LE JARDIN DÉFLEURI
de Robert CAMPION
par
Charles-Théophile FÉRET
~*~
Il est donc paru, tel que l'habilla Le Sieutre, tel que le préfaça
Fleuret, et que l'imprima — lentement — D. Quoist au Havre.
Il a 76 pages, à marges inégales par le bas ; ce pliage est pour nous
prévenir du papier de luxe, qui ne se rabat pas symétriquement pointe
sur pointe, comme les repasseuses font le linge. Puisque destiné à
un
Jardin,
Quoist assure qu'il vient droit du pays des tulipes ; il pourrait
être
vergé
sous le même prétexte. A dire vrai, le livre a l'air vieillot assez
agréablement. La couverture est bleu-vareuse, avec un curieux bois de
Maurice Le Sieutre. En un jardin d'arbustes nus, entre des
pots-à-fleurs sans fleurs et un arrosoir oiseux, dans une allée qui
coule vers une porte close, c'est un symbole, — à côté d'une Vierge-
à-l‘Enfant nichée au mur, — c'est une-concession, — une vieillarde
s'évertue avec une ardeur enchaînée à traîner ses chaussons et son
impotence. Ses épaules se voûtent comme de la dossière d'une tortue, ou
encore des ailes pliées en chasuble d'un gros hanneton. Elle fait canne
d'un tronc de pommier de cinq ans. L'œil rigoleur, le nez, les lippes,
ont le relief des vieux masques graisseux et soufflés qui ne vivent
plus que pour des digestions actives, tout déchu, l'estomac resté bon ;
les prunelles quêteuses de viandes et de vins. Bravo, Le Sieutre.
Sur la page de la dédicace, le graveur réaliste a fait sortir l'encens
à gros bouillons d'une belle soupière fumante.
Maintenant c'est la délicieuse Préface de Fleuret, avec, pour tête de
chapitre, un balcon aux balustres trapues et rompues.
PRÉFACE.
« Il est un Jardin que tu préfères, bien qu'il ne soit au goût du jour,
qu'il te nâvre de maintes façons, et que tu aies froid sous son soleil.
L'air y est de province, qui sent la cave humide et l'automne... La
terre s'est craquelée comme une vieille face, ou même le clair orgueil
des larmes est tari... Parmi les vices triomphants des Surelles, des
ciguës et des armoises, les buis catholiques poussent sombrement, dans
l'espoir d'une cueillaison dévote. Les lys, purs adolescents du jardin,
les Roses, saintes ardentes qui domptent leur chair sous des épines,
les clématites aux yeux d'enfant, ont péri de misère... Poète qui ne
parles que par images, tu m'as dit: « Ce jardin, c'est mon passé. J'y
reviens fouler tous mes automnes et gémir un peu sur nous-mêmes, comme
sur la cendre des fleurs !... »
Encore une tête de chapitre, au-dessus
d'un Préliminaire en octosyllabes, aussi de Le Sieutre :
S'en ma vie a eu un gardin...
Le poëte graveur a voulu montrer son érudition des patois et de la
vieille langue, et comment s'est comporté l'Oïl en plusieurs siècles et
en plusieurs lieux.
Encore un cul-de-lampe — un panier de fruits, — et voici le premier
poème de Campion :
SUR LE SEUIL.
Ma mère a commencé mon âme,
Avec des mots
vagues et doux...
J'aime assez le rythme de la chanson du
Chêne au gui, et la
belle voix du poète y ajoute du charme.
L' jardin du roi est tout
défleuri,
Dites-moi pourquoi
?
Courons sous le
gêne au gui,
Courons sous le
chêne.
Le Jardin du roi
est tout défleuri,
Dites-moi par qui ?
Encore un curieux bois de Le Sieutre :
Les foins sont coupés.
Cet artiste s'apparente aux tailleurs d'images, aux peintres de vitraux
de la cathédrale de Chartres. Il conçoit les moines et les saintes et
tout le monde terrestre, avec une religiosité médiévale. Peint-il un
buveur, le verre est un calice, et la tête plaquée sur le fond d'un
muid, barré en croix, s’auréole en tête de Christ. Pour illustrer la
Ballade des Cordeliers, un franciscain fessu, le cierge au poing,
marche superbement contre l'incroyance et contre le vent, la foi et le
froc en révolte. Plus loin, Notre-Dame des Naufragés apaise la tempête
d'une mitaine énorme et naïve, cependant que les volutes de la mer
s'amusent à retomber en pièces du pape.
Mais parlons du poète.
Campion est l'enfant chéri des Muses. Elles lui donnèrent une belle
taille, une belle voix, une insouciance et une gaieté de condottière,
et des yeux de la Renaissance italienne. Qui donc eût soupçonné le fond
de sentimentalisme de ce sensuel ? « Nul d'entre nous
n'eût cru à ta nostalgie future », lui dit Fernand Fleuret
dans la Préface.
Il faut se rendre à l’évidence : Campion a pleuré quand il avait tant
de raisons de liesse. La vie lui a été dure autrefois. Mais allez dans
sa maison de Colombes aujourd'hui ; voyez ses vieilles armoires
normandes ; ses cuivres feraient pâlir une toile de Bail ; voyez la
maîtresse du logis accorte et vaillante, et l'énorme gigot
qui rôtit. Voyez ses filles, la Jeanne du premier livre, qui va faire
sa communion, et
Bouillotte,
la petite ravisée dont le père a ainsi baptisé le nez espiègle, elle
sautille entre les buissons. Campion est maintenant un gentleman à
serviette de cuir noir, qui a des relations avec des ingénieurs, que
tutoient les sous-secrétaires d'Etat, décoré des palmes, et qui aura un
prix d'Académie.
- Eh bien ! cet heureux luron qui vit des jours rosés, a des minutes
grises « où la petite vieille Douleur le prend par la main ».
Elle lui récite du Baudelaire par les allées du courtil, et il devient
pessimiste. Il pense à sa jeunesse, filée dare-dare, et il n'en revient
pas d'être encore plus chauve que moi. On peut rapprocher son beau
poème
Nane
des
Regrets
d'Une qui fut Heaulmière. Cette plainte de vieille
transpose sa propre peine :
Eh quoi ! c'est moi qui suis
l'aïeule
A cheveux blancs,
à bouche veule,
Au sourire
décoloré !
Mais mon enfance
est à la porte !
Et je vois ma
grand'mère morte
Baiser mon visage
doré !
C'est d'un mouvement prompt et spontané. Pourtant je préfère encore
REGRET
:
Dans le flot hâtif des passants
J'ai couru vers
vous, tout mon sang
Reflué d'un jet à
mes tempes,
Et comme un qui se
heurte aux lampes
— Papillon des
soirs captieux—
Je suis allé droit
à vos yeux.
Vos yeux
d'autrefois, exorables,
Si profonds, si
clairs et si stables,
Vos yeux ne m'ont
pas reconnu.
Écoute, Campion, cette pecque doit être maintenant richement mariée ou
entretenue par un liquidateur de congrégations. Car tu n'es pas si
changé que ça !
Dans la cave de ton cœur,
Sous une cire
vermeille,
Tu n'es
qu'à mettre en bouteille
Tes amours
et ta rancœur…
Ou encore parle-nous du Lieuvin. La gaieté te reviendra vite, car là tu
triomphes. Qui sait mieux que toi le mobilier normand, les crédences et
les landiers, les
cannes
de cuivre et les assiettes du dressoir, et les pichets, et la forme des
mouchettes, les petits bosselages aux
Saint-Esprit de
doublé, et les us des noces, et les types du village ? Haret le
chantre, le bedeau Hélie, et Mme Neuville ? Tu as su
observer, et tu sais redire. Quand tu publieras
les Clos de jadis,
tu auras un gros succès. C'est ta vraie voie... J'en ai naguère donné
un chapitre dans
la
Vie normande, et ceux qui en possèdent la collection
pourront contrôler par le leur mon goût pour ces petits récits, serrés,
malicieux et attendris, qui font songer à Töpffer.
C’est là-bas, au village de Prêtreville, où nous avons baptisé ta
fille, avec Baron et Whitehouse, et tant regretté l'absence de
Frémeaux, notre plus vieux et plus cher camarade. C'est là que tu as
écrit tes
Rimes
paysannes dont j'ai fait la préface. Et tu n'as pas fait
corriger mes épreuves, et je t'abandonne les coquilles... sans perles.
Le livre était tendre et joli, d'un cœur simple « d'avoir vécu à la
campagne avec tes vieux, avec ta Jeanne » (1).
Après trop de jours gâchés, une fortune à sac, tu t'étais marié. Ta
compagne s'était mise bravement à diriger la ferme-manoir, à soigner la
maman, son homme et tout. La maison fut affable aux copains. C'est là
qu'avec Hugon tu as écrit ton poème saisissant
Sur la mer,
dont la plaquette reproduit en 8 planches la musique notée par Bautz.
Il y avait des iris sur le chaume, une vigne près de l'huis, des
brise-bise à damier rouge et blanc aux carreaux, sur le mur le portrait
d'un père mort jeune, et léguant des conseils en alexandrins
contemporains de Lamartine. Il y avait encore quelques meubles fins qui
dataient de l'aisance du grand-père briquetier. Puis te vint ta Jeanne.
Entre la petiote qui pépiait, et la maman qui sommeillait, et l'active
ménagère, le grand gars avait chaud au cœur et se mit à chanter. Et le
décor de sa vie campagnarde et familiale, ce fut toute sa poésie. Il
retourna dans son passé de coquebin muguetant, d'enfant de chœur qui
joue en surplis aux billes, d'écolier du jeudi. Il détesta les filles
et les villes, et découvrit les étoiles, les peupliers et les chemins
creux. Ç'a été dans l'inspiration de Campion l'heure décisive et
féconde. Hélas ! comme les autres il s'est déraciné. Pour le poète et
pour le rossignol chanter est une courte saison.
CH.-TH.
FÉRET.
(1) F. Fleuret, 27 août 1902,
Journal de Flers.
ANNEXE
Les Clos de Jadis
dans
L’Impartial Français
M. Robert Campion, dans les
Clos de Jadis
(Edit Montaigne), de même que M. Maurois, est fort attaché au Passe. Je
l'y rejoins avec délices, comme si j'étais convié au banquet des Fées.
Son livre est un recueil de souvenirs qui a la grâce d'un keepsake. A
peu près comme M. Maurois, l'auteur voit évoluer sa province
(Normandie) depuis le Second Empire jusqu’à la Séparation des Eglises
et de l'Etat qui a profondément modifié les mœurs, les us et les
esprits terriens. Mais si je rappelle ce livre exquis, c'est pour sa
conclusion, que l'on peut opposer à la fin de
Ni Ange ni Bête. Les
Clos de Jadis se terminent par un tableau symbolique des
Gens de l'enterrement
; ceux-ci s'entretiennent dans le logis de la morte, Mme Neuville, et
devant le repas d'usage. Des serviteurs, un notaire et un ingénieur
-comme dans M. Maurois. L'ingénieur expose le progrès, dont la
maîtresse de maison, morte à temps, n'a pu s'effrayer. Les petites gens
se récrient, et l'on sent que l'auteur soupire et lamente avec eux.
Mais sa raison l'emporte sur sa sensibilité, et le livre se ferme sur
un vol augural de corbeaux qui se déroule vers le crépuscule : tristes
oiseaux du malheur et des ruines, ils n'offusquent pas l'Avenir, mais
disparaissent dans le Passé. Optimisme courageux, chez un poète et
peut-être naïf... Mais n'est-il pas préférable au découragement, à la
négation même de l'imposant effort des générations ?
A ces deux
romans qui font revivre une société disparue et sont aussi un pieux
hommage à la grâce de nos aïeules, il faut joindre un ouvrage qui les
renforce, ouvrage technique, mais écrit d'une plume alerte et
spirituelle :
L'Art et le goût sous la Restauration, 1814-1830, de M. Jacques Robiquet (Payot)...
L’Œuvre
M. Robert Campion, poète normand de très authentique et ancienne souche, nous donne son premier ouvrage en prose,
Le Clos de jadis.
C'est un tableau de la vie paysanne en Normandie, il y a quelque
cinquante ans. La fiction semble y tenir peu de place, l'ouvrage a
fréquemment le tour d'une autobiographie, mais d'une autobiographie qui
ne tomberait jamais dans l'anecdote trop personnelle et emprunterait au
cadre qu'elle décrit une constant généralité. Le sujet du livre
est la terre normande, ses habitants, ses travaux, ses richesses, ses
saisons. Il fallait être poète pour soutenir ce ton passionné sans
donner dans la sentimentalité régionaliste. M. Robert Campion, que je
me plais à saluer comme un excellent écrivain, tient de sa race le sens
des choses terriennes, la verve caustique et je ne sais quoi d’épique
que les normands ont gardé sans doute de leurs lointaines ascendances
scandinaves.
Le Petit Parisien
LES LITTERATEURS NORMANDS
LE POETE ET PROSATEUR
ROBERT CAMPION
Robert Campion vient de publier une œuvre essentiellement normande, très fouillée, très prenante, les
Clos de jadis.
Dans
sa jeunesse, Campion ne fut pas un fort en thème, loin de là. Ce qu'il
apprit, c'est par lui-même, à sa fantaisie, revenant au besoin plus
tard sur des études forcément incomplètes et les faisant bien parce
qu'alors il ne s'agissait plus de méthodes étroites, de la simple
mémoire, de leçons machinalement répétées. Une intelligence mieux
avertie, le raisonnement entraient en jeu, et ce que l'on supposait
qu'il avait perdu de ses années d'école, il le reconquit vite quand il
le voulut.
Mais ce fut un fort en gymnastique, en quoi il
s'affirma novateur. Il se déclara très fier d'y avoir obtenu un prix,
affirmation crâne à une époque où les sports n'étaient pas en faveur,
et laissa volontiers à ses camarades les volumes carminés, dorés sur
tranches, récompense suprême des virtuoses de la version latine. Et,
pour démontrer qu'il le méritait, à seize ans, avide de liberté, il
franchit les murs du collège.
Dans la suite, lesté d'argent et
d'enthousiasme, il quitte le pays d'Auge, vient à Paris, y passe
plusieurs années en flâneries qu'il occupe fort judicieusement. Il
fréquente les ateliers, les artistes, notamment Forain, se mêle aussi à
la jeunesse du quartier latin et comme il a des loisirs, il s'inscrit à
des cours de philosophie et de lettres. De tous ces milieux qu'il
observe avec soin, il tire un profit. Il y acquiert des connaissances
en esthétique ; son savoir, son expérience s'y augmentent, son goût s'y
épure.
Il lit également beaucoup : Villon, les sept de la
deuxième Pléiade, celle du temps d'Henri III, et après eux les
modernes, Vigny, Hugo, Lamartine, Musset, Théophile Gautier, Verlaine.
A cette date, il donne diverses mélodies d'un sentiment délicat, pleines de charme : les
Etoiles,
Sous la brume,
Dernier baiser, harmonisées par le compositeur Jane Vieu, qui ont pris place dans l'
Anthologie des poètes français contemporains. Il prépare en même temps, pour un éditeur parisien en renom, un album de rondes enfantines.
Que
chante, que chantera M. Robert Campion ? La métairie, la campagne, les
aspects de la nature, les grâces naissantes des petits.
Il aime
la Normandie, verte au printemps, jaune l'été, tantôt son clair soleil,
tantôt son ciel nuageux, sa vieille ville natale, Lisieux, les vallées,
les coteaux, le ruisselet d'argent, les arbres touffus qui en ombragent
les rives, tout cet ensemble agreste et pittoresque auquel il revient,
plus fervent, après un détour par Londres.
Il témoigne d'une
égale affection pour les enfants dont la gentillesse, les gestes
annonciateurs de la personnalité future, la joie aux danses vives le
captivent, le retiennent. Quelques-unes de ses pages dédiées à sa fille
Jeanne le font amplement voir.
Il croit, à l'inverse de
Victor Hugo, que les vers ne souffrent pas du voisinage de la musique
et il voudrait même que, comme ceux d’antan, comme Ronsard, qui
récitait en s'accompagnant du luth ou de la guitare, les poètes
chantent leurs vers « pour suivre la tradition de notre maitre Orphée ».
Une
autre remarque s'impose. En dépit de quelques passages dont la gaîté
n'est pas absente, la muse de M. Campion pourrait s'appeler Mélancolie,
une mélancolie très fine, très douce certes, avec toutefois ce que le
terme comporte de regrets, d'attendrissement.
On le note dans
Rimes paysannes où, sauf la partie consacrée à sa fille, le ton est grave, ému. Parle-t-il de
Mon chemin creux ? C'est pour dire qu'il a vu pleurer bien des yeux.
Devant l'âtre évoque pour lui le souvenir de l'aïeule disparue. Les
Chandeliers serviront surtout à ses obsèques.
A la Valence ! lui rappelle des jours heureux, hélas ! abolis. Le sonnet sur les
Eglises finit par ce tercet :
Et sous le porche taciturne
Chacune a son oiseau nocturne
Qui se lamente dans la nuit.
Quant au recueil le
Jardin défleuri, d'un art subtil, d'une rare maîtrise prosodique, le titre et ce distique de la pièce liminaire
...Ma douleur est née aux roses
Du rosier de mon clair jardin
n'en indiquent-ils pas éloquemment le sens, l'esprit ?
Il se termine par une fresque,
Sur la mer,
cette ceinture bleue ou grise de la Normandie selon les saisons et les
heures (collaboration de M. Gabriel Hugon, musique de M. Gustave
Bautz), représentée avec succès à Paris.
L'œuvre elle-même, sur quelle vision s'achève-t-elle ? Celle du morne infini des eaux encadrant une pauvre épave.
Cette tendance se discerne pareillement dans les
Clos de jadis,
étude locale en prose, remarquable par sa précision, son relief. On y
trouve la description, poussée jusqu'à la minutie, qui donne la
sensation de la vie réelle, du pays augeron, de ses domaines herbeux,
de ses maisons à colombages, de ses propriétaires terriens si typiques,
de ses usages et coutumes d'autrefois.
Tout, à la voix du
narrateur, qui est ensemble un peintre et un sociologue, s'y réveille,
se ranime, et quels tableaux curieux que ceux-là : le
Clos Neuville,
Pichets dé pré d'Auge,
Economie domestique,
A l'école...
Ce n'en sont pas moins des choses du passé qu'estompe la grisaille des
lointains et qu'enveloppe, au dernier chapitre, le linceul où l'on
ensevelit Mme Neuville, une femme de dignité, de race, dont le
spectateur attentif de son existence journalière a tracé un inoubliable
portrait. — M. L.