TELLIER, Jules (1863-1889) : Le pacte de l'écolier Juan (1885).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (27.III.2000)
Texte relu par : A. Guézou
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Nouvelle composée en 1885. Première parution dans les Chroniques en février 1887 et dans le Parti National du 25 décembre 1887 ; publiée dans les Reliques (1890) ; éditée par la Typographie François Bernouard en 1920 avec des dessins d'Othon-Friesz.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) du recueil posthume Jules Tellier : ses oeuvres publiées par Raymond de La Tailhède (Paris : Emile-Paul, 1923-1925.- vol. 1).

 
Le pacte de l'écolier Juan
par
Jules Tellier

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I

C'était à Madrid, une nuit de Noël, il y a très longtemps. Il neigeait, et la neige descendait en tournoyant au vent, lente et épaisse, dans les rues noires. C'était une de ces nuits où l'on ne voit rien de limité et d'individuel, où l'on s'anéantit dans les éléments, et qui font rêver de choses vagues et infinies.

Cependant, çà et là, des vitres étaient encore rouges, entre autres celle de la mansarde de l'écolier Juan. Derrière la vitre il y avait une table, et sur la table une lampe, et près de la lampe un in-folio, et devant l'in-folio, l'écolier Juan, de Pontevedra. Juan lisait : il lisait un livre de Raban-Maur, ce qui fit que bientôt il cessa de lire.

«Par ma foi, dit-il tout haut, en dépit de ce sage-ci comme de tous les autres, le monde où nous vivons persiste à me sembler obscur. D'où viennent les choses ? Dire que tout a été créé par un Dieu ne sert de rien, car l'existence d'un Dieu n'est pas plus facile à expliquer que celle d'un monde. Peut-être y a-t-il d'autres modes que l'Être, qui en sont la cause et qu'il faudrait étudier. Léon l'Hébreu a cru les connaître, et avec lui toute la Kabbale, mais je n'entends point ce que c'est que leur Non-Être, qu'ils nomment le Vieux-des-Vieux, et leur Néant, qu'ils appellent l'Ancien-des-Anciens. Ah ! l'antique forêt hercynienne était un dédale pour le voyageur attardé, mais Priscien dit qu'on y rencontrait des oiseaux aux pennes noctiluques, qui vous montraient le chemin dans ces ténèbres. Le monde de la pensée aussi est dans la nuit : seulement, dans cette forêt-là, l'éclairage est fait par les théologiens, qui ne valent pas les oiseaux de l'autre. Quant à moi, je déclare que je suis étonné que quelque chose existe ; et je serais curieux de savoir ce que répondrait l'Être, si les agents du guet lui demandaient ses papiers. Mais les agents n'y songent guère ; et, moi-même, j'aurais tôt fait de n'y plus songer, si j'avais la moindre chance d'être aimé de Carmen».

Juan, qui, en parlant, avait fait deux ou trois fois le tour de la chambre, vint se rasseoir devant sa table. Et il ne dit plus rien, car, si fort que les timides aiment à soliloquer, ils ne se décident jamais à rêver d'amour tout haut. Il songea à Carmen, à sa mantille, à sa façon de s'éventer avec son abanico, à ses joues roses et à ses cheveux blonds. Il songea à son innocence, à sa cruauté, à ses rires sans fin et à ses airs très graves. Il songea combien elle était sereine et jolie, lorsqu'elle disait avec une petite moue qu'elle toussait trop et qu'elle mourrait avant peu. Il pensa qu'il n'avait aucun espoir, et qu'elle rirait toujours de lui, parce qu'il était farouche et gauche et qu'il ne savait que ses livres. Il se dit que pourtant il donnerait sa vie pour être avec elle loin des livres, dans les bois, au soleil, et pour baiser son sourire. Et, sans doute, il était dans son droit en pensant ainsi, car il devait s'écouler encore quelque cinq cents ans avant la naissance de Schopenhaüer.

Mais l'ange gardien de Juan lisait couramment dans ses pensées, et, comme c'était un jeune séraphin très rigoriste, il fut grandement choqué de le voir pécher contre la continence après avoir péché contre la foi. Même, il se décida à solliciter une permutation ; et, déployant ses ailes invisibles, il s'en alla au ciel demander à son archange de le préposer à la garde d'un meilleur chrétien. Et, sitôt que l'ange fut parti, les mauvaises pensées de Juan prirent une force bien plus grande.

«Oh ! murmura l'écolier, dix ans de ma vie pour posséder Carmen !»

Insensé ! D'abord parce qu'il ne savait pas que cette exclamation était tout à fait banale et de mauvais goût ; et puis, parce qu'il ignorait que son ange gardien n'était plus là, que, dès que l'ange gardien ne veille plus, le diable guette, et que le diable n'est jamais loin des petits jeunes gens qui, à l'heure où les personnes sages vont à la messe de minuit, se livrent tout haut à des monologues impies pour avoir trop lu les philosophes, et font tout bas des réflexions impures pour avoir trop regardé les demoiselles.

II

«C'est une affaire à arranger», répondit tout à coup derrière Juan une voix aigre qui voulait se faire douce.

Juan tourna la tête, et vit au fond de la chambre, dans son unique fauteuil, une manière de vieux petit juif à pourpoint rouge, les jambes croisées. Il avait sur le nez un lorgnon, quoique les lunettes ne fussent point encore inventées, et à la main une tabatière, bien que le tabac ne fût pas encore connu.

En ses surprises, Juan, esprit naturellement placide, allait parfois jusqu'à dire : «Oh !» et n'allait jamais plus loin. Cette fois il se borna à retourner sa chaise de façon à faire face au nouveau venu, et interrogea poliment :

- Vous disiez, caballero ?

- Je disais que tu es amoureux, que tu consens à donner dix ans de ta vie pour posséder Carmen, et que je consens, moi, à te faire aimer de Carmen moyennant dix ans de ta vie.

- Vous êtes le diable ? Hé bien, voici qui est au mieux ; car vous savez donc ce que c'est que le monde, et j'ai précisément une foule de questions à vous poser là-dessus...

- Oh ! quant à cela, interrompit le petit vieux, chercher, c'est déjà n'avoir pas compris. Tu veux le mot de l'énigme ? Il n'y a pas de mot, et ce que tu prends pour une énigme n'est qu'une phrase en l'air. Ça ne veut rien dire et ça peut s'entendre de toutes les façons. Parlons de choses sérieuses : tu acceptes mon marché ?

Juan avait pour règle de ne jamais accepter du premier coup les marchés des infidèles. Une fois, un Maure du pays de Cirta lui avait laissé pour un douro un burnous qu'il voulait d'abord lui vendre quinze piastres. Or, le diable est encore plus mécréant que ceux de Mahom. Juan essaya de marchander.

- Hé, dit-il, c'est selon. Carmen est demoiselle de magasin. Les demoiselles de magasin ne sont point, à parler généralement, des tigresses de Massylie. Cinq ans ne feront-ils pas le compte ?

- Finissons, dit le vieillard : si tu n'acceptes pas ma proposition, Carmen ne t'aimera jamais. Si tu l'acceptes, à l'instant même elle va brûler d'amour pour toi, et dès demain matin elle viendra te voir dans cette chambre. Acceptes-tu ?

- Oui, dit Juan.

III

Et l'homme au pourpoint rouge se frappa les genoux dans sa joie et rit convulsivement et de bon coeur.

Juan était resté sur sa chaise, immobile, la main droite étendue. Il n'avait plus dit un mot ni fait un geste depuis le oui fatal. Le petit vieillard s'avança vers lui, riant toujours, et du doigt lui toucha l'épaule : et l'écolier Juan tomba en cendres sur son propre parquet.

Car, au moment où il avait renoncé à dix années de sa vie, l'écolier Juan n'avait plus, d'après la loi du destin, que quatre ans, sept mois et quelques jours à passer sur terre...

IV

Et la fenêtre de l'écolier Juan donnait sur le Manzanarès. Et le Manzanarès, - qui est un peu païen, comme tous les fleuves, et qui, voyant comme les hommes s'agitent inutilement pendant leur vie, s'est persuadé qu'ils devaient au moins reposer après leur mort, - chanta toute la nuit sous la neige, de sa petite voix triste et douce : «Dors, écolier Juan, car il est doux de dormir, et ton sommeil n'aura plus de rêves ; et la vie est comme un rêve que pas un esprit ne comprend, mais dont beaucoup de coeurs souffrent ; et tu t'es en allé au moment où tu allais souffrir...»


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