A. J. L. Canel
La farce, genre
vrai, s'il en fut jamais, — la farce, qui a enfanté Molière, — est comme
un fruit naturel du terroir français. On la retrouve dans une foule de
coutumes qui ont traversé le Moyen-Age ; elle brille surtout au
théâtre, aussi bien avant, comme après la Renaissance.
Longtemps la farce a vécu de personnalités. La basoche qui, pendant de
nombreuses années, en conserva le monopole, ne se faisait pas faute,
quand venait le grand jour du Mardi-Gras, de s'emparer de l'aventure
scandaleuse du moment, pour égayer la foule par de bonnes et dures
vérités qui passaient en franchise sous le manteau de la folie. Toute
circonstance qui appelait la répression par le ridicule, était saisie
au passage et jouée à l'impromptu par les impitoyables confrères. Les
farceurs de l'ancien théâtre s'accoutumèrent fort aisément à ne pas
agir d'une autre manière.
Pendant prés de trois siècles, du XIVe à la fin du XVIe les farces
dramatiques furent écrites en vers. Cette forme, qui se prêtait mal à
l'improvisation des épisodes additionnels inspirés par l'histoire du
jour, finit par tomber peu à peu en désuétude. Le public et les joueurs
de farces auraient trop perdu à manquer l'à-propos d'une malice : la
prose, plus commode à se plier à toutes les exigences, se trouva donc,
par la force des choses, substituée aux vers. Alors les comédiens,
conviés de plus en plus par la malignité publique à vivre de scandale
au jour le jour, durent être, en même temps, des improvisateurs, sinon
pour créer toujours des farces satiriques tout d'une pièce, au moins
pour faire entrer dans un cadre connu d'avance l'actualité propre à
solliciter le rire.
Les anciennes farces, remises en style plus accessible aux
intelligences de l'époque, celles qui furent importées d'Italie,
devinrent le canevas sur lequel se multiplièrent les broderies de
circonstance. Tout farceur intelligent n'eût donc pas, à cette époque,
seulement à rendre avec plus ou moins de supériorité les oeuvres des
écrivains dramatiques ; il dut encore, fort souvent, être lui-même un
peu auteur.
Valleran, Jodelet, Bruscambille, Turlupin, Gaultier Garguille et
Gros-Guillaume : voilà, au commencement du XVIIIe siècle, entre autres
comédiens, quelques-uns de ceux qui, sur les théâtres de Paris,
excellaient à redonner vigueur à la vieille tradition de la farce, en
la rajeunissant par l’interpolation quotidienne des faits de la
chronique scandaleuse. — Les deux derniers étaient Normands.
Gros-Guillaume et Gaultier Garguille ont eu leur légende, qui, au
reste, comprend aussi leur camarade Turlupin.
Ainsi, selon un mémoire manuscrit cité par les auteurs de l'
Histoire du Théâtre-François
(les frères Parfait), ils auraient été tous les trois garçons
boulangers, faubourg Saint-Laurent, à Paris. Sans étude, mais doués
d'esprit et d’imagination, les trois amis se mirent en tête de jouer la
comédie et de composer des pièces ou fragments comiques, « sur tout ce
qui pu leur venir en pensée, ce qu'on a appelé depuis turlupinades. »
Pour leurs débuts, ils allèrent louer un petit jeu de paume à la porte
Saint-Jacques, vers l'entrée du fossé, appelé de l'Estrapade, et avec
un théâtre portatif et des toiles de bateau pour leur servir de
décorations, ils auraient joué, depuis une heure jusqu'à deux, pour les
écoliers, et les soirs également, à raison de deux sous six deniers par
personne. On ajoute qu'après leur association avec les comédiens de
l'hôtel de Bourgogne, Gros-Guillaume ayant eu la hardiesse de
contrefaire un magistrat affecté d'un tic à la bouche, les trois amis
furent décrétés. Gaultier Garguille et Turlupin prirent la fuite ; mais
Gros-Guillaume, mis au cachot de la Conciergerie, éprouva un tel
saisissement, qu'à quelques temps de là il tomba malade et mourut. Ses
deux confrères ne devaient lui survivre que de quelques jours : la
douleur les emporta l'un et l'autre dans la même semaine...
Il y a dans tout cela bien peu de chose qui soit exact. Je vais
rétablir ici la vérité sur le compte de nos deux compatriotes, et, à
cet égard, je m'empresse de déclarer que je ferai largement mon profit
des documents recueillis sur eux par M. Edouard Fournier, dans son
introduction à la nouvelle édition des
Chansons de Gaultier Garguille.
« Encore que le vieux proverbe dit que de ce pays de Normandie il ne
vient point de meneurs d'ours ny de basteleurs, il est très vray
pourtant que j'en suis venu aussi bien que toy. »
Ces paroles, à l'adresse de Gros-Guillaume, sont attribuées à Gaultier
Garguille, dans la facétie intitulée :
Songe arrivé à un homme
d'importance (Paris, 1634). Ainsi il demeure constaté,
sans qu'il soit
besoin de chercher d'autres témoignages, que nos deux bouffons sont
originaires de la même province.
Au reste, comme on le reconnaît tout d'abord, Gros-Guillaume et
Gaultier Garguille sont deux surnoms de théâtre, et nous verrons
bientôt que
ceux qui les portaient en avaient encore adopté chacun un autre. — Le
vrai nom du premier était Robert Guérin ; celui du second, Hugues Guéru.
Robert Guérin naquit, je ne sais sur quel point de la terre normande,
vers l'année 1560, plutôt avant qu'après. — C'est à Caen, selon
Tallemant des Réaux, que Hugues Guéru reçut le jour, et sa naissance paraît pouvoir
être fixée, avec assez de certitude, à l'année 1573.
Selon Sauvai (
Antiquités
de Paris), Robert Guérin « commença
à monter sur le théâtre dès qu'il commença à parler. » En supposant
cette assertion fondée, on serait assez naturellement conduit à penser
qu'il dut faire ses premiers essais en Normandie. L'auteur du
Testament de
Gros-Guillaume, facétie datée de 1634, donne à ce
farceur la qualification d'
autheur
de la resjouissance publique depuis
quarante ans. S'il n'y a rien à rabattre de ce dire,
Gros-Guillaume
aurait été connu à Paris dès la fin du XVIe siècle. — Mais que signifie
cette qualification elle-même ? Elle indique, suivant M. Fournier,
qu'il dirigea, pendant cette longue période, la
réjouissance publique
du carnaval, — c'est-à-dire, sans doute, ces représentations aux
Halles, dans lesquelles nous le verrons figurer tout à l'heure. Or, là
se trouvaient les derniers restes des
Enfants sans souci,
« qui tentaient l'impossible pour se soutenir au théâtre des
Halles, » rapporte un manuscrit du temps, cité dans l’
Histoire des
Marionnettes, par M. Magnin. Cette circonstance
n'indiquerait-elle pas
que Gros-Guillaume, avant d'être devenu exclusivement comédien, avait
fait partie de la bande joyeuse de ces mêmes Enfants sans
souci? Rien n'empêcherait de croire alors qu'il eût exercé sa
profession de boulanger pendant les longues intermittences des
représentations de là confrérie.
Quoi qu'il en soit, vers 1610, Gros-Guillaume était définitivement
enrôlé parmi les comédiens de Paris, ainsi que l'indique une gravure de
ce temps, qui représente la farce du
Marié et où il figure avec
Turlupin, et il faisait alors partie de la troupe de l'hôtel d'Argent,
vieille maison située rue de la Verrerie, au coin de celle de la
Potterie. A la même époque, il prenait également part aux
représentations de circonstance, rappelées ci-dessus, qui se donnaient
aux Halles sur des tréteaux.
Ce serait trop peu dire, au reste, que de faire remonter seulement à
l'année 1610 la participation de Gros-Guillaume aux jeux scéniques
offerts quotidiennement à la population parisienne. Avant cette date,
sa renommée était déjà si bien établie, qu'il était du nombre des
comédiens que Henri IV mandait souvent au Louvre. Plus qu'aucun autre
même, il avait, comme s'exprime M. Fournier, le privilège d'amuser le
roi, qui « se donnait le plaisir de lui faire mettre en farce les
ridicules de caractère, d'allure ou de langage, des seigneurs qui se
trouvaient là. Ainsi rien ne le divertissait plus que de lui voir jouer
les façons gasconnes du maréchal de Roquelaure. Il faisait bon voir
alors ce plaisant borgne, feignant de se fâcher, lutter de comique avec
l'acteur qui le singeait sur la scène. »
A cette occasion, je ne puis omettre de rapporter ici une anecdote où
figurent Gros-Guillaume et cet important personnage. « Une fois, dit
Tallemant, le roi tenoit celui-ci entre ses jambes, tandis qu'il
faisoit jouer à l'autre la farce du
Gentilhomme gascon. A tout bout
de champ, pour divertir son maître, le maréchal faisoit semblant de
vouloir se lever pour aller battre Gros-Guillaume, et Gros-Guillaume
disoit :
Cousin, ne bous faschez. — Il arriva qu'après la mort du
roi, les comédiens, n'osant jouer à Paris, tant tout le monde y étoit
dans la consternation, s'en allèrent dans les provinces, et enfin à
Bordeaux. Le maréchal y étoit lieutenant de roi ; il falloit demander
permission :
Je vous la donne, leur dit-il,
à la condition que vous
jouerez la farce du Gentilhomme gascon. Ils crurent qu'on les roueroit
de coups de baston au sortir de là ; ils voulurent faire des excuses :
Jouez, jouez seulement, leur dit-il. Le maréchal y alla ; mais le
souvenir d'un si bon maître lui causa une telle douleur, qu’il fut
contraint de sortir tout en larmes, dès le commencement do la farce. »
Dans le temps où Gros-Guillaume était déjà en possession de la faveur
d'Henri IV, il est douteux que Gaultier Garguille figurât parmi les
comédiens de Paris.
Les frères Parfait ont dit qu'il
débuta, à Paris, dans la troupe du
Marais, en 1598. Ce n'est pas l'opinion de M. Fournier : « A mon avis, dit-il,
si Gaultier Garguille, qui mourut à la fin de 1633, joua, comme le dit
Sauval (
Antiquités de Paris), pendant plus de quarante ans, ce ne fut
certainement pas dans cette ville qu'il passa tout ce temps et qu’il
fit surtout ses premiers essais. Il dut même, selon moi, n'y arriver
qu'assez tard. — Comme Bruscambille, qui fut longtemps comédien à
Toulouse avant de se faire connaître à l'hôtel de Bourgogne, et, plus
tard, sur le théâtre du Marais, il fit, j'en suis certain, de longues
caravanes en province. En 1610, Bruscambille était arrivé déjà rue
Mauconseil, puisqu'il fit et récita le prologue de la tragédie de
Phalante, qui y fut représentée alors ; mais je ne répondrais pas
qu'à cette même époque Gaultier Garguille se trouvât de même à Paris. —
Nous connaissons soit le texte, soit la gravure de quelques-unes des
farces qui furent jouées de 1610 à 1617, et notre bouffon n'y figure
pas... Si Gaultier Garguille eût déjà joué à Paris du temps de Henri
IV, nul doute qu'il n'eût été mandé au Louvre avec Gros-Guillaume, car
il était aussi plaisant que lui dans les rôles dont le roi s'amusait le
plus. Mais, je le répète, il devait alors jouer en province, sans doute
même à Rouen, comme tendrait à le prouver la dédicace que lui fit de
ses
Regrets facétieux.... le sieur Thomassin, qui était, en 1632,
comédien en cette ville. L'hommage qu'il adresse ainsi à Gaultier
Garguillo me semble le souvenir confraternel d'un pauvre diable de
farceur resté en province, à son ancien camarade devenu célèbre à
Paris. (1) »
Suivant le même écrivain, ce n'est qu'en 1619 que la présence de
Gaultier Garguille est constatée à Paris. « L'
Espadon satyrique, publié cette
année-là, dit-il, est le premier livre qui parle de lui, et c'est à
l'hôtel de Bourgogne qu'il nous le fait voir, non point encore avec
Gros-Guillaume et Turlupin, qui jouaient alors à l'hôtel d'Argent, mais
avec Vautray, Valeran, Bruscambille. » Nous ajouterons que
l’
Advis du Gros-Guillaume, publié la même année, nous montre
également Gaultier Garguille à Paris — Mais nous dirons en plus que la
présence de notre farceur dans cette ville doit être antérieure à cette
date.
En 1618, il y était déjà très connu. J'en cite pour preuve une
publication de cette même année : les
Prédictions de Bruscambille, —
facétie en tête de laquelle on a placé un
Avis de Gaultier Garguille
au lecteur, et dont le texte, dés la première page, mentionne, sur la
même ligne, le même acteur, Gros-Guillaume et Turlupin. A Paris,
aurait-on fait un pareil honneur à un bouffon de province, ou à peine
débarqué de sa province ?
Quatre ans plus tard, par une de ces voltes-faces si ordinaires encore
aujourd'hui parmi les gens de théâtre, Gaultier Garguille a quitté
l'hôtel de Bourgogne pour l'hôtel d'Argent (2) ; mais désormais, quand il changera
encore de théâtre, ce sera en compagnie de Turlupin et de
Gros-Guillaume. Une ferme amitié, qui fait leur éloge à tous les trois,
les tiendra invariablement unis à l'avenir.
A peine la nouvelle association était-elle formée, qu'une plainte fut
portée contre les trois confrères devant le cardinal de Richelieu.
Quels étaient les plaignants ? Des rivaux jaloux, les comédiens de
l'hôtel de Bourgogne, dit l'auteur d'un Mémoire peu sûr, cité par les
frères Parfait ; mais, selon M. Fournier, ce devaient être bien plutôt
les confrères de la Passion, avec lesquels ces mêmes comédiens de
l'hôtel de Bourgogne étaient depuis longtemps en querelle au sujet
d'une redevance de trois livres tournois que ces privilégiés fainéants
prétendaient pouvoir exiger d'eux par chaque représentation.
Nous n'adoptons pas la rectification proposée par M. Fournier. Sans
doute, le Mémoire cité par les frères Parfait est
peu sûr en général
; mais nous croyons qu'il est exact lorsqu'il attribue la plainte, dont
il vient d'être parlé, aux comédiens de l'hôtel de Bourgogne. Un
document contemporain nous paraît pleinement justifier notre opinion :
nous voulons parler du
Rêve arrivé à un homme d'importance, — facétie
imprimée en 1634, et dans laquelle on nous montre Gaultier Garguille
léguant une part de sa malédiction « aux anciens maistres de
l'hostel de Bourgogne, qui, lui fait-on dire, nous ont suscité des
procès. »
Ces procès, qui pouvaient être préjudiciables aux trois associés,
tournèrent, au contraire, à leur plus grand avantage. Richelieu, dont
la curiosité avait été excitée par les clameurs de leurs rivaux, eut le
désir de les entendre. Les bouffons de l'hôtel d'Argent furent donc mandés prés de
lui, au Palais-Royal, pour lui donner un échantillon de leur
savoir-faire, sur un théâtre dressé dans une alcôve.
Gaultier Garguille excellait dans une farce où il ne tarissait pas en
imprécations contre les servantes et leurs nombreux défauts, contre
leur malpropreté surtout. Les siennes, disait-il, se peignaient
toujours sur la marmite ; aussi n'était-il pas surpris de trouver des
cheveux dans sa soupe. — « Oh bien ! lui répondait Turlupin, celle que je vous ai promise est le
phénix des servantes ; vous ne trouverez plus de cheveux dans la soupe
: elle se coiffe toujours à la cave. »
Nos farceurs jouèrent-ils cette farce devant l'éminence ? Il y a
quelque probabilité. Ce que l'on peut regarder comme certain, c'est
qu'ils la régalèrent d'une autre farce dans laquelle Turlupin
remplissait le rôle du mari et Gros-Guillaume celui de la femme. Le
premier, un sabre à la main, remportait contre la commère, — toujours
menaçant de lui couper la tête ;
Scène d’une heure, et des plus
comiques, et qui se terminait ainsi :
T
URLUPIN : « Vous êtes une masque. Je n'ai point de compte à
vous rendre ; il faut que je vous tue.... »
G
ROS-GUILLAUME. « Eh ! mon cher mari, je vous demande la vie ;
je vous en conjure par cette soupe aux choux que je vous fis manger
hier, et que vous trouvâtes si bonne. »
A ces mots, le mari se rend, et laissant tomber son sabre : « Ah ! la
carogne, disait-il, elle m'a pris par mon faible ! La graisse m'en fige
encore sur le coeur!... »
Les trois amis se surpassèrent sur le théâtre improvisé, et le
cardinal, qui pourtant était parfois assez difficile à égayer,
pensa
mourir de rire de leurs charges plaisantes, et, en même temps, fort
souvent saugrenues. Nos bouffons l'ayant amusé, il voulut leur en tenir
compte. Il fit donc venir les principaux de la troupe de l'hôtel de
Bourgogne, leur dit que leurs spectacles étaient d'un ennui mortel
auprès de celui que lui avaient donné ces farceurs, et leur ordonna de
se les adjoindre au plus vite. Selon M. Fournier, cette façon
d'expliquer l'arrivée définitive de Gros-Guillaume, de Gaultier
Garguille et de Turlupin à l'hôtel de Bourgogne, quoique basée sur un
récit d'assez frêle autorité, paraît assez invraisemblable. Aussi
l’
admet-il assez volontiers. Nous n'avons, de notre côté, aucun motif
pour ne pas l'accepter sans réserve.
« Le retour de Gaultier Garguille, ajoute M. Fournier, et l'arrivée de
ses deux compères furent une bonne fortune pour l'hôtel de Bourgogne.
Ils y éclipsèrent les comédiens italiens, dont les représentations
alternaient sur ce théâtre avec celle de la troupe française. —
Saint-Amant, entre autres adieux, prête celui-ci à Maillet, son
poète
crotté :
Adieu, bel hôtel de Bourgogne,
Où, d'une joviale trogne,
Gaultier, Guillaume et Turlupin
Font la figue au plaisant Scapin...
— Or, c'est à Gaultier Garguille surtout que cet avantage était dû. Son
rival de l'autre troupe ne pouvait lui-même s'empêcher de rendre
hommage à son mérite.
Scapin, célèbre acteur italien, disoit, écrit
Tallemant,
qu'on ne pouvait trouver un meilleur comédien. »
Si la reine, comme Italienne, tenait pour les farceurs italiens, elle
ne parvint jamais, sur ce chef, à imposer sa préférence à Louis XIII.
Le roi, — ainsi que son principal ministre, — appréciait la supériorité
de leurs concurrents et celles de ces bonnes farces françaises, que son
père avait tant aimées et dont les trois confrères savaient tirer si
bien parti. Le plus souvent, les comédiens se rendaient au Louvre, mais
quelquefois Louis XIII allait à leur théâtre et toujours il y prenait
le plus vif plaisir. La faveur royale eût été, à elle seule, en ce
temps, une garantie de succès ; avec leur talent en plus, il était
impossible qu'ils ne parvinssent pas à se maintenir dans les bonnes
grâces du public. Louis XIII, il est vrai, se scandalisait quelquefois
de leurs joyeusetés un peu crues. « La pièce étoit belle, disait-il un
jour, — ainsi que le rapporte le Père Coton, — si les comédiens
n'eussent rien dit de sale. » Mais alors il n'y avait peut-être, en
France, que l'oreille du roi qui fût aussi délicate, et personne
n'était disposé à prendre ombrage pour des mots, quels qu'ils fussent.
Ce n'est pas seulement Scapin qui proclama les talents de Gaultier
Garguille. Plusieurs de ses contemporains en ont fait le plus brillant éloge. Dans
les
Révélations de l'ombre de Gaultier Garguille à Gros-Guillaume, on
prête à celui-ci les paroles suivantes : « Est-ce toi, illustre
Gaultier Garguille, qui as esté autrefois la merveille des comédiens de
la France,lequel, par de naïves et admirables actions, tu t'es fait
admirer par les plus excellens esprits, et de plus as eu la faveur
d'estre aimé du plus grand prince du monde ? » — L'auteur de
la
Rencontre de Gaultier Garguille avec Tabarin met dans la bouche de
Caron ces paroles adressées à notre farceur: « Va, je te pardonne ; tu
as assez de mérite pour obtenir cette faveur. Et quand ce ne serait que
pour ton beau, judicieux et naïf esprit, tu as eu l'honneur de donner
du contentement au plus grand roi du monde, tu n'as garde que tu ne
sois favorisé partout. » — Le
Songe arrivé à un homme d’importance
n'est pas moins laudatif. Voici comment l'auteur fait parler Gaultier
Garguille lui-même : « Je suis cet imparangonable Gauthier Garguif, la
fleur de l'hostel de Bourgogne, l'honneur du théâtre et le bon père des
bonnes chansons. Tu sauras que la Normandie m'enfanta entre la poire et
le fromage ; qu'en ceste année les pommes vinrent en telle abondance,
qu'il y eut double automne et qu'on n'appréhendoit pas moins qu'un
déluge de cidre. On vit, en plusieurs endroits, rire des pierres, des
arbres, des citrouilles et des hommes qui n'avoient ri de plus de
quarante ans. Ce qui fut interprété par Nostradamus, qui vivoit pour
lors, que ma naissance seroit la mort de la mélancolie et la production
d'un homme qui auroit un souverain remède contre le mal de rate... » Et
plus loin : « Crois-moy que ce n'est pas comme aux
Ménechmes de
Plaute, où il y a deux semblables ; car la nature n'a pu faire qu'un
Gauthier Garguille depuis que le monde est monde... »
La postérité a confirmé ces éloges. Les frères Parfait, dans leur
Histoire du Théâtre-Français ; — Gouriet, dans ses
Personnages
célèbres de rues de Paris ; Boucher d'Argis, dans ses
Variétés
historiques, — le présentent comme une des gloires de la farce.
Tous les écrivains de l'époque qui ont parlé de Gros-Guillaume sont
également d'accord pour faire son éloge comme joueur de farces : «
Gros-Guillaume, écrit Tallemant, autrefois ne disoit quasy rien ; mais
il disoit les choses nayfvement, et avoit une figure si plaisante,
qu'on ne pouvoit s'empescher de rire en le voyant. »
Selon l'auteur du
Rêve arrivé à un homme d'importance, et celui des
Révélations de l'ombre de Gaultier Garguille, — Gros-Guillaume s'est
rendu parfait dans son art, — et, « sa physionomie seule vaut mieux,
sans parler, que toutes les farces et comédies » des autres.
Le
Testament de Gaultier Garguille recommande à Gros-Guillaume de «
garder tousjours sa naïfveté risible et son inimitable galimatias. »
C'est principalement dans le
Testament qui porte son propre nom que
son éloge est le plus développé : « Il donne son authentique charge et
pouvoir absolu de faire rire à celui, de la troupe royale, qui aura le
plus d'esprit à imiter ses rencontres et naïves extravagances, pour
faire espanouir les rates opilées, à force de rire — Et afin que tous
ses confrères ne s'offensent pas de ce qu'il a plus légué aux autres
qu'à eux, il leur donne, tant en général qu'en particulier, son esprit,
sa ravissante mine, tous ses gestes et sa belle disposition. »
A l'influence hilariante de sa
ravissante mine, il convient d'ajouter
encore l'avantage qu'il savait tirer de sa grosseur peu ordinaire, soit
dans les rôles de femme qu'il jouait quelquefois, soit dans les rôles
de vieillard qu'il partageait avec Gaultier Garguille.
« Il étoit si gras, si ventru, dit Sauval, que les satyriques de son
temps disoient qu'il marchoit longtemps après son ventre. » Le
Rêve
arrivé à un homme d'importance signale, à son tour, « que sa graisse
estoit cause qu'on accusoit la nature de prodigalité en sa génération,
et que les meilleurs médecins de la Faculté l'avoient censé et réputé
immeuble. »
Le costume qui lui était ordinaire avait été combiné de façon à
exagérer encore sa rotondité naturelle. « Suivant les estampes du
temps, disent les frères Parfait, Gros-Guillaume avoit la tête couverte
d'une calle ou barrette ronde (3), avec une mentonnière de peau de
mouton, une culotte rayée, de gros souliers gris, noués d'une touffe de
laine. Il étbit enveloppé dans un sac plein de laine, lié au haut de
ses cuisses. » De son côté, sur le même sujet, Sauval s'exprime ainsi :
« Jamais il ne paroissoit à la farce qu'il ne fût garrotté de deux
ceintures : l'une liée au-dessous du nombril, et l'autre prés des
tétons, qui le mettoient en tel état qu'on l'eût pris pour un tonneau
depuis les pieds jusqu'à la teste, ou estre tout ventre. »
Nous ne croyons pas que ce costume, « bariolé à la façon des Suisses de
François Ier, » ait été le seul employé dans la farce par
Gros-Guillaume. Lorsque, dans son prétendu
Testament, « il donne sa
casaque volante au plus homme de bien de meusnier qui soit hors des
portes de Paris, afin que tous les vents qui ont autrefois soufflé dans
son haut-de-chausses s'aillent rendre aux ailes de son moulin pour en
faire un mouvement perpétuel, » — n'est-il pas évident que cette
désignation ne peut s'appliquer au sac à double ceinture ? Il
paraîtrait donc à propos, pour compléter l'inventaire de sa garde-robe
de théâtre, d'ajouter que, dans certains rôles, Gros-Guillaume se
montrait, sur la scène, vêtu d'une blouse flottante en toile blanche,
comme Tabarin l'était alors et comme le furent traditionnellement,
depuis, maints bateleurs de la foire.
*
* *
Au XVIe siècle, les joueurs de farce avaient l'habitude de se couvrir
le visage de farine. Dans la troupe de l'hôtel de Bourgogne, tandis que
les autres comédiens, Turlupin et Gaultier Garguille, portaient le
masque, Gros-Guillaume, lui, n'employait que le fard sans apprêt de la
bouffonnerie.
C'était le fariné,
comme l'appelle Tallemant. — « Il ne portoit point de masque, dit aussi
Sauval, mais se couvrait le visage de farine, et
ménagoit cette farine de sorte qu'en remuant seulement un peu les
lèvres, il blanchissoit tout d'un coup ceux qui lui parloient. »
En toutes choses, Gaultier Garguille faisait contraste avec
Gros-Guillaume. « Il étoit extrêmement souple, dit Boucher d'Argis, et
toutes les parties de son corps lui obéissoient, de sorte qu'on
l'auroit pris pour
une vraie marionnette. Il étoit très maigre, les jambes longues,
droites,
menues et, avec cela, un très gros visage, qu'il couvroit ordinairement
d'un
masque, avec une barbe pointue. Il portoit sur la tête une
calotte noire et
plate, et à ses pieds des escarpins noirs ; les manches de son
pourpoint étoient de
frise rouge, et le pourpoint et ses chausses de frise noire. »
Ce portrait est complété, ainsi qu'il suit, par le même auteur, d'après
une estampe du livre, intitulé
Regrets facétieux....., du sieur Thomassin
: « Son habit étoit très simple, portant des pantoufles au lieu de
souliers, et
un bâton à la main, une espèce de bonnet fourré et plat sur la tête,
sans cravatte, ni col de chemise qui parût, une camisole qui descendoit
jusqu'à mi-cuisse, la culotte étroite, qui venoit joindre aux bas,
au-dessous du genouil, une ceinture de laquelle pendoit une gibecière
et un gros
poignard, qui paroissoit être de bois, passé dans la même ceinture. Le
corps de
l'habit étoit noir, les manches rouges, les boutons et les boutonnières
rouges
sur le noir, et noires sur le rouge. »
En se reportant au portrait de Gaultier-Garguille, gravé par Rousselet,
d'après Grég. Huret, dit encore Boucher d'Argis, on voit que « sa
ceinture est chargée d'une gibecière et d'une écritoire, sans couteau.
Il a un
masque avec moustaches, sans barbe, et les cheveux plats et courts,
arrondis
autour de la tête. » — Et plus loin : « Gaultier Garguille faisoit
d'ordinaire
le maître d'école (c'étoit son rôle favori), quelquefois le savant avec
un
livre de chansons de sa façon qu'il débitoit, et quelquefois le maître
de la
maison. Aussi nous le représente-t-on avec un livre à la main ou avec
un bâton, mais toujours avec une écritoire au côté... et une perruque
de plumes de poule, coupées ras des oreilles. »
Ces divers détails ne concordent pas tous exactement entre eux ; mais
cela ne prouve qu'une chose : c'est que la tenue de notre farceur
subissait quelques modifications, selon l'exigence de son rôle.
«
Il n'y avoit rien dans sa parole, dans sa démarche, ni dans son action
qui ne fût ridicule (ajoute le même auteur), et toute sa personne ainsi
fagottée sembloit être faite exprès pour un vrai farceur ; enfin tout
faisoit rire en lui. Aussi jamais homme de sa profession n'a été plus
naïf et plus
naturel. Mais s'il ravissoit quand Turlupin et Gros-Guillaume le
secondoient, — lorsqu'il venoit à chanter seul, quoique la chanson et
l'air fussent
fort mauvais pour l'ordinaire, c'étoit encore toute autre
chose : il se
surpassoit lui-même. Sa posture, ses gestes, ses accents, ses tons,
tout étoit si
burlesque et si plaisant, que bien des gens n'alloient à l'hôtel de
Bourgogne que pour l'entendre, de sorte que la chanson de Gaultier
Garguille avoit passé en proverbe.
«
Cet homme si ridicule dans la farce ne laissoit pas pourtant déjouer
des personnages de roi dans les pièces sérieuses, avec applaudissement.
Quand il étoit masqué et qu'il avoit une robe pour couvrir la
défectuosité de ses jambes, c'étoit un homme à remplir quelque rôle que
ce fût. »
Tels étaient, au théâtre, Robert Guérin et Hugues Guéru : le premier,
dans la farce, sous le nom de Gros-Guillaume, et, dans les pièces
sérieuses, sous celui de La Fleur ; le second, alternativement dans les
mêmes
genres, sous les noms de Gaultier Garguille et de Fléchelles. Car
cumulant les emplois, selon l'usage de ce temps, ils s'étaient aussi
conformés à la
coutume de ne pas s'en tenir à une seule appellation de théâtre.
On sait ce qu'était alors la vie des comédiens : vie sans souci au jour
le jour ; — vie pour ainsi dire de communauté, pour ce qui concernait
les rapports avec les femmes de la même troupe, et quelquefois avec
celles d'une autre. Mais, tout en vivant sur le commun, Turlupin,
Gros-Guillaume et Gaultier Garguille n'avaient pas amené de
contingent féminin, soit à l'hôtel d'Argent, soit à l'hôtel de
Bourgogne. Ils y étaient entrés «
sans femme, disant qu'ils n'en vouloient point, parce qu'elles les
désuniroient. » (Les frères Parfait.)
Partout, il est vrai, on montre Gaultier Garguille en scène avec sa femme Perrine, et la presse nous a mémo transmis
la farce de la querelle de
Gaultier Garguille et de Perrine sa femme, avec la sentence de séparation entre
eux rendue
; mais ce n'est là qu'un nom de personnage scénique, et nous
savons, en outre, que ce rôle de Perrine était joué par un acteur
déguisé en
femme. Quoi qu'il en soit, si nos trois farceurs, pour maintenir plus
sûrement
la bonne harmonie entre eux, ne s'étaient point associé de femmes sur
le théâtre, ils n'avaient pas, pour cela, renoncé aux charmes de la vie
de famille. Ainsi, Gaultier Garguille s'était marié vers l'année 1623.
Il
avait épousé la fille d'une autre célébrité comique: Tabarin, valet du
charlatan Mondor.
A cette époque, maints charlatans s'adjoignaient des farceurs, qui
contribuaient puissamment à attirer la foule, et, avec ce renfort, ils
arrivaient parfois à la fortune : témoin ce Denis Lescot qui se vantait
d'avoir
gagné cinquante mille écus en dix ans. Grâce à Tabarin, beaucoup plus
plaisant que son maître, Mondor et son valet faisaient également de
fort bonnes affaires. Il paraîtrait même, d'après les
Oeuvres de ce dernier, ainsi
que le dit M. Fournier, « que tous les jeux de l'hôtel de Bourgogne avaient
grand peine à lutter de profit et de succès avec leurs parades. »
«
Gaultier Garguille, continue le même auteur, n'agit donc pas en
Normand maladroit, quand il parvint à se faire donner en mariage la
fille de Tabarin. — II devait avoir au moins cinquante ans lors de
cette
union... La fille au contraire devait être jeune ; celui qu'elle
épousait aurait
même pu volontiers passer pour son père, Tabarin et lui étant d'âge à
peu
près égal. D'un autre côté, la dot était, j'en réponds, très sortable :
Tabarin, qui, quatre ans environ après, devait se trouver assez riche
pour s'en
aller trancher du gentilhomme campagnard, et l'on sait à quel prix !
(4)
n'avait pu que doter assez grassement sa fille... Encore une fois, ce
mariage
ne fut pas marché de dupe pour notre Hugues Guéru, et il fallut, pour
que
Tabarin y consentit, ou que le farceur apportât lui-même une grosse
fortune gagnée sous son masque de Gaultier Garguille, ou que du moins
son titre de comédien de la troupe royale lui fût compté pour beaucoup,
et lui
valût presque un titre de noblesse aux yeux de l'histrion de Mondor. »
Hugues Guéru fut un bon et honnête mari, qui se conduisit
règlement, comme dit Tallemant des Réaux, — et qui aima chastement sa femme, comme ajoute le livret :
Songe arrivé à un homme d'importance.
Il eut
soin de tenir celle-ci éloignée du théâtre, — et pour cause. L'air du
lieu
et son âge, à lui, auraient pu lui porter malheur. » II voulut garder
sa femme pour lui seul, dit M. Fournier, et j'aime à croire qu'il y
parvint. En
somme, il mena douce et bonne vie dans son logis de la rue
Pavée-Saint-Sauveur, et, quand venaient les beaux jours, dans la petite
maison à
colombier qu'il avait achetée à deux pas de la porte Montmartre. »
Sa vie était celle d'un bon bourgeois, et, en même temps, celle d'un
comédien qui aime son art. Selon Tallemant des Réaux, « il étudioit son
métier assez souvent, et il arrivoit quelquefois que, comme un homme de
qualité qui l'affectionnoit, l'envoyoit prier à dîner, il répondoit
qu'il
étudioit. » — « Hors du théâtre, ajoute Sauval, — à son visage, à sa
parole, à sa démarche, à son habit, on l'eût pris pour un homme de la
dernière
grossièreté. Dans le commerce de ses amis, il étoit agréable, et son
entretien était fort amusant. »
La vie privée de Robert Guérin s'offre-t-elle à nous sous un aspect
aussi favorable? Il faut bien le dire, Sauval nous donne une esquisse
peu
avantageuse de ses habitudes et de son caractère: « Ce fut toujours un
gros ivrogne, dit-il ; avec les honnêtes gens, une âme basse et
rampante. Son entretien étoit grossier, et pour être de belle humeur,
il falloit
qu'il grenouillât ou bût chopine avec son compère le savetier dans
quelque cabaret borgne. Il n'aima jamais qu'en bas lieu, et se maria en
vieux pécheur à
une fille asssez belle et déjà âgée. » Mais nous croyons que ce
portrait
n'est pas d'une exactitude incontestable.
Sans doute, il aimait le vin et la bonne chère ; il paraîtrait toutefois
que si, à l'occasion, il lui arrivait d'abuser du premier, c'était encore
dans de certaines limites. Voyez, en effet, comment s'exprime à son égard
l'auteur anonyme du
Testament de Gaultier Garguille :
« Pour le bon et gros
Guillaume, y est-il dit, quoique son aage le doive estonner, il vivra
comme il a de coustume, c'est-à-dire qu'il n'espargnera point les bons
vins ni les bonnes viandes, et qu'il se servira du baston, si les
jambes lui
manquent...» C'est aussi après avoir
bien souppé, la veille des Rois, aux
Trois-Maillets, cabaret voisin de l'hôtel de Bourgogne, qu'on lui prête le
Songe arrivé
à un homme d'importance.... De pareils traits accusent un bon vivant bien
plutôt qu'un ivrogne.
Quant à la grossièreté de son langage, c'est à son temps et non pas à
lui qu'il conviendrait de la reprocher. —Serait-ce avec plus de
justice qu'il a été accusé de bassesse ? Aucun écrit contemporain ne le
donne à penser, et, sur ce chef, sa mémoire est assez bien défendue par
l'invariable amitié d'Hugues Guéru, dont le caractère et la conduite
ont toujours été cités comme honorables.
Comme M. Fournier en fait très justement la remarque, la façon de vivre
modeste et décente de ce dernier, — Gaultier Garguille, —
contraste d'une manière assez remarquable avec les belles choses qu'il
débitait sur le théâtre, non moins lestement que les autres comédiens
de son
époque. Et ce n'était pas seulement dans les farces qu'il se donnait
libre
carrière, c'était encore, et plus particulièrement peut-être, dans ses
chansons
qui furent son triomphe et auxquelles il doit surtout, grâce à la
typographie, la perpétuité de sa renommée.
L'usage de chanter des couplets à la fin du spectacle datait du
Moyen-Age. Au commencement du XVII siècle, il était plus pratiqué que
jamais ; mais le succès en ce genre ne put être disputé à Gaultier
Garguille. « Sa chanson fit époque, dit M. Fournier; elle fut un
des traits saillants
d'un règne qui vit en même temps fleurir la société des Précieuses, et
qui,
je ne sais comment, trouva moyen d'accommoder tout cela ensemble. »
Le style et l'esprit des chansons de Gaultier Garguille étaient tout l'opposé du style et de l'esprit des Précieuses.
Notez pourtant que toutes
ces belles choses, que nous ne pouvons pas dire, se chantaient en public, et que ce public, c'était
tout le monde.
— Sauval ne le dit-il pas ? Personne ne résistait à l'envie d'entendre
Gaultier Garguille. « Soyez-donc sûrs, — comme M. Fournier a bien raison de
l'affirmer, — que ces jeunes gens de la noblesse qui étaient assis tout à l'heure
aux deux bouts du théâtre, sur des chaises de paille,
n'ont point
quitté leur place, ou que s'ils en sont descendus, c'est afin de se
mêler à la
valetaille du parterre et de pouvoir ainsi rire plus à l'aise. Je ne
sais trop même si, au fond de quelque loge grillée, car il en existait
déjà, vous ne
surprendriez pas quelque belle dame, qui, en écoutant ces franches
grivoiseries, sans apprêt, mais non sans épices, se délasse du jargon
qui
naguères lui a tant affadi le coeur et l'esprit dans quelques-unes de
ces ruelles
de
Précieuses dont la célébrité commence. »
Le recueil de Gaultier Garguille, tel que nous l'avons, est loin de
reproduire toutes les chansons mises en vogue par ce farceur. Quand lui
vint la pensée de le livrer à la presse, il éprouva quelques scrupules,
et il supprima un certain nombre de pièces : de celles, bien entendu,
où la gaillardise prenait des allures par trop désordonnées. Malgré
tout,
cependant, — les indications ci-dessus suffisent pour le faire
pressentir, — son livre conserve encore un assez grand nombre de
libertés grandes. Aussi est-ce avec toute raison que M. Fournier s'est exprimé ainsi :
«
Vous voyez qu'en ce temps-là l'on ne craignait pas d'aller écouter
publiquement ce qu'aujourd'hui l'on oserait tout au plus lire en
cachette. Et cependant Gaultier Garguille y a mis de la modération ; il
est prude sans qu'il y paraisse. Il chantait bien d'autres choses,
vraiment,
devant son parterre ébahi, mais non indigné ! Par exemple, c'est
d'Assoucy qui l'assure, vous auriez pu lui entendre chanter la chanson :
Baisez-moi, Julienne ; —
Jean-Julien, je ne puis....
Mais fi de ces ordures ! Il a fait un choix, et dans le sens honnête,
n'allez pas vous y tromper. S'il a même publié son petit volume, c'est afin
qu'on ne lui prélat point ce qu'il ne daigne plus reconnaître après l'avoir
chanté. Il a peut-être eu des complaisances pour le public qui l'écoute, soit ;
mais devant celui qui va le lire, il veut garder le décorum. D'ailleurs, il
craint les attributions malveillantes : on pourrait mettre sur son compte
d'autres chansons plus dissolues, et cela le désole ; il le confesse dans le
privilège de son recueil, et un secrétaire du roi a contresigné sa confession. »
Pour le fond et pour la forme, la chanson de Gaultier Garguille ne
peut, comme oeuvre littéraire, avoir de grandes prétentions. Elle n'a
jamais valu quelque chose que par la façon dont elle était chantée.
Quelques pièces, cependant, méritent que l'on fasse une exception en
leur faveur, notamment la suivante, qui, du reste, est la meilleure du
receuil :
Que l'amour est rigoureux!
Qu'il assortit mal ses flammes !
Quand j'estois jeune amoureux,
Il me fit haïr des dames.
Ores il m'offre des fillettes,
Quand j'ai passé soixante ans ,
Mais c'est donner des noisettes
A ceux qui n'ont plus de dents.....
En somme, nous le répétons, comme auteur, Hugues Guéru n'a pas ajouté
un nouveau fleuron à la couronne littéraire de la Normandie. Est-il
bien certain, d'ailleurs, qu'il faille lui attribuer la paternité des
chansons qu'il a lui-même publiées sous son nom ?
M. Fournier semblerait tout d'abord résoudre négativement la question,
et, pour cela, il se fonde exclusivement sur ce que plusieurs pièces du
recueil ne sont pas de Hugues Guéru. Ainsi la XIVe (
Je demanday à la vieille) était déjà connue du temps de François Ier ; la XXIe (
Pour un
festin qui m'agrée) est antérieure à la prise de la Rochelle ; la XLe (
Belle,
quand te lasseras-tu) paraît avoir pour auteur François Malherbe...
Cette interpolation, selon nous, prouverait uniquement que Guéru
regardait aussi comme siennes les chansons auxquelles il avait donné ou
rendu la vogue. D'ailleurs, M. Fournier n'affirme pas : dans son
opinion,
ici Gaultier Garguille ne fut guère autre chose que chanteur.
Il va
même plus loin ; dans une note de la page 31, il écrit: « Gaultier
Garguille ne chantait pas seulement ce qu'il avait fait, mais il
puisait dans le fond populaire. » Au reste, — et ceci peut servir à
justifier notre auteur du soupçon de plagiat que l'on voudrait faire
peser sur lui, — « la chanson alors naissait d'elle-même en
France, et une fois qu'elle était née, et que chacun l'avait chantée,
qui.donc était sûr de ne l'avoir pas faite
? »
Quoi qu'il en soit, le recueil des chansons de Gaultier Garguille eut
trois éditions en quelques années. Si cette circonstance ne prouve rien
en faveur du mérite de l'oeuvre, c'est du moins un indice que celle-ci
répondait à un besoin de l'époque.
Selon quelques écrivains, notamment Boucher d'Argis et les frères
Parfait, Hugues Guéru ne se serait pas borné à composer des chansons ;
il serait encore l'auteur des sept prologues qui se trouvent à la suite
des
Regrets facétieux... du sieur Thomassin.
Mais cette opinion nous
paraît mal fondée. Hugues Guéru n'a rien à réclamer dans l'oeuvre du
comédien de Rouen que l'honneur de la dédicace qui lui est adressée.
Quant aux
prologues, laissons-les à Thomassin. Aussi bien c'est, avant tout, par
son talent hors ligne pour faire valoir soit la farce, soit la chanson,
soit les
pièces sérieuses, qu'il s'est acquis la renommée.
Ajoutons, au reste, que, pour le rôle que la nature lui avait jusqu'à
un certain point assigné, il était venu à propos dans ce monde et qu'il
le quitta de même. Turlupin, Gros-Guillaume et Gaultier Garguille avec
leurs farces, — celui-ci en outre avec ses chansons, — furent longtemps
« comme une sorte d'opposition permanente de la vieille gaieté
française contre le faux goût prétentieux et lourd qui envahit le
théâtre avec les tragi-comédies, et le monde avec les Précieuses. »
Mais si les trois confrères parvinrent, tant que dura leur association,
à maintenir les droits de ce bienheureux rire,
qui est le propre de
l'homme, ainsi que le dit Rabelais, — quand la mort vint les désunir (la mort
seule le pouvait), il fallut bien vite reconnaître que l'un des côtés de la
balance allait définitivement enlever l'autre. « Eux partis, plus de
contrepoids, dit M. Fournier ; adieu le rire, vive la grimace ! Le champ est libre
aux simagrées. Pour en finir avec elles, il faudra que nous attendions
Molière. »
Ce fut Gaultier Garguille qui mourut le premier. « Dans les registres
manuscrits de la paroisse de Saint-Sauveur, dit Piganiol de La Force,
son convoi est marqué au 10 décembre 1633. »
A cette époque, Gros-Quillaume était accablé d'atroces souffrances
physiques ; mais il dut, malgré tout, continuer de fréquenter le théâtre.
«
Une chose en lui bien surprenante, dit Sauval, est que quelquefois sur
le point d'entrer en scène avec sa belle humeur ordinaire, la
gravelle et la pierre dont il étoit souvent tourmenté, le venoient
attaquer, et
si cruellement qu'il en pleuroit de douleur ; nonobstant il falloit
qu'il
jouât son rôle. En cet état néanmoins, qui le croiroit ! le visage
baigné de larmes et sa contenance si triste donnoient autant de
divertissement que s'il n'eût point senti de mal. »
A ces tortures se joignoient fréquemment celles de la goutte. « Avec de
si grands maux dont il est mort, ajoute Sauval, il a vécu près de
quatre-vingts ans, sans être taillé. »
Si l'on ne s'est pas trompé en affirmant que Gros-Guillaume était monté
sur le théâtre dès qu'il avait commencé à parler, jamais carrière de
comédien ne fut mieux remplie que la sienne. En effet, on pourrait
presque dire qu'en digne soldat de la scène, il expira héroïquement sur
le champ de bataille. D'après une note de l'abbé de Marsy sur Rabelais (
Prologue du livre IV),
la veille de sa mort, il parut encore, déjà
presque agonisant, sur le théâtre. Cet amour du métier, ou plutôt, ce
dévouement à ses camarades (nous ne voulons pas dire cette nécessité de
la gêne où il se trouvait) fournit à l'acteur, chargé de la chanson
après la farce, l'occasion de lui offrir un dernier témoignage de
sympathie. Ce comédien choisit des couplets dont le refrain se
terminait ainsi :
Hélas ! Guillaume,
Te lairas-tu mourir ?
Un
public français ne pouvait rester impassible devant la manifestation de
pareils sentiments, qui étaient aussi les siens. Croyons donc que,
lui aussi, il paya chaleureusement sa vieille dette au pauvre malade,
et
que, pour celui qui avait provoqué tant de fou rire pendant sa vie,
tout ne
fut pas amertume à son heure suprême.
Comme l'indique la date de la pièce intitulée le
Testament de Gros-Guillaume,
notre bouffon mourut en 1634, peu de temps après Gaultier Garguille. Ce
ne fut pas, au reste, dans les premiers mois de cette année, « puisque,
dit M. Fournier, la pièce ayant pour titre: l'
Ouverture des
jours gras. 1634, in-12, ne le donne pas encore pour trépassé. »
C'est Turlupin qui mourut le dernier des trois amis, — en 1637, selon
tonte apparence ; mais pendant ces trois années de survivance, à peine
son nom est-il prononcé. — Ainsi, allégoriquement, le touchant mensonge
de la légende que nous avons rapportée devenait une vérité : les trois
inséparables avaient été frappés la même semaine...; on aurait pu dire
le même jour.
Parmi les pièces facétieuses auxquelles avait donné lieu la mort de Gaultier Garguille, il en est une (
Songe arrivé à un homme d'importance)
qui fait dire par celui-ci à Gros-Guillaume : « Adieu, je te recommande
surtout ma chère femme que j'ay si aimée ; prends-en le soin, et
demeures toujours avec elle en mesme logis et en mesme chambre, s'il se
peut sans scandale ; fais cas de son amitié...et ne troubles pas de tes
pleurs le repos de mes cendres, prenant pour consolation qu'après tout,
ce monde, en gros et en détail, n'est qu'une vraye comédie... »
De cette citation, on peut induire qu'après la mort de Guéru, sa veuve
se retira d'abord chez Gros-Guillaume. Un peu plus tard, elle quitta
Paris pour la Normandie, où probablement le défunt avait acquis quelque
bien, et « où sa bonne fortune, comme disent les frères Parfait, la fit
aimer d'un gentilhomme qui l'épousa ; « — mariage qu'
un Normand, M. Ph. de Chennevière, a pris pour sujet d'une
nouvelle charmante, qui fait
partie des
Historiettes baguenaudières.
Quant à Gros-Guillaume, il ne laissa après lui qu'un bien maigre
héritage, matériellement parlant. Sa fille, en effet, fut obligée de se faire
comédienne, et elle devint la femme de La Thuillerie, acteur de l'hôtel de
Bourgogne.
*
* *
BIBLIOGRAPHIE.
Les
Chansons
de Gaultier Garguille ne sont pas indifférentes aux bibliophiles. C'est
ce qui nous engage à consacrer quelques notes aux éditions diverses qui
en ont été données.
La première que l'on connaisse est la suivante :
Les chansons de Gaultier Garguille.
A Paris, chez François Targa, 1632,
in-12.
Les chansons sont précédées d'une dédicace
Aux curieux qui chérissent la scène française
; elle est signée : « L'effectif Gaultier Garguille, qui
vous baise tout ce qui se peut baiser sans préjudice de l'odorat. »
—Viennent
ensuite un sonnet de l'auteur sur ses chansons, — une approbation
burlesque, signée Turlupin et Gros-Guillaume, — des stances à l'auteur
sur ses chansons, — enfin le privilège du roi.
Nous trouvons à rappeler ensuite :
Les chansons de Gaultier Garguille. IIIe édition,
à Paris, chez F.
Turga, 1636, in-12.
La désignation
IIIe édition ne serait-elle pas une erreur ? Le fait est
qu'on n'en connaît pas d'édition qui soit antérieure à 1632, ou qui ait paru
entre cette date et l'année 1636.
Nouvelles chansons de Gaultier Garguille,
à Paris, chez Jean Promé,
1642.
Quoiqu'on dise le titre, cette édition est en tout semblable aux
précédentes, si ce n'est qu'on n'y retrouve pas le privilège, expiré en 1641.
Les chansons de Gaultier Garguille. Nouvelle édition, suivant la copie
imprimée à Paris en 1731 (
lisez 1631, ou plutôt 1632).
A Londres, 1658 (
lisez
1758); pet. in-12, avec portrait.
Les pièces préliminaires sont à leur place, sauf l'approbation
burlesque qui est rejetée à la fin du volume. — Un bel exemplaire peut
se payer
25 fr.
Chansons de Gaultier Garguille. Nouvelle édition, suivie de pièces
relatives à ce farceur, avec une introduction et notes par Edouard Fournier.
Paris, imp. E. Thunot et Cie ; libr. P. Janet ; 1858, 1 vol. petit in-8 de CXII et 256 pp.
Ce volume auquel l'introduction et les notes de l'éditeur, ainsi que
les pièces ajoutées, donnent une valeur réelle, fait partie de la
Bibliothèque elzevirienne.
Chansons folastres et récréatives de Gaultier Garguille, comédien
ordinaire de l'hostel de Bourgogne, nouvellement reveues, corrigées et
augmentées oultre les précédentes impressions.
Paris, 1858, 1 vol. in-16.
Ce petit volume est orné d'un portrait en pied de l'auteur, dans son costume de farce.
Pour
que ce paragraphe bibliographique fût complet, il conviendrait d'y
porter l'indication des écrits divers qui sont facétieusement attribués
à Gaultier Garguille aussi bien qu'à Gros-Guillaume, et, en même temps,
de ceux qui les concernent. Cette addition ne serait peut-être pas sans
intérêt pour quelques amateurs ; mais notre travail est déjà trop
développé sans doute, et, pour ne pas abuser davantage de la patience
du plus grand
nombre des lecteurs, il n'est pas hors de propos, croyons-nous, de nous
abstenir de ces nouveaux détails.
A. CANEL.
Notes :
(1) M. Fournier dit encore ailleurs: « C'était l'usage des comédiens de
s'en aller en province, sitôt que, pour n'importe quelle cause, le
succès chômait un peu dans la grande ville. Ils gagnaient d'abord Rouen
de préférence (Chapuseau, le
Théâtre franc., p. 189.)... Peut-être
est-ce dans une de ces courses que Hugues Guéru, dit Gaultier
Garguille, fut ainsi enrôlé par des comédiens de Paris. »
(2) En cette même année 1622, Gaultier Garguille paraît avoir joué
aussi à la place de l’Isle-du-Palais (la place Dauphine). C'est du
moins ce que semble indiquer la
Sentence par corps... contre l'auteur
des
Caquets de l'accouchée, où l'on fait dire à notre farceur : « Sur
la requeste faitte en nostre audience de l'Isle-du-Palais. »
(3) Elle était de couleur rouge. « Il donne son scientifique et
authentique bonnet rouge aux esprits malades, afin de les faire revenir
en leur bon sens. » (
Testam. De Gros-Guillaume).
(4) Les nobles, ses voisins, jaloux de sa fortune qui l'égalait à eux,
l'assassinèrent dans une dispute pour affaire de chasse.