairie parisienne qui fascine tous mes compatriotes. C'est le métier national des Coutançais. »

Même à Paris Beuve se recrée une patrie normande. Il fonde la société fraternelle du Bouais-Jan (mars 1896). « Je me suis fait chansonnier pour entretenir l'amour du pays au coeur des exilés. » Après la société, le journal en 1897, dont il fut un des créateurs. Puis retour au pays, à Saint-Lô, où il est resté, rédacteur en chef du Courrier de la Manche.

Beuve est un fervent de nos pères danois. Il dut ériger en quelque chambre un autel secret à Thor. Voulez-vous entrer dans ses bonnes grâces Soyez pieux à Odin, honorez Freya. Mais gare aux sacrilèges ! Son intransigeance admirable brandit sur leur tête la massue des terrifiants Bersekers. Hastings, les prouesses des Tancrède et des Bohémond, les chevauchées héroïques à travers les Pouilles et les Calabres, pour lui c'est de l'histoire encore vivante.

Il a l'âme violente des siècles adolescents, et non celle des nations finies. Il n'accoude pas ses navrances à des balcons d'automne, il grimpe l'escalier rose des monts à l'aube. C'est un barbare extasié des splendeurs de la ville conquise, barbare des cieux froids que le soleil des Terres Chaudes a fait fermenter plus vite. Ecoutez-le, mes frères. Il sait les choses secrètes du passé. Il a soulevé les linceuls et lu le visage de nos morts. Il a baisé sans dégoût leurs bouches violâtres, où l'agonie a laissé une amertume d'helminthes qui ne nous répugne point, car c'est l'odeur de notre vie en allée. Ecoutez-le, il est la voix de cette terre qu'engraissent nos cadavres de mille ans. Et si quelque nostalgie l'emporte loin du Valland (1), c'est vers ces îles de brumes, vers ces anses lointaines d'où nous sommes venus au jour de l'essaimage, au jour du Pillage et de la Conquête.

Et croyez bien que l'élan instinctif qui m'a rué vers son art admirable, c'est l'ordre impérieux du sang. Là-bas, par delà les flots, quelque hameau des Faroê vit notre commun aïeul dépecer l'ours des pôles, atteler le renne rameux, boire l'huile des morses, ou suivre au combat Alphilde, la skjoldmœer, la vierge au bouclier, dans les golfes de Finlande.

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Si tu dois périr, vieille Normandie, avant de t'éteindre tu auras jeté cette suprême lueur : Louis Beuve.

Car notre antique duché agonise. A quel aveugle en faut-il administrer les preuves ? Chaque recensement enregistre la natalité appauvrie. Cette fois pour cinq ans la perte est de 35.000 âmes. Le sang normand coule à flots, vers Paris, par la rigole de l'émigration.

Les vieux se plaignent qu'on ne soit plus gai comme autrefois. La couleur de la vie est grise. Que j'en sais de villages qui n'ont plus d'assemblées ! L'ivresse pesante rend nos gars mornes et lourds comme des Teutons. Pas tous, mais tant ! Les ports sont déserts et les temples. Mais les hospices pleins. Où sont les ménétriers des noces ? où les beaux Rites désuets ? Vous souvient-il des hameaux heureux, peuplés — largement — par deux ou trois familles fécondes, où tout le monde était parent, s'aidait et s'aimait, et se rendait aux veillées ? On ne voit plus rêver sur les collines la limousine des bergers mystérieux. Qui donc croit encore aux Fées ? Les goubelins ont fui la terre sans poésie, où les femmes n'ont plus de hennins, où les sveltes callipygies n'enflent plus la pourpre du droguet. Car notre écu portait de gueules, et les robes cauchoises aussi. Et les dentellières sont mortes.

Seul, quelque vieux, devant les portes
Muettes,
Pleure vos grâces dans un songe,
Mains de jadis, que le ver ronge,
Fluettes !

La Normandie perd ses couleurs comme une jeune fille que dévore la consomption. Il y a encore de beaux jours tièdes, parfois ! où le microbe repu cesse de brûler la chère gorge blanche. Pour une heure l'oeil reprend son éclat, la gaîté, sonore abeille, va bruire sur la rose ouverte des lèvres. Louis Beuve c'est ce sourire délicieux et navrant d'une Race qui s'en va.

Ce poète est venu quand les délicates choses normandes mouraient, afin que nous fussent conservées leurs grâces de pastels défunts.

A-t-il conscience de son rôle d'embaumeur ? Oh ! que non pas ! c'est le fils des vainqueurs, non le frère des vaincus qui acceptent la défaite. Il exalte l'âme normande, dans sa vie agissante. Il croit aux énergies pérennes des lignées. Il magnifie tout ce que les ennemis nés de la Tradition ont honni (en vain, croit-il !)

Hélas !

Les îlots iront toujours se rétrécissant où le sang des Vikings sera pur d'alliages, où le culte d'autrefois aura ses autels. Il en est le sacerdote qui croit à la Résurrection des morts. J'en suis le mauvais prêtre qui n'a plus la foi en l'Immortalité.

Si je me trompais pourtant ?

Dieu le veuille et Dieu le fasse. Les patois ont la vie dure, et les langues locales sont les plus pures gardiennes des fuéros. Elles sont si belles, les espérances de Beuve ; mais les léopards qui rampent sur le blason de ses songeries ducales, anormalement sont membrés d'ailes si chimériques ! si folles ! qu'il n'y a vraiment dans toute la duché de Normandie qu'un autre dément, et c'est moi, pour en aimer avec lui la truculence majuscule et l'impossible essor.

Va, mon pauvre frère, tu t'abuses. Nous ne remonterons plus le courant des fleuves de Phrygie. Ilion brûle ! Dans les plaines qu'arrosent le Xanthe et le Simoïs, le grand Pan est mort, et nous ne reverrons plus les Nymphes. La laideur triomphe par toute la terre.

Dépêche-toi de chanter avant que te déchirent les Ménades !

Dépêche-toi de chanter les plaintes d'un tournoux de gigot à la foire Sainte-Croix de Lessay. Demain il n'y aura plus de foire. Guibray, Montebourg seront des souvenirs. Tiens, évoque les vieux marchés aux chevaux, avec leurs montres et leurs trotteries, et la bigarrure du bay et du bayet, du bayard, du bécart, du béchard, du fauve, du fauvel, du roan, du rousseau, lyart, morel, pommelé, du piard (bariolé comme une pie). Evoque la diversité non moins pittoresque des acheteurs, les gens de guerre et les gentilshommes, les bons bourgeois et ceux de robe (en quête d'une haquenée au temps somptueux des carrosses), les moines qui avaient des métairies à pourvoir. Et les paysans, les maquignons, les postillons, les routiers, les casquettes de loutre, les gilets de castor, les trognes rubicondes de cette race où les hommes ont une peau rosée plus fine que les meschines d'ailleurs, les guinguettes de toile où boit la foule tapageuse ; les jurons, les charivaris, les quolibets, les bêtes qui piaffent, les fouets qui claquent. Et bientôt qu'auirons-nous à la place ? un monsieur en smoking assis à son derby américain, pointant au crayon des cours, et lançant des ordres sur les fils du téléphone. Ceci a tué cela. Et c'est fatal. Et il n'y a rien à faire.

Chante pourtant, bon barde. Chante pour notre esbattement à nous, les fidèles du passé. Chante pour les derniers paysans du Cotentin et de la Hague. Chante pour ton extase.

Tu devais colliger tes chansons, et les publier à Saint-Lô chez Jacqueline. Sont-elles sous presse ? J'en ai vu d'aucunes illustrées par François Enault, dont le crayon est alerte et sincère. Tous les amants du vieux pays souscriront. Et ceux qui ne souscriront pas, on leur défend de se dire de chez nous, et de se réclamer de la tradition normande. Ils sont d'une autre paroisse. Voici la première de cette série : L'z'hoûmes conséquents d'par chin. En exergue le poète écrivit : « Chanter notre vieille province dans son langage ; célébrer son esprit, le bon sens proverbial de la race ; dire ses vieilles coutumes ; la faire mieux connaître et aimer. »

Ah ! qu' j'ai la tête élugeie,
De tous ces méridionnaux,
Et de yeux olives pouraies,
D'yeux félib' et d'yeux touriaux !
Mais qu'ein no z'est de Couteinches
No z'a l'droit d'it' fir, éj'crais !...

L'amour du pays se nuance chez Beuve d'un brin d'hostilité (non, le mot est trop fort, adoucissons-le), contre le Midi tapageur et hâbleur.

Mais voici un chef-d'œuvre inoubliable, celui que je place même avant la Vendue plus généralement admirée, ce sont les Adieux d'une grand'mère à son fisset, loué petit valet, le jour de la Saint-Quai.

L'exergue : « le patois, la langue merveilleuse de mon pays... Je suis plus patoisant que littéraire et encore plus Normand que Français. »

Ne vous récriez pas ! c'est du Barbey d'Aurevilly qui n'a point passé pour séparatiste, que je pense.

LA GRANDE LANDE DE LESSAY
TRADUCTION

Le Bon Dieu t'a bien mise à ta place, lande, posée là comme un mur pour mieux empêcher le contact des pays du Nord qui parlent le pur normand avec les pays du Sud qui ont moins bien conservé le caractère de la race (2).

Reine des fées, au visage dur, reine des goublins qu'autrefois on redoutait, c'est toi la fière gardienne des coutumes des hommes du Nord de la Manche qui portent la blouse nationale de droguet, ô ma belle lande, grande comme la mer, ô ma Grande Lande de Lessay !
..................
Tu te dresses dans la nuit comme une vision sinistre et ta colère est si terrible que jadis lorsqu'on revenait de Coutances, dès que l'on t'apercevait de la côte du Bigard, le plus hardi tremblait devant toi, ô ma belle lande, grande comme la mer, ô ma Grande Lande de Lessay

*
* *

Oh! oui, par les sombres nuits, lorsque le varou court sur la lande, lorsqu'on entend les vents en furie imiter le sifflement suraigu de la vipère, lorsque les pauvres voyageurs, courbés sous la rafale, font le signe de la croix, c'est en vain que le phare de Carteret qui s'allume au loin t'envoie le sourire de son éclair, tu demeures triste sous ton manteau de brumes, ô ma belle lande, etc.

*
**

Grande milloraine désolée, tu ne souris qu'une fois chaque an, lorsque la grande foire Sainte-Croix donne rendez-vous sur ta bruyère fleurie à nos paysans qui arrivent à pleines carrioles.

Tu troubles alors la solitude majestueuse de la vieille Abbaye de Lessay par les mugissements vainqueurs de tes dix mille boeufs et pendant trois longs jours de folie le riche Cotentin lui-même n'a pas ta fierté, ô ma belle lande, grande comme la mer, etc...

*
**

Mon coeur a gardé le ressouvenir de ces belles journées de la foire de Lessay, quand nous arrivions en famille, la veille au soir, et qu'au loin la lueur des feux allumés près des tentes montait doucement dans la nuit en une gerbe géante.

Mais quand venait la fin des vacances, quand on s'en retournait vers le collège, tu déroulais devant mes yeux pleins de larmes ta solitude immense et tu m'apparaissais alors aussi longue qu'un regret qui ne veut pas finir, ô ma belle lande, etc.

*
**

Aujourd'hui mon âme semblable à la vieille mendiante vagabonde qui tend la main sous les tentes, le jour de la foire de Lessay, revient, ô lande de ma jeunesse, te demander l'aumône d'un souvenir.

Je te ressemble, car toutes les joies, à l'heure présente ne me durent pas et ma pauvre âme, aussi tourmentée que la tienne, est restée triste comme toi, ô ma belle lande, grande comme la mer, ô ma Grande Lande de Lessay !

L. BEUVE.

Ce qu'il faut louer c'est qu'il n'y a pas dans cette longue pièce (elles sont toujours longues, les chansons de Beuve, il a toujours un détail pittoresque à ajouter au tableau ; le large torrent de son inspiration toujours menace de crever les tuyaux où se canalise la strophe !) c'est qu'il n'y a jamais de mot livresque, d'inutilités, de chevilles, il semble que le poète a vidé toute sa hottée de fleurs, et qu'il ne pourrait en le grossissant que gâter son bouquet. Et toujours pourtant c'est un nouveau parfum, de nouvelles corolles. Mais je retarde votre joie, dégustez-moi cela. Chantez-le plutôt sur l'air du Biniou de Durand, et tâchez d'y mettre le naturel de Coire, l'interprète aimé de Beuve.

ADIEUX D'EUNE GRAIND'MÈRE A SAN FISSET

Jaôsé, man chir quenaille,
Ch'est angni, tu sais, le jou d'Ia Saint-Quiai ;
Tq'cheu maît' Louais, faôt qu'tu t'en ailles...
Adieu, man fisset, man pour fisset !

J'devyi'ns vûll' : je n'sis pûs vive
Pour allàaer par les maisons,
Puchi, siqui la linsive,
Req'tchuraer pèle' et caôdrons.
Que de pouèn', Bounn' Virg' Mareîe,
Pour gângni sa poure veîe !
Cha ne f' rait pûs ri n' achteu
De m'n'allâer d'aveu l'Bouon-Guieu !

Ch'est li qui m'enl'vit ta mère ;
Ver', y'eira chinq ains à Noué !
La v'la bi tirâe d'rninsère ;
Et mé tout' soul' d'aveu tei
Ma pour défünt' Lyhouneie,
Si travaillaint', si joleîe !
 L'z'aing's en étaient amoureux :
Ol' est parteit d'aveu yeux !

Jaôsé, man chir quenaille, etc. (3)

(Ils entrent dans la ferme).

Byi l'bouéjou la compangneîe,
Ma bounn' deîme et vous maît' Louais ;
Taint qu'à mei, j' vous armerceie :
Nou s'hall' tréjous de la vais !
Ch'est mei, la vûlle Cath'raîne
Et man p'tiot que j'vous amouème
San pour pèr' feût tq' cheu vos
Menous d'boeûs, treinte annâes d'teimps

Ch'est bi jaune et ch'est bi q'naille ;
Ma fei, nou sait bi c'que ch'est !
Mais coumme eun houmme i travaille,
Et coumeinche à prend' du peids !
Tq'cheu l'vaizin, hyîr l'erlevâe,
Seul i chergit sa bann'làe !
De l'vais ch'était un piasi :
Nou vint tout expràès m'trachi

D'la commeunion de ch't'annâe
Ch'était li le pûs savaint :
L'Maît'd'écol', la s'm'nouèn' passâe,
M'en fit tout pien d'comp'hl'yimeints.
S'n'act', quaind i falleut qu'il l'dyise,
Les geîns pieuraient dains l'éghyise !
Ch'est par jalous'rîe, bi seux,
Qu'nou n'y'a pâe dounnâé les Voeux !

Jaôsé, man chir quenaille,
Ch'est agni, tu sais, je jou d'la Saint-Quai ;
Tq'cheu maît' Louais faôt qu'tu travailles...
Adieu, man fisset, man pour fisset !

(La maîtresse propose la collation).

D'mouégi j's'rais bi débaôchie ;
J'nai guèr' fâim, vous savâez bi !
Je n'prendrai ri qu'eunn' bouchie ;
Ri qu'pour fair' mainn' d'y touqui...
Lôs ! qu'vos avâez du bouon baire !
Si j'en avais — nou peut m'craire —
Un pot coumm' cha d'teimps en teimps,
J'irais bi jusqu'à chent ains !

Madelin', vous êtes bi n'hounnête :
Vos vûs effets s'ront raid bouons,
Sous s'mouen' pour cachi ses bêtes
A travers mar' et bouillons !...
Tous les sairs, faites li faire
Sa prïyr, dains l'mitain d'l'aire :
J'lai tréjous byi'n éduqui ;
Vous serâez eunn' mèr' pour li !

Jaôsé, etc. (comme après le 6° couplet.)

Tu busoq'ras, bart'ras l'bure ;
Souégn'ras broubis et angnets ;
Es veillies, f'ras des pâtures...
Mais gars à té, chet hivet !
Garçon, faôdra qu'tu t'ermues,
Pour savei t'nain la quéreue ;
Et ch'est Jeain, le graind valet,
Qui t'dréch'ra si tu n'veux pâé !

J'ai mains par chin, sûs la tab'h'le,
Tout's tes hard's dains çu moucheux...
Tout coumm' Jéseus daine l'étab'hle,
Tu vas dormain près des bœus.
Aônn'-Mareîe, la grainde-basse,
Va t'émaôqui ta paillasse
Tu seras heureux ilo,
Coutume un co dans un baingo !

Es écalis du chimm'tyire,
Dainmainch' tu vyîdras m'caôsâer,
A la Graind-Mess', pour me dire
Si tu craîs t'accoutumâer !...
Allons, n'pieur' pâé, chir quenaille,
Tu sais bi faôt que j'men aille.
L'long d'la cache en m'en r'tournaint
Pour tei j'men r'vais tricottaint !

(En sanglotant).

Embrach' mei, chir quenaille,
Faôt s'quitti, tu sais le jou d'la Saint-Quiai :
Tq'cheu maît Louais faôt qu'tu travailles...
Bouonsei, man fisset, man pour fisset !

(Patois du nord de la Manche et particulièrement des régions de Lessay, la Haye-du-Puits et du Cotentin).

Si je ne cite pas maintenant La Vendue, je ne vous donnerai pas une idée suffisante de la puissance émotive de mon poète. Quand M. Gohel, l'artiste Tchidbourgliais, chante cette chanson, tous les yeux se mouillent. Pourquoi des commentaires ? Oyez :

LA VENDEUE

Angni, que les maît's sûs leues terres,
Ont bi de la pouène à s' ravâer,
Des pour fermis yen a biau faire
Qui n' sav' pâé seul'ment étalâer :
Ch'est coumm' Mait' Gueuste, d'la Quesnaie,
A forch' de tréjous s'attergi,
Un jou, san bounn'houmm' rabat-jouaie
L'fit saisi à la Saint-Michi !

L'huissi et san crious,
Gueulaient coumm' deux pitous,
S'y r'trouvitt'nt, un biau jou !
Vère, et tout' la foul' qu'était v'neûe'n !
Des geins jusque d' par T'q'chu-du'Pûnt,
D' Quérente et d' Saint'Mareie-du-Mûnt,
Pour assistâer â la vendeûe,
Sa vendeûe.

L'huissi et sans crious
Gueulîtt'nti coumm' deux pitous :
« Allons, les bounn' geins, allons ! yêt'ous ? »
Mais, tq'cheu li, s' muchaint à leue veue,
Malt' Gueueust', dains sa graind-chaimbre enh aôs
Bougui derrîr' ses biâux ridiaôs,
Pieurrait en guettaint la vendeûe,
Sa vendeûe !

Dains la cour pienn' de grou et d' plyïse,
Grâce au bouon gros bair' que versait
L' graind-valet qui faisait l' service,
Tout l' petit meubl' h'1, cha s' fiaimbait !

L' graind alzain qui, sûs la carriole,
Dréchait la tête et l'vait les pyids,
Nou ne l' vendit qu' treint'-chyîn pistoles ;
Aôteint, ma fei, l' bailli pour ryi !
Pyis, cha feùt l' tou de la poulich' naire,
Qu'avait valeu — tel qu' j'vôs l' dis —
Pûs d'huit cheints fraincs au qt'chu d'la mère :
Yeunn' des pus bell's rach's du pays !

Pyis, la braindie qu'était haôs pienne ;
L'tauret qu'no z'amm'nit tout baônâé ;
L'gros bœu cailli qui, sûs eunn' trainne,
Tout sou, pouvait m'nâer un tounnet !
Cha s'vendait pûs ma qu'dains les faires !
Et, coumme i fallait bi d'lergent,
Nou se j'tit sùs les bell' z'ormouères
Et tout l'mobili qu'était yains !

L'huissi et san crious
La feimme à Gueust', toute éperdeûe,
Dains un couân d'sa graind-chaimbre en haôs,
(Sa bell' chaimb' qu'avait pus d'ridiaôs !)
Pieurrait en guettaint la vendeûe,
Sa vendeûe !

Sa Bounn'-Virge ou pi du calvaire
N'a p'têtt' pâé veù d'quai d'aussi deû
Que ch'té pour feimm', que ch'té pour mère,
Queind o vit tout san fait vendeû !
O s'évanain, ch'té pdur Marêie,
Quaind un houmm' qui s'sentait un mio,
Dains la chaimbre enl'vit d'eunn' brachie
 L'vûs ber en bouais d'san défunr p'tiot !

Li, qui, d'vaint les Moussieus d'l'ermünte,
Aôt' fais coumme un co se dréchait,
Un matin, i creut mouri d'hünte,
En emportaint san restaint d'fait ;
Et l'Iong d'ses pyich's, tous les vûs hêtres
Trouvitt'nt chenna bi n'étounnaint
D'vais parti Gueust' dont les Aîncêtres
Mourûtt' ilo d'pyis trouais cheints ains !

I mourut sûs dyis vergies d'terre,
Ma fei d'deû, pas à l'hôpita !
Sa feimm' qu'eût pourtaint d'la minsère,
Avait trop d'glorieuss'tâé pour cha
Il feût prins d'ma, la matinâe ;
Et nou m'contit que quaind l'qt'churâé
Li portit l'Bouon-Guieu, l'erlevâe,
Savous bi qui qu'i creût qu' ch'était ?...

Ce sont les pleurs que j'ai versés en écoutant cette grand'mère regretter :

Sa pour' défunt' Lyonnette

dont les anges étaient amoureux, qui m'ont converti au patois. Le dialecte qui enfanta de tels chefs-d'oeuvre est promu à la dignité de langue. Il se produira pour ces vers réalistes ce qu'il advint pour les magots de la peinture flamande si dédaignés des grimauds sous Louis-le-Grand : ils seront classiques un jour.

N'est-ce pas en effet l'art flamand qu'évoque ce tableau, brossé à la foire, d'un pauvre gars tournoux d' gigot tout confondu d'fumée.

Liau tout le long d'ses geimbes dépure
Haô ! haô ! haô !
Dans l' mitan du champ d' faire
Assis sus un fagot
Ou'o za donc d' la minsère
A tournaer le gigot !

La chair bien saignante et bien chaude (je traduis) il la voit — sans y mettre une dent ! — acheter par des gens qui ont de belles blaudes dont les neufilles flottent glorieusement. Pire supplice ; il voit ses clients boire le meilleur cidre, le pur jus, dont l'enseigne est un capet au bout d'une gaule, tandis que lui, gelé d'un côté, cuit de l'autre, il tire la langue de sei.

Qu'i tumbe de l'iau ou bi qui vente,
Mei, j' reste ilo coume un piquot,
Peindânt que j'vous vais sous la tente
Querriaer buon baire à pien cannot.
Vl'not' maître qui crie à pienne tête
A tous les gens « voulons d'la chai ? »
Ah ! naon ! n'y a pet dangi qui m'guette
Et ni dyss : « Men paour Jean, avons sei ? »

Que de naturel en cette scène, c'est du plus grand art. La touche est simple mais si juste ! Beuve est un peintre inimitable de la vie normande. ET JE N'EN CONNAIS PAS D'AUTRE. Je ne lui fais qu'un reproche : sa rime défaille. Longtemps j'ai cru que c'était une fatalité dans notre langue chuintante où les finales nasales manquent de variété. Mais un poète patoisant cauchois, M. Le Sieutre, dont je vous parlerai plus longuement quelque jour m'a détrompé. Voici par exemple de Le Sieutre une chanson d'août, où la rime savoureuse, d'un normanisme impeccable, n'a rien à envier aux prosodies panassiennes.

Vla qu's'enroué el' tin des viottes ;
La drinié' guerb no véïgn d'quéri
Et pou faire dawncher su l'téri
El vieux berqué prind cha liotte.

No s'a eu un chiel comme du chucre
Si l' compot n'tait point trop graîlai
L'a fi cawlin a n'en vaîlai,
A rende el caraco tout mucre (4).

Ni Rossel, ni J. Ozenne n'atteignent non plus à cette perfection musicale de la rime. Ils ont d'autres qualités.. La langue de Wace depuis tant de siècles est livrée au seul instinct populaire, sans qu'un vrai génie l'aime et la féconde ! Beuve, si puissant qu'il soit, ne peut, suffire à lui seul à lui restituer toutes ses richesses perdues. C'est une oeuvre pieuse où doivent collaborer tous les Trouvères normands. En prose s'y efforcent Poulidôt, dans le Phare de la Manche, Jean Tolvast, dans le Réveil, et la pléiade vaillante des patoisants bas normands groupés par Le Bouais Jan. M. Pouillat vient de se révéler dans Le vieux Clocher un poète patoisant remarquable et un musicien. Il serait injuste d'oublier M. de Guerlin de Guer, et son Bulletin des Parlers Normands. Mais si cette feuille n'a pu grouper un assez large public, malgré toute la science de son directeur, n'est-ce pas parce qu'elle fut trop spéciale à la linguistique du seul Calvados ? La langue normande fut une, Ombrienne au Pollet, semi-italique et zézéyante à Quilleboeuf, influencée par l'Espagnol dans tous les ports normands où les marchands Castillans et Aragonais attirés par de grands privilèges et de larges immunités fondèrent des colonies prospères ; plus saxonne à Bayeux, à Allemagne ; franchement danoise dans la Hague fidèle aux folles aspirations germaniques (6), elle a des caractères généraux communs.

Pourtant j'exprimerai un regret. C'est que la Normandie qui n'a plus d'unité politique, n'ait plus tout à fait aujourd'hui d'unité linguistique. Quel malheur qu'un Beuve ne puisse être bien compris dans le Pé d'auge ou le Pé de Caux ! Il y a pourtant des règles générales qui pourraient servir de base à un Mistral normand pour fixer notre langue, et ce dialecte ne serait pas plus artificiel que le dialecte d'oc où fut forgé le poème de Mireille. La Hague (comme le Roumois ou la campagne de Caen), connaît la nasalisation, l'apocope de l'R, le chuintement. Et dans Wace, et dans Beneois de Sainte-More, dans Jehan Le Chapelain, comme pour les Italiens dans la Divine Comédie, quelle mine pour nous de vieux vocables ancestraux à pieusement exhumer ! Ils ne sont pas morts, mais en léthargie. « Lève-toi! » cria Jésus à Lazare, et il se leva. Beuve pourrait-être ce thaumaturge. Et je ne serais plus obligé pour le faire comprendre aux Honfleurais assemblés dans l'église Saint-Etienne de massacrer ses finales Hagardes et d'accommoder à la sauce augeronne les beaux carmes coutançais. Commençons par formuler ce voeu. Le désir crée !

Il faut donc que notre langue prenne conscience de son unité. Trop longtemps le Bas-Pays a oublié les Cauchois et les Roumoisans. Va, mon cher Beuve, nous sommes tous frères, et l'instinct atavique est le même qui vous suscita, toi, Rossel et cet admirable normand d'Honfleur, Léon Le Clerc, qui ne fait pas de vers, mais qui chante si tragiquement les vieilles chansons de la côte.

Pour moi je me suis toujours efforcé de rapprocher ces deux tronçons coupés du Haut-Pays et de la Basse-Normandie. La découpure en départements a fait son oeuvre abominable, on dirait que le bailliage de Coutances ne connaît plus celui de Caux.

Le beaupré du vaisseau normand est à Jobourg, mais le grand mât est à Caen, et Rouen c'est le gouvernail. Mes frères, nous sommes du même bateau. Diex aïe !

15. VI, 02.


NOTES :
(1) Nom que nos pères danois donnaient à la Neustrie.
(2) Que tout cela est fade auprès du texte rude discipliné par le rythme !
(3) Le refrain ne doit être répété qu'après les couplets indiqués.
(4) Patois du pays de Caux.
(5) Qu'on ne s'étonne pas de cette affirmation. Les Saines ou Saxons de Bayeux (dont les barques de pêche trouvaient un refuge à Sanvic, Saxonicum littus), ont fatalement influencé le français ou plus justement le roman, dans des proportions plus considérables que les barbares des autres invasions. Ils ont gardé leur langue intacte du troisième siècle au douzième, soit près de 800 ans ! Les Francs se sont fondus bien plus vite dans la masse ethnique des gallo-Romains. La présence des Goths, des Bourgondions, des Franks, sur le sol gaulois n'amena pas une révolution profonde ni immédiate dans la langue. « Le latin fut troublé mais non menacé dans sa conquête. » Pourquoi ? Parce que la civilisation de la Gaule était supérieure à celle des vainqueurs qui n'eurent que la prétention de continuer l'empire romain. Les deux peuples vivaient côte à côte et ne tardèrent pas à se fondre. (Tels plus tard les Vikings mariés aux celto-Latines). Mais à Bayeux, et dans le Bessin qui englobait Caen à cette époque, il n'y eut pas juxtaposition de deux peuples et de deux langues, mais substitution. Le pays lui-même changea de nom et devint la Saxonie Etlingue. Quand plus tard la fusion s'opéra, le saxon fortement influencé par le Nordique et le Danois, s'écoula, si on peut ainsi parler, dans un élément moins étranger à lui-même, dans un roman déjà attaqué au nord et à l'est, et au centre (les Saxons d'Auvergne), par de séculaires infiltrations germaniques. Le Frank avait eu devant lui un celte romanisé d'un bloc irréductible. Le Nordique pénétra plus aisément un milieu déjà germanisé à demi par les invasions précédentes. Si les noms propres d'hommes et de lieux d'origine nordique sont seuls plus nombreux en Normandie que dans le reste de la France, c'est que celle-ci où notre émigration et notre politique eurent longtemps un rôle prépondérant, c'est que celle-ci où nos écrivains se sont toujours placés au premier rang, a digéré après nous et par nous nos saxonnismes et nos germanismes qui n'étonnent plus personne. Dans notre pays, les Conquérants ont marqué si fortement leur empreinte que leur type se reconnaît encore d'un coup d'oeil dans les îlots scandinaves. Tout ce qui différencie notre langue populaire du français est Danois et Saxon. Or un parisien même lettré ne comprendrait pas beaucoup à l'audition la langue de Beuve, et ne la lirait même qu'avec une extrême incertitude. Concluez.

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