BARBET, Henri : Suppression de la mendicité à Rouen, lettre adressée à M. Chapuis-Montlaville, député de Saône-et-Loire. (1841).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (11.IV.2003)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : norm 850) de l'Annuaire des cinq départements de l'ancienne Normandie publié par l'Association normande (1842, huitième année) à Caen chez H. Le Roy en 1841.
 
Suppression de la mendicité à Rouen
par
M. Henri Barbet
Maire et Député de Rouen (1)

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La mendicité nous paraît pouvoir être partout réprimée, comme elle l'a été à Rouen. Nous allons reproduire une lettre dans laquelle M. BARBET rend compte de ce qu'il a fait pour sa ville.

MON CHER COLLÈGUE,

Je viens, en exécution de ma promesse, vous faire connaître les moyens que j'ai employés pour faire disparaître la mendicité de la ville de Rouen.

Permettez-moi de mettre d'abord sous vos yeux l'état et l'importance de la population mendiante ; j'aborderai ensuite les détails.

Lorsque, en juillet 1830, je pris la direction des affaires de la ville, je résolus de réaliser un plan auquel j'avais long-temps réfléchi. Mais avant de prendre une mesure aussi grave, avant de changer des habitudes enracinées depuis des siècles, il fallut, pour ne pas être arrêté, dans ma volonté bien ferme et bien déterminée ; il fallut, dis-je, rechercher le nombre des personnes qui vivaient de la mendicité, depuis combien de temps elles en vivaient ; il fallut déterminer encore l'importance de ces familles, le nombre des femmes et des enfants, la proportion des valides et des invalides.

L'examen de ces faits me révéla des choses bien extraordinaires dont la connaissance, si elle était rendue publique, engagerait vivement tous les administrateurs à prendre des mesures pour anéantir cette lèpre, qui dévore la société et la démoralise presque à l'égal des repris de justice. Combien de crimes commis par des mendiants sont restés impunis, à cause de cette facilité de voyager qui leur est accordée, même par le Gouvernement, au moyen des secours de route !

Mais je reviens à mon sujet. Je constatai d'abord que le nombre des mendiants qui appartenaient à la ville de Rouen et qui y exerçaient, était de 600 à-peu-près de tout âge et de tout sexe.

Une centaine environ comptait quatre ou cinq générations qui s'étaient succédé à la porte d'une église, d'un hôtel, ou sur quelque point des promenades publiques. Ils parlaient de cette place comme d'une propriété, dont plusieurs avaient disposé en faveur de tel ou tel enfant. C'était comme une dot, un héritage, que quelques-uns avaient vendu pour une somme d'argent ou une rente viagère, faute d'héritier qui eût voulu en continuer la possession.

Le nombre des hommes était moins considérable que celui des femmes : c'était à-peu-près 1/5, autant d'enfants, et les trois autres cinquièmes de femmes.

Il n'y, avait pas plus de 1/6 d'invalides ; la plupart par plaies ou membres amputés, les autres par vieillesse. Il y avait à peine 1/20 de ces derniers.

Je dois remarquer ici que, parmi ceux qui étaient couverts de plaies, un grand nombre les simulait ; d'autres étalaient la privation d'un membre, qu'ils avaient réellement. En sévissant contre ces malheureux, j'ai fait beaucoup de miracles : j'ai rendu la vue à des aveugles, guéri des plaies jusqu'alors incurables, redressé des boiteux qui ont jeté les béquilles dont ils se servaient depuis vingt ans, retrouvé des membres perdus depuis longues années. Vous le voyez, mon cher collègue, sans diplôme de la faculté, j'ai fait des cures merveilleuses.

Il m'a été bien difficile de constater les causes qui avaient poussé tous ces misérables à la mendicité ; c'est qu'en effet, à l'exception de ceux qui en faisaient métier, la grande majorité a disparu à la nouvelle des recherches dont ils étaient l'objet.

En général, la mendicité se recrute de paresseux que rien ne peut faire travailler. Le plus grand nombre ont été élevés dans cette pratique dès l'enfance. Les personnes tombées dans la misère pour toute sorte de causes ne se déterminent pas aisément à aller implorer dans la rue la charité publique ; elles suivent la marche moins avilissante comme moins productive de s'adresser à quelques maisons connues pour leur bienfaisance. Ainsi, en effet, elles, ont peine à vivre, tandis que les autres amassent de 3 à 4 fr. par jour. Récemment, le Journal de Rouen parlait d'un mendiant d'habitude chez lequel on avait trouvé plusieurs milliers de francs. J'en pourrais citer plusieurs ; les journaux ont enregistré beaucoup de faits de ce genre, et ils n'ont pas tout publié.

Après avoir constaté toutes les observations précédentes, après avoir calculé les sacrifices que j'allais mettre directement à la charge de la caisse municipale, conséquemment de mes concitoyens, je commençai l'exécution de mon projet.

L'expérience m'avait convaincu que les dépôts de mendicité n'avaient pas rempli le but qu'on s'était proposé ; on les a d'ailleurs abandonnés aujourd'hui ; ils sont trop dispendieux en tous temps, insuffisants lorsque les travaux perdent de leur activité ; et trop considérables dans les moments de prospérité. De plus il eût été impossible de maintenir un matériel assez considérable et assez varié pour occuper des ouvriers de toutes les professions. J'organisai alors en grand un genre de travail à la portée de toutes les personnes valides : le balayage des rues pour les femmes et les enfants ; les travaux de terrassement dans les rues non pavées et les promenades publiques, et les plantations pour les hommes. Le prix de la journée fut fixé de 30 à 40 cent. pour les femmes, de 60 à 70 cent. pour les hommes. J'eus soin de m'arrêter à un taux assez bas, afin que les ouvriers ne préférassent pas le travail des ateliers de charité à celui des fabriques, où l'on est plus tenu, et où la durée du travail est aussi plus longue.

Des mesures furent prises pour secourir à domicile les quelques vieillards et infirmes qui' ne voulurent pas entrer dans les hôpitaux. Je signalerai, en passant, comme fait significatif, que 24 ou 25 seulement consentirent conseillées à y entrer.

Après avoir pris ainsi toutes les mesures conseillées par la prudence et par l'humanité ; après m'être assuré du concours du clergé, que je dois remercier de son loyal appui, lorsqu'il a été bien certain que tous les malheureux invalides seraient secourus dans la proportion de leurs besoins (2) ; après m'être concerté avec M. le procureur du roi et MM. les membres du tribunal civil, dont l'assistance m'était indispensable (3), je continuai alors l'entière réalisation de mes projets.

J'ai d'abord fait signifier aux valides de tout sexe qu'ils eussent à se pourvoir d’ouvrage, parce qu'ils ne seraient pas tolérés mendiants. Quelques arrestations et mises pendant vingt-quatre heures dans les prisons municipales firent justice de la résistance de quelques-uns ; ceux qui arguèrent le manque d'ouvrage furent admis aux ateliers de charité ; je déterminai les 24 ou 25 vieillards et infirmes dont je vous ai parlé à entrer dans les hôpitaux ; d'autres préférèrent rester au sein de leurs familles où je leur fis distribuer des secours.

La plus grande partie de cette population céda donc à mes injonctions ; et je vis qu'il ne restait qu'un petit nombre de rebelles, trop faible pour embarrasser l'action de la justice.

C'est alors que je rendis une ordonnance municipale qui supprimait immédiatement la mendicité dans la ville de Rouen ; cette ordonnance fut sanctionnée par M. le président. Alors les poursuites furent exercées contre les récalcitrants qui finirent par se lasser, et se décidèrent à prendre quelque état ; durant l'apprentissage, ils reçurent assistance. Le reste fut admis dans les ateliers de charité.

Cette mesure, regardée jusque-là comme impossible, a reçu maintenant une exécution complète. Beaucoup l'approuvaient ; quelques-uns craignaient que tous ces malheureux souffrissent trop d'être privés des secours de la charité publique ; ils préféraient donc regarder la mendicité comme un mal incurable. Les faits sont heureusement venus démentir toutes ces prévisions. Dans cette ville où l'on trouvait un mendiant à chaque pas dans les rues, sur les promenades, à la porte des églises et des boutiques ; dans cette ville où la vue était blessée par des plaies hideuses et factices étalées avec d'autant plus d'empressement qu'on attendait davantage de la commisération des passants ; dans cette même ville où des bandes de mendiants allaient, par centaines, à des jours fixes, demander l'aumône aux personnes habituées à la donner périodiquement et sans distinction d'individus ; dans cette même ville aujourd'hui à peine si on rencontre, à de longs intervalles, quelque mendiant honteux immédiatement arrêté par l'incessante surveillance de la police.

Mais, je me saurais trop vous le répéter, il faut absolument l'assistance du clergé et de la justice ; sans cela on se flatterait vainement de réussir. Il importe aussi que la plus active surveillance ne soit jamais relâchée, car le mal reviendrait bien vite ; il est si doux de vivre sans travailler. Puis, il ne faut pas craindre de le dire, car ce fait honore l’humanité, on gagne plus à implorer la charité qu'à travailler ; c'est pour cela qu'il faut tant de fermeté pour supprimer les mendiants.

Maintenant, après cet exposé des moyens que j'ai employés pour détruire la mendicité je dois mettre sous vos yeux la dépense que cette mesure a occasionnée. Vous verrez, par le tableau qui va suivre, que les charges publiques n'y ont pas moins gagné que la morale et l'humanité.

Lorsque la charité publique était exploitée dans la ville de Rouen par environ 600 individus, sans y comprendre ceux qui, à des jours fixes, quittaient leur travail pour aller recevoir l'aumône des personnes accoutumées à la faire, la dépense ne peut pas être évaluée à moins de 1,000 fr. par jour ; soit 1 fr. 67 c. par individu. Certes, je n'exagère pas le sacrifice, car il résulte de toutes les recherches faites que, dans les villes, la part de chaque mendiant peut être évaluée à 2 fr. par jour.

Je n'aurais, du reste, pas besoin de ce chiffre pour faire ressortir l'avantage financier qui est résulté de la suppression de la mendicité pour les habitants de Rouen et pour les étrangers qui s'y rendent. Je pourrais, avec un chiffre bien inférieur à celui de 1,000 fr., arriver à un résultat très satisfaisant.

Admettons 1,000 fr. par jour ; et dans cette affaire il n'y a pas de jour de chômage ; ceux qui le sont dans l'ordre ordinaire, les dimanches et fêtes, produisent, au contraire, davantage pour les mendiants. La somme touchée par eux annuellement s'élevait donc à 365,000 fr.

Voici maintenant le tableau de l'augmentation des charges causées à la caisse municipale par la suppression de la mendicité.

En 1830, on employait quelques vieillards au balayage des rues, des places et des promenades publiques. La dépense figurait au budget pour 12,000 fr., qui n'étaient pas toujours employés. Pour forcer les mendiants valides à travailler, n'ayant pas de dépôt et ne voulant pas en créer pour les motifs exprimés plus haut, j'ai eu besoin donner une extension plus grande aux ateliers dits de charité. Je les ai organisés de façon à pouvoir admettre au besoin un très-grand nombre d'individus, et à les restreindre lorsqu'il y en aurait peu.

J'ai formé des escouades dans lesquelles tous les travailleurs ont été enregistrés selon leur degré présumé de forces, selon leur âge ou leur sexe.

En conséquence, les hommes robustes ont été employés aux plantations et aux réparations des chemins et des rues non pavées ; les femmes, les vieillards et les enfants ont été utilisés au balayage.

Durant l'hiver, toute cette population est occupée, au besoin, pour l'enlèvement des neiges et des glaces. Avec ces ateliers, l'administration, sans autres auxiliaires, fait exécuter tous les travaux de terrassement et de balayage de la ville. La dépense, dans les années les plus fortes, a été de 70,000 fr. ; de 52,000 fr. seulement, lorsque la population a été la plus faible. C'est donc, en prenant le chiffre le plus élevé, 58,000 fr., qui ont été payés annuellement pour les dépenses des ateliers de charité, puisqu'il faut tenir compte des 12,000 fr. déjà inscrits au budget avant l'abolition de la mendicité. Mais n'allez pas croire que cette somme ait été une augmentation de charges pour la ville ; ce serait une erreur. Les travaux faits par tous ces individus auraient dû l'être par d'autres ouvriers qu'il eût fallu payer. Je sais bien que ceux-ci auraient eu plus d'activité, qu'ils auraient eu une plus grande habitude que des hommes pris au hasard, enfin qu'on aurait pu les surveiller plus sévèrement. En tenant compte de toutes ces considérations, on a calculé, et le calcul a été plusieurs fois vérifié ; on a, dis-je, calculé que ces individus ne produisaient que pour les 3/5 de la dépense faite. Sur les 58,000 fr. payés aux ouvriers des ateliers de charité, il a donc été produit pour près de 34,000 fr. de travail, que la caisse municipale aurait été obligée de solder au moyen d'autres crédits. Il n'en a donc coûté, en définitive, que 24,000 fr. pour décharger la charité publique des 365,000 fr. prélevés annuellement, sur elle.

Voilà le résultat positif de mes mesures pour la suppression de la mendicité.

Quelques personnes avaient craint qu'elles occasionnassent des charges plus considérables pour les hôpitaux ; mais il n'en a rien été, et cela ne pouvait être, puisqu'il n'y avait que très-peu de vieillards et d'infirmes dans la population mendiante. Il en est de même des bureaux de bienfaisance, puisqu'il résulte des tableaux publiés, le 13 mars 1841, qu'à partir de 1832, époque de mon travail, jusques et y compris 1837, le nombre des individus inscrits auxdits bureaux et y recevant des secours n'a pas sensiblement augmenté. C'est seulement depuis cette année que le chiffre a grossi, ce qu'il faut attribuer à un nouveau règlement des bureaux.

J'ajouterai même que, pour les hôpitaux l'effet contraire devra se produire. Dans l'ancien état de choses, ces établissements étaient destinés à recevoir tour-à-tour des individus habitués à vivre de la charité publique ; cela est incontestable. Aujourd'hui ces mêmes individus, accoutumés à se suffire avec le produit de leur travail, aimeront mieux passer une courte maladie dans leur famille, plutôt que d'aller dans les asiles destinés aux malheureux. En tout cas, il ne peut y en avoir un plus grand nombre.

Vous le voyez, mon cher collègue, tous les pronostics qu'une fausse philantropie se plaît à répandre contre toute tentative ayant pour but la suppression de la mendicité, ne se sont pas réalisés. J'ai réussi complètement ; j'ai atteint le but que je m'étais proposé. Satisfaction a été donnée à la morale et à l'humanité, en même temps que les habitants de Rouen sont déchargés d'un impôt énorme ; pour compensation de ces immenses avantages, la caisse municipale n'a pas eu grande dépense à supporter.

Vous m'avez demandé si j'avais eu besoin de recourir à l'impôt ; mais vous penserez avec moi que cela était inutile pour faire face à une dépense de 24,000 fr. Je l'ai prise sur l'excédant des recettes du budget.

Maintenant, tout en continuant les mesures qui tendent à perfectionner cette oeuvre, je m'occupe de faire disparaître une autre classe de malheureux : je veux parler des vagabonds; c'est là que se recrutent les voleurs et les escrocs. J'ai déjà commencé l'exécution de cette oeuvre, et j'espère pouvoir, avant un an, vous transmettre des résultats qui vous étonneront.

Vous me trouverez peut-être un peu long ; mais j'ai pensé qu'il fallait entrer dans les détails, afin que vous puissiez mieux saisir tout l'ensemble des faits et des résultats que j'ai obtenus. - Agréez, etc. etc.


Notes :
(1) Lettre adressée à M. Chapuis-Montlaville, député de Saône-et-Loire.
(2) J'avais craint de l'opposition de la part du clergé, que les préceptes religieux obligent à secourir tous les malheureux qui n'ont pas de quoi vivre. Mais Mgr. le prince de Croï, cardinal archevêque, et M. Fayet, vicaire-général, comprirent aisément que je poursuivais uniquement ceux qui exploitent la charité publique au profit de leur paresse. Dés-lors ils m'accordèrent leur concours avec un zèle que le reste du clergé a constamment imité.
(3) Du côté de la magistrature, je redoutais que sa bonne volonté fût enchaînée par le texte de la loi. Le décret impérial du 5 juillet 1808, ne parle en effet que des dépôts de mendicité. Mais le tribunal a sagement interprété l'esprit de la loi, en reconnaissant que si elle mentionne seulement les dépôts, c'est qu'à cette époque il n'y avait pas d'autre moyen connu. Le tribunal a donc décidé que mon organisation remplissait les vues de la loi, et que par conséquent ses dispositions devaient être appliquées aux récalcitrants.


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