DIDYME, Charles : La Journée d'un Lexovien en 1787.- Lisieux : Lerebour, [1887].- 29 p.
Saisie du texte : Sylvie Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (15.VII.1995)
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La Journée d'un Lexovien en 1787
par
Charles Didyme

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PREMIERE PARTIE
LA COMTE DES CHANOINES

Le 10e jour du mois de juin de l'année 1787, le sieur Cordier, greffier du roi au grenier à sel de Lisieux, se réveilla de fort bonne humeur et dans les meilleures dispositions de corps et d'esprit pour bien célébrer la solennité du jour. C'était, en effet, la veille de la foire Saint-Ursin, qui se tenait le 11 Juin. Cette foire, très renommée dans toute la contrée, attirait, chaque année, à Lisieux, un concours considérable de marchands et de curieux venus à la ville, tant pour y faire du trafic que pour y jouir du spectacle offert à leurs yeux par la promenade des Chanoines de la Cathédrale, recevant des mains de Monseigneur l'Evêque, Comte de Lisieux, la transmission de ses droits seigneuriaux, et les clefs de la ville pendant vingt-quatre heures. Cette cérémonie particulière, connue sous le nom de Comté ou de Cavalcade des Chanoines, était le prétexte de réjouissances publiques, et, comme elle coïncidait avec la foire Saint-Ursin, les habitants de la ville en profitaient pour recevoir leurs parents ou leurs amis, unissant ainsi les distractions de la rue aux joies plus intimes de la famille.

Donc maître Cordier était joyeux. N'attendait-il pas la visite d'un cousin, cultivateur aux environs d'Orbec, qui devait, accompagné de sa femme et de ses deux enfants, recevoir chez lui l'hospitalité pendant la durée des fêtes ?

Dès qu'il fut levé, le greffier du grenier à sel revêtit ses habits de fête, assista à la messe dans l'église Saint-Germain, sa paroisse, car c'était un dimanche, et se rendit à la porte d'Orbec pour y attendre l'arrivée de son parent.

Il était neuf heures du matin. Déjà la ville prenait son aspect des jours de fête. Par les quatre portes d'Orbec, de Caen, de Paris et de la Chaussée, on voyait arriver de nombreux groupes de marchands de toute sorte, venant à l'avance retenir leurs places pour la foire qui commençait le lendemain au lever du soleil. C'étaient des éleveurs de chevaux, des cultivateurs conduisant leurs bestiaux, des tisserands apportant à dos de bêtes des pièces de toiles tissées à la main pendant l'hiver, des fermiers dirigeant de lourdes charrettes qui contenaient la laine de leurs brebis récemment tondues. Les rues étaient pleines de monde, les auberges regorgeaient de clients et les chocs de verres, les conversations animées des consommateurs s'entendaient du dehors, tandis que des âtres enfumés des cuisines s'exhalaient les parfums les plus alléchants.

Maître Cordier, qui habitait la Grande-Rue, se rendit à la porte d'Orbec, en suivant la rue du Pont-Mortain, la rue aux Fèvres, la place du Crochet et attendit patiemment l'arrivée de son hôte.

Son attente ne fut pas, d'ailleurs, de bien longue durée. Un quart d'heure s'était à peine écoulé, depuis qu'il avait entamé la conversation avec un des gardes de la milice bourgeoise, occupés à orner les portes de guirlandes et d'écussons armoriés pour la cérémonie de l'après-midi, quand il vit arriver, montés sur deux bidets d'allure et tenant chacun un de leurs enfants en croupe, son cousin et son épouse. Le premier était vêtu d'une redingote de couleur claire, d'une culotte de velours foncé attachée au-dessous du genou par des rubans de soie rose, ses pieds étaient chaussés de souliers découverts à boucle d'argent. Sa femme portait le haut bonnet normand enrichi de dentelles, une robe toute unie et de couleur rose-clair, légèrement ouverte et laissant voir une guimpe de mousseline blanche, ornée d'une ruche de dentelle. Un châle de mousseline brodée, coquettement posé sur ses épaules, un petit tablier de soie noire, une chaîne d'or à laquelle était suspendue une croix normande ornée de pierreries, et enfin un grand parapluie de soie rouge, suspendu à son bras et sans lequel une bonne normande ne sortait jamais, complétaient son costume.

Après avoir tendrement embrassé ses hôtes, Me Cordier les conduisit à l'auberge de la Prairie, rue d'Ouville ; ils y laissèrent leurs montures. Puis, les nouveaux venus gagnèrent le domicile du greffier, et ils y furent l'objet de la plus délicate attention de la part de dame Cordier, qui, aidée de sa servante, avait préparé le dîner pendant l'absence de son mari.

Le dîner eut lieu à midi, selon l'usage de l'époque, dans la salle de réunion de la famille. Cette salle, située au rez-de-chaussée, donnait sur la rue, et était éclairée par deux fenêtres ornées de rideaux en serge rouge. L'ameublement simple, mais de bon goût et d'une propreté méticuleuse, comprenait une longue table, quelques chaises en chêne sculpté, et un dressoir, en forme de buffet et de même travail. Sur ce meuble, s'étalait une magnifique vaisselle en faïence de Rouen aux couleurs vives et variées caressant agréablement la vue. Dans un des angles de la salle, on remarquait une boîte d'horloge admirablement travaillée, véritable merveille, au dire des amateurs. Le cadran était émaillé, et les aiguilles d'or qui indiquaient l'heure se détachaient fort bien sur le fond bleu de l'émail.

Midi sonnait à cette horloge quand on se mit à table. Le père de famille récita le Benedicite et invita ses hôtes à manger de fort bon appétit.

Le menu se composait du potage, du boeuf bouilli, et d'une entrée consistant en un ragoût de volaille arrangé par la maîtresse de maison avec un art culinaire consommé. Au dessert, on servit du fromage de Pont-l'Evêque et de Livarot. On but du cidre pur de l'année, on déboucha une bouteille de vieux vin généreux et l'on fit honneur à quelques cruchons de cidre mousseux.

La conversation fut très animée, le repas très gai et l'on achevait à peine le dessert quand les douze cloches de la cathédrale, sonnant à toute volée, annoncèrent les premières Vèpres de St-Ursin et le commencement de la cérémonie de la promenade des chanoines. Nos visiteurs se rendirent en toute hâte à l'église St-Pierre pour assister à la formation du cortège et au départ des chanoines.

L'église est remplie de monde ; au milieu du choeur, sur une sorte d'autel improvisé, la châsse qui contient les reliques de saint Ursin est exposée à la vénération des fidèles.

Messire Chastain de la Fayette, haut doyen du Chapitre, officie, et le grand chantre, messire de Barber, entonne le premier psaume des vèpres. Aussitôt, Messieurs Clouet et Aveline, les deux chanoines élus par le Chapitre pour être comtes cette année, sortent de la sacristie revêtus du surplis et de l'aumusse, ayant sur l'épaule des guirlandes de fleurs et un bouquet à la main. Ils vont se joindre au cortège sous l'escorte duquel ils doivent parcourir la ville pour prendre possession des droits nouveaux qui vont leur être confiés.

En tête marchent les tambours et les trompettes de la milice bourgeoise, faisant retentir les rues de leurs sons bruyants et précédant de quelques pas vingt-cinq hommes d'armes fournis par certaines maisons de la ville soumises à cette servitude annuelle. Casque en tête, épée au côté, cuirasse sur le dos, hallebarde sur l'épaule, ils ont l'allure de vieux chevaliers. Ils sont suivis par les deux appariteurs du Chapitre, tenant d'une main leur bâton d'argent et de l'autre un bouquet de fleurs.

Puis s'avancèrent deux chapelains, celui de St-Ursin, en particulier, vêtus du surplis et de l'aumusse et enguirlandés de fleurs.

Au moment où messires Clouet et Aveline descendent les marches de l'église, deux valets de pied leur présentent à chacun un cheval blanc recouvert d'une housse écarlate et orné de rubans de soie rouge. Les chanoines les montent et prennent place dans le cortège derrière les chapelains et devant les membres de la haute justice du Chapitre qui ferment la marche. Ce sont messires le bailli Boessey, le lieutenant Le Rat, l'avocat fiscal Le Bailly, le procureur fiscal Du Dezert, le greffier Me Le Masle, le sergent Le Mire.

Les avocats sont représentés par leur doyen, Me Maillet, et leur syndic, Me Grainville.

Le cortège se rend d'abord à la porte d'Orbec.

Me Cordier, malgré le désir de ses hôtes, qui auraient voulu suivre partout cette curieuse escorte, se dirige vers la porte de Caen afin d'assister à la cérémonie qui devait s'effectuer autour de l'épine de l'abbaye royale de N.-D. du Pré. Cette épine était plantée au milieu de la rue du faubourg St-Désir et marquant la limite où s'arrêtait la juridiction de Monseigneur Jules-Basile Ferron de la Ferronays, évêque, comte de Lisieux, elle indiquait où commençait le territoire de l'abbaye de St-Désir, dont Madame de Créquy était alors abbesse.

Nos promeneurs étaient donc à la porte de Caen, attendant le passage du cortège. Soudain, les roulements des tambours, les joyeuses fanfares des trompettes, le concours plus empressé de la foule leur en annoncent l'arrivée. Il s'approche au milieu d'une escorte joyeuse de curieux, formant la haie des deux côtés de la rue.

Les portes sont ornées de fleurs et d'écussons aux armes des chanoines-comtes. Au moment où ceux-ci s'approchent, messire Thillaye du Boullay, écuyer, maire de Lisieux, assisté de messires Desmares, docteur en médecine, et Desbordeaux, ancien conseiller en l'élection, tous deux échevins, se présentent devant eux et leur remettent solennellement les clefs de la ville dans les termes suivants :

"MESSIRES COMTES, Très satisfaits de vous voir élus par le vénérable Chapitre de l'Eglise cathédrale pour exercer l'autorité dans la ville de Lisieux, nous avons l'honneur de vous confier les clés de nos portes, certains qu'elles seront sous bonne garde".

Les chanoines reçoivent les clefs qui leur sont présentées sur un coussin de velours cramoisi, remercient le Maire et les Echevins de leurs bonnes paroles et laissent deux de leurs gardes pour prendre possession de la porte en leur nom.

Le cortège reprend alors sa marche se dirige vers la rue St-Désir, et fait le tour de l'épine de l'abbaye pendant que les cloches du monastère sonnent à toute volée pour saluer la présence des chanoines-comtes sur le territoire de l'abbaye.

Rentrés par la porte de Caen, ils se rendent rue du Bouteiller et entrent au Collège où maître Cordier avait déjà conduit ses amis. Les portes sont ouvertes devant les visiteurs qui sont reçus par Monsieur Le Carpentier, directeur des pensions, et Monsieur Morel, préfet du Collège. Ils visitent les classes où chaque professeur leur présente ses écoliers : M. Morel les philosophes, M. Marchand les rhétoriciens. A tous, les illustres visiteurs donnent congé et quittent la maison, acclamés par les écoliers qui crient à tue-tête : "Vivent les chanoines-comtes !".

Fatigués de leur course, les hôtes de maître Cordier rentrent au logis et le cousin d'Orbec, en attendant le souper, demande à son parent de lui raconter la fin de la cérémonie.

"En sortant du Collège, répondit maître Cordier, les chanoines se sont rendus à la Prévôté du comté et y ont présidé aux règlements de police. Pure formalité d'ailleurs, puisque la justice vaque aujourd'hui dimanche.

- Ensuite que font-ils ?

- Ils retournent à l'église cathédrale où une collation, préparée sous le vestiaire du Chapitre, est servie à tous les officiers du choeur et de la juridiction.

- Que leur sert-on ?

- Une galette feuilletée, pâtisserie toute locale, trois pots de vin généreux, trois pots de cidre et trente-six ramequins.

- Qu'est-ce qu'un ramequin ? demanda le petit garçon, que ce récit intéressait beaucoup.

- Ce sont des tartes au fromage, répondit Me Cordier.

Puis il reprit :

Les chanoines rentrés au choeur y ont droit aux encensements et autres honneurs avant le haut doyen et le grand chantre.

- Mais ces honneurs dont on les comble, cette autorité qu'on leur confère, ne les oblige-t-elle pas à quelque retour ?

- Certes, et pendant les Laudes, le Trésorier du Chapitre, messire de Gruel, fera distribuer aux deux Comtes, et à leurs dépens, à leur assistance, à tous les chanoines, titulaires et semi-prébendés, un cierge d'un demi-quarteron. Chaque personne du choeur recevra deux petites chandelles de cire.

- Est-ce tout ?

- Non point. Chaque membre du Chapitre doit recevoir un pain blanc de 4 livres et deux pots de vin. En outre, messire Clouet donnera ce soir à diner à tous ses collègues du Chapitre qui, demain, seront traités par messire Aveline. Le règlement veut que l'on use de ce banquet avec sobriété et que tous les divertissements mondains en soient proscrits. En somme, sans compter les autres dépenses, les chanoines doivent distribuer, en moyenne, deux pièces de vin.

- Voilà de gros frais, auxquels tous ne pourraient peut-être pas subvenir.

- Sans doute, mais, en revanche, ils toucheront demain les droits de la coutume pour la foire Saint-Ursin".

Pendant cette conversation l'heure du souper était arrivée et Madame Cordier vint chercher ses hôtes pour les prier de se mettre à table. On servit un gigot rôti réservé pour le souper ; on mangea au dessert une grande galette feuilletée commandée chez le meilleur pâtissier de la rue du Pont-Mortain, et le repas se termina gaiement.

Puis on sortit dans la rue les chaises de la salle à manger afin de prendre le frais et de converser un peu avec les voisins.

Mais la cloche de St-Pierre, sonnant le couvre-feu, fit rentrer chez eux nos braves bourgeois qui, la prière faite en commun, s'endormirent du sommeil du juste en se promettant une excellente journée pour le lendemain.

 

DEUXIEME PARTIE
LA FOIRE SAINT-URSIN

Les cloches des Eglises sonnant à toute volée, et la voix du crieur public parcourant les rues de la ville pour annoncer aux habitants que la foire St-Ursin était ouverte, réveillèrent de fort bonne heure la famille de Me Cordier et ses hôtes. Ils se levèrent, se vêtirent en toute hâte et furent bientôt prêts à parcourir les marchés de la ville.

La foire St-Ursin qui était la plus importante de l'année, attirait à Lisieux, nous le savons déjà, une foule considérable. Non seulement les marchands de la contrée y affluaient, mais aussi les acheteurs venus de tous les côtés de la France. En effet, les draps connus sous le nom de frocs fabriqués spécialement dans la vallée d'Orbec étaient très renommés. Aussi la ville était-elle remplie de Bretons, Vendéens, Angevins, Percherons et Poitevins dont les costumes et les idiomes variés donnaient à la cité un aspect cosmopolite très intéressant. Les auberges étaient trop petites pour héberger cette affluence inaccoutumée de visiteurs. Les plus fréquentées étaient La belle Fontaine, tenue par le sieur Surville dans le faubourg de Paris, et la Prairie, tenue par Thomas Jardin rue d'Ouville. La Couronne faubourg de la Chaussée et la Levrette de Paris, étaient aussi fort bien achalandées.

On venait donc à Lisieux pour y acheter des toiles et des draps, c'était par conséquent sur le marché aux toiles que se concentrait tout l'intérêt de la foire.

Nos visiteurs traversèrent rapidement le petit marché qui s'étendait entre le cimetière de l'église St-Germain et le portail de l'église St-Pierre et dans la rue des Chanoines. Ils attachèrent peu d'importance aux étalages en plein vent des marchands forains, aux harangues pompeuses des marchands d'orviétan, aux farces comiques de quelques pitres s'efforçant d'exciter la gaîté de la foule par des railleries mordantes et des lazzi de mauvais goût. Indifférents à ce spectacle ils se hâtèrent de gagner la rue des Boucheries où se trouvait installé le marché des toiles et des draps. Il se tenait sous une vaste halle, consistant en une charpente en bois soutenant un toit pointu recouvert de tuiles. Cette halle aujourd'hui disparue était immense pour l'époque : c'était un des spécimens de cette architecture dont la halle de St-Pierre-sur-Dives nous offre encore un exemple. Au moment où maître Cordier et ses hôtes y pénètrent la halle est remplie d'une foule nombreuse circulant avec peine au milieu des pièces d'étoffes étalées aux regards des curieux. Au milieu du brouhaha confus des voix, des appels des vendeurs, un observateur minutieux aurait pu relever dans cette foule des remarques bien intéressantes. Ici c'est le Cauchois fin et rusé venu des rives de la Seine apporter les toiles dites de Rouen, qui cherche à vaincre par sa souplesse l'entêtement acharné d'un Breton. Là c'est un habitant du Maine, qui achète à un tisserand de St-Georges-du-Vièvre quelques pièces de toile dites Fleurets et Blancards. Partout enfin c'est la fièvre du négoce, l'embrouillamini des affaires, compliqué de la diversité des patois et des variations des monnaies, poids et mesures, suivant les différentes régions. Tout cela crée des malentendus, amène des erreurs, suscite des querelles, parfois des rixes et les officiers de la milice bourgeoise ont peine à maintenir l'ordre public.

La cousine de maître Cordier s'arrêta d'abord devant un marchand de drap des manufactures d'Orbec et après quelques pourparlers se décida à acheté 6 aunes de drap de moyenne qualité valant 2 livres l'aune, et en outre 4 aunes de froc au prix de 1 livre 5 sols l'aune. Puis accompagnée des marchands elle se rendit au Poids du Roy situé dans un petit bâtiment au bout de la halle pour y faire mesurer l'étoffe qu'elle venait d'acheter. Quoique les mesures employées à cet usage fussent la propriété de l'Evêque qui en conservait chez lui les étalons, les droits de la coutume étaient ce jour-là perçus par les préposés des chanoines comtes. L'aune mesurait 3 pieds 7 pouces et 8 lignes et le boisseau de l'évêché contenait 7 pots et une pinte tandis que celui des baillages d'Orbec mesurait 24 pots et celui de la halle de Lisieux 10 pots et une pinte. D'ailleurs des arrêts du Parlement avaient décidé que ces mesures seraient seules reconnues comme officielles sur toute l'étendue du diocèse de Lisieux. Ce fut donc au Poids du Roy que les marchands de toile firent auner leur marchandise et acquittèrent le droit de 2 sols pour cent "a l'équipollent du plus ou du moins".

En quittant la halle aux toiles la famille Cordier se rendit au marché aux boeufs situé près du cimetière St-Jacques, sur un terrain soutenu par un mur à l'endroit où se trouve aujourd'hui la halle au beurre. Ils y restèrent quelques instants et traversèrent ensuite la place du Crochet qui se trouvait située au dessous du cimetière St-Jacques. Cette place sur laquelle on vendait les objets qui se débitaient au poids portait ce nom parce que l'on y pesait au moyen d'un crochet public appartenant à l'Evêque. On y vendait le suif, la laine et la bourre. Me Cordier traversa donc la place du Crochet et fit suivre à ses hôtes la rue aux Fèvres où se trouvaient les boutiques de ceux qui exerçaient les professions du marteau, tels que ferblantiers et serruriers.

Au bas de la rue aux Fèvres ils se trouvèrent en face de la halle au blé qu'ils traversèrent également. L'Evêque de Lisieux qui payait chaque semaine une redevance de 12 boisseaux de blé à l'abbaye de Notre-Dame-des-Prés avait envoyé son intendant à la halle pour y faire mesurer le grain, car par arrêt du Parlement, cette redevance devait être payée, non suivant le boisseau de l'Evêque, mais d'après celui de la halle de Lisieux.

En quittant cet endroit ils allèrent visiter le Marché aux Chevaux qui se tenait sur les deux Coutures. On y remarquait surtout une grande quantité de cette race de chevaux aux jambes solides, aux jarrets d'acier connus dans la contrée sous le nom de bidets d'allure. C'étaient d'excellentes bêtes de selle, très recherchées à cette époque où les routes peu carrossables rendaient difficile l'emploi des voitures.

Comme midi approchait, Maître Cordier ramena ses hôtes au logis et l'on se mit à table. Pendant le repas, la conversation s'engagea sur Lisieux ; on parla surtout de son administration.

"- Quel est donc le Lieutenant général de la ville, demanda le fermier d'Orbec ?

- C'est Mgr le duc d'Harcourt. Le gouverneur particulier est Mgr le duc de Céreste-Brancas, que sa charge de gouverneur fait en même temps colonel de la milice bourgeoise.

- Qui siège à l'Hôtel de Ville ?

- Messire Thillaye du Boullay, maire, escorté de quatre échevins conseiller du roi, Messires Desbordeaux, Desmares, de Neuville, Descours et Horlaville. En outre le bureau de ville comprend M. le Bret, procureur du roi, M. Le Brun, secrétaire-greffier. M. Aubert perçoit les impôts de la ville et la taille des communautés.

- Quelles ont leurs fonctions ?

Outre l'administration particulière de la cité ils jugent la partie des manufactures et les ouvriers à l'occasion des étoffes. Le Parlement seul reçoit appel de leurs jugements.

Quelle est la situation de votre ville au point de vue de l'instruction ?

- En dehors du Collège, du petit et du grand Séminaire, nous avons les écoles chrétiennes des Frères, fondées à Lisieux en 1777, il y a dix ans, par feu Mgr de Condorcet, et les soeurs de la Providence ou des écoles de la Charité, établies, en 1683, par Mgr Léonor de Matignon.

- La ville possède-t-elle des bibliothèques des sociétés savantes ?

- Il y a la bibliothèque du Chapitre et surtout le Cabinet littéraire fondé en 1783, dont les membres se réunissent à l'Hôtel-de-Ville. Messire Delaunay d'Hermont, docteur-médecin, en est actuellement directeur et receveur. Je vous citerai aussi les conférences de morale qui se font le dernier lundi de chaque mois au grand Séminaire".

En achevant ces mots, Me Cordier se leva de table, car le repas était terminé, et proposa à ses hôtes, pour finir la journée, de se rendre en pélérinage à la croix St-Ursin. Son offre fut acceptée avec empressement.

On se mit en route vers deux heures de l'après-midi. Le temps était splendide, et le souffle léger de la brise rafraîchissait heureusement l'atmosphère surchauffée par les ardents rayons du soleil de juin.

Nos pélerins suivirent en conversant gaiement la Grande-Rue, franchirent la porte de Paris et s'engagèrent dans le faubourg de ce nom. La croix Saint-Ursin s'élevait à mi-côte sur un tertre de gazon, à l'entrée d'un bois appelé autrefois la forêt Rathouin. Dès qu'ils y furent arrivés, ils s'agenouillèrent, firent une courte prière et s'asseyant à l'ombre d'un arbre sur l'herbe verte se reposèrent un peu. Alors le greffier du grenier à sel sur la requête de ses amis raconta légende de Saint Ursin.

"- C'était en l'année 1055 ; une peste terrible sévissait sur la ville de Lisieux et y exerçait de cruels ravages. Pour conjurer ce fléau, l'Evêque résolut d'emprunter aux habitants de Bourges une partie des reliques du bienheureux saint Ursin, très renommé pour ses miracles. Un autre motif avait d'ailleurs poussé le prélat à faire cette démarche.

- Quel était ce motif ?

- Il s'agissait de rehausser l'éclat de la cérémonie que l'Evêque de Lisieux, Hugues ou Hugo, petit-fils de Richard 1er, duc de Normandie, voulait célébrer à l'occasion de la consécration de sa cathédrale.

- Les habitants de Bourges prêtèrent-ils les reliques ?

- Ils y consentirent sans trop de peine et les firent accompagner jusqu'à Lisieux par quelques-uns de leurs concitoyens. Dès que la châsse qui les contenait fut arrivée dans la ville le fléau cessa dans tout le pays.

- C'est donc en mémoire de ce bienfait que fut élevée cette croix ?

- Nullement. Quelques temps après, les habitants de Bourges qui avaient accompagné les reliques les réclamèrent vivement. On replaça dans la châsse où étaient contenus ces précieux restes sur le chariot qui l'avait apportée et l'Evêque, le clergé, le peuple, portant des torches allumées et chantant des psaumes, l'accompagnèrent processionnellement à quelque distance de la ville par le chemin, alors très escarpé, que nous venons de suivre nous-mêmes.

Quand le cortège eut atteint l'endroit où nous sommes, au milieu de la forêt Rathouin, la châsse qui contenait les reliques devint si pesante qu'il fut impossible de la faire avancer davantage. Surpris de cet évènement, le prélat q qui présidait la cérémonie se jeta à genoux et adjura l'Evêque saint Ursin de lui faire connaître par un prodige si sa volonté était de rester à Lisieux ou de retourner à Bourges. Aussitôt la châsse, qui conservait une pesanteur insurmontable quand on voulait la diriger vers Bourges, devenait subitement légère quand on la faisait descendre vers Lisieux.

Ce fait suffit pour persuader au peuple que saint Ursin voulait honorer la ville de la présence continuelle de ses reliques, et elles furent ramenées en grande pompe dans l'église cathédrale.

- Ne reste-t-il que cette croix pour perpétuer le souvenir de ce fait ?

- Il fut peint, quelque temps après, un tableau sur bois qui représentait l'évènement. Cette oeuvre se trouvant en fort mauvais état, fut refaite sur toile en l'an 1681. Cette seconde peinture se trouve actuellement dans la chapelle Saint-Ursin, qui est celle de l'abside du côté de l'Epitre, dans l'église cathédrale. (1) L'artiste a composé quatre panneaux de différentes grandeurs. Le premier représente N.-S. Jésus-Christ et Nathanaël sous le figuier pendant cette scène de l'Evangile, où il dit : "Je vous ai vu avant que Philippe vous ait appelé quand vous étiez sous le figuier". En effet, l'opinion reçue, tant à Bourges qu'à Lisieux, veut que le Nathanaël de l'Evangile et saint Ursin soient le même personnage. Sur le deuxième panneau, nous assistons à la Cêne du Jeudi saint, pendant laquelle Nathanaël assis fait la lecture. Enfin, les deux autres parties du tableau représentent la procession des habitants de Lisieux accompagnant, en dehors des portes, les reliques du Saint. On y voit, à l'aller, la châsse, traînée par un cheval blanc, gravir la côte qui mène à la forêt Rathouin, entourée par le peuple, le clergé et quelques personnages à cheval. Ce sont les habitants de Bourges qui avaient amené les reliques à Lisieux. Au retour de la procession, sur le quatrième panneau, la châsse est traînée par une génisse, tous les assistants sont tournés vers les portes de la ville, sauf les personnages à cheval qui continuent leur route vers Bourges.

Ce tableau est orné des inscriptions suivantes.

Dans le haut du tableau :

COMMENT LES RELIQUES DE MONSIEUR SAINT URSIN FURENT APORTEES EN MIRACLE EN CETTE VILLE EN L'AN 1055 PAR LES SOINS DE HUGO EVEQUE DE LISIEUX.

Et en bas :

CE TABLEAU A ESTE REFAIT SUR L'ORIGINAL VIEIL EN L'AN 1681 AUX DESPENS DE LA FABRIQUE.

- C'est donc en anniversaire de cette cérémonie que se célèbre la fête dont nous fûmes hier les témoins ?

Oui, cette cérémonie fut instituée pour honorer la mémoire de la translation des reliques de saint Ursin. Mais la fête du Saint se célèbre, à Bourges, comme à Lisieux, le 29 décembre, jour anniversaire de son décès."

Maître Cordier fut interrompu dans son récit par le bruit d'une voiture gravissant péniblement la côte. C'était bien le cas de dire avec le fabuliste :

Par un chemin montant, sablonneux, malaisé, Six forts chevaux tiraient un coche. L'attelage suait, soufflait, était rendu.

En effet, la voiture qui s'avançait n'était autre que la diligence se rendant de Caen à Paris et qui, après avoir relayé à Lisieux reprenait son long et pénible voyage pour arriver le lendemain à Paris.

Laissant passer devant eux le lourd véhicule, chargé de voyageurs et de paquets, les hôtes de maître Cordier redescendirent vers la ville.

"-A quelle époque remonte donc l'érection de la croix Saint-Ursin, demande le cousin d'Orbec ?

- Ce monument, reprit maître Cordier, fut élevé en 1055, dans le courant de l'année où se passèrent les évènements dont il perpétue la mémoire et depuis cette époque on y fait chaque année, à la deuxième férie après l'octave de Pâques, une procession solennelle. (2)

- Ce fait prouve que les bons Lexoviens gardent encore aujourd'hui quelque reconnaissancce pour les bienfaits de *Monsieur Saint-Ursin*. Mais ces reliques existent-elles toujours à Lisieux ?

- Sans doute, et nous trouvons dans les archives du Chapitre plus d'une preuve de leur existence. En l'an 1399, le 14 avril, le cardinal Guillaume d'Estouteville, évêque et comte de Lisieux, procèda à la visite de ces reliques et rédigea, en latin, un procès-verbal de cette cérémonie. On y lit qu'ayant fait ouvrir la châsse qui contenait les précieux restes , le cardinal y trouva d'abord une table de marbre sur laquelle étaient inscrits les mots suivants : "CORPORA SANCTORUM URSINI, BERTHIVINI ET PATRICII," et, en outre, trois sacs de cuir marqués de trois sceaux qui furent levés et recachetés après vérification. Sur un des sacs on lisait ces mots : "CORPUS S. URSINI CUM MAGNA PARTE CAPITIS".

En 1494, le 30 juin 1521 et le 15 juin 1556, les reliques de saint Ursin sont portées dans des processions générales ordonnées par les Evêques de Lisieux pour conjurer quelques malheurs publics.

- Cependant, j'avais ouï dire que ces reliques avaient été volées par les Anglais d'abord, puis brûlées par les protestants après leur réintégration dans la cathédrale.

- Vos souvenirs, exacts sur un point, sont erronés sur un autre. Vers 1540, en effet, les Anglais, en passant par Lisieux, emportèrent les fameuses reliques. Mais un chanoine de notre Chapitre, messire Jean d'Orbat, d'origine irlandaise, fut délégué pour aller les rechercher en Angleterre et fut assez heureux pour les rapporter à Lisieux.

- mais vous pensez qu'elles ne disparurent pas dans le pillage de la basilique, en 1562. j'ai souvent entendu raconter que les soldats du sire de Fervacques les avaient jetées au vent ?

- C'est une erreur : les chroniques de l'époque racontent en effet que, vers l'année 1562, les Calvinistes, conduits par Guillaume de Hautemer, sire de Fervacques, pillèrent l'église Saint-Pierre et découvrirent la châsse de Saint-Ursin, inutilement soustraite à leurs investigations. En la voyant, Fervacques s'écria : "On dit que si j'ouvrais cette belle châsse, je ne vivrais pas un demi an. Je ne l'en ferai pas moins ouvrir". Et d'un coup de dague il fit sauter une lame d'argent doré, enrichie de pierreries. Puis il ajouta, en se tournant vers les membres du Chapitre qui assistaient à ce triste spectacle : "Tous ces ossements vous ont servi à gagner votre vie et de l'argent, mais vous avez métier d'en gagner autrement, car celui-ci est perdu pour vous. Et si vous n'emportez ces ossements, ils seront brûlés". Ce fut alors qu'un membre du Chapitre emporta respectueusement les reliques et, quand les temps de troubles furent passés, les rendit au Chapitre de la cathédrale. Ce récit, dont je puis vous garantir l'exactitude, vous prouve bien que ces restes sacrés sont encore en notre possession.

Pendant cette conversation, nos promeneurs avaient regagné le domicile de maître Cordier et, quelques instants après leur arrivée, ils se mettaient à table pour le souper.

Ce repas fut moins gai que les précédents et se ressentit un peu de la proximité du départ, car nos amis devaient se quitter le soir même avant la fermeture des portes de la ville.

Néanmoins, après le repas, on sortit encore les chaises dans la rue et l'on lia conversation avec quelques voisins.

Les hôtes de maître Cordier exprimèrent combien ils étaient satisfaits de leur voyage à Lisieux ; ils se montrèrent fort touchés de l'accueil dont ils avaient été l'objet de la part de leur cousin et regrettèrent que leur court séjour ne leur eût pas permis de visiter les monuments, tels que les églises et les chapelles des couvents ou des corporations.

"- Ce n'est que partie remise, leur dit maître Cordier, car j'espère que vous viendrez bientôt me faire une nouvelle visite.

- J'accepte de grand coeur, répondit le fermier d'Orbec, et, si vous le voulez, nous prendrons rendez-vous pour le mois prochain".

Soudain, au moment où l'horloge de l'église cathédrale sonnait neuf heures, on entendit le son argentin de deux petites cloches carillonnant à toute volée.

Maître Cordier se leva.

- Ces cloches, dit-il, sont celles de Saint-Cande et de Saint-Berthivin. Leur sonnerie annonce aux chanoines-comtes que leur autorité a pris fin et que l'évêque-comte a repris la sienne.

- Elles nous annoncent aussi, repris son cousin, que la fête est terminée, que les portes de la ville vont être fermées et qu'il est l'heure de nous séparer".

Sur ces paroles de leur père, les enfants du fermier d'Orbec embrassèrent leur cousin. Dame Codier embrassa également ses hôtes et le greffier du grenier à sel les conduisit à l'auberge de la Prairie, où ils reprirent leurs montures, puis à la porte d'Orbec, où ils se quittèrent après s'être prodigué, de part et d'autre, les marques de la plus vive sympathie.

Bientôt, les voyageurs disparurent dans la nuit, et le bruit cadencé du trot de leurs bidets d'allure s'éteignit dans le lointain.

Maître Cordier rentra à son domicile.

Quelques instants après, les portes de la ville se ferment, les lumières s'éteignent et les pas des soldats de la milice bourgeoise faisant une ronde troublent seuls le silence des rues.

FIN

Notes
(1) Le tableau se trouve aujourd'hui dans l'église Saint-Jacques (2e chapelle à droite).
(2) La procession de la croix Saint-Ursin se fait actuellement le dimanche de Quasimodo.


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