DUBOSC, Georges (1854-1927) :  La claque et les claqueurs (1897).
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Première parution dans le Journal de Rouen du 17 octobre 1897. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d'histoire et de moeurs normandes, 6ème série, publié à Rouen chez  Defontaine en 1929.

La claque et les claqueurs
par
Georges Dubosc

~*~

« A bas la claque ! ». Combien de fois, sec et impératif, ce cri n'a-t-il pas furieusement retenti à notre Théâtre-des-Arts ? « A bas la claque ! ». Ce fut le cri d'armes, le « Mont-Joie et Saint-Denis » de cet ancien parterre de Rouen, réputé si féroce, si terrible, si croquemitaine, et... au fond si bon enfant et si facile à dompter. Cet « A bas la claque » vengeur, protestation contre les chanteurs médiocres qu'on voudrait imposer, formule brève de mécontentement, qui est au théâtre ce que le punch d'indignation est à la politique, il retentissait encore, de nos jours, sous le lustre du théâtre Sauvageot.
   
Et fait étrange, on reprochait à la claque, généralement favorisée et encouragée par les artistes, de faire, au contraire, peser sur eux une véritable petite « Terreur ». Ceux qui n'avaient point voulu passer par les exigences monnayées des claqueurs, auraient été immédiatement déclarés suspects, et condamnés à la mort sans phrases. Ces procédés, - si tant est qu'ils aient existé, - dépendaient plus de l'art du chantage que de celui du chant et le Tapir fut condamné pour de moindres peccadilles !...

Quoi qu'il en soit de la réalité de ces menées étranges, il est bon de savoir un peu ce qu'est cette claque, si vilipendée, si honnie, mais qui, tout compte fait, puisqu'elle continue à exister, en dépit de toutes les attaques, est une puissance, puissance de second ordre certainement, mais avec laquelle il est toujours prudent de compter.

Délogée du parterre, forcée de regrimper jusqu'à ses hauteurs paradisiaques où nous la montre un croquis de Gustave Doré, pris pendant un entracte, la claque, malgré tout, a tenu bon, ferme à son poste ; toujours bruyante et toujours... maladroite. Ce qu'elle est et ce à quoi elle sert, son nom seul l'indique ; son but, ses aspirations, comme disent les candidats en leur profession de foi, le bon public ne les connaît que trop. Ce qu'il ignore plutôt, c'est son histoire et ses origines, liées un peu à celles de l'art dramatique tout entier.

Sans faire parade d'une érudition puisée aux bonnes pages de Larousse, on peut bien dire que la claque remonte pour le moins jusqu'aux Romains, d'où le nom de ses claqueurs, et peut même se vanter d'avoir une origine impériale.

On a voulu que Néron l'eût inventée, et un savant allemand, Boettiger, a publié là-dessus et sur les Applaudissements au théâtre cher les anciens un gros volume, édité en 1822, à Leipzig. Vous y verrez que les claqueurs étaient divisés en trois catégories, comme l'est un peu la claque de l'Opéra, du reste. Mais quelles nuances, quelles variétés, quelles formes dans l'applaudissement ! D'abord c'était le bombus, le bravo préparateur, quelque chose comme le murmure flatteur qu'enregistrent nos sténographes, une sorte de bourdonnement se répandant à travers la salle. Les testae procédaient plus nettement, avec un bruit plus clair, « celui de la vaisselle qu'on brise » ; c'était déjà un claquement plus démonstratif, mais l'enthousiasme était tout à fait haut monté quand éclatait le roulement continu, bruyant des imbrices, notre « triple salve » actuelle, c'était la grêle tombant drue et serrée, la fouettée de l'averse sous un coup de vent. Néron, qui était grand clerc en la matière, ne voulait être accueilli que par des imbrices retentissants, et quels applaudissements, si on songe que la grande milice de l'admiration salariée ne comptait pas moins de cinq mille claqueurs à gages ; cinq mille laudicaeni bien payés et bien rentés aux ordres de chefs intelligents et actifs ! Qu'est à côté de ces anciens Romains, la petite phalange de nos « Romains » contemporains ?

Avec les théâtres antiques, la claque disparut et elle ne reprit place au théâtre que très tardivement. Les spectateurs naïfs du Moyen-Age applaudissaient d'eux mêmes et apportaient au spectacle une patience inlassable, si on en juge par la longueur des Mystères, auprès desquels pâliraient les spectacles dominicaux de nos théâtres. On veut que ce soit ce petit poète badin de Dorat qui ait vraiment créé la claque en « faisant la salle » pour ses premières, en l'encombrant de billets de faveur donnés à ses domestiques, à ses fournisseurs et à... ses créanciers. Le fait semble exact.

Beaumarchais, qui fut bien le touche-à-tout du XVIIle siècle, ne fit point non plus mépris des claqueurs, et il avoue ingénument s'en être servi par la voix de son Figaro, s'étonnant de n'avoir pas rencontré plus de succès auprès du public. « Et pourtant j'avais rempli le parterre des plus excellents travailleurs, des mains... comme des battoirs. J'avais interdit les gants, les cannes, tout ce qui produit des applaudissements sourds ».

Notons en passant que la permission de garder des cannes au théâtre ne date que du Germanicus d'Arnault. Mais Figaro a beau se plaindre, la claque était dès lors fort bien organisée, et Mercier, qui a tout observé dans ce Paris du siècle dernier, prétend qu'on claquait pour tout, pour le Roi, pour la Reine à leurs entrées, pour les acteurs, pour les chanteurs, pour Glück, pour Puccini, pour les vers, pour la prose. « Partout bravo, bravissimo ! » La claque aussi bien avait trouvé son chef, son organisateur dans ce chevalier de La Morlière esquissé par Diderot, dans le Neveu de Rameau, « le chapeau retapé sur l'oreille, portant la tête au vent, faisant battre une longue épée sur sa cuisse, semblant adresser un défi à tout venant ».

Ah ce La Morlière, que Charles Monselet a fait revivre dans ses Oubliés et dédaignés, ce fut vraiment le chef de claque type et je m'étonne qu'on n'ait pas encore inauguré son buste dans quelqu'agence dramatique ou au café du théâtre. Chef et capitaine de cabale, avec un peu de lettres, car le gaillard a signé un fort joli roman Angola, nul mieux que lui ne s'entendit à organiser sur mesure des succès retentissants, ou des chutes piteuses, avec le secours de ses affiliés recrutés au café Procope. A son poste, bien en vue pendant la pièce, c'est lui qui donnait le signal d'applaudir ou de murmurer et ses compères, placés d'ici de là, répondaient à ses signaux, quoiqu'à regret parfois. Témoin ce siffleur peu convaincu, à la solde de La Morlière, qui passa son sifflet à son voisin en lui disant : « Monsieur, sifflez pour moi, je vous prie, je n'en ai plus la force, la pièce est trop bonne ! » Témoin cet autre, qui, avec moins de délicatesse, applaudissait à tout rompre et criait en même temps : « Dieu ! que c'est mauvais ! » Comme on lui demandait pourquoi ses actes et ses paroles étaient si peu d'accord : « C'est que, dit-il, j'ai reçu un billet pour applaudir et qu'étant homme d'honneur, je ne puis trahir mon serment ! »

Comme bien on pense, La Morlière n'avait point de préférence, et, tour à tour, suivant le nombre de louis dont on l'avait gratifié, on le vit acclamer les pièces de Voltaire ou préparer leur chute avec la bande à Féron. La Clairon particulièrement, eut maille à partir avec lui ; il la fit siffler tant et si bien qu'elle n'osait reparaître sur la scène, et que, de guerre lasse, elle demanda l'intervention de la police. C'était à la rentrée de la Comédie-Française, en 1751. Pour prévenir tout scandale, on crut devoir placer aux côtés du terrible La Morlière un exempt avec ordre d'arrêter le chevalier, s'il manifestait. Mais notre claqueur était un homme de ressource : il ne siffla pas, mais il se mit à bâiller de façon si bruyante et si persuasive, que toute la salle se mit à bâiller avec lui ! La Clairon était vaincue !...

Dans notre siècle, la claque eut aussi ses beaux jours et joua son rôle au cours de toutes les cabales célèbres ; elle donna dans la fameuse querelle entre Mlle Duchesnois et Mlle Georges dont une caricature nous montre l'acuité ; elle prit parti contre l'atelier du peintre David, soutenant Mlle Leverd contre Mlle Mars - une Rouennaise, entre parenthèse. Elle prit part à toutes les luttes entre romantiques et classiques, ces guelfes et ces gibelins, et se montra à toutes les premières célèbres dans l'histoire théâtrale : à la première du Vautrin, de Balzac ; à celle de Tragaldabas, qu'Auguste Vacquerie a raconté sans amertume et avec tant d'esprit ; à celle d'Henriette Maréchal, où s'illustra Pipe en Bois ; à celles des Effrontés et du Fils de Giboyer, mais il faut bien le dire, le plus souvent à contre sens, en entassant les impairs sur les impairs, et elle a bien sa responsabilité dans plus d'une chute retentissante.

On a pu cependant tenter une défense de la claque, dont Elleviou, le ténor aimé de nos grand'mères, disait « qu'elle était aussi utile au théâtre que le lustre au milieu de la salle. »

Avouons-le, le public n'est pas toujours d'humeur égale. Il est arrivé au théâtre par un temps de chien, gelé ou mouillé ; il a manqué le premier acte ; il est nerveux, quinteux, morose, sans trop savoir pourquoi, et fait grise mine, alors aux chefs-d'oeuvre aimés d'ordinaire. L'acteur, que cette indifférence étonne, qui n'y comprend rien, s'imagine vite qu'il joue mal et perd tous ses moyens. Que de fois n'avons-nous pas entendu l'artiste acclamé d'habitude, au sortir d'une scène qui n'a pas porté et dont tous les effets sont tombés, s'écrier en rentrant dans les coulisses : « Mais qu'est-ce qu'ils ont, ce soir ? » C'est à ce moment, disent ses panégyristes, que la claque intervient heureusement, rassurant le comédien, secouant la torpeur du public, éveillant peu à peu les applaudissements. C'est sa raison d'être, - la meilleure peut-être, ou la... moins mauvaise. Bayard, qui a signé tant de vaudevilles, dans son prologue de Roman à vendre, a soutenu cette thèse, cette défense de la claque intelligente, et voici comment il faisait parler son apologiste :

Tiens, vois-tu ce public immobile, glacé,
Et jusque dans le centre où siégeait la milice
Écouter sans pitié, prononcer sans justice !...
Soutenu, réchauffé par un adroit claqueur,
Le faible paraît bon, le bon paraît meilleur ;
De bravos en bravos, la pièce est enlevée !...
Mais par des juges froids, sera-t-elle sauvée ?
Aux endroits les plus gais, à peine on sourira.
Si l'ouvrage faiblit, l'ennui circulera
De l'orchestre au balcon, des loges au parterre.
Tu n'as plus des Romains la chaleur salutaire.
On te siffle et dès lors plus de vers, plus d'effets.
Tout paraît détestable au milieu des sifflets.

Voilà des vers bien mauvais ; les raisons sont meilleures, et il est certain que la claque, quand elle sait n'applaudir qu'aux bons endroits, réchauffe le public et parfois peut sauver la pièce. Mais les claqueurs possèdent-ils toujours leur métier et le chef de claque a-t-il toujours le tact suffisant pour les diriger ? C'est un art véritable au surplus et où il faut déployer des qualités multiples : sens délié du goût du public, coup d'oeil avisé des situations, présence d'esprit immédiate, décision rapide et juste, le tout sans ces excès qui gâtent les meilleures intentions. Dans son Manuel des claqueurs, contenant la théorie et la pratique de l'art des succès dramatiques, Robert Castel, qui s'intitulait « chef des assurances théâtrales, chevalier du Lustre, commandeur de l'ordre du Battoir », en a donné les préceptes. Il lui faut particulièrement ne pas sortir de ses attributions strictes, n'applaudir qu'où il convient et, comme le disait Théophile Gautier, ne pas oublier « qu'on est claqueur et non assommeur ». « Pas de zèle », ce mot de Talleyrand, si souvent répété, semblerait devoir être le mot d'ordre d'une claque intelligente, mais allez donc demander cet art des nuances, cette psychologie des foules, à une douzaine de gaillards recrutés chez le marchand de vin !

A vrai dire, la claque s'est plus souvent signalée par ses incorrections que par ses services, et si l'on feuillette les mémoires dramatiques, on trouve maints exemples de sa bêtise. Vous ne connaissez certainement pas le Muletier d'Hérold, et je ne crois pas qu'on l'ait joué au Théâtre-des-Arts ? Toujours est-il que la pièce, dont le livret était de Paul de Kock, contenait des couplets passablement lestes pour l'époque, quelques-uns, entr'autres, dont le refrain était : Voilà l'plaisir Mesdames ! A la représentation, des protestations, plus ou moins justifiées, s'élevèrent. Le père Leblond, chef de claque de l'Opéra-Comique, vieux routier pourtant, ne put y tenir et s'oublia jusqu'à s'écrier en se tournant vers les siffleurs : « A bas les chastes ! » il n'en fallut pas plus pour déchaîner un charivari épouvantable et pour faire tomber complètement la pièce d'Hérold.

Que de fois, à l'Odéon, l'intervention intempestive de la claque et ses maladresses répétées ne furent-elles point causes de manifestations semblables ! A la première d'un mélodrame tout à fait inconnu, l'Orphelin de Bethléem, à un moment donné, les étudiants rendus furieux par le tapage de la claque qui menait grand train, mirent tout à coup à leurs chapeaux les contremarques qui prouvaient qu'ils avaient payé leur place ; les autres spectateurs les imitèrent, et bientôt toute la salle apparut avec le coupon au chapeau ! Voilà une expérience pittoresque qu'on pourrait peut-être tenter au Théâtre-des-Arts, un jour de début orageux !

Comme vous le voyez, à l'ordinaire, la claque est assommante, aussi Hoffmann, qui fut un des critiques autorisés des Débats, avait-il émis l'idée fantaisiste et paradoxale, d'une machine... à claque, remplaçant les Romains stipendiés. On en rit, mais Gautier, plus tard, reprit le projet et le formula ainsi :

«  Ne serait-il pas possible, disait-il, d'avoir une mécanique avec une roue - où une manivelle qui ferait mouvoir un nombre suffisant de marteaux et de battoirs pour imiter le bruit de la claque aux endroits qu'il conviendrait de chauffer ? Cela coûterait peu, serait plus propre et puerait moins. Quant à l'effet moral, il serait exactement le même ».

Le plus joli, c'est que Robert Houdin, le prestidigitateur, construisit la machine rêvée par les critiques, savante combinaison de marteaux et de claquoirs disposés sous le parterre et que le régisseur actionnait de la scène, mais faut-il en croire Robert Houdin, seul garant de l'invention merveilleuse ?

Toujours est-il que la claque n'a été remplacée par aucune autre institution. Il faut bien se dire, du reste, qu'en ce domaine théâtral, où l'on croirait aisément rencontrer des idées révolutionnaires, on est routinier à l'excès. De quelles invectives n'a-t-on point poursuivi les ouvreuses, sans pouvoir restreindre la domination de ces tyrans à rubans roses ? N'a-t-on pas trouvé géniale, un jour, la suppression si simple du contrôle, tentée par Antoine à son nouveau théâtre ? Bien souvent, pour faire leur cour aux spectateurs, les auteurs ont essayé de se passer de la claque... et ils y sont revenus. Wagner, à l'époque mémorable et peu glorieuse pour les habitués de l'Opéra de la première de Tannhaüser, déclara qu'il voulait se passer des romains. Mal lui en prit, car la claque dont on avait méconnu les services se vengea en faisant chorus avec les siffleurs du jockey-Club.

Que d'autres, avec lui, ont pensé que le public - et surtout le public parisien - s'il était débarrassé de la claque à laquelle il laisse le soin d'applaudir, manifesterait lui-même sa joie avec plus d'ardeur et plus de sincérité ! Et, malgré tout, ni directeurs, ni comédiens, ni auteurs n'ont pu se débarrasser complètement du joug de ces chevaliers du lustre.

En province, à Rouen même, la tyrannie de la claque est supportable, et l'institution nous a même valu quelques types originaux. A l'ancien Théâtre Lafayette ; la claque ; mais une claque bon enfant, populaire, ne signalant sa présence qu'en lançant aux fauteuils quelques interjections familières, régna longtemps en maîtresse. C'est elle qui soulignait du tonnerre de ses battoirs les tirades du premier rôle, ou saluait de ses invectives colorées la sortie du traître Mordaunt, ou de « ce bon M. de Peyrolle » dans le Bossu. C'est elle qui acclamait les artistes et accumulait les rappels, poussant avec des poumons solides les cris : « Tous ! Tous !! » répétés par la salle en choeur. C'est elle qui faisait relever cinq fois le rideau sur le final éblouissant du ballet de Michel Strogoff.

Recrutés un peu partout, ses affiliés n'étaient pas de simples stipendiés indifférents, n'en donnant que pour leur argent, c'étaient de vrais amateurs. Pendant quelque temps, un nègre du plus beau noir, échoué à Rouen après le départ de quelque steamer, en fut le plus bel ornement. Il ne comprenait pas un mot de français, mais n'en était que plus enthousiaste.

Enthousiaste se montrait également le chef de claque du Lafayette, ce brave Lafleur, que tout le Rouen théâtral a connu, avec sa pipe fidèle et son chien. Il avait commencé par représenter le type de ces anciens amateurs de théâtre, ne ratant pas un spectacle, tenant leurs assises au café du Théâtre, faisant la partie avec tous les cabots, ou lisant consciencieusement la Revue et Gazette, pour suivre les succès ou les fours des amis. Puis, pour ne point abandonner le théâtre, pour y être toujours l'un des premiers, par véritable passion dramatique, il était devenu chef de claque... sincère, sachant apprécier le mérite de chaque artiste, et le témoignant par la ferveur de ses applaudissements, savamment gradués.

Nul mieux que lui ne vantait la façon dont la prima donna du père Dupaux-Hilaire avait chanté « la gavadine », comme il disait, ou le brio montré par quelque danseuse italienne dans ses variations sur les pointes. Quand au milieu d'une orgie de lumière électrique la féerie se terminait saluée par des bravos éclatants, il rayonnait, le brave chef de claque. Cet enthousiasme délirant, ce succès assuré pour la direction, tout cela était un peu son oeuvre, et en repassant son mac-farlane et en chaussant ses gros sabots, il se donnait à lui-même un témoignage de satisfaction par ces mots : « Et maintenant, qu'est-ce qui va fumer une » bonne pipe ? C'est Lafleur ! »

Quand le Lafayette eut disparu, Lafleur se montra quelque temps inconsolable, puis il alla porter le secours de ses battoirs - et ils étaient énormes - aux Folies-Bergère, mais il n'avait plus le même entrain, ni la même conviction en dirigeant les deux rangées de claqueurs placés sous ses ordres au « paradis ». Ce n'était plus le grand art, et souvent il me confia ses doléances sur la grandeur et la décadence... des Romains. Ce n'était point les mêmes traditions que dans les théâtres de drame ; le rôle de la claque était là plus actif, plus allumeur. C'était une sorte de choeur antique se mêlant à l'action, reprenant ensemble les refrains idiots, interpellé joyeusement par les chanteurs. Tout cela paraissait à Lafleur manquer… de dignité et in petto, sans le manifester bruyamment, il regrettait le temps où il pouvait applaudir la gavadine, la fameuse gavadine. Pauvre Lafleur !...

Aux Eperlans, la claque est depuis longtemps morte et le bon public travaille lui-même au succès de Disparu ou de Chien de garde, mais il fut un temps où elle s'y épanouissait en toute liberté. Quand toutes les principales opérettes du répertoire défilaient chaque année sur les planches, quand, par suite, le directeur voyait de grosses sommes engagées sur une pièce nouvelle, il ne reculait point devant l'espoir d'assurer le succès par le secours de la claque. C'était, du reste, une claque discrète, modeste, de bon ton, au diapason du public mondain qui suivait alors les représentations.

En homme avisé, le chef de claque assistait aux premières et, comme son confrère David, de l'Opéra, notait ses effets sur son livret. « Entrée de Suzanne Le Blanc : Grande batterie. - Sortie de Gaudry : Deux salves. - Couplets d'Hommerville : Bis et rappel ». Par contre, jamais il n'opérait lui-même et n'était même point placé au milieu de ses troupes. Tout se faisait par une télégraphie mystérieuse que seuls connaissaient les initiés : il suffisait d'un geste pour déchaîner l'ouragan des bravos et d'un autre pour les calmer. C'était très joliment exécuté, sans cette ostentation agaçante qui porte sur les nerfs des spectateurs ; mais, en dépit de cette discrétion, parfois on se gourmait fort. Telle la première du Rabagas de Sardou, où maints horions s'échangèrent entre spectateurs et claqueurs.

A Paris, le chef de claque a une autre importance. C'est un grand premier rôle dans l'organisation théâtrale ; il ne se contente pas de recruter ses troupes chez le marchand de vin voisin, de les trier en diverses catégories : les intimes, dont Rouffé, dans ses Mémoires, a parlé en termes plutôt durs ; les vrais claqueurs payés et stipendiés au prix fort ; les lavables qui payent une partie de leur place, les solitaires qui sont assurés d'avoir de meilleures places que celles qu'ils ont payées, le tout sous condition d'applaudir.

Ce ne sont là que de petits bénéfices pour des chefs de claque, comme furent Auguste, Porcher, David, qui doublaient leur métier de celui de marchand de billets. Si la première profession n'est point reconnue par les tribunaux, et cela résulte d'un bien curieux jugement rendu contre le chef de claque Cochet, qui s'était engagé, en 1834, à assurer le succès des pièces du Vaudeville, par contre les marchands de billets sont considérés comme de véritables commerçants ; et cela ressort d'un jugement lors de la faillite du directeur Goudchaux.

Aussi les chefs de claque parisiens sont-ils de gros bonnets. Auguste, d'après les Mémoires du Dr Véron, touchait une pension que lui faisait une danseuse reconnaissante, dont il avait jadis assuré le succès ; les autres ont villas ou cottages au bord de la mer. Les bureaux de la maison Porcher, rue de Lancry, sont ceux d'une véritable administration, et le cabinet de Fournier, au boulevard Voltaire, était celui d'un ministre. D'aucuns sont devenus directeurs ou gardent, dans des entreprises théâtrales, des intérêts considérables. N'est-ce pas Fourrier, par exemple, qui assura cette saison dramatique où Sarah Bernhardt donna ThéodoroaCléopâtre et la Tosca ? Il est mort, il y a quelques années, ce Fournier, homme aimable et hardi, toujours vêtu d'une pelisse de fourrure, car la claque, suivant le mot de Monselet, ne sent pas toujours le hareng.

Sa manie habituelle était d'offrir à tous les auteurs dont il applaudissait les pièces un cigare qu'il tirait de ses innombrables poches. Seulement, il avait soin de proportionner le cadeau à la valeur littéraire du destinataire. Augier, Dumas, Meilhac avaient droit au pur havane ; Clairville, toute sa vie, fut condamné au vingt centimes, et les petits auteurs de Cluny à un cinq centimados. Quel beau londrès il eût offert à Brieux ! La claque rouennaise est moins généreuse et parions qu'elle demanderait plutôt aux chanteurs et aux artistes le cigare en question qu'elle ne le leur offrirait !...

GEORGES DUBOSC


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