CAMPION, Robert (1865-1939) :  Les Clos de Jadis : Tableaux des mœurs normandes.- Paris : Éditions Montaigne, 1926.-213-[4] f. de pl. : couv. ill. ; 19 cm.- (Collection des lettrés ; 6).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.VI. 2015)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : n.c.). Illustrations de Léon Ruffé (1864-1927).


LES CLOS DE JADIS
(TABLEAUX DE MŒURS NORMANDES)

PAR

Robert CAMPION

Les Clos de Jadis (1926)

~ * ~

A
MES AMIS
Le Poète Fernand Fleuret
et Jean Maillart-Norbert
Gentilhomme-Verrier,
ce petit voirre ouvré d’azur par
dehors à images, entre
flascons, biberons
et aiguières
de l’ouvrage
de Damas,
comme il est dit dans
l’inventaire de Louis d’Anjou

I

LE MANOIR


LE CLOS NEUVILLE

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme….
VERLAINE.


Le chemin rural qui mène au clos des Neuville ouvre sa charrière sur la route unie et claire de Fervacques, au lieudit de la Forge. Ce chemin est creusé dans le coteau. Les pluies l’ont raviné, le balancement des hautes cimes a dégradé ses talus, le gel a provoqué l’éboulis de ses sables. Il est devenu profond, et sa pente est rude, si rude qu’on n’y monte qu’à « bêtes de somme » qui s’y reprennent par trois fois pour gagner le clos.

Autrefois, ce chemin, aux arêtes rocheuses, était l’unique raccourci qui joignait la vallée de la Touques à sa sœur jumelle, la vallée de l’Orbiquet. Il franchissait le haut plateau au carrefour des Quatre-Maillots, point où quatre communes se touchent pour s’épandre au versant opposé.

Dans de vieux actes, où il est fait mention d’obligations rurales, les riverains devaient fournir des bourrées pour combler ses fondrières, mais les générations avaient passé sans adoucir son échine, si bien que, lassés, les paysans s’en détournèrent pour prendre une voie nouvelle et qu’ils laissèrent croître dans le sentier ingrat la ronce envahissante, la viorne et l’églantier brutal. Dès lors, dans ses parties hautes du plateau, l’eau stagna, les bêtes puantes creusèrent ses rebords, et toutes les herbes d’ombre l’accaparèrent si pleinement qu’on ne le désigna plus, dans le canton, que comme le « chemin perdu ».

Aujourd’hui encore, en dépit de l’impôt des prestataires, qui ne s’applique que dans le court espace de sa montée à la ferme Neuville, il y faut, pour rouler un charretis à vide, l’effort de deux chevaux en flèche, pousser à hue, tirer à dia, et jurer d’ahan jusqu’au sommet, où les bêtes arrivent boiteuses et le charretier damné.

C’est par ce chemin qu’ont passé mes grands et arrière-grands-pères ; ceux-ci habillés d’habits marron et de hauts-de-chausses ; ceux-là plus modernes, vêtus de blouses à fins liserés et coiffés du chapeau « castor ».

Par là s’en est allée ma bisaïeule, ornée du haut bonnet normand, jupe fleurie, fichu croisé. Et tous ont dévalé du clos avec leur monture sellée de velours rouge, garnie de pompons chatoyants.

La pierre énorme émergeant du talus n’est que le marche-pied de ces vieux cavaliers.


Une barrière à claire-voie donne accès dans le clos.

La maison regarde l’Orient. Elle est rayée de colombages, garnie d’espaliers. On l’aperçoit à travers les bâtons penchés des pommiers, protégée par un immense poirier.

A la vieille maison normande, habillée de rosiers et de vignes, coiffée de paille vétuste, mon père avait ajouté une aile, à deux étages, dont les toits pointus se voyaient de la route et donnaient à l’ensemble une physionomie cossue et gaie.

Le jardin est encadré de néfliers. Entre deux bouquets d’épines rouges, la porte, surmontée d’un auvent, s’ouvre sur les iris en bordure du puits où s’égouttent les channes à lait.

Du balcon de bois de la partie moderne, on domine la vallée qui s’allonge, lumineuse et verte, vers le sud, gagne les lointains violets de Fervacques.

Dans la robe mouillée de ses aulnes, de ses peupliers, la vallée s’étale, voluptueuse, aux rives de son ruisseau d’argent, coulée miroitante, où se réfléchit le jeu des nuages. Eparpillés, les bœufs font de petites taches brunes. Et l’œil averti discerne Fervacques, son clocher, le bourg ramassé autour de son château.

Alentour, les fermes épandent leurs innombrables pommiers. Il y en a jusqu’à la ligne du ciel, où qu’on se tourne. Leurs touffes arrondies, emmêlées, tassées dans la perspective, forment une forêt murale, moussue et grisaille. Aucuns semblent s’en être détachés et sont descendus dans l’herbe des prés, jusqu’à la rivière ; d’autres, tourmentés par le vent, enjambent les labours, se heurtent, trébuchent au bord d’un chemin creux.

Le chaume a gardé son caractère.

Dans la cuisine, une dinanderie tient tout le mur. Elle se compose de bassinoires à trèfles, de trépieds et de réchauds à tripes. Au vaisselier, les étains ventrus reçoivent les rayons blancs du dehors.

Près de la porte est accrochée une petite glace dont le mercure a coulé. C’est le miroir commun. Chacun s’y mire au départ, les hommes en se baissant, les enfants en montant sur une chaise. Il est à hauteur du visage de la servante.

L’âtre a ses deux chenets et sa crémaillère. La tablette est si haute que nos gens, debout, la touchent à peine du front. Un fusil barre la hotte, des pièces de carême dépassent le linteau, et, sur les retours du chambranle, sont alignés les almanachs, un Code, une ordonnance de Louis XIV « sur le Fait des Eaux et Forêts ».

On accède dans les nouvelles pièces par deux marches. Une armoire sculptée, un baromètre doré de style Louis XVI, une horloge à boîtier, huit chaises à coquilles et un canapé de paille composent l’ameublement de la salle à manger.

Aux murs, des gravures coloriées relatent les aventures galantes d’Estelle et de Némorin, le naufrage de Zélie dans le désert. Zélie est vêtue d’une robe à crinoline, elle est gantée de mitaines. Une lithographie représente saint Just. On lit : « Saint Just, protégez toujours contre les douleurs ceux qui auront votre portrait dans leur maison. » Cette image est dédiée spécialement aux pélerins qui font le voyage à Fervacques.

Deux autres cadres rappellent le berceau du Petit Prince Impérial et la remise des clefs de la ville de Nice à Napoléon III. « Sire, dit le Maire, j’ai l’honneur de vous offrir ces clefs, symbole de liens indissolubles qui attachent la ville de Nice à votre Auguste personne et à votre dynastie. »


D’habitude, Mme Neuville se tient dans la cuisine, près de la fenêtre, à une petite table vieillotte qui lui sert de vide-poche.

On fait alors grand bruit dans la maison. Le va-et-vient des femmes en sabots, le choc des channes, le parler gras des patoisants emplissent la pièce de sonorités diverses. Catherine commande le déjeuner à coups de conque marine. A son appel, qui effare les coqs, Hélie entre suivi de Harel ; tous deux frappent le seuil de leurs chaussures : « Serviteur ! la compagnie ! » Hélie se range au bas bout de la table. Avec une extrême lenteur, il coupe le pain qu’il dispose en pyramides, de la pointe de son couteau.

Harel, le pichet sur la cuisse, se verse à boire.


PICHETS DE PRE D’AUGE

                    Les images qu’on haïrait pour maladroites
                    Avec leur gaucherie populaire et précise,
                    Si l’on n’avait la foi du temps des almanachs…
                            Fernand FLEURET.

Hélie ! Harel ! deux noms, deux joies, deux faïences peintes du bas-bout de la table.

Ces deux figures, l’une triste, l’autre gaie, portent le poids léger de mes souvenirs heureux. Dans le recul des ans – ce lointain où se figent les formes, où les yeux retrouvés nous regardent fixement – ces deux serviteurs sont les cariatides du grand âtre de pierre que le temps a disjoint.

Hélie est un résigné. Il marche le front bas. L’usage de la faulx a courbé son échine.

Ayant eu, dans sa jeunesse, une épaule démise, il se remue d’une pièce. – « Manquablement  qu’on n’li avait point r’mise, car ed’pis, disait-il, in’pouvait l’ver san bras pu haut que l’coupiau d’sa tête. » De fait, Hélie ne lève le bras que pour s’essuyer le front, ne dresse la tête que pour interroger les nuages, chercher l’orient.

Je le vois, au jardin, en gilet gris-perle, de petits anneaux d’or aux oreilles ; il est pieds nus dans ses sabots et sa chemise est roulée aux coudes. Ici, il fait partie des grands carrés de choux et de rosiers qui attirent la multitude ailée. Les papillons, ces petites flammes dansantes, s’éloignent à peine de son rateau. « Ils ont entre les yeux, observe Hélie, comme un ressort de montre », et, quand la brise incline leurs ailes jointes : « Ça tangue ! dit-il, y a du vent dans les voiles ! ». Il ne délaisse l’arrosoir que pour la faulx.

Plein de croyances vulgaires, Hélie prétend que le curé de Prètreville arrête court le feu des incendies, que le père Louis guérit les entorses au moyen de signes en croix sur la foulure…  – «  Manquablement que ces gens-là savaient les mots ! »… Il affirme avec simplicité que les œufs de nos coqs de bassecour, couvés par des crapauds, produisent des basilics domestiques.

A l’encontre de Harel, qui est rieur et buveur, Hélie est sobre, il a le respect des traditions, la crainte des riches. Madame Neuville est sa « maîtresse ». S’il lui arrive de l’interrompre : « Pardon… excuse… si j’vous corromps la parole ! ».

D’une humeur égale, il reçoit au jardin la bonne et la mauvaise saison ; d’un même pas il va de ses semis de printemps à ses crassanes de l’automne. Au surplus, Hélie est de son temps, et, à l’heure de la méridienne, il consulte l’almanach qui prédit la pluie, le cours des astres, les cataclysmes et les aurores boréales.

Faune souriant, de la lumière aux cils, Harel est un nez énorme qu’encadrent de courts favoris blonds, un nez bruyant sur une bouche gourmande, vaste, lippue, retroussée aux coins. Velu de l’oreille au talon, Harel se tient arqué à la manière des chèvre-pieds. Il est plein de volubilité et chante à l’église.

Il avait été tisserand, mais les inventions modernes avaient ruiné son industrie. Par goût de labeur aisé, il s’était fixé dans le clos des Neuville et s’y était consolé de la décadence de son art dans la dégustation des jus et l’exercice de sa fonction de chantre. Harel connaît la note et retient le latin.

De toutes les corvées, il donne la main à Catherine pour les gros ouvrages de laiterie et ne laisse la maison que pour l’église. Mais, quoique dignitaire aux offices, il est simple et gai dans le domestique. Si la pluie le tient à l’abri des granges, c’est que le chantre redoute l’enrouement.

Harel part à l’aurore, son barillet de cidre à l’épaule, et, dans son carnier, un pot de grès qui contient son déjeuner froid.

Il est, aux prés, l’entrain des équipes, une lame large et grasse ; il couche à terre l’ondin dans un joli balancement du buste, et connaît les plantes mystérieuses qui donnent le mordant aux pierres. C’est d’un geste rituel qu’il aiguise sa faulx.

Dans ses pauses, Harel s’assied sur un fagot ; le rieur interpelle les faneuses, narre une aventure grivoise, mime son curé, les bonnes gens-types de la contrée. Le barillet penché : « Astra Bibit, déclame-t-il, l’astre boit ; et terra bibit, la terre boit ; quare non biberemus ? Pourquoi ne boirions-nous pas ? »

Et Harel, buvant à intervalles réguliers, voit l’écoulement du temps au niveau de son barillet. Sondant le cidre d’une tige d’herbe : « Il est cinq heures au brin mouillé, observe-t-il ».

Harel doit à l’abondance des tables augeronnes l’habitude des repas qui durent, à la variété des crus, une sensualité affinée qui lui permet, les yeux fermés, de distinguer la meilleure eau-de-vie du pays, de dire son âge. Il préfère au beurre de côteau, le beurre ambre pâle de la vallée, exempt de plantes nuisibles, et il explique pourquoi l’aloyau rôti au feu de pommier dépasse en saveur tous les autres. Enfin, Harel a le secret des salmis, des compotes saoulantes, où le cidre pur se réduit en sirop caramélisé, un peu âcre, qu’on met en pot pour l’hiver.

- C’est une bouche délicate, dit Hélie.

Ses gaietés sont brusques, ses déconvenues toujours les mêmes.

Un soir, Catherine mit hardiment le feu à cet homme velu qui se séchait le torse à l’âtre.

Un jour de lessive, il tomba dans la mare avec un veau qu’il avait coiffé d’un linge mouillé. – Catherine, vous souvient-il de la navrance de ses traits ? des cent baisers que vous reçûtes pour l’avoir enduit de la suie d’une andouille dépendue ?

Cependant, vers la Noël, lorsque le gel durcit la terre, Harel descend dans sa cave, où son métier de bois démodé l’attend. Dans le silence des jours agonisants, le glissement de la navette s’entend au creux de la vallée. Herla, herla !... herla herla !..., Harel tisse ! soupirent les gens, i va tomber d’la neige !...


Pour gagner la maison du garde, je franchis le ruisseau de la ferme sur une passerelle de bois. A cet endroit, le courant s’évase, forme un abreuvoir où, l’été, les vaches, à l’ombre des aulnes, se protègent des mouches bourdonnantes.

Je ne passe jamais ce ravin sans revoir un geste de mon père : il épuise une fosse et lance sur le rebord la truite tachetée qu’il prend à la main. Son image m’accompagne par delà l’échalier, où, chez le garde, mon approche fait aboyer les chiens et s’éparpiller les poules aux écuelles. Lazare Duhamel est ici sur sa terre.

La porte de sa cuisine s’ouvre entre deux espaliers. La poutre, au plafond, est décorée de fusils, de pattes de chevreuils, de collets, de pièces à conviction ; un tire-botte dépasse le bas de l’armoire à linge.

Je trouve rarement Duhamel à son âtre. Un coup de fusil entendu, le garde se chausse, prend le vent et part. Il a, dans sa haie, utilisé le tronc d’un frêne pour dominer la plaine. De là, il voit à une demi-lieue le braconnier dans les taillis. Il pratique alors les raccourcis, surgit brusquement. Sa violence est soudaine : « C’est vous qui avez tiré !... » s’écrie-t-il, en saisissant l’arme de l’homme.

Dans la contrée, entre gens de bien, on le choisit pour arbitre. Qu’il s’agisse de la limitation d’un champ, d’une haie émondée avant terme : « Y a-t-il un écrit ? » interroge-t-il. Duhamel unit à sa fonction de garde une intelligence et une activité redoutables.

Il est d’une taille moyenne, large et droit. Un collier de barbe blanche arrondit son visage exigu d’où saille un nez mince et aquilin, où luisent deux yeux gris d’acier en perpétuel mouvement. Cet ensemble de traits lui donne la physionomie du chat-huant. Il est chauve et reste couvert à la table de ses maîtres.

Neuville et lui avaient greffé la plupart des pommiers de la ferme. Depuis, il était resté l’homme de confiance de Mme Neuville. Elle appréciait son sens aigu de la propriété. Tous deux avaient une même tendresse pour la terre, le même appétit de s’étendre, la même âpreté dans la défense de leurs droits.

Ils avaient pour les jeunes arbres une même sollicitude ; la même colère les animait contre le vent et la grêle, contre les oiseaux lourds qui brisaient les pousses de l’année. Tandis que Duhamel nettoyait la branche chancreuse, Mme Neuville arquait sur les jeunes greffes de petits perchoirs d’osier.

J’accompagne Duhamel aux pêcheries de ses gardes, au bois, aux garennes, où qu’il aille.

Nous entreprenons les sentiers peu fréquentés, écartant les scions pour pénétrer. Il me nomme les essences toxiques des lisières : l’if, la bourdaine ; m’apprend que la vallée humide s’enorgueillit des aulnes et des peupliers géants : le peuplier blanc à feuilles argentées, le peuplier noir, le peuplier-tremble, le peuplier d’Italie et le peuplier de Virginie. Tous croissaient rapidement. Il me dit que le manche de la faulx se prend dans le bois léger du saule, celui du fouet dans la tige verte des houx ; que l’acacia sert au charronnage ; qu’on cercle les futailles avec le mérisier. Il m’explique que le sol aride convient aux pins et aux chênes ; mais l’orme est son arbre de prédilection. Selon lui, l’orme laisse croître l’herbe grasse à son ombre ; il ne craint pas la foudre, il est l’arbre des riches et des beaux domaines.

Au reste, les arbres étaient doués de sensibilité et de chaleur, ils ne pouvaient vivre qu’à la pleine lumière, leurs vaisseaux séveux correspondaient à nos artères ; à court de sève ils étaient frappés de stérilité, et, par un phénomène inconnu, leurs tiges tendaient constamment à s’élever vers le ciel. Enfin, ils croissaient debout et ne rampaient pas.

A la traverse des clos, nous nous arrêtons au pied de vieux pommiers dont le cœur est mort. Ceux-là avaient vu la Révolution !... Ils donnaient des fruits menus pleins de saveur amère.

Il m’initie à la flore de la haie.

La haie franchie, le chemin n’est pour le garde que le promenoir des convoitises. Parce qu’elle est habitée, nous la côtoyons à pas feutrés : surpris à l’abri du vent, le merle, dans un vol droit, fuit devant nous ; le geai criard s’éparpille des troncs chevelus ; nous devinons le nid sous la grappe odorante d’un sycomore. Aussi, comme le garde « marche la clôture », l’interroge !... Comme il la sonde de son bâton ferré !... Avec quelle attentive prudence il en ramène le collet tendu, le lambeau d’étoffe retenu à la brèche ; comme il identifie l’escalade !...

Au surplus, la clôture est la limite, elle constitue la défense domaniale. Et selon que la haie comprend plus ou moins d’essences, Duhamel prétend qu’elle indique plus ou moins d’aisance : il juge le maître à l’entretien de sa clôture : « Mauvaise haie, méchant fermier !... »

C’est avec une joie débordante que je vais au devant du garde. Le voici ! Le canon débronzé de son arme dépasse sa casquette ; il tient une laitice, un lapereau. Dans la fraîcheur du matin il sent la fleur de ronce, le mucus du ravin. – Bonjour, Duhamel ! Bonjour !... – Serviteur… m’sieu Robert !


Duhamel a son ennemi, un ennemi sûr dont la rencontre, à l’angle des granges, fige soudain les pas du garde. Dominique !... A sa vue loqueteuse, la main de Duhamel se hausse à la bretelle du fusil.

Leur haine est ancienne. Elle eut pour origine une passion âpre : la chasse !

Jadis, tandis que Duhamel, par destination fonctionnelle, accaparait, pour son agrément et celui de ses maîtres, les chasses sur autrui, Dominique, pauvre de biens et bon fusil, se voyait refuser jusqu’aux passages sur les clos giboyeux. A telle fin qu’en peu d’années, le gueux n’eut pour battue que son courtil et un lopin de labour que, par dépit, il ensemençait de sarrazin pour attirer les perdrix. Réduit à ce peu d’espace, Dominique, devenu amer, empiéta sur son voisin ; d’abord de la portée de son fusil, puis descendit au ravin, gagna la plaine et braconna avant dans le soir. Pris aux garennes, Dominique paya ; repris au bois, il fut déféré à des juges terriens qui le mirent en prison. Il eût été pendu sous Louis, Duhamel le démontrait. Ordonnances royales en main.

Les prises de Dominique par Duhamel eurent un caractère de grande violence : le braconnier reçut du plomb, le garde fut réprimandé.

Un incident comi-tragique exacerba leur ressentiment : un soir sans lune que Duhamel revenait de ses garennes, il fut saisi par des hommes d’ombre, qui, sans éclat, l’enfournèrent à mi-corps dans un trou de blaireau. Pour que le garde ne pût se dégager à reculons, les bandits plantèrent entre ses jambes un bout de lisse déclôturée, de telle sorte que le garde, dans l’impossibilité de se retourner, devait mourir envoûté et quasi cloué dans le sable.

On le retrouva défait après huit heures de recherches.

On enquêta. Dominique avait-il soudoyé des braconniers de la ville ? L’enquête trébucha au premier alibi, s’anémia, s’éteignit faute de preuves.

Dominique braconna trente ans, jusqu’à ce que, vaincu par l’âge, presque sans yeux, il eût vendu son peu de terre à fonds perdus, sa poire à poudre et son méchant fusil.

Hélie, témoin timide, raconte à la chandelle que les rieurs furent parfois du côté du braconnier :

- La terre du gueux faisait face à la cour manable du garde. Quand le vent en était, ils entendaient l’un et l’autre l’éclat de leurs voix ; à ciel clair leurs coqs, piétant aux prés, se voyaient et se répondaient. – « Manquablement qu’les jours où chassaient les riverains de Dominique, cettui-ci rompait les chiens, fusillait l’gibier à la passée !... »

De sa maison aussi, Dominique épiait la rentrée du garde. Dès qu’il l’apercevait au coin de sa porte, pan ! pan !... Dominique tirait sur un lièvre empaillé qu’il avait placé dans un sillon. Au coup de fusil, Duhamel arrêté net, pénétrait du regard la perspective… Alors, sûr d’être aperçu, soulevant haut sa peau empaillée, dans une télégraphie furieuse, l’insulte au dessus du vallon, Dominique agonisait Lazare : « Tiens, mauvais Lazare ! Un lieuvre que tu ne tueras point ! »


Les jours ont passé. Chez Dominique toute flamme est éteinte, hormis sa rancune. Coiffé d’un bonnet de couleur, vêtu de hardes innommables, sur l’épaule un bissac, il erre par les chemins étroits ; il repose au carrefour, où il fait son feu ; dans le passage des clos, il s’écarte du sentier, traîne son pas oblique sous les arbres fruitiers ; il ramasse ce qu’il trouve : un outil, une chaîne. On le tolère à cause de son grand âge. Il vient offrir chez Madame Neuville des églantiers, des oignons de dahlias et de tulipes, des graines potagères. – « Boujou la Maîtresse… J’vas vous dire… »

Et Dominique dit qu’au grand dam de ses maîtres, Duhamel a coupé l’arbre de leurs lisières, trouvé là, de tous temps, le chevron de ses toitures, la douve de ses futailles. Il répand que Duhamel a séduit la femme d’Auber, dont il fut le serviteur, et qu’il a épousé – pour égarer les soupçons – la jeune servante de la maison : – « Faut que j’vous dise qu’Auber mort, l’mauvais Lazare devint fermier, qu’il fit tester, à bout d’intrigues, la veuve d’Auber à son profit. Ha, ha ! Faut j’vous dise la vérité ! » Et Dominique ricane. Il insinue que la veuve n’est pas morte d’un chaud et froid, pris à l’affût, mais d’un cordial criminel versé par Lazare, « un soir qu’la vieille n’pouvait pus crachi ni se retourner sur son traversin ». Ha ! ha ! Lazare avait dépêché la veuve vers les pommiers du cimetière, et elle était partie entre quatre planches avec, aux lèvres, le secret d’une eau-de-vie nouvelle.

Dominique donne des détails. Il tient des héritiers déçus que, peu avant la fin de la veuve Auber, Duhamel avait soulevé les globes de la cheminée et retiré de dessous les bijoux et les dentelles. La petite nièce de Mme Auber, venue trop tard, n’avait trouvé dans l’armoire qu’un schall d’indienne, le testament en faveur de Duhamel, et, sous les globes qu’un bouquet de mariée, des coquillages et quelques bibelots en verre soufflé. – « Mon Dieu ! concluait Dominique, je ne vous demande pas de biens, mettez mé seulement auprès d’ceux qui en ont. »

La gravité de ces calomnies fondait au souvenir des déconvenues de Dominique. Il ne rencontrait que des auditeurs méfiants que les questions d’intérêt rendaient silencieux et prudents. La rancune du gueux était trop amère. Aucuns avaient pitié, une pitié sans compassion. Entre eux, les paysans riaient de ses chutes successives qui l’avaient meurtri, déclassé. On lui avait connu un attelage bizarre : deux haridelles hâves, arquées, qu’il louait aux jours de presse et nourrissait le long des talus. Ces pauvres bêtes sans souffle, sans jarret, rencontrées à genoux dans les montées, avaient symbolisé sa détresse, excité la raillerie des méchants. Leur piteux assemblage en flèche, leur peu d’entente à partir d’un même trait les faisaient désigner sous les noms de Tonnerre et d’Eclair : « Quand l’éclair part, disait-on, l’Tonnerre tombe toujours ! »

Duhamel est mon ami.

Les Clos de Jadis (1926)

ORDINAIRE DES DIMANCHES


Avril chante un lai à la terre normande. Le soleil se lève dans un ciel rose, fluide, rayé très bas de brumes allongées, aux contours cramoisis. Une poudre dorée est tombée sur les cimes et les bois du levant, et, peu à peu, les brumes glissent derrière l’horizon. Par degrés le rose se fond, passe à la lumière intense, se perd dans le bleu radieux des matins clairs.

Les grands poiriers fleuris blanchissent les clos. Un coq défie son rival lointain. La grive aux lisières, le merle dans la haie, le pinson près du seuil, sifflent, chantent, pressés, ardents, grisés de sève, et la mésange, au cri métallique et suraigu, de-ci, de-là, volète, tourne au bout des branches dont elle fait tomber les fleurs, l’insouciante !

La joie est dans l’air. C’est dimanche !


Le pot à tripes en main, Harel, rasé de frais, cravaté de soie verte, revient de Fervacques. Sa blouse, finement plissée, laisse voir un gilet de velours noir broché de petites palmes rouges. Son sourire large ride ses tempes, met en valeur son nez puissant.

- Me v’là ! » dit-il en posant le pot sur la table. Le sourire du sylvain est pour Catherine qui déploie à la flambée de l’âtre le linge frais des dimanches. Et avant que la servante ait pu l’éviter, Harel l’a saisie et embrassée parce qu’il lui veut donner l’étrenne de sa barbe. Catherine se dégage à coups de poing et Mme Neuville, que le bruit attire, survient la canne haute : « Harel ! Voulez-vous aller chanter vot’messe !

- C’est Catherine qui a commencé ! déclare Harel. Il jure sur les Evangiles que Hélie en est témoin.

Hélie, une petite lueur friande dans les yeux, regarde Catherine, les cheveux défaits. Il ne sait trop où se ranger. Il s’est penché sur le pot de tripes : « Elles sont bien belles ! » murmure-t-il.

Mais Harel s’est versé du cidre. Le chemin l’a altéré. Ce matin, il tient l’escabeau dans une chape violette, et il explique à Hélie, distrait, que l’Eglise emploie différentes couleurs dans les ornements de ses fêtes : le blanc servait pour les Mystères de Jésus-Christ ; le rouge pour les solennités du Saint-Sacrement ; le vert était employé pour les docteurs, et le violet en Avent, aux Rogations et aux Quatre-Temps. Hélie n’écoute guère. Déjà las de son désœuvrement dominical, il gagne le seuil de la porte ; il suit des yeux les premiers papillons qui s’élèvent par couples, en droite ligne, au-dessus des grands poiriers, se joignent, brusquement s’écartent pour retomber ainsi que de petits feuillets blancs balancés par la brise. Volontiers il laisserait la grand’messe pour ses semis de pourpiers et le repiquage d’une aire. – « Voyez-vous, Harel, il fait un temps à œilletonner les artichauts ! »

Harel a la verve conteuse. Il a lu que les anciens, pour retracer la fuite de la Vierge en Egypte, introduisaient dans l’église un âne richement harnaché. La jeune fille qui représentait la Vierge se plaçait devant le sanctuaire. L’Introït, le Kyrie, le Gloria, le Credo se terminaient par une imitation du cri de l’âne. A la fin de la messe, le curé, au lieu de dire : Ite missa est, chantait trois fois hi han, hi han, hi han !... – « Ah ! ah ! s’esclaffe Catherine, l’âne, on l’entendra ce matin au lutrin ! »

Les deux hommes s’en sont allés sous un pommier, dont ils examinent les bourgeons avec soin : « C’est du fruit, disent-ils, l’année en est. »


Vers l’église, coiffée du haut bonnet déployé que retient l’épingle d’or à chaînette, Mme Neuville ouvre la marche. Hélie, Catherine, ma mère et moi la suivons dans le sentier. Pour éviter la rosée, Catherine s’est retroussée et découvre une jambe décidée. La bride de sa coiffe claque contre sa joue. Hélie est en blouse à liserets. Sa raideur, dans ce vêtement bleu verni, lui donne l’air d’être vêtu de porcelaine. Ma mère, en robe de faille, accroche sa crinoline aux ronces, et, quand elle se retourne, son visage disparaît sous le cercle de sa capote.

Au chemin, où la vallée s’évase si subitement, émue par la perspective fleurie, Mme Neuville s’arrête. Ses yeux pâles embrassent ses lointains accoutumés : « Je la dévale encore un coup ! » dit-elle, en désignant la pente.

La vallée est pleine de vibrations sonores. Nous entendons les cloches de Saint-Germain-de-Livet, de Saint-Jean-l’Abandonné ; nous distinguons le château de Fervacques sanglé dans son bouquet d’ormes.


A l’église, nous occupons le premier banc. Devant nous, un saint Joseph à longue barbe porte l’Enfant-Jésus ceint d’un diadème orné de saphirs. Leur autel est fleuri de lys de cuivre, que dépassent, droits, quatre cierges de métal émaillés de filets bleus. Les chandeliers sont désargentés. Au ventail du tabernacle, l’Agneau doré saigne sur la Croix.

Je vois passer, en blouse à boutons de nacre, cravatés de soie, notre voisin Dominique, Bordeaux l’ivrogne, Ridel le vieux berger, Grand Hue, qui tend les pièges à taupes. Voici Hyacinthe, le joueur d’ophicléïde,  le petit berger Lancelot, Catin, la quêteuse, si déhanchée qu’elle donne de l’épaule contre l’autel et notre banc.

Les femmes passent, un peu penchées. Quelques-unes ramènent sur leur bonnet tuyauté un voile noir, dont les bouts retombent sur leurs mains.

A la chapelle de la Vierge, ornée de roses blanches, les fillettes se pressent autour de la religieuse. Elles ont des chapeaux de paille garnis de pâquerettes. Les dames arborent des fruits à leurs capotes : grappes de groseilles, bouquets de cerises qui font des taches sanguines parmi les nappes d’ombre des voiles.

Des amis saluent Mme Neuville, lui parlent bas. Ma mère, un peu grave, porte en médaillon le portrait de mon père, et sa chaîne en sautoir brille aux pages de son livre.

Les hommes se signent gauchement et se dirigent dans le chœur, traînant leurs bottes ferrées. Les garçonnets, plus rapides, esquissent une génuflexion, et, de leur place, lancent leur casquette sur le rebord incliné du vitrail.

Les frères de charité occupent les stalles. Ils portent le chaperon à effilés d’argent et tiennent devant eux la haute torche à galerie de cuivre découpé.

Et c’est un bruit de chaises remuées, de pas mesurés, de bottines qui craquent.

Par la porte entr’ouverte du bas-côté, le vent entre en de légères rafales qui remuent le voile des veuves. Dehors, parmi les tombes perlées, les cyprès balancent leur ombre sur le velours des pensées en bordure de l’allée sablée.


Et voici qu’en chape violette soutachée d’or clair, Harel se dirige au banc du maître-chantre. Dans l’onde lumineuse du vitrail, Hyacinthe lui donne le ton.

Sa voix a de l’éclat. Il lit au grand livre et mène visiblement le branle. Exultavit… Je me réjouis. Seigneur !... Les yeux de Harel vont aux petites étoiles de papier de la voûte. Et quand, d’accord avec Hyacinthe, il appuie l’antienne, le renforcement de sa voix par le cuivre cause au vitrail un léger remuement. Le frisson nous gagne, trouble nos âmes. Son effet obtenu, le chantre se tourne lentement vers le bas de l’église ; l’arc de sa bouche se détend, son front se plisse, son œil vague interroge l’assemblée des fidèles… Il semble bien qu’à cet instant, Harel moissonne les palmes que lui tendent, bras ouverts, les bons saints polychromes du fond de la nef, aux creux des niches, en des gestes de complet abandon.

Parfois, le curé précipite une reprise et laisse au verset le chantre et le serpent. Hébété, Harel s’arrête, et Hyacinthe, coupé de court, pose à terre l’ophicléïde. Mais la voix douce des femmes bouche le creux, et l’incident de pupitre se clôt au premier oremus. « Le curé veut avaler sa messe ! » ricane Harel en demi-ton. Et il se mouche furieusement, puise dans sa tabatière…

Par-dessus mon livre, je suis du regard la boîte de merisier. Elle passe des mains de Harel aux mains de Hyacinthe, va du bedeau au frère de charité, gagne la stalle du Maire, s’y arrête pendant l’Offertoire, reprend sa course au Sanctus, fait en zigs-zags le tour du chœur, pour échoir à l’Agnus Dei aux mains du petit Lancelot, qui, par le cordon du couvercle, la tourne ainsi qu’une fronde. Et quand la tabatière est vide, la messe est dite !...

Dehors, Mme Neuville sarcle ses tombes. Les gens se tiennent sur le parvis jusqu’à ce que le curé ait traversé les groupes. On s’embrasse. Par couples, les filles s’effacent dans l’ombre des chemins recouverts, s’ensauvent par les raccourcis. Et dans la gloire de midi, nous regagnons la ferme par la montée raide de la Forge, Mme Neuville commentant les promesses de mariage lues au prône. Elle avait connu jusqu’aux arrière-grands-parents des promis et se répand en anecdotes sur chacun d’eux. « Comme le temps passe !... »

- Manquablement ! Oui, Madame, ponctue Hélie. Et tous deux avaient vu, en petits bonnets à oreilles, culotte et jupon courts, les fiancés d’aujourd’hui.

Je tiens ma mère par un pli de sa robe. Je la questionne : Pourquoi chantait-on en latin ? S’était-elle aperçue que Harel était resté au cabaret en compagnie de Hyacinthe et du bedeau ?

On arrive ainsi à la porte du courtil où Catherine, qui nous a devancés, se tient accroupie sous l’une de ses vaches. Près la maison, dans la perspective claire, le garde nous attend, le fusil à l’épaule.


Le ciel bleu des dimanches influence les énergies.

Passé midi, la terre est lasse. Sous la branche plus calme, l’oiseau se tait, le ruisselet expire. Une heure encore et le silence sensualise la véprée où le clocher recommence son ombre ; le toit se recueille au cadre de son jardin, le rayon s’arrête aux tendresses des roses ; couchés au pied des peupliers, les bœufs ruminent, la tête basse ; aux murs des granges, le papillon pourpre ferme son aile ardente.

Avec lenteur, Hélie se range à table. Debout, presque dolent, il consacre d’une croix la tourte qu’il entame. Mme Neuville soliloque, par bribes. Elle évoque des semaines saintes, elle précise la semaine de Pâques, le marché qui, chez nous, précède ce dimanche unique. D’habitude annuelle on renouvelle à ce marché les robes de l’année, les vêtements d’été. Cette fois, Hélie fera l’emplette de coutil, d’osiers pour la taille des espaliers, de plants d’épines ; Catherine achètera une jupe couleur prune, à guimpes.

La maison sera vide. Mme Neuville conduira ses gens aux marionnettes, sous la toile des cirques, aux parades folles et bruyantes de la foire. Et cependant que Hélie cite des « faiseux d’tours, manquablement agiles comme des singes », Duhamel présage le temps qu’il fera. Il croit à un changement. Hier, les étoiles lui avaient paru plus grandes qu’à l’ordinaire, plus près les unes des autres. C’était un signe de pluie. Mais la couronne blanchâtre qui nimbait la lune avait disparu. Mme Neuville, ayant remarqué la braise de l’âtre plus ardente, la flamme plus agitée, croit au vent. Harel s’en réfère à l’almanach. Sous le chapitre des lunaisons, il trouve le titre de Pâques. La fête de Pâques, lit-il, se célèbre toujours le dimanche, d’après l’équinoxe. Le dernier quartier sera le 5, la nouvelle Lune, le 12 à 4 heures 9 minutes du soir. Si le soleil à son coucher est enveloppé d’une nuée noire, c’est de la pluie pour le lendemain. Les deux premiers jours de ce mois seront passables ; 3 et 4 pluie ; 5, beau temps ; 9 et 10, temps pluvieux ; 12 et 13, un peu chaud ; de 14 à 16, continuation ; 17 et 18, temps propre à voyager.

Dieu soit loué ! Nous irons à la ville en carriole découverte. Et, brusquement, cet espoir souriant anime la table. « Le cri du pleu-pleu, reprend Hélie, est aussi un signe. Il dit avoir remarqué que l’abaissement de la température influence le pivert au point de le faire crier. A la vérité, l’oiseau est un peu stupide, car, après qu’il a frappé du bec une écorce, le pic contourne l’arbre comme s’il l’avait troué de part en part. Duhamel objecte que le pleu-pleu ne se déplace ainsi que pour surprendre le cloporte dans sa fuite sous l’écorce morte. Harel dit plaisamment que le coucou ramène les beaux jours, que son retour clarifie les jus. Le coucou est son ami.

C’est un oiseau gourmand, déclare hostilement Duhamel ; il mange les enfants des nids pour mettre le sien plus à son aise ; ingrat et fainéant, il pond ordinairement dans le nid du verdier et laisse à l’étrangère le soin d’élever sa géniture. Mais quoi ? le coucou était peut-être un petit faucon déguisé !

On ne disait rien de lui dans le traité de vénerie du garde. On se servait, en fauconnerie, de petits aigles fauves, le plus souvent de l’émouchet ou épervier, moins lourd à porter au poing, plus courageux que l’aigle. Le coucou était bien un coucou. « Y jette su les plantes eune salive qui leur est funeste ! » conclut Hélie.

Et le bonhomme parle d’étourneaux qui aiment tellement la société qu’on les voit se mêler et vivre avec les corneilles. Ceux qui nichent dans les trous de pommiers, affirme-t-il, parlent mieux que ceux qui nichent dans les trembles. Et chacun cite quelque particularité d’espèce. Les chouettes étaient si ridicules au soleil que les oiseaux s’assemblaient autour d’elles pour se moquer. L’hiver, on surprenait les effraies dans les églises où elles mangeaient l’huile congelée des lampes, et Duhamel explique pourquoi les bécasses se plaisent à terre molle, près de petites mares où elles se lavent le bec et les pieds qu’elles se sont souillés en cherchant leur nourriture. Il imite avec ses mains le claquement de leurs ailes, dit en avoir vu dans les sentiers quand il y a clair de lune.

Mme Neuville loue les hirondelles des cheminées, de ce qu’elles guérissent les yeux de leurs petits avec une herbe appelée chélidoine. Celles qu’on maltraitait allaient piquer les mamelles des vaches et les tarissaient. Au reste, tous reconnaissent aux oiseaux des facultés divinatrices surnaturelles.

Revenant au temps probable, Hélie dit, convaincu : « Si l’os du dos d’une oie est clair, c’est un hiver rude, s’il est manquablement à d’la terre, l’hiver s’ra mou ! »

Mais à quoi tient la stabilité d’un beau jour ? Hélie connaît un homme qui fait monter les orages !...

« Durant qu’jétais cheux M. d’Colbert, eune année qu’la maigreur du temps avait séqué les mares, comme j’coupions l’blé dans la pièce aux Seines, un homme vint dreit d’la route pou s’embauchi. Salut ! qui dit. J’viens qu’ri du travail. – J’sommes en nombre que j’li répondis. – Oui, j’sommes en nombre que dirent nos gens. Et comme l’homme ne s’en allait pas : Faut vous r’tirer, que j’li dis, vous êtes ici su m’sieu d’Colbert ! – Donnez moué  à boire reprit l’homme. – Le boire, j’l’ach’tons, que j’li dis : allez quémander ailleurs… De fait, c’t’année-là avait tari les arbres ! – Vous vous en repentirez ! qu’dit l’homme.

A peine l’étranger eut disparu, qu’un vent violent éparpilla les javelles de Hélie et des siens ; des grêlons, gros comme des œufs de pigeons, ébranchaient les jeunes arbres, trépanaient les perdrix. « No voyait les greffes à terre ! No ramassait le gibier à la main ! Manquablement qu’su les grêlons no voyait comme qui dirait des Saints-Sacrements ! Le curé d’Hermival en a gardé cheux li pendant trois jours ! ». Et l’orage avait suivi l’homme, et ne s’était apaisé qu’où ce vagabond avait couché.

Le récit de Hélie engendre le malaise. Se pouvait-il qu’un homme eût un pareil don de malfaisance ? Catherine ouvre bruyamment la porte du buffet : « Toutes les fois, gazouille-t-elle, que Hélie a menti, il ne lui est pas tombé une dent ! »…

Par diversion, Harel passe des pronostics à la partie morale de l’almanach. Il lit :

Avant tout rends hommage au Créateur suprème.
Après Dieu, de tes jours révère les auteurs,
Honore tes Parents, dans tes maîtres, de même,
Vois tes premiers amis et tes vrais bienfaiteurs.

Le repas tire à sa fin. Au premier coup de vêpres, Madame Neuville ferme ostensiblement son couteau. Les hommes boivent un dernier verre, s’en vont de table à petits pas.

Le jardin fleure le buis et les lavandes. Par une ironie souriante à l’adresse de Mathieu Laensberg, cet après-midi est chaud, le ciel limpide et stable ; dans un vol droit les oiseaux se hâtent vers les nids.


Madame Neuville ne va plus à vêpres. Elle s’est assoupie à sa place ordinaire, près de la fenêtre, devant sa table de repos, dont le tiroir est plein de graines potagères. Ses lunettes sont posées sur son formulaire ouvert, une Introduction à la vie dévote. On lit, à la première page : « Ce livre appartient à la dame Neuville de Prêtreville, 1852. » Au second feuillet Saint-François de Sales y avait préfacé : « Glycera savait si bien diversifier la disposition et le mélange des mêmes fleurs dont elle faisait ses bouquets, qu’ils paraissaient fort différents les uns des autres. Et l’on dit que Pausias, célèbre peintre, voulant imiter cette diversité d’ouvrages, ne put jamais, avec la variété de ses couleurs, exprimer tant de divers assortiments. Ce sont, pour ainsi parler, mon Lecteur, les mêmes fleurs qui ont déjà passé par les mains des autres, que je vous présente ici. »

Par la porte laissée ouverte, le soleil dessine à terre un grand carré de lumière. Un cinéraire pourpre décore la fenêtre. La rose de mai grimpe au linteau. Au bord de l’allée, les lys s’inclinent. J’entends le battement rythmé de l’horloge, le trot lointain d’un cheval sur la route. Passé la vallée, de légers nuages se forment sur les monts tandis que deux ramiers rayent le bleu dans un vol silencieux.


Vêpres dites, le vespéral enroulé dans sa soutane, Harel s’est arrêté à ses « berceaux ombrageux » – au cabaret Persil. – Avec lui, Hyacinthe et le bedeau, Pelhètre ont réglé le jeu de boules. Ridel, le père Bouchez, Bordeaux et le Grand Hue sont de la partie. Le petit Lancelot relève les quilles. Placé au bout de la piste, l’enfant de chœur reçoit du pied la boule énorme, qu’il renvoie aux joueurs.

Le groupe barre la route. Ils sont tête nue, en bras de chemise.

La servante apporte aux tables de bois le maîtr’cidre dans des pots de verre vert. Elle s’appuie aux tables, une main sur la hanche, l’autre dans la poche de son tablier.

Elle a à se défendre de caresses rudes. Mais les vrais joueurs n’ont cure de la fille : une !... deux !... trois !... la quatrième en a !... Aïe donc !...

Harel, le buste en avant, joue le coude arrondi : il porte la boule à hauteur de son œil et vise les quilles dans un clignement goguenard.

On fait silence, on connaît son adresse.

« Qui qui la rentre ? » clame-t-il, la dernière quille abattue.

Ils jouent ainsi jusqu’à l’approche de l’ombre, jusqu’à ce que le curé soit venu chercher Pelhètre pour sonner l’Angelus.

Le curé est alors l’objet de politesses vineuses. Entrepris par ses chantres, il lui faut bon gré mal gré relever sa soutane et rucher dans le jeu. Le coup du curé manque le but. Lancée de travers, la boule sursaute, s’évade dans l’allée voisine et cause aux joueurs une hilarité extrême.

- Ça n’est pas tout, le latin, il y a les quilles, M’sieu l’Curé !

Confus, le curé se retire, chassant devant lui son bedeau. Mécontent, Pelhètre s’efface le long des talus ; il marche de mauvais cœur, à distance de son pasteur. Et c’est de l’église, pour les joueurs pintant aux chandelles, un Angelus court et maigre de bedeau rageur, parmi les champs paisibles, une caricature des Angelus fervents.


A LA FOIRE DU JEUDI SAINT

                        Après les joyaux d’argent
                        Qui sont ouvrés d’orfèvrerie,
                        Si n’oublie pas, comment qu’il aille,
                        Ceux qui amènent la bestaille.
                                (Un poète du XIIIe).

Il est jour à peine. La lueur faible de la chandelle lutte avec l’ombre. Nous voici devant l’âtre, mal éveillés, en habits des dimanches, prêts pour la ville. Catherine s’est enroulée dans un épais tablier de tiretaine qui la gaine jusqu’aux aisselles. Hélie et Harel ont revêtu deux blouses, l’une pour protéger l’autre.

Pour éviter les cahots et les branches mouillées du chemin, nous descendons le coteau à pied, par le sentier battu qui mène à la route. La carriole est là. Hélie et Catherine se placent à l’arrière, Mme Neuville, ma mère et moi sur le siège du milieu. Harel, qui conduit, s’assied de quart sur l’ailette. Notre poids appuie la caisse sur l’essieu, et le brancard, trop libre dans la dossière, entretient un mouvement de bascule que Harel atténue en se portant tantôt en avant, tantôt en arrière. Si le cheval s’arrête, nous glissons des sièges gaîment. Le ciel s’éclaire. A notre droite, l’aurore déploie son éventail rose, multiplie son prisme aux perles de la haie ; l’eau s’égoutte des grands arbres ; la terre sent bon.

Nous devançons des paysans vêtus de peaux de chèvre, aucuns, qui suivent leurs troupeaux, somnolent au creux de leur cabriolet. Par instant les bœufs tiennent toute la voie, font déborder les moutons sur les talus, et des débandades se produisent aux carrefours où les meneurs essoufflés, à l’éclat rauque, étendent les bras, barrent la route aux bêtes qui s’évadent. A l’accès de la rivière, des bœufs fatigués se couchent dans l’eau.

A mesure que nous approchons de la ville, les embarras du chemin se font plus nombreux, nous n’avançons plus qu’au pas du cheval. Harel s’arrête court pour éviter le poulain qui s’effare et cherche l’abri sous le col de sa mère. De peur d’un choc, Mme Neuville tend les mains vers les rènes, tant et si bien qu’aux portes de l’octroi nous descendons de voiture.

A cet endroit, des maquignons trafiquent à la passade. C’est entre deux rangées de carrioles dételées, enchevêtrées à cul et à bras que nous gagnons l’auberge, le long des murs où des marchands d’estampes ont aligné leur imagerie.

L’entrée du Plat d’Etain est tout envahie par des paysans qui traînent des auges, portent à dos des harnais, reçoivent le foin jeté des greniers. Nous enjambons, pour gagner les salles basses, des paniers posés à terre, de petits sacs d’avoine. Nous chassons devant nous, d’auge à auge, des poules stupides, des pigeons roses qui s’élèvent avec de grands bruits d’ailes.

Venu du porche, un souffle chaud, relent de foin et d’écurie, nous surprend au perron. Mais la brise qui emprunte aux cuisines la bonne odeur des rôts, l’effervescence des jus décantés, assainit vite notre odorat. D’ailleurs, c’est, par les portes étroites, de jeunes servantes en tabliers blancs, joues vermeilles et bras nus qui se croisent propres et fraîches. Et le cuivre rutile aux clanches, le rideau est clair aux carreaux, un linge bien lessivé est posé sur l’assiette.

Par groupes, dans la cuisine, des écots se chargent de leurs réchauds à tripes. Les hommes puissants – blouses bleues et casquettes de soie, – des fermières en bonnet de coton, se rangent avec précaution dans les corridors et les escaliers. C’est déjà, dans les salles des deux étages, des appels à la fille, un glissement de souliers ferrés et des bancs repoussés. Provoqués par le battement des dominos, de larges éclats de rire s’évadent des encoignures et dominent, au dehors, le « dia-hue » des valets. Cette fin de carême débride la bonne humeur. Certains ont une pommette luisante, le nez rouge et mobile. Une gaîté finaude retrousse l’arc des lèvres minces et rasées. C’est de bon pied que Harel a poussé son cheval au râtelier.

Le chantre sent renaître sa veine… A la table du casse-croûte où Madame Neuville fait servir des abatis, Harel, qui a pénétré dans le réduit où les maritornes plumaient les poulets, en revient couvert de duvet. Il s’ébroue plaisamment au contact de Catherine qui, dégaînée de son tablier, jette les hauts cris et se défend contre la plume. Madame Neuville proteste et couvre de sa main le plat de notre table, cependant que le duvet monte en spirale, s’éparpille, retombe en neige lente et menue. « Manquablement, objecte Hélie, que c’est pas des choses à faire devant le pain ! »

Mais des colporteurs à petits bérets, en blouse courte et rayée, sont venus nous faire des offres en un parler sonore. Ils portent en bandoulière, accouplés par des anneaux, des porte-monnaie, des bretelles, toute une pacotille de menus objets de corne et d’acier ; en mains des livres estampillés de bleu : la Clef des Songes, l’Art Vétérinaire, le Grand Albert, les Bons Mots de Piron… Harel nous dit que ce sont des basques, qu’ils sont surveillés par la police… Un peu inquiets, nous brusquons notre premier repas et nous regagnons le perron, où, visiblement, le mouvement de la rue nous attire.

Devant nous s’est formé un cercle autour d’un joueur de vielle, et nous voici happés par la foule dont les courants se heurtent à la manière d’une onde contrariée. Chaque remous nous divise, nous entraîne au déballage d’un camelot, à la table volante d’un pâtissier, aux étalages des frivolités en papier de couleurs. Nous nous retrouvons devant les halles, où de hauts étalons hennissent au vent. Ils sont là, le col superbe, la tête petite, l’œil en éveil, une rose au licol.

Par cette route joyeuse, nous pénétrons au cœur de la ville. Les vieilles maisons nous regardent passer. Elles ont un même visage. L’encorbellement leur fait un front ridé, leur fenêtre un œil éteint, et leur allée, plafonnée de solives séculaires, dégage, vétuste, une haleine fétide.

D’un étage élevé, des marchands ont laissé tomber de longs tissus rouges et blancs pour indiquer leurs nouveautés. Ici, des cierges à collerettes ; là, des livres de messe à couvertures d’ivoire, des chandeliers d’argent, des images polychromes, tout un chemin du ciel qui s’avive, contraste avec le faux et le clinquant des voiturettes des ambulants.

Aux angles du grand espace clair que fait la place du marché, des chanteurs de complaintes déploient leur toile peinte et nous font suivre, à la baguette, les phases du dernier assassinat célèbre.

Et, par les avenues qui mènent au champ de foire, des marchands ont épinglé au cordeau les estampes de la famille impériale, le berceau du Petit Prince, les portraits de Garibaldi et de Béranger ; le vent soulève les chansons de Geneviève de Brabant, du Roi Dagobert, de M. et Mme Denis, replie sur elles les compositions populaires des batailles de Magenta et de Solférino, l’assaut et la prise d’Alger, et des dessins de couleurs vives montrent des jeunes femmes décolletées, aux épaules tombantes, coiffées à bandeaux, un camélia dans les cheveux. Elles ont des papillottes, sourient, et répondent aux noms de Céline et de Julie. Leurs tailles, d’une finesse extrême, finissent en pointe dans l’ampleur des crinolines.

Et nous trouvons notre route joyeuse entre deux rangées de loteries et de tirs, de musées de cire et de massacres, sans que nous puissions fixer notre attention par ce qui éblouit nos yeux et étourdit notre entendement : Temples de toiles, colonnes bleues, fresques sanguines. Bas reliefs et panneaux peints se juxtaposent, s’harmonisent aux déesses sans voiles, aux cariatides or et ocre qui, bras hauts, soutiennent les frontons à caissons simulés.

Légers dans l’éclat des orchestres, attentifs à tous les bruits, nous nous égaillons des marteaux d’Hercule aux jeux de palets, du déclic des disques au « tac » percutant des carabines, ravis de l’élégance des jets d’eau roulant un œuf à leur sommet, et du chariot sur rails qui apporte une rose au tireur adroit.

Catherine et Harel ont misé au tourniquet. Ils en reviennent avec un sucrier de style Louis-Philippe, enguirlandé de myosotis. Hélie, obligeamment, reçoit l’objet du côté de son épaule démise… Le bonhomme presse la porcelaine contre sa poitrine, et, de son bras libre, en maintient le couvercle.

Nous entrons dans une exploitation minière. Les galeries, sablées de charbon, dévoilent leur activité souterraine. Mû par un mécanisme invisible, le mineur, d’un pouce de haut, pioche pour de bon ; de petites bennes remontent les puits, se déversent dans de minuscules vagonnets, plongent au bout de leur course pour revenir à l’opposé et recommencer leur court trajet.

Nous passons devant la tente d’une femme impalpable.

A un musée des grands hommes, Hélie reconnaît le buste de M. Thiers.

Nous entendons rugir le lion du mont Atlas !

Et des singes enchaînés se balancent aux barres des ménageries, cependant que, près de nous, un homme sauvage dévore un lapin cru.

Au carrefour, des chevaux de bois, nous donnons d’enthousiasme. Notre manège est actionné par un cheval gris pommelé. L’homme commande le départ du sifflet attaché à son cou, arrête sa bête en lui posant la main sur la croupe. Nous tournons au-dessus de la foule, les yeux presque fermés, abandonnés au sillage aérien. Catherine a coiffé de sa jupe volante la tête d’une sirène. Nous tournons, sans pouvoir repérer notre point de départ, sans reconnaître aucun des nôtres. Etourdis par trois tours, ahuris par les sons, nous descendons n’ayant plus l’usage de nos jambes et nous demeurons un instant stupides à l’audition brusque d’un homme-orchestre qui rassemble autour de lui les cavaliers démontés du manège.

Cet homme extraordinaire, surmonté d’un chapeau garni de grelots, porte à dos une grosse caisse et des cymbales. Le tampon de sa caisse est fixé à son coude par un bracelet ; ses cymbales sont reliées à son talon par un fil articulé, de telle sorte qu’elles se frappent et s’écartent à volonté, selon le rythme que le joueur donne du talon. De sa droite il tient un flageolet, de sa gauche le bâton de son triangle. Si bien que, dans l’exécution de son morceau, l’homme orchestre agit de la tête, des mains, du coude et du pied, en de telles contorsions qu’on le dirait pris de la danse de Saint-Guy.

Hélie en a changé son sucrier de bras. Harel qui ne sait comment exprimer son admiration, offre à boire à cet homme étrange qui s’excuse en secouant ses grelots : « Jé souis Piémontais… Jé né bois que dé l’eau ! » – De l’eau ! dans la manœuvre de cinq outils… Harel n’en revient pas.

Mais nous voici aux abords du champ où l’on trafique, et le chemin est souillé, encombré par les chevaux qu’on fait galoper. Dans l’effroi des ruades, nous obliquons vers les tentes du champ, où les marchands boivent et mangent.

Pour y arriver, nous passons devant de grands feux où rôtissent, d’une seule broche, des moitiés de moutons ; par devant des tonneaux de cidre, qu’on décante pot à pot.

Au brasier crépitant nous prenons un gigot, et, munis de galettes sablées, nous remisons au petit bonheur.

Une rumeur de flot qui déferle s’élève de la foule. Mais tous les bruits de la terre sont ici : le coq chante, le mouton bèle, le taureau beugle, le hennissant appel des poulinières se croise aux quatre vents, où, par bouffées venues de proches parades, les bugles et les trombonnes sèment leurs déchirements.

Loués au matin, de petits valets et des fillettes rousses, de contrées lointaines, sourient aux buveurs des tentes. Ils vont, par la foule, à la queue leu leu, leur baluchon accroché à leur fourche faneuse.

Près de nous, des paysans décident de la fermeté de leur marché en se frappant les mains : « C’est conclu !... » Ils déploient leur bourse de cuir à terre, comptent par pistoles, nouent en des mouchoirs bariolés les pièces d’argent.

L’or ruisselle au creux des assiettes.

A l’écart des turbulences, désigné par un écriteau, un écrivain public donne à une humble servante le délié de son écriture arrondie.

A travers tables, entrant et sortant, passent des paysans en culottes courtes, des Auvergnats à boucles d’oreilles, des Bretons en chapeau de velours.

Les femmes d’Ille-et-Villaine ont des brides flottantes à leur bonnet ; celles du Bessin portent des châles à effilés. La Bayeusaine – au doigt très fin – place sur deux bandeaux son bonnet sans ailes, froncé devant et fermé sur le chignon par un nœud de dentelle.

Faute de place en ville, le cirque s’est installé dans le champ, et, avec lui, différents musées et baraques de joailliers, de confiseurs et de cordiers.

Son ampleur, l’ondulation des toiles, la silhouette élégante des mâts à oriflammes donnent à cette partie l’aspect d’une anse marine, et sa respiration puissante soulève ses bâches, secoue son armature. Par endroits, la toile déclouée a des battements d’ailes. N’étaient les pieux circulaires qui le retiennent, il s’arracherait du champ, anticipant sur son départ, car il est en partance, toujours, étant de la famille des voiliers d’aventure. Mais il est rivé là : le filin de fer a cravaté son mât.

De la tente, j’aperçois un maillot rose, une perruque rousse, et, sur l’estrade, où deux tambours sont accrochés et des cuivres posés à terre, une affiche, en lettres capitales, annonce en matinée une grande fantasia arabe : « Fra Diavalo ! »


Violent et faux, l’éclairage artificiel des rampes m’a pénétré de malaise. Je descends les gradins du cirque, les genoux tremblants. Dehors, la clarté saine m’éblouit. Dans la vêprée, le soleil oblique élargit son disque, et le couchant bleu pâle s’est rayé du sillon mince et rose qui fait présager la nuit calme et froide. Le sillon rose alterne avec le sillon bleu sur un espace immense, et le rose se reflète aux nappes d’eau de la vallée, se fixe à la pointe des mâts, sur la toile des tentes, sur le passant plus rare, sur toute chose qui lui oppose maintenant un côté d’ombre.

De-ci, de-là, une petite baraque s’allume. La lampe à huile, sur le velours grenat des vitrines, éveille l’orfèvrerie clinquante du doublé-or, met un reflet rutilant aux chaînes de cuivre et d’argent. A l’étal des confiseurs, le rayon éclate aux chromos ovales des sucs de pommes, se concentre aux cristaux des friandises. Très à regret, je suis Catherine par delà les montres à disques de papier et les pains d’épices fourrés d’orange et d’anis. Je devine la pèlerine : elle porte un écu à une roulotte, pour s’entendre dire qu’elle sera épousée, au solstice d’été, par un jeune homme blond né, comme elle, sous le même signe du Zodiaque. Je l’accompagne jusqu’à l’entrée où, par crainte, je refuse de pénétrer. Je reste là entre les tréteaux d’une estrade et la magnificence miroitante d’une voiture à panneaux de cristal. Par fortune, Harel, que le bruit de la parade attire, passe à proximité, et je le rejoins au moment où Catherine descend les marches du « Temple de l’Avenir ». Il est visible qu’elle a touché l’oracle.

- C’est-y, gazouille Harel, qu’on n’ peut s’entendre avec les parents des promis ?

Ironique, il la ramène à petits coups et lui déclare que lui, Constant de son prénom, savait aussi sa destinée liée au cours d’un astre. – Dam oui ! son astre brillait dans les yeux de Catherine. Quel « jeteux d’ sorts » le faisait chercher dans les nuages quand il était à portée de la main ? Visiblement, il était le jeune homme blond. Catherine, qui s’entend comparer à une étoile, se fâche. – « Ivrogne ! » glapit-elle. Surpris dans son geste qui désigne le Zénith, Harel reste le bras tendu, dans l’attitude d’un homme qui gaule des noix. Soudain, un roulement de tambour remet Harel dans un maintien normal et fige le mépris aux lèvres de Catherine.

- « Ecoutez  bien, clame la voix, je vous parle d’abondance de cœur. Il n’est pas besoin de mettre les points sur les i, à bon entendeur, salut ; il n’est qu’un mot qui serve ; il ne faut pas tant de beurre pour faire un quarteron ; quiconque fera bien trouvera bien ; les effets sont des mâles et les paroles des femelles ; on prend les bœufs par les cornes, les hommes par des paroles, et quand les paroles sont dites, l’eau bénite est faite ! » (1) « Le sens de ces paroles est profond, murmure Harel, vous y devez, Catin, reconnaître un avertissement de l’Oracle ». Et, avec grâce, il offre à Catherine un minuscule flacon d’élixir enroulé dans le feuillet d’un horoscope.

« C’est un grand malheur, clame un autre, que Galien, Hyppocrate et Avis, ces médecins de l’Antiquité, n’aient pas connu la nature de la puce, autrement ils en auraient dit des merveilles et en eussent laissé de gros volumes à la postérité. Nous avons beaucoup d’obligations à de grands savants qui découvrent tous les jours quelque chose. Monsieur Picotin, si fameux par ses ouvrages, assure que le bain du sang de la puce guérit toutes sortes de gouttes ; le fiel est très souverain pour supprimer les écrouelles ; le cœur est fort bon pour les inflammations des yeux ; le poumon soulage les asthmatiques ; la rate, la mélancolie ; et une once de ses œufs, mangée à chaque repas, conserve le corps en bon état. Les apothicaires tirent de la barbe, du bec et du pied, une très bonne huile pour fortifier les nerfs, et un sel contre le catarrhe : C’est un esprit qui chasse les rats de la tête et qui dissipe la folie. Soyez persuadés que si vous pouviez en remplir trois ou quatre sacs de muid, vous feriez une fortune, et vous le vendriez au poids de l’or, tant à Bruxelles qu’à Paris. »

Le boniment est ponctué par le tambour. Des paysans tendent les mains. Aucuns montent sur la plateforme de la voiture pourpre et or, et se font arracher un cor, extraire une dent. Oh ! le pied !... la joue !... le cri dans le bruit des cymbales !

Nous quittons le champ à l’approche de la brune.

Petit à petit la foule s’est écoulée, chacun s’est dégagé du dernier remous pour regagner la ville, son auberge ou sa voiture. L’assoupissement pénètre, gagne les hautes cimes des arbres. Une poulinière hennit au poulain disparu. Au pas de leur roulotte des comédiens se rangent en rond pour le repas du soir.

Nous croisons, au retour, de petites vieilles accroupies qui débitent encore, à la chandelle, du miel, des légumes secs et du jambon fumé.

Une dernière fois, nous entrons dans un musée, où, au scandale de Catherine, Harel est allé droit au salon réservé aux adultes… Et nous voici à l’auberge où Hélie et Mme Neuville nous ont devancés. Hélie est chargé de cartons à chapeaux, de robes neuves, dont les cerceaux crèvent les enveloppes de papier. Silencieux et las, nous montons en carriole, gênés dans les sièges, par les provisions de Hélie : scions d’osier pour la taille, pieds d’épines pour regarnir les haies.

Hé quoi ? Harel et moi, nous avons fait l’emplette d’un couteau, d’un fouet, d’un jonc flexible de Perpignan à main de cuir, garni de peluche rouge, d’un porte-monnaie et de bretelles. J’ai, à la boutonnière, une montre en métal doré. Et nous avons pinté au hasard des rencontres ; nous nous sommes perdus devant les feux, retrouvés sous les tentes… Aïe donc ! C’est d’un geste sûr que Harel se rassied de quart et donne le branle du retour.

La nuit est sans lune. La lanterne projette sur le talus le disque tournant de la roue. Le cheval marche sur son ombre. Harel laisse baller les rènes, et Mme Neuville sourit aux étoiles, qu’elle désigne de la main : la Polaire… là-bas, sur notre ferme ; le Chariot de David, les Trois Mages rangés en quilles. Au delà de la nappe noire où sombre la vallée, quelques étoiles à travers les chênes apparaissent vacillantes, comme de petites veilleuses attachées aux branches. Nous dépassons un homme silencieux qui tire un cheval par la bride, un ivrogne qui interroge avec éclat un partenaire imaginaire.

Placé entre Mme Neuville et ma mère, la couverture au menton – « Manquablement que le relent est à redouter » – Je reprends en pensée le trajet coloré de la journée ; je me revois aux lunettes grossissantes, et je m’endors dans l’horrifique vision du radeau de la Méduse, de l’éruption du Vésuve et de l’incendie du « Grand Opéra » !...


__________________________
(1) Boniments recueillis par Harel.




DINER NORMAND

                        J’aime, ô la perle des duchés
                        Ton cidre où flambe une topaze…
                                Ch.-Th. FÉRET.

Au coin de l’âtre, sur ses trois pieds, la marmite fume à petits jets de vapeur vite évanouis.

Le parfum poivré du thym et celui du persil, l’arôme des laitues mouillées, se répandent par les salles, pénètrent la maison.

Trois poulets sont pendus dans la dinanderie. Hélie vaque, le couteau rouge en main. Et la flamme tressaute au landier, sur l’épée des broches, se fixe au ventre des étains.

Le ciel est bleu, le matin ardent, la maison claire.

Je subis la virtuosité des pinsons : Je chante !...

C’est Pâques, Mme Neuville traite ses amis.


Dans la salle à manger, la table est couverte d’une nappe dont les angles sont relevés par des nœuds.

Elle est parée d’assiettes creuses de Rouen, de faïences à tulipe et d’une verrerie disparate, où se retrouve le verre de Bohême et le carafon diamanté.

Le pichet en terre verte de Pré d’Auge y avoisine encore la bouteille à double collier, et, à chaque bout, deux trépieds de cuivre, deux réchauds, sont en attente.

Les fruits : reinettes de Bretagne et de Caux, crassannes et doyenné occupent le chemin de table, et, entre chaque compotier, ont été placés des pots de confitures, les boîtes à cadran des biscuits de Reims et quelques friandises de Pâques.

Une brioche énorme occupe le centre, domine de son dôme doré les cruchons de cassis et de framboise.

Les piles de pain brié s’élèvent à hauteur des bouteilles. La tourte de seize livres est posée sur une chaise, et trois petits flacons – les trois couleurs – occupent les intervalles où se dispersent les parts du chanteau que Mme Neuville donne à l’église.

A ce dîner d’usage, qui correspond à l’époque des semis de printemps, Mme Neuville reçoit mon oncle Morin, horticulteur, et sa sœur, ma grand’tante ; convie Duhamel et ses deux fermiers ; garde à sa table ses gens d’allou. Elle prévoit dans ce repas la relève des pépinières, les jours de greffage et les embellissements de son jardin privé.

Ma tante dépasse mon oncle de la tête. Elle a le front large, des dents magnifiques, le geste ample. C’est une femme à principes. Mon oncle est petit. Il parle dans une barbe abondante qu’il caresse de la main.

Il est une heure de relevée quand Catherine apporte la large soupière de pot-au-feu. Les invités déploient leur serviette. Aucuns, par discrétion, la gardent sur leur genou, sans la déplier, et la remplacent par leur mouchoir de couleur. Ma mère, en toilette, s’est garantie par un tablier blanc, et, souriante, effile une longue lame qui lui servira à découper.

Tout le monde a son couteau. Celui de mon oncle contient une scie, une serpette, une spatule d’ivoire pour écussonner. Il en passe, avec onction, la lame entre ses doigts, ainsi qu’on fait de celle d’un rasoir. On va et vient de la salle à la cuisine, en se heurtant un peu à Hélie et à Harel, qui renouvellent sur la table le cidre flamboyant : « – Y n’y a brin d’eau d’dans ! » assure Hélie.

Ma tante parle haut. Le soleil fait des taches mouvantes aux replis des rideaux. Sur le mur, en retour de la fenêtre, un marronnier plaque l’ombre de ses feuilles épanouies. Les coqs chantent. Et les pigeons se sont abattus du toit sur les marches de la maison.


La couleur du cidre, le léger chapelet de mousse qu’il garde en collier font l’objet d’une causerie entre Morin et le père Hélie. Ce chaînon minuscule était l’indice d’un jus nourri de fruits. Les boissons plates, sans corps, avaient leur surface unie et calme ; elles étaient sans bulles. « No les véyait point s’ dégramir comm’ cettui-ci ! »

D’autres coloraient le cidre avec de la betterave. C’était pitié ! Si la pomme amère de Bray, le Blanc-Mollet, si le Doux-Joseph et l’Ambrette donnent un jus sans couleur, la Reine des Hâtives et le Martin Fessard font le cidre rouge. Suivant les époques de maturité, on devait mélanger les unes avec les autres, dans de bonnes proportions. Les grands crus, affirmait Harel, étaient tous bien orientés. – « Y faut que l’ pommier soit planté su d’la pierre à fusil ! Le reste, c’est de la physique !... une physique à froid qui glace le sang du cidre !... »

- Le cidre nif, reprend Hélie, s’brasse avec l’eau des mares ! l’eau d’ ersouce est trop crue. Durant qu’ j’étais cheux M’sieu d’ Colbert, no z’allais pucher d’liau à eune mare couverte d’canille, et vrai comme j’ vous l’dis, son cidre flambait pareillement à l’eau-de-vie ! Ma mare, m’ disait m’sieu d’Colbert, all’me vaut plus d’ trois chents livres de rente !

Mon oncle n’avait qu’une confiance médiocre dans les observations de Hélie : Une eau vaseuse exédait la bonne volonté du cidre, en retardait la clarification. Pour lui, l’eau de fontaine était la bonne. « Pour les bêtes et pour les gens ! N’est-ce pas, Catherine ? »

La servante était de l’avis de M. Morin, les bêtes aussi, puisqu’elles laissaient les mares de la ferme pour descendre au ruisseau. « Les vaches qui boivent de l’eau claire, affirmait Catherine, ont le poil luisant, elles donnent du beurre en abondance. »

Madame Neuville, à l’endroit des sources, tenait un langage ingénu : « Elles avaient toutes une origine mystérieuse, et leur eau des effets bien différents. Sans parler de la fontaine aux Galles, qui tarit périodiquement, vers la Saint-Clair, non plus de celle de Saint-Main, qui guérit les enfants pustuleux, elle savait dans la contrée des sources quasiment chaudes, en hiver, et dont l’eau, quoique limpide, était impropre aux besoins du ménage. Le savon n’y moussait pas, aucune légume ne cuisait dedans… »

Mais mon oncle a levé son verre : « Ce cidre est de première !... » dit-il lentement. – « De première !... » ont répété les invités. Hélie, qui l’a brassé, interroge du regard les dégustateurs qui font claquer leur langue et jouer la lumière au travers de leur verre. A cet instant le « coucou » passe sur la maison : Coucou !... Coucou !... – « Le cidre est bon ! » clame Harel.

Pour le second service, Catherine apporte un lapin au sang, et la causerie s’est aiguillée sur les marchés du Jeudi-Saint. A cause de l’abondance des foins, le bétail s’était vendu cher. Les transactions avaient été nombreuses. Harel raconte l’histoire de la vieille Collange, qui voulut échanger son vieux âne perclus contre un plus jeune.

- Bougez pas ! avait dit Lafosse. Je vais à la foire, j’y mènerai votre âne et vous le remplacerai par un moins caduc. Le gueux avait son plan : dans son étable, il avait tondu l’âne, lui avait écourté la queue et ciré les pieds, de telle sorte que, diminuée de son étoupe, la pauvre bête n’aurait pu se reconnaître à l’eau de l’abreuvoir.

» Aussi, quand à la brune, Lafosse revint avec le grison bridé de neuf, ihanant à la vue de son clos, la Collange s’excusa-t-elle de recevoir un âne peu s’en fallait gracieux et quasi pétulant !... Sûr qu’on lui reprocherait une coquetterie pareille.

- N’ayez crainte ! avait répondu Lafosse. Y s’fra à vos manières… Il est pu cher que l’autr’, mais il est plus maniable ! Vous l’amignonnerez ! »

Et Lafosse, ayant débridé l’âne, celui-ci s’en était allé vers l’auge où il mangeait d’habitude : « Voyez !  Voyez ! s’extasiait la vieille Collange, y va dret à la mangeoire ! Çu pauvr’ bêt’, on dirait qu’il sent l’autre !… »

La méprise provoque un rire sonore, repris à petits coups, selon le flux et le reflux des méditations naïves. On trouve le tour normand, et, à propos d’âne, mon oncle dit qu’on ne saurait faire la toilette à l’officier de santé de la Croupte, parce qu’étant bête et laid, il resterait bête et laid toute sa vie. – « Et  ses confrères itou », insinue Duhamel. Tous ces gens-là vous entretenaient les humeurs avec des drogues sans nom, n’y fichaient goutte ! Et Morin, qui connaissait les simples, en savait plus long qu’eux. C’était sottise de les aller chercher au prix de deux ou trois écus, pour se faire administrer une purge. Leur air grave, seul, en imposait. Ils n’étaient jamais d’accord. M. La Borde qui interdisait aux hommes sains le cidre pur et l’eau-de-vie, prenait plusieurs « demoiselles de fine » dans son café. Ceux qu’il fallait croire, c’étaient les ossiers. Par destination, ils remettaient bras et jambes. Ces médecins-là ne passaient point par les écoles ; ils avaient la pratique. Est-ce que le père Louis ne guérissait pas les entorses au moyen de signes en croix sur la foulure ?  – Manquablement, s’écrie Hélie, que je n’ma jamais purgé. Et me v’la co !

Le cidre délie les langues. On parle de tout un peu. De la cuisine, un arôme brûlant de viande rôtie vient jusqu’à nous. Sur l’invitation de Mme Neuville, mon oncle s’est levé pour verser le trou normand. Un flacon à chaque main, il fait le tour en se penchant sur l’épaule des convives. Il tient aux dames des propos galants. Si elles refusent le flacon qu’il offre de sa droite, le traître remplit leur verre du flacon de sa gauche. Et les bras se tendent. « De tout mon cœur !... – Je vous salue !... – A votre santé !... » Les yeux sont vifs, et les joues rosées. Et l’on plaisante Harel, obligé d’aller chanter vêpres avant que le rôti soit débroché. D’ici à ce qu’il soit à point, on fera un tour de jardin.


Nous nous levons dans un bruit de chaises repoussées, et l’on franchit, en s’excusant, les marches de la salle.

L’odeur amère du buis, mêlée au parfum des fleurs de poirier emplit la brise qui nous rafraîchit le visage. Ce mois d’avril est splendide. C’est de notre coteau à celui d’en face un déploiement de lin blanc. Près de nous, les corolles du guignier se rouillent, mais les épines rouges du mur, et les fleurs pourpres du Japon étalent une chair ardente. Par ailleurs, c’est une profusion de blancheurs écrues et tendres qui envahit la terre et jusqu’aux cimes des plus grands arbres. Cette neige descend la colline, semble se fondre au vert tendre des prés de la vallée, pour renaître en amont jusqu’à l’horizon. Tous les pommiers ont le charme artificiel d’une féérie.

Mon oncle s’est penché sur un rosier. Il en gratte la mousse. D’un coup de sécateur, il abat une branche. Mme Neuville parle de variétés de roses. Les femmes font la toilette aux fleurettes, et, pour un peu, Hélie quitterait sa blouse neuve et se mettrait à bêcher.

Tout en parcourant les allées, nous avons gagné la porte du jardin, passé dans l’enclos où se trouvent les vaches.

Celles qui sont couchées se lèvent à notre approche. Elles ont un ventre énorme, le poil brun et la corne parfois retombante. Elles sentent le lait, nous regardent d’un œil indifférent. Doucement, les hommes se sont approchés d’elles, et, le poing fermé, les auscultent au flanc. Ils proclament les mamelles lourdes, ils disent que les pis menus et bien écartés témoignent de bonnes bêtes. Les femmes caressent les amouillantes en les claquant aux cuisses. Catherine circule parmi ses bêtes, les désigne par leur nom : La Baillette, la Deulé, la Chandeleur… La Deulé donnait jusqu’à vingt-quatre litres de lait par jour.

Aux voix connues de Catherine et de Mme Neuville, l’ânesse et les poules sont accourues ; les chats sont descendus des greniers comme à l’heure de la traite, tandis que sur le fût renversé d’un vieux pommier, deux chevreaux se cabrent au grand réjouissement de la compagnie. On entend, dans le bois voisin, le roucoulement des ramiers et le bruit des pics. Des mésanges font leur saut léger d’un pommier à un autre. Hélie traduit leur cri métallique et suraigu : « Qui qui cuit ? qui qui cuit ? – « C’est l’rôti ! » répond Mme Neuville. Et, se retournant vers la maison, elle engage ses invités à regagner la table.


La bonne chère avive la gaieté de chacun. Catherine verse la poivrière dans l’assiette de Harel. Le chantre sourit d’une bouche gourmande, lippue, mouillée au cidre, en homme qui choisira sa revanche.

Ma tante parle politique. Avec Duhamel, il est question des droits onéreux de l’alcool, de l’inquisition de la Régie.

- On doit être maître chez soi », a déclaré Morin. Nul n’a le droit de franchir le clos cadenassé, et l’homme qui vient percevoir l’impôt dans les caves ne peut être qu’un déclassé. On devrait le recevoir… à portée !

Et Duhamel fait le geste d’épauler un fusil imaginaire. Tout le monde est d’accord que la terre est imposée au delà de ses forces et qu’une concurrence malhonnête fait déprécier tous les produits de fermage. Enfin, les ouvriers s’en allaient vers les villes et les malheureux, qui frappaient aux âtres, menaçaient les fermes d’incendie.

- La République était un gouvernement de misère, reprenait mon oncle. Le respect des citoyens entre eux ne pouvait naître que de l’inégalité des conditions. – Pardon ! si je vous corromps la parole, s’essayait Hélie. Une supposition que tout le monde soye aussi bêt’ que mé, qui qui dirait la messe ? » Harel, le pichet sur la cuisse, synthétise : « Philippe d’argent ! Napoléon d’or ! République de papier !...

Le nom de l’Empereur a réveillé les souvenirs lointains de ma tante : « L’Empereur ! le premier !... si cettui-là revenait !... » Et voici qu’elle se répand sur des faits de l’expédition d’Egypte. Elle nombre d’autres victoires : Marengo, Iéna, Austerlitz. Elle s’appuie sur des citations prises dans l’almanach de Mathieu Laensberg. Elle sait par cœur des paroles de Bonaparte : « Soldats, vous êtes une des ailes de l’armée d’Angleterre. Vous avez fait la guerre de montagne, de siège, il vous reste à faire la guerre maritime ». Et ma tante s’est levée, elle écarte d’un bras retroussé la brioche qu’on lui présente. Elle chante :

    « Salut, grand Empereur de France !
    Salut, me reconnaissez-vous ?... »

Morin explique qu’il s’agit de la translation des restes de Napoléon aux Invalides, et que c’est Joséphine qui reçoit l’Empereur au Ciel :

    « Entendez-vous ? le canon gronde…
    Vos cendres viennent d’arriver ! »

L’Empereur répond avec tristesse :

    « Je vous reconnais, Joséphine,
    Pardonnez mon ambition.
    Oui, je le sais, femme divine,
    J’aurais dû suivre vos leçons !... »

Ma tante pleure. Dans le malaise que cause sa véhémence, Morin coupe la brioche. Catherine passe les confitures, les pommes et les poires. Les parts du chanteau sont distribuées aux dames qui se signent. Harel tourne le moulin à café, cependant que s’estompe au mur, derrière ma tante, une lithographie représentant Napoléon III et l’Impératrice penchés sur le berceau du Petit Prince.

Il est six heures. L’ombre envahit la table sur laquelle la nappe paraît plus blanche, et Hélie place au centre et à ses bouts trois chandeliers de cuivre, dont deux à branches et à bougies, le troisième contient une chandelle que Hélie, discrètement, mouche avec les doigts. Les petites flammes projettent des ronds au plafond. A nouveau la verrerie s’irise et les flacons étincellent.

Par la fenêtre où je me suis accoudé, je vois le soleil se coucher dans un ciel bleu pâle, lamé d’ors et de vermillons sur lesquels se découpe la haute silhouette des peupliers et des ormes. Ils sont à demi feuillés. A droite, à la ligne d’horizon, les pins d’un vert sombre se fondent dans les étains du crépuscule. A peine perceptible, une étoile tremble au Zénith, puis deux, puis trois, et, cependant, ce n’est pas l’ombre… Le grand disque s’est à peine échancré.

Et j’ai l’impression, retourné vers la salle où le feu flambe, que la fête ne fait que commencer. Cela est si vrai que Catherine embroche un couple de poulets pour servir à la bouchée du départ, et que j’aperçois, à l’écart, un plat d’œufs à la neige…

Et voici que Harel entonne la rapsodie millénaire :

        Est-il permis dans cette maison
        De chanter la résurrection ?
        Si c’est permis, on chantera
            Alleluia !...

Les Clos de Jadis (1926)

ECONOMIE DOMESTIQUE

Dans son manteau de velours vert, la Vallée adorable s’étend du Sud au Nord, la tête appuyée sous les Monts de l’Orne, les pieds baignés par le flot séquanique. Elle regarde vers le pôle d’où lui sont venus ses hommes blonds. Pont-l’Evêque, Le Breuil, Lisieux, Fervacques sont ses parures, les agrafes qui relient les rubans de ses routes claires. Voluptueuse au creux de ses collines, elle sourit à ses prés diaprés, à ses pommiers ; elle médite dans ses manoirs, s’agenouille au seuil de ses clochers de bois. Tous les germes féconds sont dans ses flancs d’argile. Son épi rare est lourd de farine, ses fruits riches d’alcool. Chaque saison renouvelle sa toison drue et humide. Mai lui donne les fleurs du pommier, Juin la peluche de ses fourrages, l’Automne, la saveur de ses cidres mousseux, et l’Hiver, la nappe verte aux rives de son fleuve où s’élèvent ses bœufs, le demi-sang normand, bai-cerise, dont l’ardeur a conquis le marché du monde. Tout cela sans labeur, à l’ombre des ormes, sous le jeu des nuages, la tiédeur saline des brises. On ne laboure pas le cœur de la Vallée adorable ; sur elle point « d’ahan » d’homme qui peine ; mais, dans le calme de ses jours, le souffle de ses vaches laitières, un appel de faneur, le bruit ouaté d’un fruit qui tombe…


Et que pourrait, ici, l’activité du paysan ? La vache, le bœuf, fument le sol qu’ils paissent ; dans le pré, l’herbe se resème d’elle-même ; l’ondée irrigue le plateau. Que feraient l’emploi d’engrais artificiels, la main-d’œuvre d’un beauceron, là où la terre végétale a deux mètres d’épaisseur, où chaque ferme a sa mare débordante, sa source vive, son ruisseau murmurant ?

Trois éléments de richesse expliquent l’inactivité du paysan de l’Auge : la laiterie, l’élevage, le pommier. Il confie aux femmes l’industrie de son lait ; ses deux autres sources de biens n’exigent de lui qu’une attente patiente. Dans le temps que son bétail et sa récolte viennent à bien, le paysan interroge la maturité de ses génisses, regarde croître son herbe et fleurir ses pommiers. Il est fonction du sol et du climat.

Je ne veux pas dire que l’Augeron ne collabore pas à l’obtention des dons de Dieu : il coupe son foin, gaule ses arbres et brasse son cidre.

Au surplus, prévoyant et prudent, aux termes de ses contrats d’affermage, il limite sa redevance au rapport de ses vaches laitières, il n’y évalue pas le bénéfice de son élevage et de ses fruits, de telle sorte qu’en dépit de l’inégalité des saisons, le rendement moyen des génisses et des pommes compense son loyer. Une année sur deux, ses pommiers sont si chargés de fruits qu’il les faut épauler au risque de les voir s’écarteler de haut en bas.

Contrairement au vigneron qui a l’échine courbe parce qu’il bine la vigne, le paysan de la vallée est droit parce qu’il observe l’horizon.

Il n’est pas ingrat : Dieu merci ! dit-il aux prémices de son pré, l’année en est, il y aura du regain !...

L’excellence de son milieu explique son esprit conservateur, son régime dotal et sa préférence pour la propriété plantée et bâtie, arrosée d’eaux courantes.


Désigner le « Clos Neuville » par la « Ferme Neuville », serait une désignation fausse. Mme Neuville est sur son bien. En dehors de l’impôt foncier, de la cote mobilière et des prestations communales, elle ne paie à autrui que des droits de pêche et de chasse. Elle jouit du privilège des bouilleurs de cru.

Le Clos comporte un mobilier vif de sept vaches à lait, sept génisses, une jument percheronne, une ânesse, une chèvre, six petits porcs, trois cents poules et un pigeonnier.

Son matériel d’exploitation se réduit à un pressoir, une tonne de cinq mille litres, trois tonneaux de dix hectolitres, une chaudière à bouillir avec son alambic, une charrette, un tombereau, une carriole de marché et un cabriolet. Ce cabriolet, considéré comme voiture de luxe, conduisit Mme Neuville à l’église, le jour de son mariage.

Les produits de la laiterie s’écoulent au marché de la ville, ceux de l’élevage dans les foires régionales, ou de gré à gré.

Bon an mal an, le beurre se vend un franc la livre ; le couple de poulets trois francs, la douzaine d’œufs, de soixante à quatre-vingts centimes.

Le ravitaillement de la table se fait le jour du marché. Le gigot, l’aloyau, le pot-au-feu, les côtelettes et les bas morceaux, dans une même pesée, se paient quatre-vingts centimes la livre.

La boucherie consommée vers le milieu de la semaine, la table s’alimente à la basse-cour et puise au lard en pot et aux réserves des légumes secs.

En semaine, le cidre pur ne paraît pas aux repas, mais à celui de midi on sert le café et l’eau-de-vie. On n’eût pu trouver d’aide à la journée, sans ce complément.

A cette date, l’homme de journée se paie un franc vingt-cinq.

Hélie et Catherine, qui sont à demeure, gagnent trois cent-vingt et deux cent quatre-vingt francs par an.

Au privé, Mme Neuville prévoit les dépenses des dîners de Pâques, de Saint-Jean et de Saint-Michel, le renouvellement de son jardin, les lessives de printemps et d’automne. Ses dépenses cultuelles sont représentées par la location de son banc à l’église, le pain bénit et le bois qu’elle donne au curé, et par le service du bout de l’an qu’elle continue pour le repos de l’âme des Neuville.

Pour l’intelligence du lecteur, je transcris les clauses essentielles du contrat de mariage de Mme Neuville. Dans ses termes démodés, il y trouvera, avec l’évaluation des divers objets mobiliers, la forme et la substance du contrat dotal, dit aussi régime normand :

Par devant Me Firmin Racine, notaire soussigné,
furent présents le sieur Jacques Neuville, propriétaire, demeurant à Prétreville, lieu de sa naissance, fils de Sylvain Neuville et de Catherine Languesseur, d’une part ;
Et Demoiselle Marie-Anne Pesnel, née à la Motte, y demeurant, fille du sieur Philippe Pesnel et de dame Jeanne-Charlotte Troslet, d’autre part ;
Lesquelles parties majeures, libres de contracter, en la présence et du consentement du sieur Pierre Neuville, prêtre de Notre-Dame de Courson, frère dudit sieur Neuville, des père et mère de la dite Pesnel, ont reconnu avoir fait et arrêté entre elles les conditions civiles du mariage projeté entr’eux.

ARTICLE PREMIER

Les futurs époux ont adopté le régime dotal avec société d’acquets conformément à l’article 1581 du Code civil.
Chacun d’eux aura moitié dans cette société, et le survivant même en cas d’existence d’enfant du mariage projeté, jouira en usufruit pendant sa vie, sans être tenu de donner caution de la part revenant aux héritiers du prédécédé.
Mais, si audit cas d’enfant, il vient à se remarier, il perdra la moitié de cet usufruit à partir du jour du convol.

ARTICLE 2

Le jeune futur prend la demoiselle future avec les biens meubles et immeubles qui pourront lui échoir des successions de son père et mère, dont elle est présomptive héritière, pour un cinquième ; en attendant, ledit sieur Pesnel et ladite Troslet, son épouse, de leur bien, et dûment autorisés donnent à la future, ce acceptant, la somme de vingt mille francs, qu’ils promettent lui payer le jour de la célébration de son mariage. La future rapportera cette somme aux successions de ses père et mère, ou bien elle y prendra d’autant moins.
La future a ses habits, hardes, bagues, joyaux dont elle fait aussi apport au futur.
Et des meubles et effets dont le détail suit :
Un bois de lit en acajou, une paillasse, un matelas, un lit de plumes d’oie, un traversin et deux oreillers remplis aussi de plumes d’oie, une couverture en coton, une courte-pointe en indienne, un tour de lit, ciel, pentes, rideaux, aussi en indienne, une armoire en chêne, 24 draps, 18 nappes, 24 serviettes, 24 essuie-mains, 18 taies d’oreiller, le tout estimé neuf cent-dix francs. Sans que cette estimation en ôte la propriété à la future épouse.
Tous ces objets et les titres de la créance et des immeubles seront remis le jour du mariage civil au futur qui en demeurera chargé envers la future épouse, par le seul fait de la célébration.

ARTICLE 3

Le futur possède différents héritages situés à Prétreville, consistant en plusieurs cours, terres, herbages, et de plus, un mobilier de valeur de vingt mille francs, consistant en argent, créances, meubles meublants, tonneaux, cidre, eau-de-vie de cidre, différents grains, chevaux, bestiaux, un cabriolet, carriole, charrettes, ustensiles aratoires et autres objets : les dits héritages et mobilier du futur et généralement tous biens meubles et immeubles qui pourront lui échoir, par successions, donations, testaments ou autrement, lui sont et demeureront biens propres.

ARTICLE 4

Le futur, pour l’affection qu’il porte à la future, lui donne ce qu’elle accepte au cas qu’il meure avant elle : en premier lieu l’usufruit et jouissance, pendant sa vie, d’une pièce de terre en cour et plant, maison manable et divers bâtiments dessus étant, jardin y enclavé, nommée la Cour Claude, d’une pièce de terre nommée le Jardin Vallée, joignant ladite cour, et d’une pièce de terre nommée Les Lots, bornée au Nord par le ruisseau de Querville, le tout situé à Prétreville, sans que la future soit tenue de donner caution pour son usufruit aux héritiers du futur.
En second lieu, en toute propriété ledit mobilier de vingt mille francs que le futur possède ; mais si au décès du futur il y a des enfants vivants du mariage, la donation ci-dessus sera anéantie et comme non avenue. Mais, en ce cas, le futur donne à la future, ce acceptante, l’usufruit et jouissance pendant sa vie, de la moitié des biens meubles et immeubles propres qui se trouveront lui appartenir à son décès, sans que la future soit obligée de donner caution pour son usufruit, ce dont le futur la dispense, et le futur veut et entend que dans la moitié de ses biens, par lui donnée en usufruit à la future, entrent nécessairement ladite pièce de terre en cour manable, et lesdites autres pièces en herbe.
La future, pour l’affection qu’elle porte au futur, lui donne, ce qu’il accepte, au cas qu’elle meure avant lui, en premier lieu l’usufruit et jouissance, pendant sa vie, de tous les biens meubles dotaux qui se trouveront lui appartenir à son décès, excepté la somme de vingt mille francs donnée à la future par ses père et mère, pour laquelle il est autrement disposé.
En second lieu, en pleine propriété, ladite somme de vingt mille francs donnée à la future par ses père et mère. Et, de même, si au décès de la future il y a des enfants vivant du mariage, la donation par elle faite au futur sera éteinte et comme non avenue, mais en ce cas, elle lui donne l’usufruit et jouissance, pendant sa vie de la moitié de tous les biens meubles et immeubles dotaux qui se trouveront lui appartenir à son décès, sans que le futur soit obligé de donner caution pour son usufruit.

Enregistré, etc.


A la mort de Neuville, survenue en 1871, l’inventaire qui eut lieu, estima la cour manable, plantée et bâtie, à deux mille francs l’hectare, la vache laitière à 300 francs, l’amouillante à 200 francs ; la tonne de 5.000 litres à 500 francs, les tonneaux à 100 francs chacun, le cabriolet usagé à 300 francs : il en avait coûté huit cents.


Harel n’échappe pas aux influences de son milieu. Plus qu’un autre, il est pénétré de sa douceur, enclin à voir venir, à faire la part de la Providence ; il a aussi le sens de son intérêt. Il sait, en toute humilité, que si l’énergie qui provoque l’abondance est du règne végétal, lui, Harel, comme une sève qui n’a qu’un jet, ne donne, hélas ! que des fleurs. Bédam ! il ne tient pas le coup, arrêté qu’il est, dans son élan, par la duplicité de sa fonction.

Hélie en convient : « Manquablement qu’on ne pouvait chanter à la note et être en même temps à l’Eglise et au moulin ! »

A cette ironie bonhomme, Harel répliquait que ce n’était pas le rayonneux d’Hélie qui faisait pousser les petits pois, que c’était le Printemps, et, qu’en définitive, il priait pour les biens de la terre aux jours des Rogations. S’il fallait, ajoutait-il, établir le bilan des efforts de chacun, la conclusion serait parmi les riches. En cela, Harel paraphrasait son curé. Cependant, son bon sens l’incitait à s’assurer plus de stabilité dans le clos Neuville et il rêvait d’y trouver ses invalides, comme Hélie.

Mme Neuville, qui rit de ses drôleries et redoute son intempérance, l’a jusqu’à ce jour découragé. Mais Hélie est vieux, et elle prévoit son incapacité manuelle. Elle s’effraie, tout bas, à la pensée d’introduire un étranger. Depuis peu, elle accueille avec complaisance les tentatives discrètes du chantre, et, hier, elle l’a invité à lui remettre la somme de ses journées dans le clos au cours de l’année expirée.

A cette demande, Harel s’est mouché longuement, dissimulant son rire lippu et faisant des yeux idiots, et le soir, au bout de la table, éclairé d’une chandelle, il a ouvert son carnet.

Ses comptes de salaires qu’il désigne par « ses deux bénéfices », se réfèrent au temps qu’il passe à l’Eglise et à la ferme. Ss absences du clos y sont rigoureusement motivées. Les voici :

MES MANQUES

Janvier.

Pour le samedi du 1er de l’An, le dimanche 2 et son lendemain : 3 manques. – Le jeudi de l’Epiphanie 6, et le dimanche 9 : 2 manques. – Avoir le mardi 11 tiré les Rois chez Hyacinthe : 1 manque ½. – Les 3 dimanches ordinaires restant et un lendemain de celui de Septuagésime : 5 manques.

En tout et pour tout pour le mois : 11 manques.

Février.

Pour les 4 dimanches ordinaires : 4 manques. – Pour le mardi gras du 15 et le jour des Cendres : 2 manques. – Etre allé faire part du décès du père Croisé : 1 manque ½. – Donné un coup de main au fossoyeur : 1 manque. – Pour une messe d’enterrement : 1 manque. – Un jour de coliques miserere : 1 manque.

En tout et pour tout pour le mois : 10 manques ½.

Mars.

Pour les 4 dimanches ordinaires et 2 lendemains, dont celui du dimanche des Rameaux : 6 manques. – Avoir gagné un tour de reins à la réparation du guichet de la grand tonne : 2 manques.

En tout et pour tout pour le mois : 8 manques.

Avril.

Pour la fête mobile de Pâques et de son lundi : 2 manques. – Pour le lendemain du dimanche de Quasimodo : 1 manque. – Avoir tenu le pupitre à la plantation du Calvaire à Auquinville : 3 manques. – Les 3 dimanches ordinaires du mois : 3 manques.

En tout et pour tout pour Avril : 9 manques.

Mai.

Pour les 2 premiers dimanches ordinaires des 1 et 8 : 2 manques ½. – 9, 10 et 11, Rogations : 3 manques. – Jeudi 12, Ascension ; 13 la fête à Servais : 2 manques. – Pour le dimanche ordinaire ; la fête mobile de Pentecôte, son lendemain et le mercredi des Quatre-Temps : 4 manques. – Avoir planté les choux d’hiver à Théodose : 1 manque.

En tout et pour tout pour le mois : 12 manques ½.

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Juin.

Jeudi 2, Fête Dieu : 1 manque. – Vendredi 3 avoir chanté la messe d’enterrement à ce pauvre Théodose : 1 manque. – Samedi 4, avoir cueilli la pavée pour le reposoir à Mme Debiére : 1 manque. – Pour le dimanche 5, un service anniversaire, l’enlèvement du reposoir Debiére et une procession à Préaux : 4 manques. – Avoir gagné un coup de soleil dans le grand pré : 1 manque ½. – Pour les 3 dimanches restant : 3 manques ½.

En tout et pour tout pour le mois : 12 manques.


Le carnet de Harel s’arrête à juin.

Il en est pour sa comptabilité comme pour tout ce qu’il entreprend : la sève ne dure pas.

Et puis, cette année là, le mauvais temps d’hiver était venu tôt ; le chantre avait brusquement  regagné son métier à tisser.

Qu’il lui soit pardonné ! D’autant que chacun sait que dans les premiers jours d’octobre, Harel, revenant de la fête à Sosthène Ridel, fut surpris par une inflammation du foie qui le fixa pendant quelques semaines. Le pauvre faisait pitié. A ce point que le curé vint un matin le conjurer de penser à son salut.

A l’entendement des dispositions dernières qu’il devait prendre, Harel se révolta, et, pour démontrer que son curé se trompait d’adresse, il soupira vers Mme Neuville et lui demanda une larme de sa très vieille eau-de-vie, convaincu que ladite liqueur le sauverait des Saintes-Huiles.

Ayant ainsi rejeté l’ordonnance du médecin et remercié le curé pour ses prévenances, nous le vîmes à notre étonnement se rétablir en trois jours – l’espace de la passion du Christ – tant et si bien que nous nous demandâmes si son indisposition n’avait pas été simulée et sa retraite organisée pour se tenir au chaud.

Tout compte fait, Harel travaillait deux-cents jours par an. C’était plus qu’il n’en fallait pour s’attirer la bienveillance des honnêtes gens de la contrée.



II

L’ÉCOLE


A L’ECOLE

M. Jamet, l’instituteur, nous voyait venir de son perron. Il nous accueillis d’une voix claire et m’a donné la main. Il est grand et rasé, coiffé d’une casquette.

Le cœur me bat, et pendant que Catherine enchaîne la roue de la carriole, nous pénétrons dans la maison. L’accueil de Mme Jamet est bruyant. Elle découvre en parlant une gencive édentée et agite autour de sa taille de larges manches bordées de velours noir. Sa fillette et son petit garçon me fixent avec des yeux étonnés. Sur une chaine, auprès de l’âtre, la belle-mère de M. Jamet m’adresse un sourire pâle : « Boujou, mon petiot. V’nez m’embrachi ! »

Tout de suite, assise, ma mère explique à M. Jamet que j’ai douze ans, que pendant son séjour à la ville j’ai fréquenté le collège. Elle pensait me laisser ici jusqu’aux vacances, le temps de régler sa situation de veuve. Elle désirait que je ne perdisse pas l’acquis de mes premières études, et, à cette fin, elle priait M. Jamet de s’entendre avec le curé pour que je commençasse le latin qui m’était nécessaire à la rentrée d’octobre.

Puis, se tournant vers Mme Jamet, avec plus de lenteur, s’excusant de sa faiblesse, elle énumère mes habitudes de confort : je prenais du chocolat le matin, des confitures aux heures de la collation. Elle avait prévu ce complément à ma pension : Mme Jamet trouverait le chocolat et les confitures dans mon bahut bleu orné de fleurs de grenadier ; mon linge marqué, mes habits des dimanches étaient dans une malle à dessus de poils de blaireau, que déposait Catherine sur le seuil.

Mme Jamet l’ayant rassurée sur la mesure et l’emploi des gâteries dont je disposais et protestant qu’elle aurait pour moi des attentions toutes maternelles, ma mère ouvrit son réticule et posa sur la table six petites pièces d’or de cinq francs, le prix mensuel de ma pension. Et le silence s’étant fait pendant que M. Jamet paraphait le reçu, ma mère se leva, visiblement pressée de partir. Plus tard je sus que sa précipitation voulait épargner à ma sensibilité un arrachement indécis et prolongé.

Ce fut en vain. Au moment de la séparation mon déchirement fut extrême. Je m’accrochai à ma mère, à Catherine en pleurs, à la voiture… Je ne me rendis qu’à la douce violence de l’instituteur : « Voyons ! Voyons !... commandait-il, il faut être un homme ! »

Le cheval cinglé prit le trot. Bientôt je ne vis plus les signes qu’on me faisait. Au loin diminuée, disparue dans une descente, la voiture ne laissait derrière elle que le ruban désert de la route.


Je n’ai pas dormi, moins troublé dans ma pensée que par la nouveauté et le dénuement de la mansarde que j’habite.

Pas de cadre au mur, mais un débris de glace à la poutre basse. Pas de fenêtres : une tabatière et, dans les deux angles du lieu, deux lits étroits en fer : celui de la grand-mère et le mien. Au centre, un broc sous une petite table boîteuse juste assez large pour recevoir une seule cuvette. Enfin, venue du grenier dont le sol est d’argile, une odeur de poussière se mêle au parfum froid de la pommade à la rose ; cela écœure. Puis la grand’mère a rêvé tout haut, et j’ai eu peur.

Au matin, elle s’est peignée devant le morceau de glace ; elle a mis son bonnet bayeusin et divisé en deux courtes nattes ses pauvres cheveux gris dont elle pommade les bandeaux. Elle geint en levant les bras. Sa toilette finie, elle s’est agenouillée et a prié, le front appuyé sur le bord de son lit. Venue à moi, elle m’a dit : « Faut vous l’ver, mon petiot, j’vas vous trachi de l’iau pour vous débrauder ».


Dans le feuillage vert des marronniers de l’avenue, la maison d’école oppose sa façade blanche à fenêtres cintrées. C’est la première maison du bourg. Exhaussée du sol de la route par un perron de dix marches, son élévation, à flanc de coteau, donne accès, à l’arrière, aux salles de classe et de mairie.

Elle est séparée de l’auberge du Cheval blanc par le chemin de la Vierge, large sentier impropre au roulage, qui se divise et se perd sous les pins de la forêt.

Du perron, le regard passe au-dessus des maisons, découvre l’amphithéâtre opposé de la vallée : à gauche, le trait mince des collines de Cheffreville ; à droite, estompés par l’éloignement, le clocher de Prétreville, et, entre deux touffes d’ifs, les toits pointus du clos Neuville.

Devant soi, une avenue d’ormes centenaires envoûte la courte perspective, la vue en plongée se heurte à l’ancien pont-levis du château.

Cette avenue, coupée par la route de Cheffreville et par celle de Courson, est la parure et la principale artère du bourg.

Placée ainsi, l’école s’anime du va et vient du roulier, de la maisonnée, des échos de l’auberge. Le silence n’est troublé que par le marteau d’une enclume, l’envol des pigeons, le choc d’une channe à la fontaine et par la cloche fêlée, intermittente, des trois angélus.


Avant que l’écolier n’arrive, j’ai promené dans la classe ma curiosité de nouveau.

Les murs sont tapissés de cartes et de gravures : la France, divisée en coloris joyeux ; l’Europe, tout emmêlée d’états et de traits noirs, éclaircie vers l’Asie ; la Mappemonde, grand double cercle où le bleu domine et semble refléter le ciel océanique.

Voici les sept périodes de la création du monde : Adam et Eve sous l’Arbre de la Science… Le Paradis perdu ! L’ange du Seigneur chasse Adam !...

Les épisodes de l’histoire des Hébreux : Moïse descend du Sinaï, portant les Tables de la Loi. David joue de la harpe devant l’Arche… Absalon est retenu aux branches par son abondante chevelure…

Le passage de la Mer Rouge, la Terre promise !...

Voici le Nouveau Testament : Jésus se fait baptiser par Jean. Il chasse les marchands du Temple.. Les noces de Cana, la résurrection de Lazare, la Passion…

Une dernière estampe montre les apôtres rassemblés. Ils ont le visage levé vers la colombe qui leur apporte le don d’éloquence.

Les images tiennent l’espace libre entre les trois fenêtres : le reste du mur est rempli par un tableau noir, une vitrine et une toile coloriée qui représente les parasites de la pomme de terre et de la vigne, l’anthonome du pommier, le ver blanc, ses larves, l’insecte à l’état parfait ; dans la vitrine : un niveau d’eau, l’équerre et la chaîne de l’arpenteur avec quelques cailloux extraits des carrières d’alentour.

Les tables sont tachées d’encre, encochées au couteau. Et la salle est spacieuse… D’après les places, nous devons être soixante garçons.


Ceux-ci arrivent par groupes de trois ou quatre, en sabots bridés, casquette à oreilles et blouse bleue à liserets. La plupart portent une besace en sautoir dont la poche de devant contient les livres, celle du dos le déjeuner. La bouteille dépasse du goulot. Ils vont déposer leur bissac dans une masure de la cour.

Ils me regardent sournoisement, avec un peu de mépris pour l’habit que je porte : un tricot de marin et une culotte courte.

Ma gêne cesse à l’arrivée d’un gros gars de quatorze ans, venu de Prétreville. Je le connais pour l’avoir vu à la ferme – un riverain. Son entrée m’est une joie. Celui-là vient de l’horizon que j’interroge. – « As-tu vu maman, Frédéric ? » Frédéric est stupide. A peine s’il peut formuler sa pensée. « Non ?... Tu ne l’as pas vue ?... »

Brusquement le maître entre. Sur un signe, nous nous mettons sur deux rangs et nous marquons le pas autour des tables en chantant un air rythmé par des nombres. M. Jamet bat la mesure sur son estrade, frappe le pupitre de son signal de buis. Le chant fini nous gagnons nos places et, à genoux, nous faisons la prière : « Ayez pié d’nous ! » disent les petits gars.

Le syllabaire est sans images. C’est une mince brochure que l’élève épèle en roulant le feuillet dans ses doigts. La salle vibre à la voix des moniteurs qui occupent les angles de la salle. Un à un, par division, les aînés vont au tableau. Les ignares vont aux cartes, le sabot traînant. Deux ou trois – les dissipés – sont tournés contre le mur et, quelquefois, ce sont des pleurs, car M. Jamet a la baguette rapide et le pied prompt !

J’aperçois un petit blond au cou très mince, aux oreilles écartées, dont les larmes ont barbouillé le visage. Son pantalon rapiécé découvre ses chevilles nues, meurtries par son sabot garni de paille.

Mon voisin, Beaumont Honoré Petithomme, signe d’une main sûre son nom patronimique et imite assez bien l’écriture à boucles déliées de M. Jamet. – « Beaumont Honoré, proclame l’instituteur, a du pain sur la planche ! »

Il est par les divisions des cahiers sans taches, où l’attention soutenue, le soin incessant témoignent d’une espèce de piété.

Ces cahiers sont appelés à concourir en fin d’année scolaire. M. Jamet en tire vanité. Certains jours, il sort de son armoire les cahiers du passé et les bons écoliers sont admis à se pencher sur les écritures apâlies de leurs devanciers : « Ceux-là s’étaient fait une position : Nector Pelhètre était devenu comptable, Gruchey premier clerc dans une étude de notaire !... »

Midi. L’Angélus est récité en latin. La prière est à peine finie que les garçons s’égaillent, tels les pierrots d’une aire. Les uns dévalent vers le bourg, à grands coups de sabots, luttent de vitesse, les autres piquent vers leur bissac.

A crouptons, le dos au mur, ils tirent leur fricot du bol ; le pouce sur leur viande, ils boivent à goulot que veux-tu. J’ai souvent envié leurs compotes de ménage, le miel odorant qu’ils creusaient du couteau dans leurs petits pots de grès.


« A quoi qu’vous jouez ? » m’a demandé Beaumont Honoré Petithomme.

A la ville, ai-je répondu, nous jouons aux barres, à la raquette et aux billes. On y a un trapèze et des perches pour sauter. On y apprend aussi l’exercice du fusil.

Je lui explique le jeu de barres : il y a deux camps. Ceux qui dépassent une limite convenue sont faits prisonniers et mis à l’écart ; on ne les délivre que par surprise et beaucoup de rapidité.

La raquette exige du champ. On se renvoie la balle à de grandes hauteurs.

Mais Beaumont fait la moue. Mes jeux n’étaient pas possibles à l’école. On ne pouvait courir vite en sabots et les raquettes enverraient les balles dans les pommiers.

Au reste, il trouvait l’exercice du fusil dangereux et disait les armes à feu défendues.

« Voilà ! conclut-il. Quand vous perdez aux dominos, vous payez avec des sous. Ici, toutes nos affaires se règlent avec des boutons. Si nous jouons au bouchon, le perdant paie avec des boutons »… Et, vidant à terre son sac :

« Guettez ! une tête de sanglier, c’est cinquante ; les beaux de nacre valent vingt-cinq ; ceux-ci qui n’ont que deux trous valent dix ; un bouton de culotte compte pour cinq ; on donne cinq boutons de chemise pour un de culotte. Une supposition que vous ne sachiez pas votre leçon et que je vous la souffle, çà serait pour vous cinquante boutons ou une tête de sanglier !... » Et fixant mon habit : « Ben sûr que ceux-ci valent de vingt-cinq à trente !... » Mes boutons valaient cinquante !...

Mais on se querelle dans les groupes. Les grands pillent les petits qui se défendent, le sabot à la main, lèvent haut leur sac : « Voleux ! Voleux ! T’es t’un voleux ! »

Dégoûté, un perdant s’isole à l’ombre d’un pommier, où il demeure un instant immobile. Subitement, il prend le pommier à bras, grimpe aux branches et se place sur la plus grosse, à califourchon. La rage au cœur, il lance son sac vide sur un gagnant, et, pour consommer sa ruine, volontaire, dédaigneux, il laisse glisser de son pied un sabot qui se brise en tombant.


Dans la suite, je plaçai un trapèze aux branches d’un arbre, et, encouragé par l’instituteur, j’armai une compagnie de vingt fusils : vingt bâtons de frêne cueillis dans le bois voisin. M. Jamet décrocha un chassepot à la réserve des pompiers et nous en montra le maniement. Mais l’arme était pesante, nous ne pouvions l’épauler. En dépit de l’attrait de ce vrai fusil, mes camarades se dégoûtèrent. La discipline les gênait. Bientôt, je n’eus plus de soldats à aligner. Ils jetèrent leurs bâtons dans le chemin et s’en retournèrent aux jeux de billes et de boutons. Un d’eux fit un fagot de nos fusils, qu’il emporta faire des tuteurs à ses rosiers.


Passé quatre heures, les écoliers s’en retournèrent chez eux. Des groupes se forment et se divisent au chemin de la Vierge, aux carrefours des rues du bourg. Quelques garçons s’attardent au perron de l’auberge et y engagent une partie de billes. Ils sont libres !...

A ce moment, mon cœur défaille et ma pensée suit pas à pas les petits gars qui vont vers Prétreville : ils musent au long des haies fleuries d’églantines, lèvent les pierres aux passerelles de bois, cueillent des branches de coudrier. Ils vont chez eux, à leur place à table, près de leur mère !... Et ils sont heureux, libres, sans le savoir !...

De la barrière de l’école vide où j’ai vu le dernier disparaître, je n’ai plus, pour appuyer mes yeux, que le sable de la route, le plafond sombre de l’avenue. Et l’auberge est silencieuse, l’animation rurale éteinte. Seulement le bruit mousseux que fait la rivière à sa chute d’eau !...


CHASUBLES ET SURPLIS


Sous les traits réguliers d’un conventionnel, et en dépit d’une discipline rigide en classe, M. Jamet cache une âme sensible et pieuse.

Au repas, sa famille rangée autour de la table ne s’assied qu’après qu’il a dit le « Benedicite » ; aucun de nous ne s’éloigne avant « l’action de grâces ».

Il est l’ami et l’organiste de son curé.

Conduit par lui au presbytère, le curé ne lui a pas caché le plaisir qu’il éprouvait à m’instruire, et à cette fin, ayant retrouvé dans ses livres un Lhomond et un De Viris Illustribus, une heure durant, avant l’angélus du soir, je m’exerce aux déclinaisons.

Tous deux sont de grands amateurs de roses.

Aux belles vêprées je les trouve fréquemment au jardin : le curé – soutane relevée, calotte en travers – dans le sillon des églantiers, et l’instituteur, sécateur en main, dans l’allée principale bordée de buis qui mène à la serre.

Je décline « rosa » sur un banc de milieu, entre un fuschia violet et un pot de réséda que jardine un papillon blanc en souliers de satin…

Le curé ne m’interroge jamais que par ces mots « Mon enfant… » Et je me fais au commerce de ces hommes sobres et bons ; je les aide de la pelle et du râteau ; j’écussonne un sauvageon ; en confiance, je tambourine l’arrosoir. Enfin, je réponds la messe du matin et je sers les offices des dimanches.

Les petits soins du culte me sont une diversion heureuse : la disposition de l’autel, la mise en page du lutrin, le service des burettes, l’allumage des bougies me gardent attentif et retiennent mes élans de plein air.

A la tendresse turbulente des miens succède une douceur pénétrante, née au calme du presbytère, à la pénombre de l’église, au chant et à l’encens.

Par ailleurs, ma coquetterie s’est éveillée au port du surplis et du camail, et, à l’instar de Harel, je soigne mes entrées dans le chœur.

Je subis aussi le charme des images. Celles que j’ai sont d’une grande richesse.

Aucunes, encartées dans le livre du curé, sont bordées de guipures ; l’ovale parfait des visages roses s’y nimbe du cercle d’or, les robes mystiques emplissent tous les chemins du ciel…

Et, peu à peu, je me prends à la sensualité des ornements, aux suavités des grands tiroirs où se déploient comme des ailes la chasuble et l’étole ; je me délecte au toucher des ceintures éclatantes, et, si je verse le vin d’offertoire, ma piété se résout aux facettes des pierres du ciboire !...

Ciboires, patènes, burettes composent pour mon entendement la vaisselle idéale dans laquelle les saints barbus du rétable boivent et mangent… Dans les soirs de bénédiction, au rayonnement des bougies, le regret me vient de ne pouvoir supporter les lourds chandeliers de cuivre.

Cependant, je reste envoûté par mon âtre ; le lis de métal suscite à mon esprit le lis de mon jardin, la colombe de l’image, le ramier de mes trembles, et le saint Jean qui caresse l’agneau me fait penser au petit berger Lancelot.

Le dimanche, le petit bourg s’anime au matin de son marché qui se tient autour de la fontaine.

Habillées pour la messe, les fermières coiffées de tulle, de rubans bleus et verts, étalent à leurs pieds, dans des paniers garnis de linge, le beurre et le fromage, la guigne et la fleur de saison.

Elles vendent pour deux sous des bouquets de roses blanches et d’œillets pourpres, des bottes d’iris et de lis dont le parfum fait défaillir.

Leurs bouquets sont arrondis comme ceux de myosotis et de coucous.

Le cerisier trop élevé des clos permettant l’élagage des hautes branches, des marchandes vendent des cerises attachées au feuillage. Et la rose n’a pas évaporé sa rosée ; la tige du lis et la branche saignent encore de la taille et de la rupture à l’arbre.

Les fruits et les fleurs, sur tout le marché, dessinent des sentiers de fraîcheur qui évoquent la nappe damassée et l’artifice des cristaux de bohème.

Le jet d’eau de la fontaine éclabousse la galoche vernie qui s’en approche. Toute fille qui vient puiser à bouteille, tient sa jupe en retrait dans l’harmonieuse avance du buste et du bras allongé.

A l’angle de la rue, le torse nu, le boulanger dispose ses galettes chaudes.

Les hommes au cabaret, pintent au cidre pur, et le petit clerc, sorti du chœur en tapinois, traverse les groupes en camail rouge et surplis à dentelle.


Aux jours de Pentecôte, le pèlerin vient baiser les reliques de saint Just.

A l’exemple de saint Ursin qui éloigne la peste, de saint Antoine qui sauve du mal ardent, saint Just guérit du « carreau » le nourrisson et préserve les grandes personnes des douleurs rhumatismales.

Ces jours-là, tandis qu’aux auberges et sur tout espace libre se détèle le char à bancs venu de la ville, les processions parties du matin des communes environnantes se rangent, à l’arrivée, au pourtour de l’église où le clergé trouve place.

Elles donnent lieu à un déploiement inusité d’emblèmes religieux.

Ce ne sont que bannières appuyées aux murs, oriflammes, civières et dômes de tulle déposés là, croix d’argent et torches à galeries qui rutilent dans le vert des feuilles, et, jusqu’à l’heure de la grand’messe, un va-et-vient de chaperons, de soutanes, de chantres à barettes, qui, dans le bourg, se pressent aux terrasses et sous les tentes des cabarets.

Chaque procession est saluée par les cloches, et l’animation de la rue devient extrême dans la cacophonie vibrante du clocher et de l’ophicléïde du pèlerin.

Ces processions, dont quelques-unes viennent de plus d’une lieue, sont entraînées à la marche par le battement des « campunelles ».

Le joueur de campunelles précède la procession. Une sonnette à chaque main, il en alterne les coups et les rythmes à son pas.

La malignité rurale n’a pas manqué de définir ce battement par une onomatopée dont le sens est peu révérencieux pour le joueur.

Elle lui fait dire en marquant le pas :
   
V’nez vê-nos fill’
J’irons vê-les votr’ !...

Dans cette veine, Harel était passé maître. On lui devait plus d’un verset de départ…

        N’oubliez pas, ô Félicie !
      La p’tit’ bouteill’, je vous en prie !…

et plus d’un de retour :

     Ah ! que l’bèr’ de Fervacqu’ est bon !
              Ora pro nobis !

Mais le joueur ne tient pas tout le chemin. Il règle le départ. Eloigné des maisons il passe la main et ne reprend sa place qu’à l’arrivée au lieu du pèlerinage. A ce moment, il « donne » avec maintien, surtout s’il est bel homme. Pour peu que deux processions se rejoignent, que le joueur croise un autre joueur, que chacun rivalise et s’anime, il devient sensible, toute piété étant absente, que les joueurs de « campunelles » sourient aux filles et viennent tâter le « bère » !

Voici, par l’avenue, les pèlerins d’Auquinville.

La bannière pourpre flambe au soleil ; gonflé par la brise, le ruban des étendards s’accroche aux marronniers… Elle approche. D’abord confuses, les voix prennent un sens ; les robes blanches dessinent leurs contours, le visage des filles se détaille : teints de roses, yeux bleus, cheveux roux… ora pro nobis !... Elles donnent l’illusion de bouquets d’œillets panachés !...

C’est maintenant le défilé des hommes : deux rangs sonores dont les pas sont comme entravés. Puis les femmes, plus ou moins penchées, jupes relevées aux hanches, parapluie et chapelets en main.

Au milieu d’elles, le curé en camail noir, l’étole au surplis.

Les chantres, en soutane trop courte, sont bottés jusqu’à mi-jambe. Et tout ce monde lance, reprend, se renvoie un verset : ora pro nobis !... et soulève une poussière dense, qui, retombée, ternit le vernis tendre des feuilles de la haie.


Le petit bourg tire grand profit de son Saint et de son pélerin.

Dans sa reconnaissance, il leur consacre la fleur de son jardin ; pour eux, il orne la face de ses maisons.

Pas de fenêtre, aux jours de Pentecôte, qui n’ait de géraniums, de fuschias, de cinéraires ; pas de portes, pas de rues sans un tapis de fleurs effeuillées.

A chaque façade, à hauteur du premier, à chaque mur, l’habitant y déploie sa nappe, étend en travers ses draps bout à bout, pour y épingler l’œillet, la tulipe et la rose.

Sur le sol, par une disposition heureuse de roseaux et de l’iris des marais, il reproduit avec art le rayonnement de soleils de verdure.

De faîte à pignon, de corniche à fenêtre, il attache la guirlande de papier, y suspend le lustre de lierre.

Et les cabarets élargissent leurs terrasses en y accouplant de longues tables, en limitent le pourtour avec de jeunes bouleaux coupés dans la forêt, répètent dans leurs intervalles la tache multicolore des lanternes vénitiennes.

L’édilité n’est pas en reste. Elle fixe à ce dimanche la revue de ses pompiers et donne, au bâtis charpenté de la place, le simulacre d’un incendie.

Cette partie des réjouissances publiques met aux seuils les vieilles gens et garde attentive la foule des pèlerins.

Le temps du simulacre est court :

« Par fil à gauche !... Par fil à droite !... Halte !... Reposez !... »

Ils sont dix, en comptant le capitaine, qui ont gardé leur blouse sous un ceinturon rouge et noir. Leur casque est d’une ampleur exorbitante, leur plumet hors de sens. Ces proportions ne sont dépassées que par celles du bonnet à poil des deux sapeurs et du tablier de cuir blanc qui les empêche de marcher.

Pendant la pause, ayant calé d’aplomb l’unique pompe et détendu leurs seaux de toile, lentement, trois pompiers se dirigent au bâtis qui, sans escalier, n’offre à leur montée inquiète que le colombage de son armature.

- Aux toits ! ordonne le capitaine.

Le pompier paysan n’est pas agile. Il lui faut l’épaule de son compagnon pour quitter le sol et pour que, tant bien que mal, il parvienne au chevron.

C’est à ce poste qu’au moyen d’une perche – permanente au bâtis – un du peloton lui fait tenir la lance reluisante.

- Faites donner les eaux ! commande encore le capitaine.

Et les quatre hommes restés en bas – les sapeurs, le tambour et le clairon n’interviennent pas au jeu des eaux – s’éloignent à une distance respectueuse de leur machine, lèvent, baissent les bras, et, avec ensemble feignent de pomper.

Ils feignent, parce que la pompe est vide, parce qu’ils savent qu’à ce commandement suprême de « faites donner les eaux », l’incendie est considéré comme éteint.

Replacée sur ses roues, deux hommes au timon, deux hommes à l’arrière, précédée par les sapeurs, le tambour et le clairon, la pompe reprend alors, en grand tapage, le chemin de son dépôt.

Je reconnais péniblement dans les sapeurs le charron et le bourrelier. A distance, la hache au cou, ils me font l’effet de broussailles fagotées qui marcheraient sur la neige, la cognée restée au lien.

La foule les conduit, les entoure à l’auberge où ils boivent comme au jour de vrai incendie. Mais l’accoutrement des sapeurs dépasse le cadre de la porte. Ils ne peuvent pénétrer, et l’aubergiste arrose les bonnets du perron.


Cependant, les dévots, les femmes qui présentent leurs enfants, les goutteux, les paralytiques se pressent à l’autel de saint Just. Toute l’église est envahie. Il y a profusion de prêtres et de chantres au lutrin. Et un grand désarroi règne dans les bas-côtés : les petits se refusent à baiser les reliques.

Leurs cris, le remuement des chaises et des béquilles mêlés aux jeux de l’harmonium, aux sons des cuivres, à la voix grasse et puissante des « basses », dominent jusqu’à l’ébranlement du clocher.

Tous les fronts sont en sueur ; la poussière voile le camail et l’habit, et l’autel de saint Just resplendit des feux de cent petits cierges qui charbonnent, s’égouttent, et, à demi-fondus, se répandent comme pâte au pétrin.

En dehors, sur le parvis et dans l’avenue, pour ceux qui n’ont pu trouver place, des abbés disent l’évangile de bon chemin.

Pour deux sous, ils tiennent le pèlerin agenouillé sous l’étole, lui font le signe de la croix avec le pouce de la main droite sur le front. Il est des pèlerins sans souplesse qui ont la jambe raide… L’abbé élève alors l’étole à hauteur de leur épaule.

Et, jusqu’à midi, le chant des hymnes se propage jusque sur la place du marché.


Le cidre, brassé en décembre, est en mai à maturité, propre à la dégustation.

A ce point, il est dit de « première »… par mon grand oncle Morin, qualifié « goulayant », « nif » par Hélie, proclamé « droit en goût » et « justificatif » par Harel.

Et vêprée chaude garde pèlerin au piot.

Comme, à la vue de buveurs bruyants, je fais remarquer à M. Jamet que la manière d’approcher saint Just m’apparaît bachique et tout idolâtre :

- Il demeure dans le sein des nations converties, me dit M. Jamet, un assez grand nombre de petites pratiques et superstitions païennes que l’avenir abolira.

Le culte à Bacchus, par exemple – nous croisions un chantre aviné, sans surplis, en soutane rouge, qui ressemblait à un broc de cuivre – le culte, dis-je, qui le faisait honorer au temps du Paganisme, s’explique en ce que Bacchus fut considéré comme ayant planté la vigne. Il ne détournait point du vrai Dieu, inconnu aux Grecs, un hommage qui lui était dû.

On ne saurait, sans injustice, comparer son culte licencieux à cette espèce de piété du pèlerin pour le bon cidre ; car celui-ci ne lève son verre à aucun faux dieu : il se désaltère, rend hommage au Créateur de toutes choses, et apprécie la saveur et le prix de ce qu’il boit.

Pour ce qui est de saint Just, soyez assuré que s’il reçoit plus que sa mesure il en reporte au Seigneur.

Le pape Grégoire écrivait aux missionnaires qu’il envoyait en Grande-Bretagne : « Il faut se garder de détruire les temples des idoles, il ne faut détruire que les idoles, puis faire de l’eau bénite, en arroser les temples et y placer les reliques. Si ces temples sont bâtis, c’est une chose bonne et utile qu’ils passent du culte des démons au service du vrai Dieu. »

Et pour ceux qui s’enivraient, le Grand Pape ajoutait : « C’est en réservant aux hommes quelque chose pour la joie extérieure, que vous les conduirez à goûter les joies intérieures ».

Je reprends : « Ces gens qui vont d’une terrasse à une autre, comment feront-ils pour s’en retourner dévotement ?... »

- Précisément, me répond M. Jamet, le clergé, depuis peu, a décidé que le retour des processions s’effectuerait individuellement, les croix dans leur gaine et les bannières roulées.

Il est arrivé que des objets du culte ont été égarés après avoir été oubliés à l’auberge, que le vent ait renversé le porte-bannière, que le joueur de campunelles réglât mal sa mesure… Et vous n’ignorez pas la mésaventure arrivée l’an passé au chantre de chez vous, au retour de sa procession.

Il en était au verset :

Ah ! que l’bèr’ de Fervacques est bon !...
        Ora pro nobis !

quand il se sentit pressé de s’écarter du rang pour gagner le fossé. Harel était bu. Il en avait franchi le rebord d’une jambe, lorsque vint à passer un troupeau de moutons.

Quoi que la procession fît pour s’écarter et livrer passage, le troupeau prit peur et se répandit du côté du chantre.

Comme Harel faisait obstacle, que les moutons étaient pressés par le chien, un mouton de tête s’élança entre les jambes du chantre, et, tous y voulant passer, enlevèrent le malheureux, qui, dans ce torrent laineux, roulait sans voix et sans secours.

Il fut ainsi porté à dos de mouton, cramponné à la renverse, sur une longueur de dix toises et ramené dans la procession en un désarroi indescriptible !
……………………………………………………………………………………………………………………..
Harel !...


ECOLE BUISSONNIERE

Le grand bois domine le bourg.

De mon lit, à l’aurore, je perçois le roucoulement des tourterelles, le martellement d’un pic, le cri du geai.

Mon imagination vagabonde avec l’oiseau, le suit dans les habitudes que je lui connais.

Mais la venue des écoliers effarouche jusqu’au merle dans le roncier voisin, jusqu’au roitelet de la clôture, qui fuit, le trille au bec.

Levons-nous tôt ! Allons au loriot à court de thème !

L’air trépide au ras du sol. Tous les bruits sont proches…

A mes pas, dans le chemin, le « rieur » s’esclaffe dans la haie… le verdier s’envole des herbes folles…

Je monterai à la lisière du bois où la grive s’époumonne au plus haut du hêtre ; je reviendrai avec cette fauvette à tête noire qui me suit toujours inquiète, toujours veuve, qui se plaint aux petites chapelles des vieux murs.

La clarté rose est partout. Elle inonde le taillis, la fougère, l’aiguille morte des pins.

Dans le fourré, un rossignol est là… si près qu’il me semble que son ardeur fait trembler la fine ramure.

J’écarte une branche… Je le vois… Il serre un scion menu… Il a le bec levé, dans sa gorge déployée une petite noix qu’il roule en fermant les yeux… Tu tu tui tui tio tio tu…

Et au-dessus de la forêt, l’épervier dessine un cercle, se maintient immobile… A peine si le frémissement de son aile est sensible… Puis, la chute aplomb dans le moutonnement des cimes !...

Entrons !...


Quoique décidé, assez grand garçon pour apprécier mes risques en forêt, je n’entreprends guère de ravin écarté sans une hésitation voisine de l’inquiétude.

A la vérité, je me sens à l’aise dans la clairière où je botanise. Il me faut de l’horizon.

D’ordinaire, le sentier est un raccourci qui mène d’un chemin de roulage à un autre, à la coupe de l’hiver passé, à la hutte d’un casseur de silex.

C’est au point où il s’efface que l’inquiétude me saisit, tandis que la curiosité me pousse en avant.

Il n’y a pas de sentier dans le ravin profond : l’égout des pentes, la filtration des terres y donnent naissance au ruisseau.

Le mucus y fermente, l’arbre décapité y pourrit, lépreux envahi par les lichens, les champignons vénéneux et la variété des fougères d’ombre.

Le silence n’y est troublé que par le remuement des hautes cimes, le crissement de deux écorces, le brusque retrait d’une bête puante… Et le bruit mal défini retient mon pied soulevé, crispe ma main à la branche basse…


Ce que je sais d’histoire fabuleuse n’est pas pour me rassurer.

Mon père, esprit cultivé, aimait à répéter qu’il y avait des divinités partout : dans la forêt, au bord des eaux, dans les jardins !...

Il y croyait.

A la ville, les murs de sa bibliothèque se décoraient de gravures mythologiques.

Je vois, dans leurs détails, Pan poursuivant Syrinx, Diane surprise par Actéon.

Lui-même avait composé de petites odes ; des « abois à la lune », que je savais par cœur :

    A travers l’arbre au noir feuillage,
    Pourquoi souris-tu tristement ?
    Traines-tu par le firmament
    Quelqu’amour qui te décourage ?...

Et, comme pour m’affermir dans la croyance païenne dont il alimentait sa veine poétique, à un âge où l’intelligence des Lettres échappe à l’enfant, à sa mort, ma mère, sans discernement, avait pour moi tiré de sa bibliothèque les livres illustrés qu’il y avait rangés.

Je me souviens d’une Mythologie comparée à l’histoire, où j’ai patiemment passé en couleurs Léda, Eole, Jupiter et Vénus, la plupart des Nymphes, Aegipans et Satyres encornés.

Dans le ravin, ces images accourues au battement de mes tempes, à la moindre clarté remuante, me tiennent cloué sous l’ombre des pins, disposé cependant à la réalité redoutable du faune aux pieds de chèvre et de la nymphe écartant les roseaux…

Au reste, la rencontre d’une vieille femme me met en émoi et je gagne la clairière.


Ici, la silhouette de l’arbre se découpe dans le bleu.

La clarté filtre à travers le tremble, pénètre le mur de verdure, se pose au pied du frêne, se niche au creux vétuste.

Le rayon joue au tapis vert des mousses, flambe dans les herbes rousses, éclate aux nacres de la fleur, se fixe aux contours de la digitale hautaine.

Sur le sol sain et chaud, la mouche émeraude décrit les angles de son vol, le bourdon se saoule à la ronce, le lapin gîté s’ensauve, roule sur sa piste comme un petit manchon…

Apeuré par un volier de ramiers, un écureuil gonfle sa queue, saute du chêne à la branche du châtaignier…

Et la flore est changeante : l’ajonc d’or alterne avec le lit de sauge ; sur l’argile plus humide, la centaurée étoile son mince bouquet mauve ; là, c’est la famille des véroniques – petites prunelles tendres qui regardent passer, et, à dix pas, le jardin des oiseaux pillé par le bouvreuil.

Dans ce peu d’espace lumineux, je perds tout malaise, je respire à grands coups la sève amère des bourdaines, le parfum des églantines et des chèvrefeuilles.

La chaleur me pénètre comme elle pénètre les pierres. Je me sens ardent, heureux de vivre. Mais le souffle du plateau dépasse mes forces et je me couche face au ciel, l’oreille aux bruits animés du buisson.

Un étourneau passe : il va à sa couvée… L’oiseau qui gagne son nid a des précautions d’approche ; il s’arrête, hésite, donne le change à qui l’observe. S’il allait indiquer le lieu de ses amours !... Du nid il revient d’un trait, s’en éloigne jusqu’au bas du vallon.

Je sais autour de moi des nids de merles. Ils sont faits de mousses et d’argile, à hauteur d’homme, à la fourche du « sauvageon ».

Sur ses œufs, la fixité de l’oiseau est extrême. On dirait une faïence noire à bec d’or.

Le roitelet construit aux éboulis des talus : tas de mousse serré, bloqué entre deux racines.

L’entrée du nid est si étroite qu’on n’y peut présenter qu’un doigt… J’ai compté dix-huit petits au même nid. Ils prenaient la volée à la queue leu-leu ainsi que les abeilles sortent de la ruche…


A l’heure lisible au cadran des chênes, quand le soleil descend de branche en branche, je laisse la forêt silencieuse.

Pas de cime inquiète aux lueurs du couchant. Loin en amont, elle déploie le rideau somptueux de ses pins et de ses hêtres.

Ces arbres qu’ont épargnés la hache, atteints seulement par la foudre et le Temps, se haussent, dans le soir tranquille, aux arcs constellés du Rêve… Hormis le hululement de la chouette, la note flutée du crapaud, rien ne l’agite. La Nuit calme s’entend avec Elle pour la passée de l’ombre.

Elle s’endort après avoir recueilli le volier de la plaine, le corbeau du plateau, les corneilles du clocher… Celles-ci, aux mêmes heures, sans bruit, regagnent le même massif : Elle est le refuge d’une vie ailée innombrable !... Et je pense avec mon père que si le jour les nymphes se tiennent sous l’écorce des chênes, je pense, dis-je, que la Forêt est bien ingrate de me cacher Echo !


Un dimanche après vêpres que, musant au bois, je coupais des scions de coudrier pour les alignements d’un arpentage, je fus surpris d’entendre à un tournant de mon sentier une petite voix gutturale et brève qui me parut se lamenter.

Je me tournai du côté où venait le bruit et je vis une fille dont l’accoutrement indiquait une bohémienne.

Ses cheveux étaient serrés dans un foulard rouge, sa jupe à ramages voyants, ample et courte, découvrait ses jambes nues.

Je savais que des nomades suivaient régulièrement les fêtes régionales. Il en était passé au Clos Neuville à l’époque des grandes foires, quémandant de la paille et du foin pour leurs mules.

Cependant, la notion que j’avais de mon éloignement du bourg, de mon sentier isolé, me jeta dans la confusion.

Je ne pouvais l’éviter, du moins sans quelque lâcheté contraire à ma nature, et je l’attendis ferme au milieu du chemin.

Elle ne me vit qu’au moment de me joindre, et, comme si, de son côté, elle eût à redouter quelque chose de moi, elle fit un saut brusque de chèvre dépistée sur le talus… « Ay dios !... »

Elle n’était pas suivie, et quand elle m’eut dépassé de plusieurs enjambées, je me retournai sur elle.

Contrairement à ce que je prévoyais, la petite bohémienne s’arrêta soudain, s’assit sur le rebord et se reprit à gémir :

« Ay Dios !... Ay Dios mio !... »

Enhardi par le champ qu’elle laissait, pour me convaincre aussi que j’étais sans frayeur, je fis trois pas dans le sens de sa route.

Que comprit-elle ? Je la vis se relever, secouer sa jupe dont le bas laineux retenait des brindilles de ronces mortes et s’avancer à ma rencontre.

De près, je remarquai qu’en dépit de ses plaintes, ses yeux noirs étaient secs, tachés de petites flammes qu’elle s’exerçait à atténuer par un ensemble de douceur composée.

Quoique troublé, je la questionnai et j’entendis à son dialecte mélangé de français, qu’envoyée par les siens, elle était allée au bourg chercher de l’eau-de-vie et qu’en chemin elle avait cassé sa bouteille pleine… « Ay Dios !... Ah ! mon Dieu !... »

Elle avait le teint brun jaune, la bouche charnue et rouge, la lèvre fendue pareillement à une cerise craquelée, et elle découvrait des dents d’une blancheur éblouissante… deux incisives pointues de jeune chien.

Son âge devait dépasser le mien et sa maturité visible, sa demi-nudité influençaient mes yeux… A cet instant je regrettai d’être seul.

« Ay Dios mio !... »

J’eus l’idée de m’en dégager en lui faisant l’aumône. Mais je n’avais point de sous, seulement une pièce de cinq francs, renouvelée la veille : ma masse d’écolier.

Lui donner ma pièce m’apparut une libéralité extrême, et le sens commun me le défendit. En toute autre occurrence, je n’eusse pas manqué de trouver le moyen de me tirer à meilleur compte. Pourtant j’avais ouvert mon porte-monnaie et mon élan généreux était esquissé !

- Je vais, lui dis-je, te donner le prix de l’eau-de-vie que tu as répandue. Combien te faut-il pour la renouveler ?...

Elle leva ses prunelles de jais vers les branches, découvrant un cercle de ses cils deux globes blancs et bleutés, et, ayant croisé ses pieds nus :

- O gran senor ! una peseta… un franc !...

Je lui tendis ma pièce.

Elle me l’arracha presque, et, dans le même saut de chèvre qu’elle avait fait pour m’éviter à son passage : « Gracias ! merci !... » elle s’enfuit vers le plateau.

Stupide, je la vois détaler, sans souci des racines nouées sous ses pas, son foulard rouge éclaboussant la grisaille du taillis…

Mais elle s’arrête… se retourne… du même pied me rejoint.

Et, dans une détente joyeuse, le rire aux dents, épanouie, elle m’explique qu’elle va au bourg, y remplacera sa bouteille cassée et regagnera sa roulotte avec l’eau-de-vie rachetée.

Elle compte sur ses doigts : uno, dos, tres… avec trois sous une bouteille neuve !... l’eau-de-vie ?... una peseta !... pour le reste de ma pièce ?... la buena ventura !...

Sa mimique, ses gestes expressifs devancent le brouillamini de son langage. Je comprends tout ce qu’elle dit. Je n’ai plus d’émoi… et je n’ai plus d’argent !...

L’accompagner jusqu’à l’auberge, l’attendre pour en recevoir un argent maintenant sacrifié ?... A l’inconvenance d’être vu avec cette bohémienne, je préférai garder l’avantage de ma générosité. Puis, elle m’avait deviné de maison aisée : ma vanité s’en trouvait bien.

Ay Dios ! Nous dévalons le bois avec entrain.

De place en place, pour me laisser la piste, la petite gitane enjambe l’ornière, bondit sur le talus, retombe à pieds joints dans le chemin. A ce jeu, son foulard se dénoue… Je vois que ses cheveux sont du noir de jais de ses yeux, mais emmêlés à la nuque, qu’elle a mince et presque olivâtre… Et elle va les mollets nus tachés d’argile sèche, serrant ma pièce blanche dans sa main…

Nous convînmes, au sortir du bois, de nous revoir le lendemain, à la même heure et à l’endroit où nous nous étions rencontrés.

- Juramente ?... C’est juré ?...

- Je le jure !...


Le soir, en fin de veillée, dans la salle de la mairie où nous relevons au cadastre les surfaces de pièces de terre que nous devons arpenter, le visage à l’abri dans l’ombre circulaire que projette l’abat-jour de la lampe, j’ai demandé à M. Jamet ce qu’il savait de ces « nomades » qu’on rencontrait périodiquement par les routes.

D’où venaient-ils ?

Etait-il vrai qu’ils vivaient de rapines ?... qu’ils volaient des enfants ?...

- Oh ! là ! s’écria M. Jamet, voler des enfants ! les bohémiens en ont à revendre. Ce sont vos contes de nourrice qui vous reviennent ?...

Par coïncidence, dans la semaine qui précédait le pèlerinage, il avait reçu la déclaration de séjour d’une famille de bohémiens d’origine catalane.

- J’en ai là sept ! le père, la mère, une aïeule, trois « pequenos », une fille de treize ans… Sept, compta-t-il en soufflant les grains de fusain de son dessin décalqué, campés là-haut dans une même roulotte, arrêtés par la crevaison de leur âne.

J’appris que le bohémien avait demandé à la marquise de Montgommery de cueillir de la bourdaine au bois pour la confection de ses paniers et qu’il en avait obtenu un plateau de hêtre vert pour son industrie de pièges à rats, d’auges et de cuillers en bois, à condition que lui et les siens ne se livreraient à aucun dommage, aucune espèce de mendicité.

Jusqu’à ce jour, remarqua M. Jamet, ils n’ont été pour personne  un objet de plaintes. Et leur séjour sera de courte durée, car, à la vérité, leurs moyens d’existence ne s’exercent qu’à la ville, où le père et les enfants, musiciens de sentiment, font danser la fille.

- La petite gitane est danseuse ? dis-je.

- Danseuse, appuya M. Jamet, sans me prêter plus d’attention.

- D’où viennent les bohémiens ? reprit-il.

Ils se sont donnés, chez nous, pour des descendants de ces Egyptiens condamnés par le Christ à errer éternellement pour n’avoir pas voulu le recevoir dans sa fuite devant Hérode… Mais ils sont descendus de la Mongolie, ont pénétré en Egypte et en Bohême et se sont répandus en Europe vers le XVe siècle, je crois.

- C’est la légende du Juif Errant, coupai-je…

- Oui, à cela près qu’ils sont sans religion particulière et sans mœurs.

Ils se marient entr’eux, sans s’occuper du degré de parenté, quelquefois le frère avec la sœur et à un âge extrêmement précoce.

Leur boisson favorite est l’eau-de-vie, et, en Espagne, on leur donne le nom de gitanos pour désigner leur caractère rusé…

- C’est un danger de les rencontrer ? demandai-je encore.

- Oui, répartit souriant M. Jamet, un danger pour les poules ! non pour le passant, car ils sont naturellement lâches, et, de tout temps, ils ont répugné au combat. Je n’ai pas souvenance de la relation d’un vol par escalade ou par bris de clôture commis par un vrai bohémien.

» Mais pourquoi ces questions et l’intérêt que vous semblez y attacher ?

- De l’espèce et de la quantité, répondis-je aisément, de mendiants venus aux fêtes du pèlerinage.


Nous allâmes nous coucher.

Danseuse !... Et je n’ai pas soufflé ma chandelle, que mon imagination se peuple de jambes roses, de génuflexions sur fil d’acier tendu, de balanciers, de parasols et d’éventails agités par de maigres bras cerclés de velours noir…

Je vois de petits carrés de tapisserie prestement déroulés aux devantures des cabarets, aux coins des places, sur lesquels, au son d’accordéons, des garçonnets à perruques rousses pirouettent et se désarticulent, le pouce à la poche de leur costume ample et bariolé, sur lesquels aussi se trémousse, castagnettes en mains, une fille aux tresses serrées et courtes, une fleur à l’oreille…

Et voilà que se dessine, lumineuse, la première petite danseuse que je vis…

Elle était du ballet d’un drame célèbre où mon grand-père m’avait conduit : le Courrier de Lyon. J’en perdis le boire et le manger. Je la désirai pour sœur, si fortement que j’en parlai en confidence à ma mère…

Et ma vision s’efface pour faire place à une autre : j’ai douze ans. Je m’éprends d’une acrobate dont la souplesse et la beauté causèrent dans la cité une sorte d’émerveillement…

Avec netteté je revois son visage, je détaille ses contours…

Elle est en maillot couleur chair, en corselet d’écailles scintillantes. Un diadème au front, elle s’avance à la rampe sur une boule énorme qu’elle dirige avec les pieds. Elle est inondée de feux, et, les yeux au-dessus du public, elle sourit dans ses exercices de jongleuse… D’équilibre instable, elle retient la boule qui s’avance, recule, s’écarte, la ramène et la garde immobile sous elle, comme fixée à un pivot !

Voilà de ça plus d’un an… Je n’ai rien oublié de cette gerbe gracieuse d’où s’émanait aussi, en dépit de son flamboiement, je ne sais quoi de voilé, d’inapparent de sa pensée et de sa vraie vie que je savais se passer dans la roulotte d’à côté… Je concevais seulement qu’un monde de convenances, de préjugés et d’habitudes séculaires la rendaient impossible à mon élan puéril… Et pourtant, je lui aurais donné ma vie… et celle des autres !...

Dans cette baraque foraine, où l’on jouait le drame et la pantomime, mon acrobate tenait le rôle de Colombine. Heureux… pauvre Pierrot !... Mais quoique j’aie vu Colombine laver son linge à la fontaine, je ne lui dois aucun désenchantement !

Ha ! mais, je suis voué aux filles de roulottes !

- Bonté divine ! s’exclame de son lit la mère de M. Jamet, vous avez le délire, mon petiot !...


Je n’ai pas été au rendez-vous.

Je me suis parjuré.

Le ton de M. Jamet, ce qu’il m’a dit de ces nomades m’a influencé au réveil, arrêté au primesaut. Le contact de mes camarades – ces « stables » de la terre argileuse – a fait le reste. Chez nous, les racines de l’arbre ne dépassent guère les rameaux.

Puis, la nuit a laissé de sa cendre d’ombre sur ma journée d’hier. A présent, quelque chose de fripé et de déteint voile la flamme de la petite gitane.

Enfin, cette nichée au galetas de vieille diseuse et de pequenos, cet âne crevé me répugnent à leur penser.

Et rencontrer, m’épiant au passage, l’aïeule jaune en hardes rouges !... Pouah !...

Cependant, peu après l’heure convenue, je me suis penché sur le chemin de la Vierge, et j’ai regardé vers le bois.

La petite gitane était là.

Dépitée d’attendre sous le couvert, elle était venue sur le terre-plein de la chapelle que trois marches élevaient à hauteur de tréteau. Elle y dansait !

De ma place, je voyais sa frêle silhouette se profiler sur la niche. Elle hanchait, tournait les bras en l’air, donnait de la jambe à gauche et à droite, s’arrêtait pour saluer un public imaginaire… Et l’anachronisme de son jeu dénaturait ce lieu sylvestre : truqué, l’arbre d’au-dessus devenait pour moi un portant de théâtre, la chapelle blanche une toile au vent, la touffe verte un zinc découpé…

La Forêt trichait ! Elle gardait ses divinités et me donnait en échange la mimique sémaphorique d’une petite saltimbanque échappée de la Cour des Miracles !


PELOUSE ET PRAIRIE

J’ai accompagné mon curé jusqu’au perron du château.

Sous l’avenue d’ombre qui aboutit à l’entrée, la porte massive s’élève à hauteur des ormes et sa voûte basse, cintrée, ouvre sur la pleine lumière du parc, découvrant une allée principale et une large corbeille surmontée d’une anse de rosiers.

Le pont-levis a disparu, mais, dans les longues ouvertures de la porte, on voit encore l’axe des flèches formant le levier auquel le tablier était suspendu.

Je préfère au caractère sombre et menaçant des salles basses et des souterrains où l’on donnait la question le plein air des jardins, et je cours aux pelouses, aux familles d’arbres exotiques, à la volière où les oiseaux des îles mélangent leurs cris et leurs couleurs violentes.

J’erre par les allées aux ordonnances symétriques, je m’attarde à la variété des plantes en bordure, au dessin des massifs et je flâne à la nappe claire des douves que la Touques détournée remplit de son eau limpide. Si je me penche pour scruter le fond, le petit banc des carpes s’éloigne de mon bord en frôlant les algues qui frémissent de la pointe.

Répétée dans l’eau, toute la partie récente du château, en pierre et briques roses, à hautes fenêtres, à amples toits, dessine à l’envers l’élégance de son style Louis XIII, qui semble avoir pour assises les lances de ses girouettes. Un souffle, et tout se brouille… Est-ce un symbole ? Il reste si peu de chose de la partie gothique que maintient le lierre !

Cependant, on y montre encore une chambre où dormit Henri IV. Le lit a ses rideaux, son dessus de brocard, quelques bibelots et son carrelage en terre dure, émaillée de Pré d’Auge.

M. Jamet m’a raconté qu’au temps des oubliettes, un méchant comte de Fervacques batailla contre les catholiques et qu’il fut, pour Lisieux, un dangereux voisin.

D’après la chronique, ce seigneur menaça souventes fois la ville d’incendie. Un jour il entra à cheval dans l’église Saint-Pierre, en emporta les vases sacrés et l’or de l’évêché.

Mais  est-ce de l’histoire ? de la légende, qu’efface de sa courbe harmonieuse le postillon Roland amenant au perron sa calèche attelée de deux postiers à grelots ?

Roland, galonné d’or, a un chapeau ciré en forme de cône, un gilet cramoisi, une capote verte à larges revers aussi cramoisis, et qui, repliée aux cuisses, découvre ses bottes vernies et sa culotte de peau.

Et l’attelage armorié roule sur le sable qu’il fait craquer dans un rayonnement de couleurs vernissées où le ponceau domine, s’éloigne rutilant sous les ormes, stylisant à son arrière l’ombrelle blanche de la marquise.


Au delà du parc, vers Courson, la prairie s’étend jusqu’aux limites bleutées de la colline, partagée par le ruisseau dont le cours sinueux se devine à ses touffes d’aulnes.

Son agrément varie selon qu’elle est en herbe haute ou coupée.

En pleine herbe, les râles des genêts s’y appellent et s’y répondent jour et nuit, jusqu’à ce que la faulx ait passé.

Joindre l’oiseau est une tâche difficile, car il se tait au bruit qui l’approche, ne reprend son cri de crécelle qu’après avoir piété loin par les avenues qu’il fréquente. Parce qu’il fait silence vous le croyez à dix pas…, il en est à cent ! Il dépiste le meilleur chien. Toute ruse est vaine pour le surprendre.

C’est qu’il a pour demeure l’herbe drue, le couvert des marguerites géantes, des populages d’or et des reines-des-prés, les parasols de l’ombellifère, toute la flore radiée qui lui est un sûr abri.

S’il s’élève de son immense droguier aux senteurs de ciguë, c’est pour retomber tout aussitôt, en une chute d’oiseau blessé, car son aile roussâtre est inhabile au vol.

En montée, dans la partie moins humide et plus éclaircie, une herbe dure et fine à la graine tremblottante, se mêle au myosotis tendre, aux boutons d’or, aux trèfles blancs et rosés. Pas de fleurettes que n’incline le poids lourd d’une abeille ou d’un scarabée qui s’enivre au calice ; pas de tiges qui n’aient leur coccinelle, leur insecte à élytres rouges et leur mouche aux yeux d’émeraude : aucunes planent au sommet des longues herbes, y décrivent un vol saccadé et triangulaire. Ici, le criquet vibre et défie le râle ; le soleil y distille les sucs, y répand les arômes ; il y anime toutes les ailes, arde tous les pollens, y consume les couleurs… et la sauterelle frémissante s’énamoure dans le sentier !...

Et les hirondelles qui nichent au château – comme de petites ardoises se détachant du toit – viennent raser la nappe verte et onduleuse, s’y ébattent et montrent aux crochets brusques de leurs retours le petit point de leur ventre blanc.

Le foin coupé, la prairie n’offre plus que la trame de son velours vert et l’ombre traînante des nuages.

A ce moment, la rivière en relief découvre son onde, s’anime de la vie déplacée des hautes herbes : l’oiseau, le papillon, l’insecte dans plus d’espace font place à l’étalon, à la poulinière et aux pouliches pur-sang que l’entraîneur attend.

Ici et là, le radier s’élargit, devient un abreuvoir, et la passerelle, élégance rustique, fait le saut d’une rive à l’autre.

Là, je poursuis l’artificielle libellule, j’effarouche l’araignée des algues et la truite rapide ; je vois tomber sur le scion du saule une goutte d’arc-en-ciel !... pui… pui… c’est le martin-pêcheur ! Pui !... il raie de son trait bleu le miroir qui le double !...

Je reviens par l’enclos des pouliches. Curieuses comme le sont les bêtes oisives, elles s’ébranlent dans un trot mesuré et fier, s’arrêtent à quelques pas, s’ébrouent et se tournent à demi pour se protéger… Les poulinières se contentent de lever la tête.

Plus d’une fois, ayant à traverser la troupe magnifique de ces juments de race à la robe brune et si lisse qu’on dirait la pulpe d’une châtaigne, j’ai dû donner mon bouquet de myosotis !... Elles le flairaient, le prenaient du bout des lèvres, le laissaient tomber…

Le reprendre ?... m’indigner ?... Elles ne comprennent que l’anglais !!


AJONCS EPINEUX

                                    Car pour repos j’ai enfoulure…
                                            Alain CHARTIER.

Nous voici dans la montée sinueuse du plateau d’en face.

C’est jeudi, nous allons chez le père Rocques rétablir dans ses limites un bornage contesté.

C’est la première fois que je franchis la vallée pour m’élever au sommet de ce versant.

Que verrai-je au-delà du ciel qui touche la colline ?

Je m’imagine une flore nouvelle, des chemins aux issues lointaines, des hommes dont je ne saurai jamais le nom…

Arrivé au faîte : « Retournez-vous, orientez-vous ! » me dit M. Jamet.

J’ai devant moi un panorama nouveau de la vallée, et, avec peine, je situe l’endroit où nous habitons. Le recul efface ou met en valeur les alentours immédiats de l’école, des plis de terrain que je ne soupçonnais pas, quoique habitué à les fréquenter. La forêt s’est abaissée, comme écroulée au pied de l’avenue, et le clocher, en contre-bas, dépasse à peine les ormes du château. Dans les ondulations répétées qui, une à une, conduisent mon regard vers Prêtreville, je ne reconnais plus l’emplacement du Clos Neuville. Il est si étroit, si peu saillant que j’en éprouve une déception.

« Il en est du paysage, observe M. Jamet, comme pour tout autre chose. Un aspect diffère à mesure qu’on le contourne. Savoir choisir son point de vue, c’est implicitement connaître les autres : une erreur de jugement dépend d’une orientation unique, d’une illusion d’optique, tout au moins de n’avoir pas fait le tour de son objet. »

Cette morale était à l’adresse du père Rocques, bonhomme processif dont l’instituteur connaissait le caractère obstiné.

Mais, dans mon coup d’œil jeté sur le vaste écran, ma rétine sensible gardait la nappe soyeuse de l’herbage, le relief du manoir cossu, et, chemin faisant, d’une borne à l’autre, je saisissais l’opposition de l’apparente nature du plateau.

Sur le devers de la route, aux talus, une herbe rèche et rare, une terre friable et marneuse remplacent l’argile et la poussée verte des fonds humides.

Les haies, sans continuité, sans épaisseur, sont d’illusoires clôtures que la touffe d’ajoncs pare plutôt qu’elle ne garnit, et, au-delà de la banque et du fossé, le sillon mince et court, ici inculte, est là chargé d’avoine maigre. L’ivraie et le coquelicot envahissent le champ d’orge.

« Il faut aller plus avant dans les terres, m’explique M. Jamet, pour trouver un sol labourable, l’ampleur et l’harmonieux parallèle du sillon : nous sommes sur un sol de transition, entre le pâturage naturel de la vallée et la culture intensive des hauts plateaux. Et, revenant au père Rocques : le paysan qui l’habite s’en ressent ; à l’étroit sur une terre aride, il est âpre et sans véritable aisance. »

Nous dépassons des chaumes entourés d’une haie d’épine ou de buis, un jardin fleuri de quelques tulipes. Mais les entrées en sont misérables : la barrière est fixée au tétard, râcle de l’angle et du fagotage qui retient les poules. Et le vent de mer dépenaille le chaume, écorne la cheminée, où l’hirondelle assoupie fait penser à plus de ruine dans plus de solitude.

De clos en clos, s’estompe un seuil préservé des bestiaux par une palissade délabrée, au milieu de pommiers sans ordonnance, morts ou boîteux, exténués, agenouillés aux portes de méchants pressoirs.

Parfois sur le sillon et la lisière revêche, s’anime un troupeau de moutons dont le chien limite l’avance, contient le débordement. Et les corbeaux qui piochent du bec nous regardent passer… Aucuns s’élèvent lourdement, se posent plus loin, un sur une branche menue qui plie sous le poids, un autre s’engage vers la vallée, à grande hauteur, gagne le versant opposé. Je perçois son cri funèbre : croa, croa !... Le petit point noir se fond aux flocons d’un nuage épais, ventru comme un pichet d’étain.


Le père Rocques nous attendait à la route.

Je le connais pour l’avoir vu maintes fois aux offices, rencontré à la mairie, où il était venu consulter le plan du cadastre.

Il a sa barbe de dimanche passé ; il est en casquette de laine, en gilet à manches et en sabots. Son pantalon, qu’il met aux jours de bottelage, est rapiécé aux deux genoux.

Il nous salue d’un œil inquiet, gauchement, découvrant à son front chauve la barre brune du hâle. Ses tempes et son cou sont creusés de rides, les muscles et les veines saillent à son avant-bras. Il tient avec précaution un rouleau d’actes – ses titres de propriété – et, tout en s’excusant de nous conduire directement à « sa terre », sans passer par sa maison, il nous fait pénétrer, par une brèche de la haie, dans le labour dont il conteste la superficie réduite.

Le père Rocques assigne son frère pour avoir abattu, au point de partage, un chêne centenaire qui témoignait de la séparation des lots. De son côté, le frère prétend avoir mis bas le chêne parce que, dans sa lente croissance, l’arbre a déplacé la borne médiane, les autres ayant disparu peu à peu aux chocs bisannuels de la charrue.

Il ne conteste pas la redevance de la moitié du chêne, sous la réserve que le père Rocques paiera sa part des frais d’abattage, de la mise en planches et du fagotage à façon.

Mais le père Rocques n’entend pas de cette oreille : pour lui, l’ancien bornage est le bon.

Il revendique la moitié du chêne, sans aucun frais d’exploitation, le chêne étant mitoyen et son frère ayant usé d’un droit régalien contre le coutumier.

Et le bonhomme a engagé le procès, se refusant chez le notaire à toute ratification d’actes.

- « Y n’auront pas mon « sine » ! (1) jure-t-il.

Cependant, M. Jamet déploie son équerre et je pars sur un côté du rectangle, je jalonne, et reviens prendre la chaîne.

Le père Rocques en observe les mailles afin qu’elles ne se nouent pas, les compte et recompte, et, dans la notion qu’il se fait d’une courte étendue, il la contrôle en l’arpentant par de grandes enjambées.

Aux haies qui séparent le champ, le bonhomme ouvre le roncier, met au jour à coups de sabot une pierre enfouie sous la mousse. – Est-ce  une borne ? Faut-il en faire état ?

Et le frère est venu. Il se tient sur son lot, comme un dieu Terme. Et par hasard les femmes Rocques apparaissent de chaque côté du champ. Elles sont en bonnet de coton et tiennent la pointe de leur tablier.

Les deux hommes ont discuté âprement, jusqu’à ce que M. Jamet se soit rapproché d’eux. A ce moment ils se taisent. M. Jamet pouvant témoigner d’une injure, mais les deux femmes ont rejoint leurs maris, et, la bouche amère, se reprochent un trait cupide : le drap qui servit à l’ensevelissement de leur défunte mère, qu’une seule des parties avait abandonné par surprise !...

Leurs cris sont si aigus que les mésanges s’enfuirent des pommiers, et que, dans le courtil voisin, un cheval s’est arrêté de paître !

Mais, impérieux, le père Rocques commande à sa femme de le suivre. – « On se reverra ! » et, M. Jamet, ayant fermé l’équerre, nous nous dirigeons vers la maison pour déjeûner.

Nous marchons, pensifs, froissant du pied les herbes dures, butant sur un sol inégal, lépreux, taché par la gouttelette sanguine de l’œillet sauvage et l’épineux ajonc.


Au banc de la table calée d’une brique, face au dressoir débordant d’almanachs empilés à demi-hauteur d’assiettes jamais touchées, se reliant par des fils d’araignée, face encore à l’armoire sans corniche, éculée de l’arrière, brunie par la fumée de l’âtre, nous avons, sur un bout de nappe, totalisé les opérations de la matinée.

Comparé avec la teneur « d’environ » des titres, notre total dépasse de quelques mètres le même nombre d’hectares et d’ares.

Le père Rocques ne s’en montre point surpris. Il s’y attendait. C’était son droit d’occasionner les frais d’une contre-expertise.

Mais la disposition du repas a calmé son emportement. Il s’excuse de recevoir M. Jamet d’une manière si modeste, et il coupe au doloir la tourte chevillée au huchier, nous offre un morceau dur, moisi : « Le pain recuit, dit-il, déchausse les dents, mais il tient à l’estomac. » Hé quoi ! il n’est pas riche, sa terre est ingrate, son ciel acariâtre, il n’a pas de pommes, et les lapins « trépanent » ses avoines.

- On paie la tourte de seize livres plus d’un écu, Monsieur, reprend sa femme ; c’était deux liards la livre dans le bon temps !... Et, posant le plat : Rocques vient de vous dire notre misère, il a oublié que ses « bedons » (2) crevaient comme des mouches…

- Peut-être, hasarde M. Jamet, que vos génisses viendraient à bien si vous leur donniez plus longtemps le lait de la mère et si vous les teniez sur de la paille fraîche ! Il y avait là une question de nourriture et d’hygiène.

Mais tous deux se sont élevés contre cette observation. On ne vivait pas de propreté. Et avec quoi ferait-on le beurre si l’on réservait le lait aux élèves ? L’eau de foin leur convenait à huitaine. Il y avait d’autres causes de mortalité où les soins dispendieux ne pouvaient rien. Elle en savait de déplorables.

Et la mère Rocques explique, cependant que son homme l’appuie, ahane en nous passant le plat, que le bedon qui boit au seau s’y jette goulument, s’emplit les narines, et se coupe l’haleine.

Pour éviter sa plongée profonde, il fallait placer sa main dans le lait, tenir à fleur les doigts que le « bétat » tétait et ainsi lui maintenir le museau.

Autrement, il s’irritait, butait du front comme il eût fait à la mamelle de sa mère, et, finalement, renversait la fille et le seau.

Celle-ci, assise, devait donc serrer avec force le seau entre ses genoux et abandonner sa main jusqu’à la dernière goutte.

Or, il était arrivé à Rocques d’employer une servante amoureuse.

- Calamiteuse ! interrompt le bonhomme. homme.

- La gueuse donnait ses rendez-vous dans l’étable, aux heures de nourriture. – Qu’arrivait-il ? – Ce n’était pas à l’citer !... Parbleu ! lutinée par le gars, la fille serrait mal son seau, le veau répandait son lait, et le bètat dinait par cœur !... tout uniment !... »

Rocques en avait perdu huit veaux la même année.

Et la bonne femme secoue la tête, donne la tremblotte à ses pendants d’oreilles sertis d’humbles émeraudes.

A ce rappel, le père Rocques s’anime, ses petits yeux bleus sont devenus malicieux. – « Y a un’ chos’ qui m’console, gazouille-t-il, si rich’ qui soient dans la vallée, y n’en ont pas comm’ cettui-ci !... A vot’ santé ! »

Bédam ! ses pommiers vont de travers, ils sont caducs, mais les pommes en sont odorantes et fermes, pareillement aux grains d’une vieille vigne.

Et devinant en M. Jamet le répartiteur de l’impôt foncier, il évalue les fonds de la vallée, déprécie par analogie ceux de son plateau.

Est-ce que l’on pouvait s’enrichir là où trois chevaux suffisaient à peine pour tirer le soc, où toute semence était condamnée par la sécheresse, où le pommier périssait sous la mousse, dévoré, cuit par le soleil ?...

Quant au rapport des vaches, mieux valait n’en pas parler. Faute d’eau claire et d’herbe grasse, le rendement en beurre faisait pitié ! Et vendre son lait au fromager, c’était proprement porter son engrais chez autrui, chez plus riche que soi… D’ailleurs à qui se fier dans un pays où les bornes avaient des jambes !...

Revenu au procès, M. Jamet insinue qu’il voit un arrangement possible : « Pourquoi, mon père Rocques, le champ étant un rectangle parfait, divisible par moitié sans atteindre en aucune façon ses servitudes et son aspect, pourquoi, dis-je, ne vous contenteriez-vous pas du simple partage et du champ et du chêne ? Entendez-vous avec votre frère pour une part des frais d’abattage… »

- M’entendre avec mon frère ! répète le père Rocques, le regard droit sur M. Jamet, le geste arrêté… Merci bien ! » Et, après un silence : « Chacun, M. Jamet, connaît midi à sa porte !... » Et, frappant du point la table : « On remplacera les bornes par une double plante ! Chacun sa haie : çà coûtera les yeux de la tête, mais c’est de droit !


Nous regagnons la route par les courtils du père Rocques, musant aux étables et aux granges dont les tuiles tombées font au pied des murs délabrés un amas rouge et lavé.

Le bonhomme dit vrai, son herbe est roussie, ses mares sont sans eau ; ce qui en croupit, amené du chemin, est fangeux, nauséabond ; la chenille ronge ce que le soleil a laissé de feuilles vertes. Pas de branche squelettique qui n’ait sa toile floconneuse et grouillante, ses chenilles balancées au bout des fils… Certains pommiers ont une chevelure si gluante que l’oiseau s’en détourne.

La méfiance égare ce paysan, me dit M. Jamet, il pourrait éviter les chenilles en charfouissant le pied de ses arbres, en leur faisant à hauteur d’homme un collier de glu. Mais il a horreur de toute nouveauté, de toute hygiène préventive.

D’ailleurs, tous confondent la cause avec l’effet : Rocques s’en fie pour présager le froid à l’apparition dansante des papillons jaunes, à la floraison hâtive de l’épine noire… Mais non ! ni l’insecte, ni la fleur n’annoncent le froid, au contraire !

Ils pendent les taupes aux branches basses des pommiers, lapident au fourré le hérisson sous le prétexte qu’il fait avorter leurs vaches… Mais non ! Mais non ! la taupe est son auxiliaire et le hérisson ne vient autour des laiteries qu’attiré par les senteurs du lait. Parce qu’il est arrivé qu’une vache s’est couchée, et piquée sur un hérisson à demi enfoui sous elle, aucun avortement ne s’ensuit. »

Et, comme si un paria de l’ombre, victime de l’ignorance humaine, venait pour en témoigner, devant nous, sur la barrière de la route, crucifiée, une chouette étend ses ailes tachetées, ayant au bec un caillot de sang noir !...

__________
(1) Signature.
(2) Veaux.


Les Clos de Jadis (1926)

COURONNES ET LAURIERS

                                    Ça ! que l’on m’apporte une coupe ;
                                             Du vin frais : il en est saison !
                                            SAINT-AMANT.


Aujourd’hui dimanche, cérémonie des prix, retour à la ferme… Est-ce possible ?...

Je me lève, fébrile.

Pour la première fois, mon coffre à dessus de poils prend un caractère de compagnonnage intime et joyeux. Son désordre est égal au mien. Il exprime bien notre hâte de départ.

Pourtant, à l’idée de quitter ma soupente, quelque chose de menu se rompt en moi. Est-ce pour la grand’mère, pour la lucarne teintée de rose au matin, pour des habitudes rythmiques d’ennui, de coucher et de lever ? Je ne sais. Mais, avant de descendre, je tourne sur moi et je me vois, dans le morceau de glace, faire un geste d’adieu aux murs.

Et je ne pense plus à rien. Un élan tout physique tend les muscles de mes jambes et me prépare au saut du retour.

Je monte et je descends les escaliers sans raison. Et quand, vers dix heures, Mme Neuville, ma mère, Hélie et Harel pénètrent dans la salle, mon émotion ne se traduit par aucune effusion. Je les regarde en déshabitué d’eux, et je grimpe dans la carriole que je remise moi-même à l’auberge.


La distribution aura lieu après vêpres, dans le courtil aux caves du maire.

Un plancher sur tréteaux, drapé d’andrinople rouge, constitue l’estrade dont les montants sont ornés de laurier d’Apollon.

Sur la toile du fond se détache le buste neuf de la République, l’écharpe tricolore en sautoir.

La tente est meublée de deux tables chargées de livres et de couronnes, d’un harmonium-flûte, dit de missionnaire, prêté par le curé, de cinq fauteuils et de petites chaises raides et maladroites, déhanchées, marquées au fer des initiales de la paroisse.

Les fauteuils sont de style Louis-Philippe. Le petit harmonium-flûte à trois octaves (le soufflet sur le clavier s’actionne de la main gauche) est contenu dans une boîte d’acajou ayant la forme d’un antiphonaire.

Les places de choix sont destinées au sous-préfet, au maire, à l’inspecteur-primaire, au délégué d’arrondissement et au curé.

Les bancs de l’école et les chaises empruntées aux maisons du bourg, meublent le parterre que clôture un cordeau à linge.

C’est moi qui, en semaine, ai déballé les prix, encarté le feuillet nominatif sous la couverture du livre doré, qui ai fait le lot de chacun, arrondi et noué les couronnes.

- Elles n’ont pas l’éclat du cercle d’or que recevait le soldat romain victorieux, me dit M. Jamet ; humbles et sans grand mérite, elles sont pourtant de tradition. Dans tous les temps elles ont été un ornement dans les réjouissances publiques et jusque dans les sacrifices.

» La couronne de roses blanches est, pour les filles, joie et parure. Elle sied aux cheveux blonds et aux yeux très bleus. Leur suavité artificielle n’est pas loin de la fraîcheur des roses naturelles groupées plusieurs ensemble au sommet des branches…

A côté de gros livres, d’édition récente, reliés de toile carminée, dorés sur tranche, il en est de petits, édités à Rouen et à Tours, dont la mode est expirante.

Leur couverture à médaillon encastre une lithographie ou un chromo. La partie gaufrée – entrelacs, coquilles et perles – est dorée, bien en relief sur un fond blanc, vert ou rose pâle.

Le livre qui m’est destiné porte aux angles de petits trèfles reliés, croisillonnés entre eux par des filets d’or et représente en médaillon une diligence recouverte de sa bâche. Le postillon mène au galop ses six chevaux, et des visages s’estompent aux carreaux de la voiture, tandis que, courant sur la route, deux femmes font des signes d’adieu aux voyageurs.

Ces petits livres ont un attrait indéfinissable. Par analogie, ils conduisent à l’enchantement des lettres de nouvel an dont les guirlandes en couleurs et les médaillons perlés sont encore encadrés par les découpures imitant les plus fines dentelles.

Ils sont tous « revus et approuvés », mentionne l’éditeur, par un comité nommé à cet effet par Monseigneur l’Archevêque de Rouen.

Les titres m’ont donné de l’aile, plus ou moins jeté dans les fers avec Sylvio Pellico, le Lépreux de la cité d’Aoste ;

emporté loin dans les sables avec les Conquêtes de l’Algérie, la Jérusalem délivrée ;

poussé sur les Océans avec les Naufrages célèbres, la Case de l’Oncle Tom ;

ramené aux pays des neiges avec la Jeune Sibérienne, les Soirées de Saint-Pétersbourg ;

laissé au soleil ardent avec la Jeune Indienne…

Les doigts englués de vernis, les yeux ravis aux lithographies coloriées, j’ai pris contact avec Florian et Cervantes, les bêtes habillées par Granville, le Petit Plutarque et les Enfants célèbres.

Et, maintenant, tout cela est rangé sur l’estrade ; les couronnes de laurier sur la table de gauche, les couronnes de roses blanches sur la table de droite ; l’or des livres rutile au soleil, attire sous les tréteaux les poules de l’enclos, et, sur les prix, doucement tombent et se mêlent aux lauriers verts, comme pour s’y apparier, les feuilles mortes, sanguines et jaunes, des pommiers d’août.


Au dernier coup de vêpres, les deux écoles sont à leurs bancs.

Autant dire que les fidèles n’ont quitté l’église que pour le courtil.

Les filles sont en blanc, sans leur voile ; les garçons en petites blouses bleues et pantalon noir.

M. le Sous-Préfet s’entretient avec le Maire, l’Inspecteur avec l’Institutrice, le Curé avec les filles et le délégué avec tout le monde.

La famille Jamet, Mme Neuville et ma mère occupent les premières chaises du parterre : Hélie et Harel se sont adossés à un arbre.

Il fait très chaud et des paysans accrochent leurs blouses aux branches ; en bras de chemise, hors l’enceinte, ils s’épongent, plaisantent et font venir le cidre de l’auberge qui donne accès dans le champ.

M. le Sous-Préfet préside. Il est jeune, d’une élégance aisée dans son uniforme galonné d’argent. Une raie impeccable sépare ses cheveux châtain clair dont une mèche rebelle s’écarte et de la pointe lui touche le sourcil. Quand de sa main fine il la ramène à la masse lisse de son front, cela lui donne l’air de découvrir quelque chose… Il porte la moustache à l’anglaise, et son sourire, longtemps maintenu, découvre ses dents qu’il a saines et bien rangées.

Pour le commun, il a le geste retenu et distant tout à la fois, mais il met familièrement son bras sur le cou du maire et avec lui monte du même pied les degrés de l’estrade. – « Mon bon ami !... » On le sait de brillant avenir, son père étant le maire d’une importante ville de France. Son épée est plaquée de nacre, elle flamboie à son côté.

Sans qu’il le veuille, sous la bâche qui ondule, M. le Sous-Préfet souriant fait songer à des ornements de haut style, au galbe et à l’éclat des lustres.

M. le Maire est un homme grand et fort, aux épaules rondes et massives, portant blouse en semaine. Ses petits yeux d’un bleu lessivé, sous un sourcil sans dessin, évoluent lentement dans sa face vermillonnée, à double menton. Il a de courts favoris noirs, la bouche grasse et la main puissante. Un peu penché, il entend d’une oreille velue les propos qu’on lui tient et répond à tout invariablement par deux exclamations exhalées avec peine et douceur : « Ha bien !... Ha bien !... »

Riche terrien, il parque ses bœufs dans la vallée, mène lui-même ses bêtes grasses au marché de la Villette.

C’est sans attrait qu’il s’intéresse aux choses communales. Mais noblesse oblige, et il fait de bonne grâce, au jour d’exception, le sacrifice de ses goûts et de sa tranquillité. Il se soucie peu des honneurs et d’être mis en avant. Empressé, il cède la place à de plus intrigants, à ceux qui ont plus de volubilité. Lorsque je vois ses petits yeux bleu de ciel errer – sans se poser – sur le moutonnement des visages, je me dis qu’il cherche par delà, là-bas, à l’horizon, un point d’appui aux nappes de ses herbages.

Le chœur des garçons est un signal. Un papier en main, M. le Maire se lève et souhaite la bienvenue au membre du Gouvernement.

Et c’est la montée des robes blanches et des blouses bleues. Les prix s’éparpillent dans l’assistance, se passent de main en main. Sous la couronne de roses blanches, la joue des filles s’empourpre ; elles vont dans les rangs, de-ci, de-là, retenues aux chaises par la mousseline de leur robe, et, pour en tirer coquetterie, ajustent les roses et les épinglent à leur chevelure.

Les petits gars ont de véritables manchons verts ; ils descendent l’estrade dans le plus grand embarras. Leurs souliers solides, leur blouse bouffante, leurs couronnes – ils en reçoivent autant que de livres – les entravent de partout… ils portent le laurier de travers !...

A la reprise des chœurs, M. le Sous-Préfet se lève, et, après quelques souhaits pour de si bons écoliers qui deviendront plus tard d’excellents citoyens de la République, présente M. le délégué qui répandra le vin d’éloquence : « Amusez-vous bien ! » conclut-il en ramenant sa mèche décidément indisciplinée.

M. le délégué est un monsieur ample, à bras courts, à main potelée, mal enveloppé dans une redingote négligée ; son petit nez en quête, chevillé entre deux yeux rapprochés et spirituels, est surmonté d’un front trop large et trop haut, tendu comme une voile, mais l’ensemble sympathique est modifié par le trait d’une méfiance visible : un sourire grimaçant et sans franchise.

On sait qu’il a une grande facilité d’élocution, qu’il peut sur n’importe quel sujet parler d’abondance.

Il ne fera pas de discours, dit-il, il causera simplement, au milieu de gens qui se connaissent et se comprennent, sans le secours, sans la pompe inutile des phrases.

Je prévoyais que le délégué dirait quelque chose que je saisirais aisément, et, précisément, il cite Sully et le paraphrase : « Le labourage et le pâturage sont les deux mamelles de l’Etat ». En peu de mots, il démontrera que l’Agriculture est le fondement de l’ordre et du bonheur publics, la nourrice des races vigoureuses de corps et d’âme et de mœurs saines !...

A cet énoncé, le maire se tourne vers le délégué et le regarde en homme à qui l’on révèle un sens nouveau, une puissance inconnue : « Ha bien !... Ha bien !... »

Soit qu’à cet instant Mme Neuville ait trouvé le morceau indigeste ou qu’elle se soit levée pour toute autre cause, elle laisse son rang et gagne ses gens à proximité. Je la rejoins.

A ce moment, l’assistance n’est guère attentive. La chaleur est extrême et des chaises ont été transportées sous les pommiers. Après leur blouse, les paysans ont retiré leur gilet et vaquent entre les arbres, le pouce à la bretelle ; un va-et-vient discret s’est établi entre l’estrade et l’auberge, d’où, par intermittence, aux points de silence de l’orateur, la brise apporte le bruit des dominos remués.

Les mots de sympathie… de confiance… d’Agriculture… nous parviennent par dessus les groupes, et, sur l’estrade, dans sa redingote ouverte, le délégué s’agite, les bras arrondis, comme pressant une mappemonde sur son cœur !...

Et M. l’Inspecteur prend la parole :

L’Histoire enseignée sous l’Empire n’était pas la bonne. La Vérité sortait de son puits sous le régime nouveau. En conséquence, la refonte de l’enseignement s’imposait et, avec elle, la revision des programmes scolaires.

De récentes découvertes modifiaient profondément les sciences physiques et chimiques et jusqu’aux connaissances qu’on avait en biologie. Les temps étaient proches où les hommes auraient plus d’aisance et partant plus de « mieux être ».

Notre récente défaite n’avait pas été sans profit :

En métallurgie, par exemple, l’industrie arrivait – après les Allemands – à couler dans un même creuset, la quantité d’acier suffisante pour émettre des canons d’une grande portée ; par un même procédé, l’industrie obtenait des masses énormes de fonte qui permettaient de franchir, d’une seule arche, les plus larges fleuves de France ; on augmentait par des alliages la résistance de l’acier et on emprisonnait la vapeur dans un tel corset de métal qu’on en centuplait la force propulsive…

L’hélice et le piston ne connaîtraient bientôt plus d’obstacles : on irait à New-York en 7 jours, en 13 heures de Paris à Marseille.

Aller vite deviendrait une condition de prospérité.

Le plancher du monde s’établissait commode et sûr pour le plus grand bien du corps…

Encore un peu, et la cité idéale, affranchie de l’erreur et de la routine, connaîtrait dans plus de liberté, d’égalité et de fraternité, dans plus de justice aussi, la félicité à laquelle chacun de nous avait droit.

M. le Curé roule des yeux énormes ; il se tourne vers M. Jamet un peu pâle, et j’entends qu’il lui dit pendant que le délégué congratule l’Inspecteur : « Dans la Cité idéale de M. l’Inspecteur, il n’est fait mention d’aucun devoir envers Dieu !... Et brusquement :

« Mes enfants… je n’ai pas l’expérience de la félicité sur terre et j’ai bien peur que dans la cité que préconise M. l’Inspecteur, il n’y ait hélas ! autant de malheureux que dans le passé. Notre Sauveur l’a dit : Il y aura toujours des pauvres parmi vous. Mais ceux-là m’appartiennent, et je leur dis : Résignez-vous !... Résignez-vous parce qu’il n’y a que des apparences de liberté et de richesse et parce que le véritable bien réside dans la résignation volontaire à son état… Je vous dis que la joie s’assied au foyer des humbles de cœur… Vous, les filles, soyez de bonnes ménagères ; honorez vos parents afin d’être vous-mêmes des mères respectables.

Et vous, garçons, vénérez votre Patrie. Elle est la terre de vos aïeux. Conservez votre bien pour le transmettre à vos descendants. Vous héritez des efforts de vos parents, mais ce n’est qu’un dépôt. Enfin, craignez Dieu et fuyez le cabaret, car en même temps que vous vous y avilissez, vous y perdez votre temps et votre santé. Par dessus tout, venez aux offices des dimanches ; l’église est la gardienne de vos traditions, elle vous rendra meilleurs et vous consolera dans l’épreuve… ! »

M. le Sous-Préfet, le délégué et l’inspecteur se sont levés aux premiers mots du curé. Je les vois donner de la main et de la tête, subitement pressés de regagner leur voiture. Le Maire voudra bien transmettre leurs compliments au Curé. – « Ha bien… Ha bien…

Et maintenant debout, M. le Maire convie son entourage à le suivre pour se rafraîchir.

Hélie et Harel emboîtent le pas du Maire et, par petites pauses, nous nous écartons de l’estrade que démeublent quelques complaisants.

Nous piquons droit vers la bonne face des caves, qui, plâtrée rouge et blanc, semble se pencher pour voir sous les feuilles.

Une marche de granit et nous passons de la clarté chaude à l’ombre humide, surpris violemment par l’arôme subtil de l’alcool qui, à la longue, a pénétré, saturé et noirci la poutre et la muraille.

Nous sommes devant six tonnes de cidre de cinq mille litres chacune, rangées côte à côte, face à dix tonneaux de mille contenant des eaux-de-vie de dix à vingt ans.

La cave de M. le Maire, a coutume de dire M. Jamet, représente l’aisance d’un gentilhomme breton qui a manoir et cent arpents de terre…

L’effet de l’ombre, l’ampleur circulaire des grands foudres rendent les intronisés silencieux. Mais les robinets de cuivre, les mesures d’étain posées sur les contreforts qui relient les douves, les petits verres laissés là sur le baril, se dégagent de la demi-nuit par leurs clartés de veilleuses et leur image ranime les langues.

Pour démontrer que les fûts sont pleins, le maire en frappe les douves du revers osseux de sa main ; il donne à goûter dans une écuelle de bois : A qui la « gâtée » !... On porte à la santé du maire, on fait l’éloge du crû.

Le groupe est revenu à la lumière pour y apprécier l’eau-de-vie.

Selon Harel qui tient auprès de lui quelques connaissances, il n’y avait guère que les eaux-de-vie de Nestor et les cidres de Saint-Philbert-des-Champs qui pouvaient rivaliser avec les crûs de M. le Maire. Nestor était « hors concours » et Guéret de Saint-Philbert avait eu le diplôme d’honneur au dernier concours agricole.

Chacun goûte, y revient, pépie de la lèvre, se souvient d’une eau-de-vie remarquable : celle de Pelhètre d’Auquinville pesait 60 degrés à 9 ans de fût !..

Hélie qu’une si grande quantité d’alcool en un même lieu pénètre d’admiration, hasarde au passage un compliment : « Durant qu’jétais cheux m’sieu d’Colbert, y soignait dans sa cave cinq ou six cents litres d’eau-de-vie, et manquablement qu’çà commençait à faire pas mal d’embarras !... »  ̶  « Ha bien… Ha bien… » lui sourit le Maire.

Je ne suis plus là que pour presser Harel. Je devine aux clartés roses de la rivière, aux plaques étamées de ses tournants, que le soleil décline. Mais, verre en main, il a pris racine à l’ombre d’un pommier. Il a son rire mouillé, arqué haut des beaux jours, il claque de la langue, lève ses cils blonds, déguste avec lenteur et s’en fait donner d’une autre à laquelle il promet une maturité splendide… Le maire se réjouit.

Cependant, à voir ces gens si attentifs à la couleur du liquide, à l’arôme qu’il dégage, j’ai l’impression qu’il s’agit là de choses capitales ; je sens confusément aussi qu’il y a contradiction, désaccord entre leurs intérêts et la morale de l’estrade… En définitive, ces eaux-de-vie s’écoulaient par le cabaret, sous le couvert du « fil-en-quatre »… Alors ? Alors le Maire était répréhensible, quoique primé dans les comices, et Harel, qu’un plaisant couronnait de roses blanches, son verre irradié par le soleil expirant, le crâne sillonné par l’ombre des branches, était un suppôt de Bacchus ?...


Ce matin d’août, à l’aube, je reprends pied dans le clos.

A ma vue, un vieux coq, le cou tendu, la tête oblique, demeure une patte en l’air…  ̶  Hé oui ! c’est moi !

Mais le verger est vide. A cause des pommes hâtives on en a retiré les vaches. Il est vide, muet et d’aspect nouveau. J’avais laissé l’arbre en fleurs, je le retrouve pliant sous les fruits. Pas de pommier qui ne soit épaulé… En se rabattant les unes sur les autres, les branches ont dessiné une épaisse rotonde d’où saillent, menues et nuancées les pommes de Mousset-Roux et de Binet-Violet. Sous l’ombre de tant de feuilles jointes, je pousse du pied les petites boules du fruit tombé.

Je vais aux ronciers de la haie. Déjà l’églantier oppose à la mûre le corail de sa baie ovoïde, et, au-dessus des ronces, les coudriers étoilent leurs trocelets roussis.

Le dicton est vrai : année de pommes, abondance de noisettes. Si je secoue l’arbuste, les petites noix tombent dans la haie avec le bruit sec des grêlons sur le blé.

Un coup aux mûres, et je dévale au ruisseau. La chienne me suit.

Dans son trajet, à découvert, l’eau ne baigne plus que l’assise des grosses pierres. Dans le courant anémié, la truite et la loche ont regagné la fosse voisine, ou, profitant d’une ondée avivante, sont descendues à la rivière. Cependant, aux cuvettes rocheuses maintenues à niveau par un filet de source constante, mon image fait regagner le creux à quelque poisson emprisonné là, et, sous la pierre que je soulève se dégage à mesure que l’eau se clarifie, le corselet d’une écrevisse. Eblouie, elle reste immobile, ses antennes appuyées sur ses pinces… La saisir est un jeu. Elle claque alors de la queue, élève ses pattes et pince à vide !...

Mais la chienne, en devançant mes pas, trouble les fonds et je franchis la haie du ravin.

Je ne sais où diriger ma joie. Tout m’est un objet d’élan. Frénétique, je me vautre au sol, j’étreins l’arbre, je mords le fruit. Je crie, j’appelle, je défie !... J’ai la notion de la « terre à soi » ! et je frémis d’aise au grand air du matin.

Et voilà que ma turbulence et les aboiements de Diane ont jeté l’inquiétude parmi les vaches qui paissent dans ce lieu retiré. Mugissante, la troupe s’est ébranlée dans un cliquetis de chaînes. Mais une ardeur combative me raidit sur place. J’attends le choc !... Les pesantes bêtes, en éventail, convergent au petit point d’angle où je me trouve. Je les ai toutes devant moi, essouflées, la tête basse, en demi cercle arrêtées… Elles me hument, l’œil exorbité, l’oreille tendue aux aboiements de Diane qui a repassé le ravin. Je n’ai pas bougé… Je comprends que le danger va naître de mon immobilité, et, brusquement, je m’élance sur les vaches, les bras tendus… Ha !...

Et les voilà reculant, s’évadant, se désunissant dans un galop gauche qui soulèvent leurs croupes, fait se nouer leur queue sur leur échine et ballotter leurs mamelles énormes entre leurs jarrets !...


Le jardin aussi a changé d’aspect.

Sanguine au pêcher, une cape de verdure jaunie habille la quenouille et l’espalier. Les primevères ont fait place aux dahlias vivaces et aux coquelourdes renouvelées.

Au bord des allées, Hélie a laissé croître l’oignon dont la houppe grenue et rayonnante dépasse l’épi défleuri des lavandes, et, aux rames d’une aire en attente, il a disposé la variété bleue, blanche et mauve des volubilis.

Ceux-ci ont gagné la palissade, le mur et grimpé sur l’auvent et la porte.

Des cordons parallèles de reines-marguerites doublent les bordures de buis, et, dans les encoignures, en élévation, se dégagent de leurs feuilles velues des citrouilles géantes qui bombent leurs cuirasses luisantes, pareilles à des bassins de cuivre oubliés là.

Pour que les pêches tardives, les crassannes grises, les Doyenné et les beurrés ne rompent leurs attaches, le bonhomme a placé sous les poires de petits paliers de planches maintenus à l’arbre par des scions d’osier.

Mais ici, comme au verger, la vie est silencieuse. La période de la mue rend l’oiseau muet. Son chant, les jeux de la pariété, l’éducation sonore de la couvée sont finis en août. Pas plus que l’oiseau, le papillon ne s’accouple au temps des lavandes exténuées et des chrysanthèmes, il franchit seul le mur et l’iris défleuri du toit.

Dans la maison, même silence.

Je comprends que cet assoupissement est dû aux chaudes journées d’août, à l’arrêt de toute sève, qu’il est provoqué par l’attente des maturités automnales, qu’il est la veillée des efforts prochains. Il explique les longues méridiennes de Hélie et de Harel qui n’ont plus à seconder Catherine, et qui, dans l’intervalle d’une traite à une autre, se tressent des semelles de paille, vont à la pêche ou bien s’attardent à la confection de quelque outil. Leur activité renaîtra à la première gelée, dans le cadre effeuillé du clos, au gaulage et au pressurage des pommes à cidre.

Quant à moi qui ne subis pas l’influence caniculaire, dès demain je rafraîchirai ma turbulence dans la rivière, je lancerai l’épervier. J’accompagnerai Duhamel dans ses prises nocturnes et je monterai le cheval dans le pré !


A plat ventre, bras ouverts, j’ai collé mon oreille au sol pour entendre battre le cœur de la Terre… Je n’ai entendu battre que le mien. Mais au Printemps, j’ai assisté au mariage des bêtes, à leurs pétulances amoureuses ; j’ai vu naître leurs petits. J’ai compris la tendresse des mères, au nid, dans le terrier et à l’étable, j’ai vu l’émerveillement des yeux qui s’ouvrent à la lumière :

Le pigeon donne encore sa béquée d’orge agglutiné ; la poule, sa part de grain jeté ; le coq râcle le sol, y trouve une larve, jette l’appel aux poussins, qui, accourus, s’emparent du ver, se le divisent.

J’ai surpris le garenne léchant les yeux de son petit, lustrant sa robe grise, le menant aux boutons d’or qu’il décapite !

Ah ! le saut du cabri qui veut têter sa mère ! Sur ses pieds d’arrière il dessine son élan dans la courbe gracieuse de son col, donne du front au front baissé de la chèvre qui le reçoit et l’encourage, anime ses coups, jusqu’à ce que, las de son jeu d’approche, le faon se rue à la mamelle qu’il boute pour de bon afin d’en descendre le lait.

A l’opposé du chevreau ardent, l’ânon se tient sous le col de l’ânesse. Ils sont immobiles. L’ânesse a l’oreille basse. On dirait de grands jouets de bois. A la place où le bât meurtrira l’ânon, la mère pose sa tête lourde. Tous deux forment une croix…

Et c’est la truie qui s’est allongée au bord de son auge. Elle a treize faons et n’a que douze pis !... Si bien que, malgré l’offre de son ventre, il y a toujours un faon – le moins vigoureux – qui n’a pas sa place à table. Sa plainte est rageuse, sa recherche obstinée. Il essaye la trouée, bûche aux pattes des buveurs, grimpe dessus, en éborgne un du pied, en mord un autre à l’oreille et n’arrive, au-dessus des mamelles, qu’à une tétée de poils !... Il contourne alors la ventrée rose et frissonnante et se place au groin de la laie. Là, assis, l’oreille écartée, il gueule si fort qu’il sème l’inquiétude jusqu’aux chenils voisins. Mais le frère est sourd à la voix de son frère, et les douze petites queues frétillent dans la joie. Ah ! les petits cochons !


En prévision de l’orage qui tue le poussin dans sa coquille, nous avons hier, Catherine et moi, devancé l’éclosion d’une couvée à terme.

C’étaient des œufs de cane qui, faute d’une couveuse de l’espèce, avaient été placés au nid d’une poulette, mystifiant en cela sa nature et sa tendresse.

Au seuil de la grange, à dix pas de la mare, bien au clair, sous la poule au panier, nous avons pris, un à un, les œufs marrons que la poule avait becquetés, et pellicule par pellicule préparé l’ouverture au petit.

L’opération est minutieuse : il arrive que la coquille adhère au poussin. Un décollement hâtif et le nouveau né saigne et crève. Il faut avoir soin de se huiler les ongles.

Nous avons ainsi délivré dix petits portant livrée de duvet jaune, à courts moignons d’ailes, qui se sont tassés au creux d’une poignée de foin. Là, le soleil les a séchés. Et en moins d’un quart d’heure, la nichée a pépié hautement et dirigé ses narines vers la mare d’où venait un relent humide. Un à un, boulant du foin, bûchant sur un fétu, boitant du pied, cognant du bec en terre, ils vont à l’eau comme poussés par un grand vent.

En vain leur mère tente de les attirer, de les couvrir de son aile, ils vont pépiant et flutant à la vase, et les voilà qui donnent de l’avant à pleine onde, plongent sous la nappe aqueuse, s’ébrouent, se dressent, agitent leurs moignons et font ruisseler sur leur duvet doré le chapelet des perles d’eau.

Et la mère a volé sur le bord. La surprise, la crainte, la tendresse pénètrent tout son être. Informe sous ses plumes hérissées, les ailes relevées pour l’envol, elle tourne sur elle, glousse, racle les ronces, va et vient sur le talus, d’un saut franchit l’eau et jette un cri si désespéré, que les vieux coqs accourent et que les poules mères qui glanent demeurent la tête en l’air !


Demain dimanche, 1er septembre. – Le soleil entre dans la Balance, dit Harel. – Dans les jours qui suivront, on gaulera les pommes hâtives du clos.

Les préparatifs de l’abattage ont été l’occasion pour Hélie, d’un long recul dans son passé :

« Durant qu’j’étais cheux m’sieu d’Colbert, nous a-t-il conté à table, j’ai gaulé un périer qui couvrait, à ly tout seul, oh ! oui… un arpent d’terre !... »

Diable ! Ce poirier, Hélie, était aussi d’une hauteur prodigieuse ?

« Dam oui ! la maîtresse. Car, en mourant, il a donné quasiment vingt cordes (1) de gros bois et pus de septante bourrées fagotées !... »

Nous nous récrions : « Hélie, Hélie, nous vous passons les basilics couvés par des crapauds, les aurores boréales qui prédisent la guerre, mais un poirier de cette envergure !...

- Que ce verre là m’empoisonne, a juré le bonhomme, si je ne vous dis pas la vérité, toute pure ! A preuve…

La preuve : M. de Colbert avait désigné Hélie et Cantrel pour monter dans le poirier. Tous deux y avaient abattu les poires et « manquablement » que Cantrel et lui, de toute la matinée, ne s’étaient vus ni entendus dedans !...

Hélie exagère.

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Octobre ferme la parenthèse qu’avril avait ouverte. Dans le triomphant semestre, le cycle du germe, de la fleur et du fruit s’est accompli. Au point final de l’arc Eté expire ! L’Automne est là, impatient d’effeuiller les arbres !... Il se hâte aux pommiers, aux murs des granges, à l’espalier crucifié. Sa main froide transit le rosier, le dahlia et les hautes herbes ; il démantèle le taillis, dépenaille la haie, et, faux monnayeur, paie de son or faux la cime qu’il déprède.

Alors, sous le ciel pâle, l’horizon se rapproche, ramène au regard, dans la perspective éclaircie, la face des clos dépouillés.

Partis des pressoirs lointains, les appels, un aboiement perdu, le bruit des socques parviennent, à travers les branches nues, aux échos découverts, aux seuils de solitude, et, près des chaumes, les grands poiriers se haussent, se regardent anxieux par dessus les haies, se renvoient les chouettes, les grives et les pics qui piochent leurs chancres.

Au frisson des écorces, la sève se fige, le talus sablonneux s’écroule !... Dans le sentiment soudain qu’elles ont de leur durée « les choses ont des larmes » !…

Au soir, les petites lueurs des lanternes dansent au pourtour des caves, par les sentiers effacés et les chemins creux. Et, pour peu que la nuit soit claire, on voit, dans le val, les manoirs accroupis, et, sur eux, veiller résignée, l’humanité des arbres.

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(1) Stères.



III

DEUILS


LA MORT DE MME NEUVILLE


                                    Décembre 1889.


Mme Neuville est morte. Elle s’est éteinte dans sa chaise à coquille, devant sa petite table, dans le décor d’une neige opiniâtre qui bloque les portes, s’amoncelle à mi-fenêtre.

Le froid avait transi jusqu’au pain. En certains clos, on le taillait à la hache, et, par endroits, la neige était si haute qu’elle atteignait le larmier des auvents et les branches basses des pommiers. Partout elle comblait les trous, effaçait dans son nivellement les touffes de ronces et les monticules de terre, et, selon que le vent la poussait, elle s’entassait et s’élevait contre les haies, les emmurant dans son moutonnement mat qui changeait l’aspect de toute étendue.

A cause des pentes glissantes le trafic s’était arrêté et un grand silence montait de la vallée, où les bœufs, ne paissant plus, se tenaient serrés aux bords des étables, survolés par les étourneaux qui pillaient les graines de leur foin.

Les voliers affamés venaient aux poulaillers disputer le blé et jusqu’aux miettes de la fenêtre constituant le repas des rouges-gorges et des mésanges qui n’hivernent point. On devinait leur arrivée dans les grands arbres à la cendre de neige qu’ils faisaient tomber…

Cependant Mme Neuville ne voulut pas remettre le service anniversaire de Neuville, et, à ce bout de l’an, elle était allée à l’église une chaufferette à la main.

Ce fut sa dernière sortie.

Elle avait éprouvé le vertige du silence. Depuis, elle tirait présage des bruits de la nuit, se disait entourée de petites flammes qui la suivaient au jardin. Elle dormait à sa table et ne se couchait qu’avec répugnance.

Chaque matin elle mettait de l’ordre dans sa lingerie et en avait sorti le drap de son ensevelissement ; elle y avait aussi rassemblé ses bonnets démodés, enroulé ses rubans portés aux jours exceptionnels de sa jeunesse.

Quand elle passait d’une pièce à une autre, elle rangeait les chaises, les objets épars et se regardait au miroir. Nous la surprîmes se rajustant des papillottes.

Elle avait perdu le goût de la table et de l’économie. Un soir qu’une malheureuse était venue, Mme Neuville avait dénoué son tablier de cachemire, l’avait passé aux hanches de la pauvresse. Ce geste renouvelé du bon saint Martin, nous affligea par son étrangeté ; non que Mme Neuville ne fût compatissante, mais parce que ses habitudes de charité n’étaient pas à cette mesure.

Enfin, d’accord avec ma mère, elle prit quelques dispositions testamentaires : l’une d’elles assurait les derniers jours de Hélie dans le clos. Et, ayant mandé Duhamel, elle le pria de retirer du plancher de la grange, sous le foin, deux plateaux de chêne qu’elle y savait en réserve. Elle entendit que ce bois servît à la confection de sa bière. Comme s’il se fût agi d’une sortie d’agrément, elle fit noircir le harnais du cabriolet, reluire les boucles et le cuivre des lanternes.

Elle n’eut pas de fièvre et ne voulut pas se coucher pour mourir. Elle demeura à sa petite table, devant son formulaire et ses lunettes repliées ; seulement de temps à autre, elle buvait un peu de vin et se mouillait les narines avec de l’eau de lavande.

Elle redemanda son curé le jour de sa mort. Celui-ci revint par le sentier, à l’approche de l’ombre, l’étole et le surplis saupoudrés de grésil. La sonnette du petit clerc nous jeta dans le trouble, et ma mère, ayant en hâte étendu une serviette sur la table et disposé deux chandeliers d’argent aux angles, Mme Neuville communia, dans la cuisine, à sa place d’habitude, assise, en caraco, son voile de veuve sur son bonnet.

Le prêtre s’en alla et ma mère se disposa à replier la serviette et le voile, mais Mme Neuville s’y opposa, et, tandis qu’elle suivait de ses yeux son curé et la lanterne dont la petite flamme orange dansait sur la neige, elle demanda qu’on lui récitât l’Office des Morts.

Mon grand oncle Morin, Duhamel, sont assis devant l’âtre, Hélie et Harel au banc du mur. Ils sont tête nue : Leurs fronts chauves, leurs mains lourdes, leurs contours brusques rappellent les personnages des vitraux de l’église…

Nous n’eûmes pas à feuilleter le formulaire, l’étui à lunettes s’encartait au psaume 114, et ma mère, d’une voix blanche, commença :

 Dilexi quoniam exaudiet Dominus,

- Vocem orationis meae… répondit Harel.

Lis en français, dit ma grand’tante.

- « Le Seigneur garde les simples ; j’étais réduit à un misérable état, et il m’a sauvée. »

« J’ai dit alors, Rassure-toi mon âme, puisque le Seigneur t’a fait tant de grâces :

Car vous avez, Seigneur, retiré mon âme de la mort, mes yeux des larmes, mes pieds de la chute…

Requiem aeternam dona eis Domine,

Et lux perpetua luceat eis, reprit Harel.
……………………………………………………………………………………………………………………….

L’ombre s’est accrue, les bougies fument et vacillent aux appels d’air de l’âtre… Mme Neuville se lève, étend les bras… Ma mère la reçoit. Elle expire au milieu de nous, debout !...


Au repas qui suivit le service à l’église, nous gardâmes les amis venus de loin et les familiers de la maison. Aucune femme ne parut à table. Encadré de Morin et de Duhamel, j’occupai la place de Mme Neuville.

M. Jamet, que je n’avais pas revu depuis dix ans, se trouva face à moi, entre notre notaire et l’ingénieur des Ponts et chaussées qui affermait la chasse sur le bien. Au reste, chacun se plaça à sa convenance, en évitant toutefois le brasier ardent, par crainte d’opposition brutale, de telle sorte que le bout de la table touchant l’âtre resta inoccupé et que la flamme qui montait jusqu’à l’attache de la crémaillère put, seule, éclairer la nappe et la pièce sombre, ouatée de neige aux impostes.

L’usage voulait qu’on servît la soupe, le bouilli, le fromage et les fruits.

A cette fin Catherine puisa directement dans la marmite et Harel passa, sans préséance, l’assiette en suivant le rang.

La vapeur du potage, la neige fondue qui fumait aux bottes, mouillaient le dessous des chaises, embuaient le plafond bas et le cristal des verres, et la flamme alimentée outre mesure, empourprait les visages. Aucun ne se plaignit. Discrètement, on parla du temps. Une hésitation déférente au penser de Mme Neuville caractérisait le geste sobre et le parler rare des convives.

- Il fallait remonter avant dans le siècle, commença Duhamel, pour comparer un hiver aussi âpre : des pommiers gelaient ! Il avait surpris des cygnes sauvages au ravin de la ferme, rencontré des lièvres boiteux et des oiseaux morts. Les corbeaux avaient quitté le plateau, et le chemin d’Enfer, qui menait au bourg, était si complètement nivelé que son tracé était indéfinissable…

Nous nous représentâmes le chemin enseveli : il nous avait fallu deux jours pour dégager le nôtre, afin que la carriole qui descendrait Mme Neuville pût gagner la route.

Je revois Harel dans les glissades retenant la jument par la bride, le flot noir des paysans resserré entre les talus blancs et la haute croix touchant les branches, occasionnant de minuscules avalanches sur le velours… Par endroits, le ressaut de la voiture fut si rude, qu’il déplaça la bière et qu’il éteignit la petite flamme de la lanterne crêpée !...

- Les morts sont lourds, avait murmuré M. Jamet, qui emportent avec eux les tables de la tradition.

- Le chemin se refuse au départ ! avait dit Hélie.

Le départ !... Pour Hélie, Duhamel et Morin et pour quelques autres qui avaient vieilli en compagnie de Mme Neuville, le départ n’impliquait plus le retour… L’idée qu’ils s’en faisaient leur causait du malaise.

- A qui le tour ? persifla Duhamel.

Hélie n’entendit pas, mais une larme roula sur sa blouse empesée ; il la secoua comme il eût fait d’une miette de son pain.

Le notaire fit l’éloge de la morte :

Elle n’avait pas augmenté son avoir. Elle laissait intact à ses descendants le bien qu’elle avait reçu. D’ailleurs une exploitation paysanne ne pouvait donner que l’aisance ; la richesse rapide avait des origines différentes, incompatibles avec la stabilité et la simplicité. Madame Neuville n’avait point commercé au-delà de son horizon.

- Elle représentait l’expérience et la sagesse rurales, interrompit Jamet.

L’ingénieur parla de son aménité souriante ; de la manière colorée dont elle recevait ses amis. Et Duhamel la représenta jeune, parée aux dimanches comme on l’était dans ce temps là. Les modes étaient régionales. Il n’y avait pas de chemin de fer pour diminuer les hauts bonnets et rétrécir les crinolines. Il avait vu Neuville et sa femme à cheval gagner la ville voisine. C’était loin !...

Mon grand-oncle, qui avait assisté à son mariage et aux principaux événements de sa vie, en retraça les passages émouvants : la mort de Neuville et celle de mon père. Hélie s’en souvenait : il l’avait vue pleurer devant l’âtre et se plaindre sous les arbres.

Il dit encore qu’elle n’abandonna jamais son deuil, en aucune circonstance, mais que sa peine s’atténua au contact de sa fille et aux initiatives qu’elle prit pour amender sa terre et embellir sa maison.

Elle aimait les roses, les disputait aux courtilières, au gel, sans se lasser. L’horticulteur nous désigna, dans l’allée qui menait au puits, des rosiers qu’il lui avait apportés voilà plus de trente ans !... Son jardin était son livre colorié comme l’Initiation à la Vie dévote de saint François avait été son livre d’heures. Ses manies ne dépassaient pas l’ampleur de sa petite table, et son tiroir, rempli de graines et de quelques friandises, témoignait de la douceur de ses relais à l’ordinaire de ses jours.

Et Morin, l’œil humide, se versa du cidre. Il se souvenait de gaietés que sa belle-sœur avait eues à l’époque des semis, aux dîners de Pâques. Une, entre autres, avait dérouté son entendement. Une année que le cidre était de « première » et qu’on avait servi le jus ambré, orgueil du Clos Neuville : « Jurez-moi, avait-elle dit à Morin, que si je meurs vous m’en verserez un barillet sur ma tombe !... »

Morin avait juré, et ce serment, maintenant, troublait sa conscience.

Machinalement, nous levâmes nos verres, et tandis que Harel et Catherine servaient le bouilli, une pensée attendrie aimanta mes yeux vers la fenêtre où se tenait ma grand’-mère. Je la vis en esprit donner au clos le sourire de ses yeux apâlis et remarquai qu’elle avait laissé au mur la patine de sa pose habituelle…

M. Jamet m’interrogea et je lui narrai quelques-unes des impressions dernières de la défunte. J’en vins à rappeler qu’elle se plaignait que de petites flammes la suivaient au jardin, qu’elle secouait le bas de sa jupe pour s’en débarrasser.

- Les petites flammes ont été une réalité, me répondit Jamet : Madame Neuville, qui pressentait sa fin, en exprimait le symbole sous sa forme concrète. En définitive, les petites flammes ont brillé dans la maison et au jardin, doublées aux lanternes de son cabriolet, elles se sont multipliées sur son seuil et à l’église !... »

Tost allumees tost esteinctes !... appuya l’instituteur.

Je rappelai encore la grande confusion où la jeta le déboisement de la Vallée. Un noble riverain, pour les besoins de son industrie, avait abattu les peupliers centenaires qui bordaient la rivière et lui faisaient un rideau somptueux de ses hauts fuseaux. Elle vit tomber, un à un, les beaux arbres de sa jeunesse, et l’avilissement de son horizon lui coûta des larmes.

A ce rappel, Duhamel s’anima : il ne regardait plus de ce côté. Au premier arbre « assassiné », il avait jeté au noble sa démission de garde.

Mettre à bas des peupliers centenaires, tout au plus propres à faire des caisses à fromage !... Tous protestèrent. Un indigné ne craignit pas de jeter l’anathème contre les industries naissantes de la région :

« A quoi prétendait, raccordée au réseau, la scierie de Beuvillers ?... Est-ce que dorénavant les capitaux se grouperaient pour le déboisement de la province ?... En pays forestier, soit, mais en Lieuvain, en Auge, où l’arbre était parure, fonction du sol et de l’égalité des saisons ?... Est-ce qu’on allait démanteler le domaine, éventrer les chemins, dépeupler la terre de ses chênes au profit du marchand de traverses et de l’entrepreneur de Paris ?... »

Un peu timidement, l’ingénieur  expliqua que le déboisement des provinces était fatal : on devait répondre aux exigences de l’industrie naissante. La prospérité de la France en dépendait.

Le progrès n’était pas un vain mot, redoubla le notaire. On avançait à pas de géant vers le mieux. Au courant des travaux de Pasteur, il préconisa l’application de ses découvertes à la fermentation du lait. L’heure était venue pour les fromagers de le traiter scientifiquement.

- De la « physique » !... dit Harel.

Mais une récente invention s’adressait aux fermiers qui barattaient le beurre. Ceux-ci ne connaîtraient plus l’attente à huitaine pour recueillir dans leurs poëlons une crème rancie. Ils pouvaient, après chaque traite, verser leur lait dans une « écrémeuse », en obtenir une crème immédiate, fraîche et employable.

Catherine regarda le notaire avec des yeux hagards…

- Des expériences de traite à l’étable, continua le notaire, à l’étonnement de la servante, ont démontré la possibilité de traire dix vaches dans le même temps qu’on en trait une, au moyen de tétines où l’on pratique le vide, de telle sorte que la vachère n’a qu’à surveiller l’écoulement du lait qu’elle reçoit dans un récipient unique.

Le notaire est fou !... pensa Catherine.

- L’avenir est là !... conclut le notaire.

L’ingénieur, qui s’était contenu devant le notaire reprit : « Dans la fromagerie que vous préconisez, vous installerez l’électricité. Il est possible de capter la force potentielle d’une chute d’eau et de la transporter, au moyen d’un câble, à une très longue distance. Cette force motrice actionnera votre fromagerie, la presse et l’arbre de votre pressoir. Notez que le même câble animera, dans la vallée, le rebord de la route pour le transport des voyageurs et des marchandises.

» A la vérité, le trolley et le rail sont hideux, ils déshonorent le paysage ; ils n’en sont pas moins la démonstration évidente d’une force agissante à très lointaine portée. Ils deviendront une nécessité…

- Electorale ! chevilla M. Jamet.

- La traction nous réserve l’étonnement, appuya l’ingénieur. Le moteur à essence, de minuscule dimension, est trouvé. Demain il s’adaptera à des véhicules de toutes sortes, dont la forme et les organes restent à harmoniser, mais dont la vitesse ne trouvera d’obstacles que dans l’étroitesse de la route et la profusion de ces voitures sans chevaux.

» Ne doutez pas, continua l’ingénieur des ponts-et-chaussées, que le petit moteur modifiera les chemins du monde, voire les routes de l’air, qu’il y trouvera son appui, indifférent à la « rose des vents »…

Le silence régna. A l’exception du notaire et de M. Jamet, aucun de ceux qui étaient là n’était préparé à tant de science et de nouveauté.

Ils ne comprenaient pas les termes techniques de l’ingénieur, mais tous sentaient un danger dans la foi du néophyte et dans son éloquence un témoignage indéfinissable de rupture au chaînon de leurs habitudes…

Cependant un sourire sceptique plissait la lèvre des hommes mûrs. Les plus âgés, désorientés, demeuraient sans pensée. Je saisis en des yeux hostiles le signe d’une révolte bridée, soudaine et sourde.

- Nous sommes au moment, reprit l’ingénieur, où les capitaux doivent se rassembler pour l’exploitation intensive de toute matière usinable. Ce que ne pourra le particulier, la société anonyme l’entreprendra. L’Amérique créait des villes autour de ses mines de fer, l’Angleterre autour de ses charbonnages ; l’Allemagne obstinée, scientifique et pratique, tirait parti de tout. Et puisque des études récentes avaient repéré en Normandie les mines de charbon du Pays de Galles et que chez nous le minerai de fer était en abondance, il fallait se hâter et obtenir les concessions de l’Etat qui, seul, disposait du sous-sol.

- Comment ?... dit quelqu’un, le sous-sol appartient à l’Etat ?

- Le sous-sol et le sol, répondit le notaire, si le but est d’intérêt général.

Ce fut de la stupeur !

- Alors ? La propriété était une fiction ?...

Et ceux qui, sans le savoir, avaient du minerai sous leur « table », pouvaient être dépouillés au bénéfice de concessionnaire ?

- Oui, dans l’intérêt général, répéta le notaire.

- Non ! interrompit Jamet ; dans l’intérêt d’un petit nombre ; pour quelques-uns, la richesse indécente quand l’entreprise réussit, et, pour tous, l’inquiétude et la honte, quand l’entreprise échoue !...

Il ne manquait plus que l’exploitation minière pour souiller la face du ciel et des hommes.

Et, par succession d’images, ces gens de la Vallée adorable, tremblèrent sur leurs bases, menacés au-dessous de leur argile végétale. Ils virent la scierie échancrer leur horizon, le mur de la fromagerie s’édifier dans les fermes, leurs méthodes périmées, et, jusqu’à la grâce isolée de leurs routes avilies par le rail !...

Et ce fut pour eux une seconde mort qu’ils trouvaient à la table !...

En somme, au nom de progrès scientifiques, on désaxait leur équilibre économique et l’on souillait de la lèpre usinière le cadre de leurs mœurs.

Quoi plus ?...

- Quoi plus ? dit Jamet en se levant, la séparation des Eglises et de l’Etat ! Elle était dans l’air. Elle constituerait un progrès politique !...

- C’est la fin du bon monde ! s’écria Duhamel.

- Le commencement d’une ère ! répartit l’ingénieur.

- Une course à l’abîme ! conclut Jamet.

- Manquablement, soupira Hélie, qu’la maîtresse a ben fait de mouri… !

Le soir tombait sur la neige. Dehors, nous vîmes une chose étrange : haut sous nuées, du levant au couchant, un volier de corbeaux barrait le ciel de son ruban funèbre… D’où venaient tant de choucas ? Où allaient-ils ? Où se déviderait ce volier sans fin, augural et muet ? Et pourquoi vers le crépuscule ?


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