DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Les Bureaux de placement (1900).
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Première parution dans le Journal de Rouen du 09 décembre 1900. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d'histoire et de moeurs normandes, 7ème série, publié à Rouen chez  Defontaine en 1929.

Les Bureaux de placement
par
Georges Dubosc

~*~

Comment autrefois se pratiquait l'embauchage des artisans, qui aujourd'hui font appel, en nombre assez restreint, aux bureaux de placement, et comment se recrutaient les domestiques, qui, pour entrer en place, usent si souvent d'intermédiaires ? Sous ce double aspect, la question est assez difficile à résoudre. Il faut bien se dire, en effet, que des différences profondes séparent, sur toutes ces questions du contrat de travail, notre société moderne et l'ancien régime. L'organisation et les moeurs anciennes étaient si dissemblables des nôtres, que tel différend, tel problème passionnant aujourd'hui nos esprits, n'avaient même pas alors l'occasion de se poser. Ce sont les conditions économiques du temps présent qui les ont fait surgir tout à coup et les ont imposés à l'attention publique. Les comparaisons sont donc très périlleuses et les assimilations impossibles. Quantité,de besognes qui ont occupé les bras il y a cinq cents ans, n'existent plus et sont remplacées par des métiers qui n'ont rien de commun avec ceux d'alors. Tout ce que nous appelons la « grande industrie », les métaux, les mines, les textiles, était inconnu : seule la « petite industrie », ce qu'on dénommait les « métiers », pouvait exister matériellement et légalement. Tous étaient régis par la « Corporation » et par ses statuts, par la hiérarchie que ce système imposait partout et rigoureusement aux artisans : apprenti, compagnon, maître. A cette réglementation extrêmement stricte de l'organisation ouvrière, peu ou point d'exception. L'embauchage de l'ouvrier se résume donc tout d'abord dans l'embauchage de l'apprenti, - à une époque où l'apprentissage est si long et si méticuleux.

Peu nombreux, ceux-là se recrutaient tout jeunes, par les Gardes mêmes de la corporation, par les Jurés auxquels les familles qui voulaient placer leurs enfants s'adressaient, car ils connaissaient les places libres. Ce sont eux qui jouaient le rôle d'intermédiaires, et qui s'entremettaient avec toutes les garanties d'honneur et de probité. En effet, avant de placer un apprenti, ils s'assuraient que le maître connaissait son métier et que ses affaires étaient assez prospères pour qu'il fût en état de guider utilement un apprenti et de lui donner les soins auxquels il avait droit. Le Livre des Métiers, d'Etienne Boileau, est là-dessus d'une naïveté charmante : « Nul, disent par exemple les Bouchers, ne doit prendre apprenti s'il n'est ni sage ni riche qu'il ne le puisse apprendre et gouverner. » Chez les Corroyeurs, le maître doit se montrer tel « que le père de l'apprenti ne sacrifie pas inutilement son argent et l'apprenti son temps. » Aussi bien, cet engagement de l'apprenti-enfant, fait par les Jurés de la corporation, ne se traitait pas sans garantie, sans un véritable contrat de louage.

Il y a mille exemples de ces actes passés entre les parents de l'enfant et le maître, et les témoignages sont nombreux à Rouen même, parmi les orfèvres, notamment. Voici un Colin Sevestre, orfavre, qui prend, en 1362, comme apprenti pour douze ans, un enfant de Foville-en-Caux, à qui il souscrit l'engagement de rendre au bout du terme les cinquante sous qui lui avaient été payés par ses parents. Voici Jacques d'Orbec, qui prend comme apprenti, en 1394, pour neuf ans, un enfant dont la mère s'engage à le tenir « en état de preud'hommie comme de le vêtir et de le chausser et de le faire revenir s'il se départait d'avec son maître ». Les petits apprentis connaissaient parfaitement les termes de ces contrats et savaient fort bien qu'ils trouveraient aide et protection auprès des jurés ou Gardes qui les avaient placés, et souvent ils avaient recours à eux. Quand le maître avait des torts réels, reconnus, c'est encore les jurés qui reprenaient l'enfant, fille ou garçon, et le replaçaient dans une autre maison.

Les Jurés, les Gardes, voilà donc les premiers intermédiaires pour l'embauchage, pour le recrutement et le placement des futurs ouvriers, jusqu'au moment où l'apprenti se trouve affranchi et devient compagnon. Alors, s'il est riche, s'il appartient à une famille aisée, s'il est lui-même fils de patron, il aspire au titre de maître, aux lettres de maîtrise. Mais, s'il est pauvre, force lui est bien de continuer à servir comme compagnon, comme ouvrier. Force lui est bien de se placer, comme salarié, s'il ne reste pas attaché au maître chez lequel il a passé ses années d'apprentissage.

A qui aura-t-il recours alors ? Quel sera son bureau de placement ? C'est encore la Corporation. Muni de son brevet d'apprentissage, le jeune homme, libre de choisir son maître, d'entrer dans l'atelier qui lui convient, de régler sa vie comme il lui plaît, s'adresse au Bureau de la corporation. C'est là que siège le clerc chargé de tenir le registre des places vacantes. Voyez, par exemple, les statuts de 1566 des Pâtissiers de Paris : « ils défendent d'engager aucuns serviteurs, sinon par les mains du clerc du métier ». Cette organisation qui, tout d'abord, n'existe que dans quelques corporations, se répand bientôt et chaque corps de métier a son véritable bureau de placement qui recrute et embauche ses adhérents. Chose très curieuse, la loi actuelle, qui fait des Bourses du travail, des Syndicats et des assemblées corporatives les seuls bureaux de placement, n'est qu'un retour à un système très ancien, comme vous pouvez le voir.

En plus de ces bureaux corporatifs, dès le XIIIe siècle, il y eut des endroits spéciaux où les ouvriers non engagés se rassemblaient pour attendre les propositions des patrons. Les Foulons parisiens, par exemple, ont deux lieux de réunion, des « places jurées ». L'une, la Maison de l'Aigle, dans la rue Baudoyer, au faubourg Saint-Antoine, est destinée aux ouvriers qui veulent travailler à l'année ; l'autre, au chevet de l'église Samt-Gervais, devant la Maison de la Converse, est réservée à ceux qui préfèrent travailler à la journée. Ce marché aux ouvriers, où les conditions se débattaient librement, avait lieu le lundi matin. Au XVIIe siècle, les ouvriers Verriers se rassemblaient ainsi rue Saint-Denis ; les Tourneurs, rue de la Savonnerie ; les Tanneurs, au faubourg Saint-Marce l; les Pâtissiers, rue de la Poterie ; les Teinturiers, rue de la Tannerie ; les Menuisiers, rue des Ecouffes ; les Apothicaires, rue de la Huchette. Un des corps de métier les plus indépendants, les Maçons, a toujours suivi cette ancienne tradition.

Fait très particulier, pour qui connaît l'absolutisme du système corporatif du moyen-âge, les Maçons furent rarement réunis en corporation. Ils demeurèrent libres, indépendants, les « Francs-Maçons ». Formant de grandes compagnies voyageuses, des sortes de « coteries », sous la conduite d'un chef, ils allaient d'un pays à un autre, ayant entre eux des signes de ralliement, des marques de reconnaissance, construisant deci, delà, les grands édifices religieux ou civils, sur lesquels on retrouve des indications de leur passage, tels que les signes lapidaires, véritable langage hiéroglyphique, retrouvés par M. Léon de Vesly, sur l'église Saint-Ouen. Réellement indépendants, les Maçons se réunissaient à Paris sur la place de Grève, comme ils se réunissent encore à Rouen sur le parvis de la Cathédrale. De là le nom de « grève », si souvent employé dans l'organisation et... la désorganisation ouvrière !...

Ainsi se pratiquait jadis le placement des ouvriers et des artisans sédentaires. Il faut bien se dire que cette question d'embauchage, comme celle des chômages, n'avait point alors l'importance qu'elle a aujourd'hui. Le nombre des ouvriers, des salariés était, somme toute, assez restreint, car la plupart des ouvriers arrivaient à la maîtrise. « Tout le monde patron » semble être le mot d'ordre du moyen-âge. Aussi bien le nombre d'ouvriers employés par chaque maître était délimité par les statuts des corporations. Une statistique parisienne que cite M. d'Avenel, rapporte qu'en 1697, pour 112 corps de métiers il y avait 13.500 maîtres, contre 39.000 compagnons adultes et 5.600 apprentis, ce qui fait trois véritables ouvriers seulement pour un patron. A Rouen, il en était,de même : en 1750, par exemple, époque où la population était moindre: 62.500 habitants environ, il y avait 255 maîtres cordonniers-bottiers ; aujourd'hui avec une population de 113.219 habitants, il y en a 157. Le nombre des ouvriers à placer était donc assez restreint.

Certains cas se présentèrent cependant pour certaines professions, où les difficultés de placement étaient plus grandes. C'était quand les ouvriers, par
suite de diverses circonstances, étaient obligés de changer de ville et de trouver un nouveau maître dans la cité où ils se fixaient. C'est alors qu'intervenait le Compagnonage, qui fut, très vraisemblablement, introduit par les Maçons. Vaste association antique, qui a survécu jusqu'à nos jours. - il y a huit jours à peine, les Charpentiers du Devoir transportaient leur chef-d'oeuvre par les rues de Paris, - le compagnonage était une véritable institution de placement. Les compagnons se liaient par serment, se reconnaissaient par des signes, contractaient des obligations réciproques de fraternité et de bienfaisance, qui assuraient à tous des forces, du travail et des secours.

Lorsqu'un compagnon arrivait dans une ville, a écrit Egron dans le Livre de l'Ouvrier, il lui suffisait de se faire reconnaître pour obtenir du travail. Si, par hasard, toutes les places étaient occupées, le plus ancien compagnon lui cédait sa place. Si un compagnon se trouvait dépourvu d'argent pour se transporter dans une autre ville, l'association venait à son secours. S'il tombait malade, les camarades le soignaient comme un frère, mais s'il s'écartait des voies de l'honneur du métier, ils ne balançaient jamais d'en faire sévère justice.

Dans la tradition populaire, le compagnonage remontait à l'édification du Temple de Salomon, au temps où Maître Jacques et Maître Soubise avaient été employés à cette construction. En réalité, il s'était formé au XIVe siècle, au moment où les ouvriers commencèrent à aller de ville en ville, particulièrement les ouvriers du bâtiment, tailleurs de pierre, charpentiers, menuisiers, serruriers. Dans les villes où ils séjournaient le plus souvent, les compagnons désignés sous le nom d'enfants du Devoir, de renards, de gavots, et portant des surnoms bizarres : TOULOUSAIN, l'Ami du droit ; LORIENTAIS, la Bonne conduite ; QUIMPER, l'Humanité ; MACONNAIS, le Soutien de la Canne, avaient leur auberge particulière - les auberges du Tour de France, dont George Sand a si bien parlé - où ils étaient reçus à leur arrivée et hébergés jusqu'à ce que l'Association ait pu leur procurer du travail. Ces succursales compagnoniques, véritables bureaux de placement, étaient tenues par des femmes, les mères, auxquelles tous les compagnons devaient le respect : les bureaux secondaires s'appelaient les petites mères.

A Paris, il existe encore de nombreuses mères des compagnons : mère des charpentiers, mère des couvreurs. La mère centrale des ouvriers boulangers, dont la Société compagnonique fut fondée en 1811 à Blois, est établie, 5, rue Quincampoix. Elle compte, depuis 1876, vingt petites mères dans la plupart des arrondissements, qui s'occupent du placement des ouvriers.

Tout compagnon, aspirant ou indépendant, disent les statuts que j'ai pu me procurer, se présentant chez nos mères pour avoir du travail, devra justifier de son droit, par la présentation de sa carte de cotisation - 1 franc par mois. L'envoi au travail se fera par les soins des compagnons en place chez chaque petite Mère : en leur absence l'envoi se fera par le Père ou la Mère. Une liste des demandes de travail sera affichée auprès du règlement. Elle portera la date de demande, les noms de famille, de province, de compagnon, aspirant ou indépendant du demandeur. Elle sera renouvelée le mardi de chaque semaine... Il en sera de même des noms de ceux qui seront partis travailler et de leurs postes, ainsi que des noms et adresses de leurs parents.
    
Cette organisation - toute particulière à divers corps de métiers - cette désignation des lieux de grève se tenant à certains jours, en endroits fixes, devaient conduire à l'organisation des placeurs libres, de véritables « bureaux de placement » ouverts à toutes les professions. On en doit la création à notre grand patron Théophraste Renaudot, qui ne s'est pas contenté d'inventer le journalisme, mais a organisé, comme annexe du journal, de sa Gazette de France, le Bureau d'adresses, qui est devenu le « Bureau de Placement ». L'idée, du reste, était déjà dans l'air, car Montaigne, en ses Essais, raconte que son père avait voulu fonder cette sorte d'agence.

Feu mon père, dit-il, pour n'estre aydé que de l'expérience et du naturel d'un jugement bien net, m'a dict autrefois qu'il avait désiré mettre en train qu'il y eust en ville certain lieu désigné, auquel ceux qui y auroient besoin de quelque chose se peussent rendre et faire enregistrer leur affaire à un officier étably pour cet effet, comme : tel s'enquiert d'un serviteur de telle qualité, tel d'un maistre, tel demande un ouvrier, qui cecy, iqui cela, chacun selon son besoin.

Antérieurement encore, Barthélemy de Leffemas, qui fut un homme à idées, avait projeté d'établir, dans chaque ville, aux frais du gouvernement, une semblable agence de renseignements. Vers 1630, Théophraste Renaudot la créa, et Furetières, dans son Roman bourgeois, nous en a indiqué le fonctionnement. On y trouvait... de tout, et c'était un peu comme la quatrième page du Journal. Le Sage dans Gil Blas, à la même époque, parle d'un homme à qui s'adressaient les laquais qui étaient sur le pavé, et nous savons, par le Novitius, qu'il existait à Paris, pendant la Régence, un nommé Herpin qui exerçait le métier d'indicateur, le dictionnaire dit : Nomenclator. Il enseignait « les noms et les adresses des personnes de qualité et plaçait chez eux les domestiques ».
    
Les domestiques ! Nous touchons là à un chapitre qui tient singulièrement aux bureaux de placement, dont ils forment la principale clientèle. Les domestiques ! c'est le troupeau que mène le placier. Comment donc fraisaient-ils, avant lui, pour se placer ? Dans les débuts du moyen-âge, le domestique de ville ou de campagne, sous tous ces noms divers : valet, cuisinier, cocher, charretier, portier, chambrière, lavandière, fille de chambre, n'était qu'un serf, devant un service, non rétribué par un salaire, mais plutôt par l'abandon d'une terre. Le féodalisme s'était fourré partout. On s'assurait alors les services perpétuels d'un valet, d'un maître-queux, d'un boulanger, moyennant l'octroi de quelques terres labourables. Toute besogne, tout achat, apparaissait ainsi, sous forme fieffée, aux gens du moyen-âge. Dans ces conditions, le recrutement des domestiques était facile. C'était un service imposé auquel on ne pouvait se soustraire qu'en courant le risque de très sévères pénalités. Cette rigueur continua à s'exercer jusqu'en une époque très voisine de la nôtre. Ainsi, en 1751, un valet de chambre, qui avait proféré des paroles injurieuses contre son maître, était condamné au carcan, avec un écriteau conçu en ces termes : « Valet de chambre insolent. Dix livres d'amende. Bannissement de trois ans. » En 1778, le vol domestique était encore puni de mort.

C'est au XVIe, siècle seulement que la condition des serviteurs, devenus plus indépendants, commença à être réglée par des ordonnances de police. C'est alors qu'on voit apparaître... le certificat ! François Ier en est l'inventeur : « Défendons à toutes manières de gens, dit-il, de se servir de gens inconnus, vagabonds, mal famés et renommés être de mauvaise vie sur les peines au cas appartenant et de répondre civilement des crimes et des délits qu'ils commettront durant le temps qu'ils seront à leurs services ».
    
Charles IX, dans un édit pour « contenir les serviteurs et servantes », précisa encore la chose, en 1565 :

Ordonons, dit-il, que tous serviteurs, domestiques cherchant ou étant appelés en commencement de service d'homme ou de femme, quels qu'ils fussent, qu'ils fissent apparoir à leurs maîtres par actes valables et authentiques, de quelle part, maison et lieu, et pour quelle occasion ils étaient sortis. Défendons à tous chefs de maison et famille, de recevoir les domestiques en leur service sans leur bâiller acte de leur congé.

D'autres ordonnances de 1567, de 1577, de 1720, déterminèrent les dédits dus par les domestiques abandonnant leurs maîtres avant l'expiration de leurs services ; précisèrent l'obligation pour le maître de fournir un certificat au domestique, et en cas de refus, de faire constater le fait par le commissaire de police. Tel fut le régime qui dura jusqu'à la Révolution, et ainsi se recrutèrent toute la domesticité, alors si nombreuse des grandes maisons, toute la « livrée » seigneuriale, le peuple immense des caméristes et des soubrettes, des gothons et des maritornes, des valets et des gens de pied, Lisettes et Florines, Pasquins et Frontins, Bourgogne, Picard, Lafleur et La Violette. C'est un lieu commun aujourd'hui que de médire de nos domestiques, que de leur prêter tous les défauts et tous les vices, dont le moindre est peut-être de communiquer à toutes les anses de panier, une danse voisine de l'épilepsie !

Ceux d'autrefois - consolons-nous - étaient également sujets à caution. Dès le XVIe siècle, le Ménagier de Paris se plaint amèrement des serviteurs et de l'impossibilité où l'on est, sous Charles V, d'en trouver de bons. Olivier de Serres, plus tard, fait entendre les mêmes doléances, en ce qui concerne les domestiques des fermes « habitués en tous vices et désordres ». En 1579, les bourgeois d'Alsace se plaignent également avec amertume, dans une supplique, de leurs valets, « qui poussent si loin l'esprit d'indépendance et d'insolence qu'ils refusent d'obéir non seulement à leurs maîtres, mais encore à l'autorité publique. » Le véritable avantage que gagnèrent les gens de maison à la Révolution fut d'être mieux considérés. On ne les tutoya plus et surtout on cessa de les battre, car « rosser ses gens » était une habitude qui ne tirait point alors à conséquence. Louis XIV, qui pourtant était un homme de bonne compagnie, ne se gênait pas, par exemple, pour casser sa canne sur le dos d'un « valet de serdeau » qu'il avait aperçu volant une pêche.

Dès cette époque, les domestiques se recrutaient chez des placiers libres, dans certaines guinguettes ou cabarets, où les majordomes et les intendants faisaient leur choix. Les servantes avaient aussi, dès la fin du moyen-âge, pour les aider à trouver une place, des Recommanderesses, et l'on voit une de ces femmes figurée dans la « Danse des Morts » de l'une des éditions des Heures de Simon Vostre, dont Hyacinthe Langlois a parlé dans son Essai sur les danses macabres. Du moyen-âge datent aussi les foires aux serviteurs et aux servantes, les louées aux domestiques, qui « s'allouaient » pour une année ou deux, à partir de la Saint-Martin ou de la Saint-Jean. Elles n'existent pas que dans les Cloches de Corneville ; en Normandie, on rencontre encore ces louées, et la « foire aux servantes » de Bouxviller, en Alsace, en est un exemple célèbre.

Au XVIIIe siècle, on voit aussi apparaître une nouvelle forme du « bureau de placement ». C'est le Bureau des Nourrices qui s'est perpétué jusqu'à nos jours. L'Emilede Jean-Jacques Rousseau préconisant l'allaitement maternel, avait amené la création, rue Sainte-Apolline, d'une agence pour le recrutement des nourrices « sur lieu ». C'était une sorte de privilège qui fut accordé à un Normand, Framboisier, dont il nous a été donné de voir dernièrement un portrait superbement gravé, avec ce titre : « Inspecteur des nourrices ». Malheureusement, Framboisier géra assez mal ce bureau. Ses malversations devinrent même si flagrantes qu'en 1775, on dut mettre à la porte ce Framboisier qui affichait un luxe insolent. Tandis que ses administrés et leurs enfants mouraient de faim, « on voyait chez lui, » dit Bachaumont, un ameublement de crépines d'or et sa femme foulait aux pieds des coussins du même genre ». On diminua le traitement de son successeur, jusqu'au moment où Cadet de Vaux réorganisa ce bureau de placement des opulentes Bourguignonnes ou des belles Normandes.

Depuis la Révolution, qui par la loi de 1791, avait proclamé la liberté du commerce, tous ces bureaux de placement, sous les formes différentes que nous venons de passer en revue, avaient été considérés comme une industrie libre. Cela ne pouvait convenir au régime impérial. Aussi, le 3 octobre 1810, intervient un décret qui oblige tous les domestiques, à l'année, au mois, au jour, à se faire inscrire dans des bureaux spéciaux, à déclarer leur domicile, à avoir un répondant, et à n'entrer en place que muni d'un billet visé par la préfecture de police. On ne badinait pas, - on le voit, - sous le premier Empire ! Toute infraction à ce règlement, qui, en 1813, fut étendu aux grandes villes de France, était punie de huit jours à trois mois de détention. Bien plus, tout domestique sans place, au bout d'un mois de chômage, était tenu de sortir de Paris « à peine d'être arrêté et conduit comme vagabond ». Ce rigorisme, heureusement s'atténua, et sous les régimes qui suivirent, les bureaux de placement augmentèrent comme nombre, étendant leurs services à de nombreuses professions aux Limonadiers, aux Garçons de café, de restaurant et d'hôtels, aux Marchands de vin, aux Pâtissiers, Boulangers, Charcutiers, Bouchers, Epiciers, jusqu'au moment où le décret des 25 mars et 6 avril 1852 les réglementa définitivement.
    
C'est ce décret, abrogé récemment par la Chambre, qui fit de l'industrie des Bureaux de placement une industrie spéciale, surveillée et autorisée. Il décida que nul ne pouvait tenir un bureau de placement sans une permission spéciale délivrée par l'autorité municipale, représentée, à Paris, par le préfet de police, et à Lyon par le préfet du Rhône. C'est également l'autorité municipale qui fut chargée d'assurer, dans les bureaux de placement, le maintien de l'ordre et la loyauté de la gestion. A elle revient aussi le droit de régler les tarifs des droits qui peuvent être perçus par les gérants. Ces tarifs ne sont pas uniformes pour tous les bureaux : ils sont déterminés pour chacun d'eux par l'arrêté même d'autorisation. Ils sont en moyenne de trois pour cent sur les gages annuels des domestiques, et de cinq pour cent sur les appointements annuels des employés : ils varient suivant les différents corps d'état. Un décret spécial du 16 juin 1857 a, de plus, déterminé toutes les conditions de fonctionnement des bureaux de placement : obligation d'inscrire sur un registre tous ceux qui se présentent; nécessité de remettre à toute personne un bulletin d'ordre d'inscription; interdiction d'augmenter ou de diminuer les droits à percevoir, dus seulement en cas d'emploi procuré ; interdiction d'annoncer des places que le gérant n'est pas chargé de procurer ; interdiction de toutes manoeuvres frauduleuses tendant à faire croire à un placement qui ne serait pas sérieux.

Actuellement, il existe à Paris environ plus de trois cents bureaux de placement autorisés, et un nombre qui tend à se développer à Lyon, Bordeaux, Lille, Reims, Dijon. Il est assez difficile de savoir le chiffre des opérations qu'ils effectuent. En 1886, les quatre cent cinquante bureaux de la Seine avaient fait 487.000 placements par an ; l'an dernier, on estime que ces bureaux parisiens ont fait 450.000 placements fixes et environ 100.000 extras, procurant aux salariés placés par eux un minimum de 164 millions 250 mille francs, par an, sans compter la nourriture, logement, chauffage, éclairage à un grand nombre de salariés. Le produit net de chacun des bureaux de placement varie de trois à dix mille francs par an : en raison de l'espèce de monopole dont ils jouissent, ils se vendent proportionnellement aux bénéfices annuels. Ils paient, un droit fixe de patente de vingt francs et un droit proportionnel au cinquantième de la valeur locative.

Les bureaux de nourrices à Paris sont au nombre de seize, fournissant les nourrices « sur lieu » et les nourrices à la campagne, comme l'ancien bureau de Framboisier, mais un peu mieux surveillés. Pour son placement, la nourrice doit d'abord une somme de quarante francs payée par les maîtres ; en plus, ceux-ci doivent trente francs pour le retour et le placement de l'enfant de la nourrice. Celle-ci doit encore acquitter un droit d'inscription de cinq francs et un droit de logement de trois francs. Quant aux meneuses, que Zola a dépeintes sous de si tristes couleurs dans Fécondité, et qui sont chargées de ramener les nourrissons au pays, elles sont également payées par la nourrice. Voulez-vous savoir quel est le nombre des nourrices placées à Paris ? En 1895, plus de 12.000 se sont présentées à la préfecture de police pour la visite médicale prescrite par la loi de 1878 : 8.876 ont été reçues nourrices au sein : 3.136 nourrices au biberon. Les bureaux autorisés ont placé en une année, dans les familles, 9.000 nourrices et plus de 2.000 sont restées sur le pavé.

Somme toute, le droit de quarante francs fait encaisser chaque année aux bureaux des nourrices près de 300.000 francs. Ils continueront à les percevoir, - croyons-nous, - car l'abrogation du décret de 1852, récemment votée, ne les atteint pas.

Si réglementée fût-elle, l'industrie des Bureaux de placement qui, en 1883 et en 1890, a créé une Chambre syndicale patronale, n'a pas été sans donner lieu à de nombreux abus et sans soulever de violentes critiques. En ces derniers temps, les Bureaux de placement ouvriers ont été la cause de nombreuses grèves et de très violentes agitations. Qui ne se souvient du mouvement contre les placiers dirigé par les garçons boulangers qui, depuis le 16 avril 1833, étaient soumis aux bureaux de placement ? Qui ne se souvient de leurs réclamations en 1832, en 1848, où les bureaux furent supprimés de la coalition des placeurs en 1850, de la lutte de 1876-77 qui se termine par la grève de 1879-80 dénouée par l'intervention de Gambetta ?

Qui ne se souvient de l'agitation et des grèves des garçons de café en 1886, mouvement auquel se joignirent les marchands de vins et les garçons coiffeurs, et qui se propagea longtemps, se terminant par des attaques et des attentats à la dynamite, contre les bureaux de la rue Beauregard et de la rue Française ? De nombreuses pétitions furent alors présentées au conseil municipal de Paris, où un voeu pour la suppression des Bureaux de placement fut déposé par M. Mesureur et fut voté. En même temps, M. Dumay, M. Millerand, demandaient à la Chambre l'abrogation du décret de 1852 et le remplacement des Bureaux de placement par des bureaux organisés par les Bourses du travail, les Syndicats, et, à leur défaut, les Municipalités.

Déjà ce système fonctionne ; il existe, en effet, un bureau de placement gratuit à la Bourse du Travail de Paris, et, depuis 1887, des bureaux, également gratuits, dans la plupart des arrondissements de Paris. Commencés dans le dix-huitième arrondissement, les placements gratuits se sont élevés à 127.718, économisant aux personnes placées par leurs soins, 1.072.120 francs ; ils se complètent par l'affichage public des offres et des demandes, ces petites affiches si souvent lues par la population parisienne.

Dorénavant, ces bureaux des Syndicats et des Bourses du travail existeront seuls, et, sous une forme détournée, c'est un retour à l'ancien placement des ouvriers par la Corporation. Ce monopole des placements réservé aux Syndicats ouvriers et aux Communes, fera-t-il disparaître les abus du régime de 1852 ? Ce système assurera-t-il un plus grand nombre de placements que les anciens bureaux payants ? Ce nouveau mode de fonctionnement, remis aux soins de collectivités officielles, offrira-t-il les mêmes avantages et les mêmes ressources que l'initiative privée ? C'est ce que l'avenir nous dira.

GEORGES DUBOSC

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