Quatre contes populaires recueillis dans le Pays d'Auge par M. Leroy instituteur et publiés dans Le Pays normand, revue mensuelle illustrée dirigée par Léon Le Clerc (Honfleur : Imprimerie-Librairie Satie, 12 rue de la République, R. Sescau, successeur) de 1900 à 1902.

Cornancu ; La sotte bonne femme ; Les trois bossus ; Jean de l'ours.

Saisie du texte : M. Dubosq et O. Bogros pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (16.XI.2000, m.a.j. 23.V.2012).
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Quatre contes populaires recueillis dans le Pays d'Auge
par
 M. Leroy, instituteur


~*~

CORNANCU

Le seigneur d'un village, qui n'était ni très fin, ni très riche, apprit un jour par ouïe dire qu'un paysan des environs, nommé Cornancu, avait une bourrique qui faisait des louis. Ce seigneur, toujours envieux de ce qu'il ne possédait pas, alla trouver ce paysan pour savoir ce qu'il en était.

Il l'aborda en disant :

- On m'a dit que tu as une bourrique qui produit des louis.

- Oui monseigneur, répond Cornancu. On ne vous a pas trompé ; si vous voulez venir la voir, elle va en faire un en votre présence.

- Ah, je suis curieux de voir cela, répond le seigneur. On le conduit auprès de la bourrique ; on attend jusqu'à ce qu'elle ait besoin de fienter ; alors, comme Cornancu lui avait poussé un louis dans le derrière, le seigneur vit dans la crotte briller une pièce d'or. Témoin de ce prodige et ne pouvant douter de ce qu'on lui avait dit, il proposa à Cornancu un bon prix pour lui acheter sa bourrique.

Celui-ci fit d'abord le difficile, disant que cet animal était son trésor et qu'il ne voulait pas le vendre. Cependant, comme les seigneurs étaient tout puissants autrefois, le rusé paysan craignant d'irriter par un refus celui qu'il jugeait redoutable, consentit à la fin à satisfaire son désir.

Le seigneur, après avoir payé très cher la bourrique, l'emmena chez lui, fort satisfait de son achat. Il fit tapisser une belle salle pour la loger et pour ramasser les louis qui auraient pu, sans cette précaution, se perdre dans la litière. Mais il eut beau veiller, la guetter fienter et chercher dans la crotte, il ne trouva rien. Alors le seigneur rentra dans une grande colère contre Cornancu qu'il soupçonnait de l'avoir mystifié ou volé.

Il revint furieux chez le paysan ; ce dernier, le voyant venir de loin, fut pris de peur car il se doutait bien du motif de sa démarche et ne savait quoi lui répondre. En ce moment, Cornancu avait une grande chaudronnée d'eau sur le feu, il éteignit son feu bien vite, prit un grand fouet et se mit à clailler sa chaudière à tour de bras.

Le seigneur en arrivant sur le pas de la porte reste ébahi de cette vue et, oubliant son ressentiment contre Cornancu, lui demande :

- Qu'est-ce que tu fais comme cela ?

- Monseigneur, le bois est cher, on en dépensait trop chez nous. Par la vertu de mon fouet, je fais bouillir tout ce que j'ai à faire cuire.

Le seigneur dit alors :

- C'est énorme tout ce que ma mère brûle de bois chez moi. Il faut que tu me vendes ton fouet.

Cornancu fit encore le difficile en disant :

- Je ne puis me défaire de mon fouet, il m'est très utile et commode pour m'épargner du bois.

Enfin après beaucoup d'insistance, le seigneur décide Cornancu à lui vendre son fouet, ayant complètement oublié le tour qu'il lui avait joué pour sa bourrique.
Rentré chez lui, le châtelain eut beau clailler ses marmites pour les faire bouillir, il ne put jamais en venir à bout. Pris à nouveau d'une grande colère contre Cornancu qu'il l'avait encore attrapé, il revint le trouver.

Cornancu, le voyant revenir, se crut perdu. Cependant, il dit à sa femme de se coucher par terre et de faire la morte, prit du sang d'un lapin fraîchement tué et lui en mit à la gorge ; puis se jetant sur son fusil, il en tira un coup. Le seigneur, arrivant à ce moment, éprouva un tel saisissement à la vue de cette femme étendue, sanglante, qu'il oublia encore sa colère. Il s'écria :

- Malheureux, qu'as-tu fait ? Tu as tué ta femme ; tu mérites être puni.

- Oh non, monseigneur, ce n'est rien ; elle va revenir.

- Comment ? Elle va revenir, puisqu'elle est morte !

- Ah, mais monseigneur, je l'ai tuée bien d'autres fois comme cela. Elle est très méchante, si méchante que j'ai peine de la tuer pour apaiser ses colères. Ne craignez rien monseigneur, je vais bien la faire revenir.

- Comment peux-tu la faire revenir puisqu'elle est morte !

- Tenez, monseigneur, dit-il en tirant un sifflet de sa poche. Vous allez voir.

Alors Cornancu se met à siffler de toutes ses forces et sa femme se dresse debout à l'instant même. Le seigneur émerveillé tourmente Cornancu pour qu'il lui vende son sifflet en disant :

- J'ai ma femme qui est extrêmement méchante, elle me dispute toujours, se met dans des accès de fureur contre moi et me rend la vie insupportable. Si j'avais ton sifflet, je ferais comme toi, je la tuerais un moment pour la corriger.

Mais Cornancu répondit :

- Mon sifflet m'est bien utile, je ne peux pas m'en défaire.

Le seigneur insista tant pour l'avoir qu'à la fin, le paysan consentit à le lui vendre moyennant un grand prix. Bien content d'avoir acquis ce précieux sifflet, le seigneur s'en retourna à son château.

La première fois que sa femme se mit en colère contre lui, il prit son fusil et, à l'exemple de Cornancu, fit feu sur elle. Mais ensuite, il eut beau siffler et resiffler, sa femme ne ressuscita pas.

Le seigneur, désolé d'avoir tué sa femme, et voyant que le sifflet était impuissant à lui rendre la vie, revint plus furieux que jamais trouver Cornancu. Comme ce dernier n'avait plus rien pour se défendre, le seigneur se jeta sur lui, l'accabla de mauvais traitements, l'appelant coquin, gredin, misérable, et enfin lui dit :

- Tu m'as fait tuer ma femme, il faut que tu périsses aussi.

Aussitôt le seigneur lui jette un sac sur la tête et l'enferme dedans, en disant qu'il va le jeter au fond d'une carrière abandonnée. Après avoir lié le sac, il le charge sur ses épaules et se met en route pour exécuter ses menaces.

En traversant un bois, le seigneur pris d'un besoin dépose la pouche sur le bord du chemin et s'en va à quelques distances. En ce moment, vint à passer un marchand de cochon qui tâte la pouche pour savoir ce qu'il y avait dedans, s'apercevant que c'était un homme, il demande :

- Qui est-ce qui est donc dans cette pouche ?

- C'est moi, dit Cornancu, j'ai bien du malheur car le seigneur de notre village a une fille et il veut à toutes forces que j'aille lui faire l'amour. Je ne veux pas y aller et il m'y porte malgré moi.

- Tu es bien bête, dit le marchand, car j'irai bien, moi !

- Eh bien, si tu veux y aller, reprit Cornancu, fais moi sortir de la pouche et dépêche-toi, pendant que le seigneur n'est pas là, de te mettre à ma place.

Alors le marchand fit sortir Cornancu, se mit dans le sac et lui recommanda de conduire ses cochons à un endroit qu'il lui désigna. Aussitôt le paysan s'empressa de s'éloigner. Le seigneur, qui ne s'était aperçu de rien, remit le sac sur son dos et se dirige vers la vieille carrière. Arrivé sur le bord, il le jette au fond, en disant :
- Tu m'as fait des tours, tu ne m'en feras plus.

Quelques années après, Cornancu devenu marchand de cochons rencontra un jour le seigneur. Ce dernier le reconnaissant lui dit :

- Toi, c'est toi, Cornancu ?

- Oui, monseigneur.

- Mais je t'avais jeté dans la carrière. Comment en es-tu sorti ?

- Ah, voilà, monseigneur, vous m'avez jeté dans l'endroit le moins profond qui était rempli de cochons. Si monseigneur m'avait jeté plus fort, je serais tombé dans les louis.

- Sapristi, il y a des louis dans ma carrière, je ne le savais pas !

- Oui, monseigneur, ils n'y sont manque.

- Eh bien, je voudrais que tu m'y jettes.

- Très volontiers, monseigneur.

- Seulement jette moi assez fort que je ne reste pas sur les cochons, mais que je tombe dans les louis.

Cornancu, sur cet ordre, le jeta si fort qu'il tomba au fond de la caverne et qu'il n'en est jamais revenu. Le rusé paysan, ainsi débarrassé de son ennemi, est resté marchand de cochons.

 
LA SOTTE BONNE FEMME

Il y avait une fois un vieux bûcheron qui avait été bien malheureux toute sa vie, car sa bonne femme, quoique sans malice, était si dépourvue de bon sens, de mémoire et de réflexion, que l'on n'avait certainement jamais connu créature plus sotte.

Le pauvre homme était obligé de lui expliquer de point en point ce qu'elle devait faire, et malgré cela il ne la quittait qu'en tremblant, ayant toujours à redouter quelque maladresse de sa part.

Un jour, comme il partait à son travail de l'après-midi, il lui dit : « Bonne femme, quand j'vas r'véni asse sé, j'vas être bé las, n'oubli pas dé m'faire d'la soupe avé l'lait qué j'té rapporté. Tire-mé du vin d'avanche et drèche la table tout prêt, qué j'neille pas à attendre après té pour souper ».
-Oui, men bonhomme, j'vas m'dépêcher d'faire tout c'qué tu m'dis.

Le bonhomme parti, sa vieille compagne s'accouda sur le bord de sa table et ne tarda pas à s'endormir profondément.

Quand elle se réveilla, le soleil venait de se coucher. Alors se rappelant, non sans peine, les recommandations de son mari, elle allume un grand feu, taille son pain, met sa marmite, et pendant que le lait chauffe, passe dans la cave à côté pour tirer du vin . Elle n'avait pas fini de remplir le cruchon qu'elle entend le bruit du lait bouillant qui tombait dans le feu.

Aussitôt, laissant le vin couler, elle court décrocher sa marmite, mais trop tard, hélas ! Le lait est déjà répandu dans les cendres.

Son feu s'étant complètement éteint, elle retourne à la cave pour y prendre un peu de bois, mais à peine y est-elle entrée qu'elle voit avec stupeur tout le vin de la barrique épandu sur le sol.

Pour cacher à son bonhomme les traces de ce nouvel accident, elle s'empare d'un sac de farine et le vide sur le vin, espérant ainsi qu'il sera absorbé.

Elle venait à peine d'achever cette besogne quand le bûcheron rentra en geignant.

Au premier coup d'oeil qu'il jette dans son intérieur, il voit que la table n'est pas servie, qu'il n'y a dessus ni vin ni soupe. Bientôt il s'aperçoit que son vin est perdu et sa farine gaspillée. Alors il s'abandonne à son désespoir.

Quand il se fut bien lamenté sur son triste sort, il prit le parti d'aller se coucher.

De toute la nuit le bûcheron ne dormit point. Il réfléchit longuement sur le parti qu'il devait prendre vis-à-vis de sa bonne femme dont la sottise l'avait ruiné ; finalement il résolut de s'en débarrasser en l'égarant dans la forêt.

En se levant, il lui dit : « Bonne femme, je m'sieux trop esquinté hier, j'n'ai pas l'coeur à l'ouvrage, à c'matin, et j'vas m'promener pou m'désennuïer. Veux-tu v'ni avé mé ? »
-J'veux ben, men bonhomme !

Alors, les voilà partis. Arrivés dans la forêt, le bûcheron fit remarquer à sa femme que le chemin qu'ils avaient suivi se divisait en deux, l'un allant à droite, l'autre allant à gauche.

-Bonne femme, dit l'homme, prends l'chemin d'gauche, c'est l'pu court, mé qui marche pu vite qué té, j'vas prendre el chémin à draite qu'est l'pu long, dans unne heure ou deux, comme i sé r'joignent j'nous r'trouverrons et jé reviendrons ensemble. As-tu bé compris ? I faut qu't'aille toujous drait d'vant té jusqu'à c'qué tu mé r'joingne.
-Oui, men bonhomme.

Ils n'étaient peut-être pas à cent pas l'un de l'autre que la bonne femme se mit à crier de toutes ces forces : « Bonhomme ! bonhomme ! Vi-t'en vès, vi-t'en vès ! Unne tite brébis sans queue ! Unne tite brébis sans queue ! »

En entendant sa bonne femme l'appeler, le bûcheron eut d'abord l'idée de marcher plus vite et de la laisser crier, mais la curiosité étant la plus forte il revient sur ses pas en se disant : « Qui qu'ou veut co dire ? Unne tite brébis sans queue ? Allons toujous vés c'qué c'est. Si hest aco unne dé ses lubies, i s'ra co temps d'continuer note route. »

Arrivé dans le chemin que sa femme parcourait, il vit à ses pieds une sacoche en cuir ; l'ayant soupesée, il fut étonné de son poids et pensa qu'elle pouvait contenir une forte somme. Désireux d'être fixé au plus tôt sur l'importance de cette trouvaille, il dit à sa femme : J'ai changé d'idée. Ervénons à la maison et ainde-mé à y rapporter la p'tite brébis sans queue. »

Aussitôt rentrés, le bûcheron fit semblant d'être en proie à une vive frayeur : « Bonne femme ! bonne femme, s'écria-t-il, muche-té vite ! Le ciel est tout ner drière note maison, bé sûr qui va tumber un orage de cailloux ! »

En même temps il ouvrit un grand coffre et y fit entrer sa femme en lui recommandant bien de rester dedans jusqu'à ce qu'il avertisse que le danger est passé. S'emparant alors de la sacoche, il la vit remplie de nombreuses pièces d'argent et d'or qu'il fit tomber en cascade sur le coffre.

En entendant ce bruit extraordinaire, sa femme épouvantée se mit à crier en l'appelant au secours. « N'faut pas aver peux, lui répondit-il, c'est l'orage de cailloux qui tumbe ; si tu reste tranquille dans le coffre, i n'y a pas de danger pour té. »

La bonne femme, rassurée par ces paroles et convaincue qu'elle ne pouvait être mieux à l'abri du terrible orage, ne songeait certainement pas à quitter son refuge. Le bûcheron put donc compter à son aise la somme considérable contenue dans la sacoche ; s'assura qu'elle suffirait largement à le faire vivre dans l'aisance pendant l'restant de ses jours , et alla la placer dans une cachette provisoire en attendant qu'il pût la mettre en lieu sûr.

La sacoche avait été perdue par un riche marchand. Celui-ci fit faire une enquête par la maréchaussée afin de retrouver son bien.

En l'absence du bûcheron, sa bonne femme vit un jour arriver chez elle deux cavaliers en uniforme qui, après avoir mis pied à terre, lui demandèrent si elle ou son mari n'avaient pas trouvé un sac contenant de l'argent.
-Non,messieurs, leur répondit-elle, j'n'avons pas trouvé d'ergent.
-Mais est-il bien sûr, reprirent-ils, que vous n'avez rien trouvé. Si vous ne dites pas la vérité nous vous emmènerons en prison vous et votre mari.
-Ah ! Ben, pisqué faut tout vous dire, j'vous avoue que j'avons trouvé une tite brébis sans queue.
-Une petite brebis sans queue ? Quel jour avez-vous fait cette trouvaille ?
-Ah ! c'était l'jour qu'il est tombé un orage de cailloux !

S'apercevant qu'ils avaient affaire à une bonne femme d'esprit simple, les agents de l'autorité n'insistèrent pas davantage, convaincus que, dans sa naïveté, si elle ou son mari avaient trouvé la sacoche, elle n'eût pas manqué d'en faire l'aveu.

Le soir, quand le bûcheron rentra de son travail, sa femme lui raconta la visite qu'elle avait reçue, les questions qu'on lui avait adressées et les réponses qu'elle avait faites. Il comprit, après cette épreuve, qu'il ne serait plus inquiété à l'avenir au sujet du trésor qu'il s'était approprié si malhonnêtement.

A partir de ce jour, il ne travailla plus et fut plus tolérant pour sa bonne femme dont la sottise l'avait enrichi.


 
LES TROIS BOSSUS

Il y a bien longtemps, dans une petite ville de Normandie dont je ne me rappelle plus le nom, vivait un vieux cordonnier qui avait trois garçons, tous trois bossus, fort vilains et si bien ressemblants, qu'on ne pouvait les distinguer l'un de l'autre.

Ils demeuraient chez leur père qui leur avait appris son métier. Tous les écoliers, en passant matin et soir devant la boutique où ils travaillaient, se moquaient d'eux en criant à tue-tète : « V'là les bossus ! V'là les bossus ! »

Ennuyé d'être toujours insulté et maltraité, l'un des trois sortit un jour armé de son tire-pied et frappa si violemment un de ces petits drôles, qu'il le laissa sur place, à moitié assommé.

Plainte fut portée contre le brutal, et les gens de loi vinrent chez le cordonnier pour savoir lequel de ses trois fils avait frappé l'enfant. On les interrogea l'un après l'autre, mais on ne put connaître lequel était coupable, car ils répondirent tous : « Ce n'est pas moi ! Ce n'est pas moi ! »

Alors on fit venir l'enfant blessé pour qu'il désigne lui-même celui qui l'avait frappé, mais il ne put y parvenir tellement ils se ressemblaient.

La justice était bien embarrassée pour châtier le coupable ; afin de l'atteindre quand même elle condamna les trois bossus à être bannis de la ville.

Ces malheureux, ne sachant où aller, marchèrent longtemps sans trouver ni abri ni travail. Arrivés à un certain endroit, ils comprirent qu'ils ne pouvaient rester ensemble ; ils se séparèrent et voyagèrent chacun de leur côté.

Bientôt, l'aîné se trouva placé chez un maître cordonnier où il travailla quelques années à son métier. Le patron étant venu à mourir, il ne tarda pas à épouser sa veuve, et comme il était habile et travaillant, il amassa beaucoup d'argent et réussit à se créer une belle position. Malheureusement pour sa femme, il devint jaloux et si méchant qu'il prit l'habitude de la rouer de coups.

Depuis leur séparation les deux autres bossus avaient traîné une vie bien misérable. S'étant un jour rencontrés et ayant appris par hasard que leur aîné prospérait, ils vinrent aussitôt implorer son secours. Il les assista d'abord de son mieux, mais bientôt, s'apercevant qu'ils étaient presque constamment à sa charge, il leur signifia de ne plus revenir.

Ils furent longtemps sans oser reparaître chez lui ; cependant le long d'un hiver rigoureux, la misère les força à braver sa défense. Quand ils revinrent, il était absent ; ils ne trouvèrent que sa femme qui, craignant que leur retour ne fût cause d'une nouvelle querelle, leur dit en tremblant : « Vous savez que votre frère vous a défendu de revenir ; s'il vous trouvait là, il serait capable de vous tuer et moi aussi ! »

Elle avait à peine achevé ces paroles qu'elle aperçut son mari qui rentrait. En toute hâte elle fit cacher les deux frères dans sa basse cave, mais le lendemain matin, quand elle y descendit pour les faire sortir, elle les trouva morts de besoin.

Elle cacha comme elle put leurs cadavres, de peur que son mari ne les découvrît et, à la fin du jour, lorsqu'il fut parti en « soirée », selon son habitude, elle alla en diligence trouver un portefaix pour qu'il vienne la débarrasser.

Celui-ci étant arrivé, elle lui montra un des cadavres et lui dit : « Il faut que vous me débarrassiez de cet homme là. Après, vous allez revenir pour que je vous paye de votre peine. »

Le portefaix mit dans un sac le corps du défunt et s'en alla le porter à la rivière. Pendant son absence, la femme du cordonnier mit l'autre cadavre à la place du premier, et quand l'homme fut revenu elle lui dit : « Attendez, mon brave, que je vous régale d'un verre de vin. » En même temps elle descendit à sa cave pour faire semblant d'aller chercher une bouteille. Elle était à peine arrivée aux dernières marches qu'elle cria au portefaix : « Mais venez donc voir ! vous n'avez pas fait ce que je vous ai demandé ; le mort que je vous ai dit d'emporter est encore là ! »

A cause de la ressemblance de ce cadavre avec celui de son frère, le commissionnaire s'y trompa et répondit : « Ah ! l'gredin, il est r'vénu ; et ben j'cré qui n'va pas r'commencer, c'te fois. » Et, après l'avoir porté au bord de l'eau, il le jeta aussi loin qu'il put.

Le portefaix, songeur, regagnait avec confiance la maison où il espérait boire un bon coup et toucher son salaire, lorsque tout à coup, à un détour du chemin, il se trouva face à face avec le mari qui rentrait de sa soirée. Il ressemblait tellement à ses frères que le malheureux porteur crut que c'était celui qu'il venait de jeter à l'eau qui revenait encore.

Alors, lui jetant son sac sur la tète et le rabattant jusqu'à ses pieds, il le ligotta si bien qu'il ne pouvait ni crier ni sortir ; il le chargea ensuite sur ses épaules et le porta à l'eau où il le jeta avec le sac . Puis il revient trouver la femme pour qu'elle le paye comme il était convenu.

En arrivant, il lui dit : « Ah ! le coquin ! il rev'nait encore en sifflotant comme d'un air de m'narguer, mais je l'ai si bien enveloppé dans mon sac, qu'il ne r'paraîtra pas, j'en réponds. »
-Ah ! le malheureux ! s'écria-t-elle, c'est mon mari qui r'venait d'sa soirée !
-Eh ben ! tant pis pour li, i r'semblait si tellement à l'aute, que j'ai cru qu'c'était l'mort qui r'venait pour la deuxième fois.
-Cela est aussi tant pis pour vous, répliqua la femme, car si on vient à savoir que vous avez fait mourir mon mari, vous serez certainement pendu .»

A ces mots, le pauvre homme se mit à trembler de tous ses membres, se lamentant sur les suites possibles de son aventure ; il reprocha à celle qu'il venait de rendre veuve d'être cause de son malheur.

-Ne vous désolez pas ainsi, lui dit-elle, et ne m'reprochez rien ; si vous m'promettez de bien garder le secret sur ce qui vient d'arriver, je vais vous donner une bonne somme d'argent et il ne vous arrivera aucun mal.

Rassuré sur son sort et comprenant qu'il avait tout à gagner en restant muet sur cette affaire, le portfaix promit ce qu'on lui demandait et accepta ce qu'on lui offrait. Quand à la veuve du cordonnier, on peut penser qu'elle ne regretta guère la mort d'un mari qui, par sa méchanceté et sa jalousie, lui avait rendu la vie insupportable.

NOTE : Il est intéressant de comparer ce conte que nous croyons tout à fait inédit en sa forme normande avec la version bretonne qu'a recueilli le folkloriste bien connu, M. Paul Sebillot. Cette comparaison montrera une fois de plus combien la littérature populaire reflète fidèlement le génie de chaque province ; tandis que le conte des trois bossus est spirituel et rusé, et aboutit en somme à un profit, l'épouse se trouvant débarrassé à bon marché d'un mari malfaisant, le conte breton est uniquement tragique : il nous montre deux jeunes moines châtiés d'une manière terrible pour un instant d'égarement ; cachés dans un four que l'on chauffe, ils périssent asphyxiés ; l'auteur de ce méfait voulant se débarrasser des cadavres, fait appel à un soldat impie et lui fait jeter les deux moines à l'eau en employant le même subterfuge que pour les bossus. Mais lorsque le soldat remonte pour la deuxième fois il aperçoit un vieux moine monté sur un âne : « Ah ! vieux coquin, s'écrie-t-il je ne m'étonne plus si tu reviens plus vite que moi ; tu as quatre pattes et moi je n'en ai que deux !» Alors il prend le moine et l'âne et les jette tous les deux à la rivière. (L.L.C.)
 
JEAN DE L'OURS

Autrefois (il y a si longtemps qu'on ne sait pas au juste à quelle époque ) il existait dans notre pays un géant qui passait pour l'homme le plus fort de toute la terre. Dans ses voyages, il avait coutume de se servir d'un tronc d'arbre en guise de bâton, et on ne connaissait que sous le nom de Jean de l'Ours qu'il devait sans doute à ses prouesses étonnantes et à sa force extraordinaire.

Un jour, en chassant dans une forêt, il fit rencontre d'un homme de sa taille, qui jouait au palet avec des meules de moulin. « Tiens, qu'il lui dit, te voilà ? toi ! Je m'croyais le plus fort du monde, et pourtant ta force surpasse la mienne ! Eh bien, viens avec moi, à nous deux j'pourrons nous défendre si j'somme attaqués ! »

En marchant ensemble dans la forêt, ils rencontrèrent un autre colosse qui teurdait des chênes pour se faire des harts. Jean de l'ours lui dit : « Tiens, te voilà ? toi ! j'nous croyions tous les deux les plus forts du monde, et tu es encore plus fort que nous. Viens avec nous, à nous trois j'pourrons nous défendre si j'sommes attaqués !

Les voilà partis tous les trois, mais, tout en marchant, et devisant pour faire mieux connaissance, ils se trouvèrent ennuités dans la forêt. La nuit devint tellement noire qu'il perdirent leur chemin.

Jean de l'Ours dit à celui qu'il avait trouvé occupé à jouer au palet avec des meules de moulin : « Monte sur un arbre, et regarde si tu vas voir de la lumière queuque part. » Cet homme étant monté au haut d'un chêne, dit à ses compagnons : « Je vois une lumière, mais très loin, très loin ! - Eh bien, reprit Jean de l'Ours, fais bien attention de quel côté, pour nous y diriger. »

Guidés par celui qui avait aperçu cette lumière, ils se remirent en route ; après avoir marché quelque temps, ils arrivèrent à un château où ils demandèrent à passer la nuit.

Le seigneur leur dit : « J'ai là, tout près d'ici, un vieux château abondonné que personne ne veut habiter parce qu'on croit qu'il y a des revenants. Si vous voulez vous y loger, je vous en donne la permission. - Nous voulons bien, dit Jean de l'Ours, moyennant que vous nous donniez ce que j'vas demander. Donnez-nous une torche pour nous éclairer, un bénitier contenant de l'eau bénite et un goupillon.

Dès qu'ils furent munis de ces objets, ils partirent tous les trois vers le château hanté, accompagnés d'un serviteur chargé de les y conduire. A peine arrivés, ils le renvoyèrent, allumèrent la torche et parcoururent les principales pièces de ce château qu'ils trouvèrent meublées comme si on avait l'habitude d'y séjourner, ce qui les surprit beaucoup. Ils ne furent pas moins étonnés de voir l'office garni de diverses provisions de bouche comme si des hôtes y étaient attendus. Alors Jean de l'Ours, qui avait chassé toute la journée et qui avait tué beaucoup de gibier, dit à celui qu'il avait trouvé le premier, jouant au palet avec des meules de moulin : « Tu vas nous faire cuirent à souper, mais tu ne prendras dans l'office que ce qui nous est indispensable. Pendant ce temps, nous autres, nous allons faire une excursion autour du château, afin que personne ne vienne nous déranger. » N'ayant rien vu de suspect, ils rentrèrent bientôt et se mirent à jouer aux cartes tous les deux.

Quand le souper fut cuit, celui qui l'avait préparé dit : « Le souper est prêt. - Eh bien, répondit Jean de l'Ours, serre tout ça dans le buffet, et après, tu vas aller nous tirer du vin. » Quand cet homme arriva dans la cave pour avoir du vin, il y trouva un petit ver de terre qui lui barra le passage en disant : « Tu bois mon vin, tu manges mon pain, et tu n'm'inviterais pas seulement à en manger ma part ? » Puis le petit ver battit si fort le géant que celui-ci fut obligé de s'en revenir sans tirer du vin. Ses camarades, auxquels il conta son aventure, se moquèrent de lui.

Jean de l'Ours dit à celui qui avait teurt des chênes pour se faire des harts : « Va, toi, nous tirer du vin ! » Ce dernier s'empressa d'y aller, mais quand il entra dans la cave, il trouva le petit ver qui répéta ces paroles : « Tu bois mon vin, tu manges mon pain, et tu n'm'inviterais pas seulement à en manger ma part ? » En même temps le petit ver battit si fort le second géant qu'il revint aussi sans tirer du vin.

Surpris de leur échec, Jean de l'Ours dit à ses compagnons : « J'vous croyais forts, mais vous ne l'êtes pas. C'est à mon tour d'aller tirer le vin. » Arrivé à la cave, il y trouva le petit ver de terre qui lui dit comme aux autres : « Tu bois mon vin, tu manges mon pain, et tu n'm'inviterais pas seulement à en manger ma part ? » Mais Jean de l'Ours, en entendant ces mots, dégaîna son sabre et coupa le petit ver en deux. Puis il tira du vin, remonta vers ses compagnons et leur dit : « Vous voyez bien que je suis plus fort que vous ! »

S'adressant alors à celui qui avait fait la cuisine : « Tu vas, lui dit-il, m'apporter sept fagots de bois et les mettre dans la cheminée. Tu vas ensuite, prendre sept bottes de foin, les tremper dans l'eau et les mettre par dessus. » Au moment où cet homme venait de placer la dernière botte, le diable descendit par la cheminée avec tous ses petits diablotins, qui se dispersèrent en un instant dans la cuisine.

Jean de l'Ours, sans se troubler, commanda à ses compagnons de mettre le feu aux fagots. Dès qu'ils commencèrent à flamber, il prit le bénitier et aspergea avec son goupillon de tous les côtés. Les diables atteints par l'eau bénite, coururent vers la cheminée pour la remonter, mais il la trouvèrent remplie d'une fumée si épaisse et si aveuglante qu'ils ne purent se sauver assez vite pour échapper à une nouvelle et terrible aspersion que leur administra Jean De l'Ours. Ils disparurent enfin en poussant des cris épouvantables.

Après le départ des diables, les trois compagnons soupèrent gaiement, se couchèrent et passèrent une nuit fort paisible. Le lendemain, ils allèrent retrouver le seigneur du château et lui rapportèrent ce qui leur avait prêté. Ce dernier fut bien surpris de les retrouver vivants. Il leur dit : « Puisque vous êtes si forts et que vous avez pu passer paisiblement la nuit dans un château enchanté, je vais vous demander un grand service. J'ai mes trois demoiselles victimes d'un génie malfaisant qui les tient enfermées dans une carrière inaccessible, je voudrais bien que vous me les délivriez. Si vous y parvenez, je vous les accorderai en mariage. - Eh bien, dit Jean de l'Ours, nous essayerons. »

Les trois géants se rendirent à la carrière, en parcoururent les bords, mais ne purent en apercevoir le fond. Ils y jetèrent de grosses pierres, espérant, par la durée de leur chute, en évaluer approximativement la profondeur. Mais ce fut vainement qu'ils écoutèrent : aucun bruit ne parvint à leurs oreilles.

Loin de se décourager ils se mirent à tresser de la corde. Ils en tressèrent pendant sept années. Au bout de ce temps, ils pensèrent posséder une corde assez longue pour descendre jusqu'au fond de la carrière.

Alors Jean de l'Ours dit à celui qu'il avait trouvé jouant au palet avec des meules de moulin. « Descends le premier, toi ; voilà une sonnette, si tu te trouves embarrassé, tu la feras tinter et on te remontera » Obéissant à cet ordre, l'homme se laissa descendre. Il était déjà arrivé à une très grande profondeur, quand tout à coup, sortant d'une sorte de caverne creusée dans les parois du précipice, une bête difforme, hideuse, effroyable, se présenta pour l'arrêter. Le corps de cette bête, recouvert d'écailles d'un aspect sinistre, était surmonté de sept têtes aux gueules menaçantes. Saisi d'épouvante et n'osant s'attaquer à pareil monstre, l'homme sonna de toutes ses forces et aussitôt ses compagnons le remontèrent.

Alors Jean de l'Ours s'adressant à celui qu'il avait trouvé teurdant des chênes pour se faire des harts, dit : « C'est à toi de descendre ». Muni de la sonnette, celui-ci disparut à son tour. Arrivé à la même profondeur que son compagnon, la bête aux sept têtes se présenta pour lui barrer le passage. Saisi d'épouvante, il agita éperdument la sonnette aussitôt ses compagnons le remontèrent.

Jean de l'Ours dit alors : « Je vous croyais bien forts tous les deux, mais je vois bien que vous l'êtes moins que moi, car vous n'avez pas pu tirer de vin et j'en ai tiré ; maintenant vous ne pouvez descendre dans cette carrière. C'est donc à moi d'y allez . Quand je ferai tinter la sonnette, ne manquez pas de remonter la corde et de la redescendre ensuite jusqu'à ce que je sois revenu, car si vous y manquiez, vous seriez punis de mort ».

Jean de l'Ours descendit à son tour. Arrivé au même point que ses compagnons il aperçut la bête à sept têtes. D'un coup de sabre il lui abattit une tête et continua sa descente ; mais la bête se retrouva bientôt devant lui. D'un deuxième coup de sabre, il lui abattit une autre tête et descendit encore. La bête se présentant une troisième fois, il lui fit sauter une troisième tête. La même apparition se reproduisit encore trois fois à des intervalles de moins en moins rapprochés, mais chaque fois Jean de l'Ours lui abattait une tête. Il approchait du fond de la carrière lorsque le monstre, dont l'aspect était rendu plus horrible par le sang qui découlait de ses plaies, tenta un suprême effort. Un vigoureux coup de sabre fit rouler la dernière tête du dragon.

L'audacieux géant put enfin toucher le fond du précipice.

Il y aperçut alors trois cabinets dont l'entrée était gardée par un grand vieillard à barbe blanche dont les yeux lançaient des éclairs.

Jean de l'Ours se présentant devant le premier cabinet dit à l'étrange vieillard : « Qu'est-ce que tu fais là, toi ?- Qu'est-ce que ça t'regarde toi ? lui fut-il répondu - Ouvre la porte ou je la défonce ! - Défonce-la si t'ose ! » dit le gardien en se plaçant en travers.

Jean de l'Ours, sans se laisser intimider, défonça la porte avec la poignée de son sabre. Au même instant, une belle demoiselle sortit ; Jean de l'Ours l'embrassa, lui prit son mouchoir de poche et la fit remonter au moyen du signal convenu.

Le vieillard s'adossa alors contre la deuxième porte. Jean de l'Ours, se tournant de nouveau vers lui, s'écria : « Pourquoi te places-tu devant cette porte ? - Qu'est-ce que ça te regarde ? - Ouvre-la ou je la défonce ! - Défonce-la s'y t'ose ! » répondit encore le gardien d'une voix menaçante.

Jean de l'Ours, avec la poignée de son sabre, ouvrit le deuxième cabinet et au même instant une belle demoiselle en sortit. Le géant l'embrassa, lui prit son mouchoir, et la fit remonter comme sa soeur.

Avançant vers le troisième cabinet, devant lequel le vieillard venait de s'adosser, Jean de l'Ours dit encore à celui-ci « Qu'est-ce que tu fais là ? » Puis après une nouvelle sommation suivie d'une dernière menace, le géant défonça la porte. Il sortit une troisième demoiselle aussi belle que les premières. Après l'avoir embrassée, son sauveur lui prit son mouchoir et la fit remonter comme ses deux soeurs.

Quant au vieillard, qui n'était autre probablement que le génie malfaisant qui tenait en captivité les filles du seigneur, il était disparu comme par enchantement.

Jean de l'Ours ayant achevé sa mission eut hâte de sortir de ce gouffre affreux, il agita sa clochette mais il eut beau sonner, la corde ne lui fut pas descendue. Il se trouva donc dans l'impossibilité de sortir de la carrière. Pendant qu'il songeait avec amertume à la trahison de ses deux compagnons, ceux-ci se rendaient au château pour y conduire les trois demoiselles.

Il y avait très longtemps que Jean de l'Ours était abandonné, et il commençait à perdre espoir lorsqu'il aperçut à ses côtés le p'tit ver de terre qui lui dit : « Ah ! te voilà, toi ? - Oui, dit Jean de l'Ours. -Tu voudrais bien que je te remonte, sans doute ! Eh bien, voilà un corbeau ; monte dessus. Voilà aussi sept boeufs ; chaque fois qu'il va crier : coac, tu vas lui en mettre un dans le bec ».

Tout en montant, Jean de l'Ours, plus résolu que jamais à triompher du nouveau péril devant lequel il s'était d'abord senti impuissant, n'oubliait pas la recommandation du p'tit ver, et chaque fois que le corbeau criait : coac, il lui mettait un boeuf dans le bec.

Quand le corbeau eut crié sept fois, Jean de l'Ours, qui n'était pas encore remonté, se dit : Si le corbeau crie encore, je n'ai plus rien à lui mettre dans le bec, et il est capable de me laisser tomber au fond de ce précipice dont j'entrevois maintenant le bord. Alors il se coupa un morceau de chair au mollet, et le corbeau ayant encore crié : coac, il lui mit ce morceau dans le bec. Au même instant, d'un coup d'aile, cet oiseau jeta notre homme sur le bord.

Jean de l'Ours, sorti de la carrière, banda son mollet pour étancher le sang de sa plaie et se dirigea en boitant, vers le château du seigneur. En route, il rencontra un mendiant. « As-tu été au château, lui demande-t-il ? -Oui, répondit le mendiant, mais il y a une grande fête, aujourd'hui !- Ah ! dit Jean de l'Ours, il y a une grande fête ? - Oui, car le seigneur marie deux de ses demoiselles. - Eh bien, donne-moi tes habits et prends les miens, car je veux aller demander l'aumône au château ».

Le mendiant, tout déguenillé, considérant les habits relativement luxueux de celui qu'il rencontrait, lui demandit : « Mais, monseigneur, vous voulez vous moquer de moi, bien sûr ?- Non, dit Jean de l'Ours, je ne me moque pas de toi ; Tiens, je vais me déshabiller en premier ». Et il donna aussitôt ses habits au mendiant qui, en voyant cela, ne refusa pas de lui céder les siens.

Tout en boitant, Jean de l'Ours poursuivit sa route vers le château. En y arrivant, il demanda à entrer dans la cuisine pour se reposer et y panser sa jambe. Mais les servantes et les valets voyant les haillons de ce malheureux, le repoussèrent en lui disant : « Revenez une autrefois car notre seigneur marie ses demoiselles aujourd'hui.- Ah ! Monseigneur marie ses demoiselles, je voudrais bien lui parler, moi ! - Ca n'se peut pas, lui répliqua-t-on, monseigneur est avec sa famille et ses invités, tout occupé de la fête, et il ne va pas quitter sa société pour s'entretenir avec vous. -Eh bien, dit le faux mendiant, conduisez-moi dans sa salle, parce que j'ai absolument besoin de lui parler.- Ca n'se peut pas ! lui fut-il répété encore. Comment voulez-vous qu'on vous présente à monseigneur en ce moment avec votre sale accoutrement et votre piteuse mine ? »

Jean de l'Ours, qui commençait à perdre patience, s'écria : «Ah ! vous ne voulez pas me recevoir au château ! Eh bien j'y entrerai malgré vous ! » Voyant son insistance et l'air menaçant qu'il venait de prendre, les serviteurs jugèrent prudent de prévenir leur maître et lui rapportèrent ce qui venait de se passer.

Le seigneur, étonné qu'un malheureux de cette espèce s'entêtât à lui parler, donna ordre de le faire entrer à la cuisine.

Jean de l'Ours alla s'asseoir au coin du feu, étendit, sur chacun de ses genoux, deux des mouchoirs qu'il avait pris aux demoiselles et fixa le troisième sur sa poitrine.

A ce moment, les trois demoiselles passèrent ; apercevant le mendiant, elles remarquèrent avec surprise les mouchoirs qu'il avait étalés devant lui. L'une d'elles dit à ses soeurs : « Ce doit être l'homme qui nous a tirées de la carrière, car je reconnais mon mouchoir sur sa poitrine ? » Celles-ci répondirent qu'elles reconnaissaient aussi les leurs. Les compagnons de Jean de l'Ours qui, à la suite des demoiselles, s'étaient introduits dans la cuisine, ressentirent un trouble immense et se dirent l'un à l'autre : Ce doit être lui ! pourtant il est impossible qu'il ait pu sortir du précipice.

Alors Jean de l'Ours, qui observait leur attitude, s'écria : « Je crois que vous me reconnaissez, vous autres. Vous savez qu'il nous avait été promis à tous les trois que nous épouserions les filles du seigneur si nous les délivrions de leur captivité. Vous savez que c'est moi seul qui ai pu tirer du vin dans le château abandonné, que c'est encore moi seul qui suis descendu dans la carrière pour délivrer ces demoiselles, car vous étiez incapable de les sauver ; sans moi, elles seraient encore prisonnières au fond du gouffre maudit. Jaloux de ma puissance, vous avez cru que je ne pourrais en sortir sans votre aide, et vous m'avez abandonné lâchement pour profiter seuls de la promesse qui nous a été faite à tous les trois. Me voilà, pourtant, et je viens à mon tour réclamer la récompense que je mérite. Tant pis pour vous, si ce que j'ai à dire à monseigneur le fait renoncer à vous accorder la faveur dont vous êtes indignes ! »

Le seigneur, qui depuis un instant était entré dans la cuisine, avait entendu tous les reproches que Jean de l'Ours adressait à ses compagnons. Il leur demanda si ce qu'il venait d'apprendre était vrai. Ceux-ci, remplis de confusion et ne sachant quoi répondre pour se justifier de leur crime à l'égard de celui qui avait délivré les demoiselles, ne purent contredire ses déclarations.

Alors le seigneur, irrité de l'odieuse conduite de ceux qui avaient été sur le point de devenir ses gendres, ordonna à ses serviteurs de les enchaîner et de les jeter dans la carrière, ce qui fut exécuté sans retard. Ayant fait revêtir Jean de l'Ours de magnifiques habits, il lui accorda la main de sa fille aînée. Quant aux deux autres demoiselles elles épousèrent de riches seigneurs des environs qui s'étaient empressés de leur faire la cour.


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